GUITARE CLASSIQUE n°100 - Page 10 - 100 100GTRECLASSIQUE_000.qxp_Mise en page 1 09/05/2022 08:17 Page2 #100 Guitare classique • 3 Gérant: Jean-Jacques Voisin Directrice de la rédaction: Valérie Duchâteau (valerieduchateau@editions-dv.com) Rédacteur en chef : Florent Passamonti Secrétaire de rédaction : Max Robin Rédacteurs: Rafaël Andia, Sylvain Balestrieri, Geneviève Chanut, Valérie Duchâteau, Roxane Elfasci, Orestis Kalampalikis, Sébastien Llinarès, Bruno Marlat, Florent Passamonti, Marc Rouvé, Norberto Torres Cortés, Jean-Jacques Voisin Création et réalisation maquette: Guillaume Lajarige Développement numérique : Cédric Breton Schreiner Saisie musicale: Carole Lemarchand Enregistrements audios et vidéos : Florent Passamonti Photos couverture: © DR Photographe : © Romain Bouet Publicité: Sophie Folgoas - 06 62 32 75 01 “Guitare classique” est une publication trimestrielle éditée par la SARL La Rosace au capital de 1 000 euros. RCS Bobigny : 83064379700038. Siège social: 9, rue Francisco Ferrer, 93100 Montreuil. Tél.: 01 41 58 61 35 – fax: 01 43 63 67 75. Ventes et réassorts (dépositaires uniquement): Mercuri Presse – 9 et 11, rue Léopold-Bellan, 75002 Paris. Numéro Vert: 0 800 34 84 20. Abonnements: Abomarque (rosace@abomarque.fr) La rédaction n’est pas responsable des textes, dessins et photographies qui n’engagent que la seule responsabilité de leurs auteurs. Les documents ne sont pas rendus et leur envoi implique l’accord de leurs auteurs pour leur libre publication. © 2022 La Rosace. Distribution : MLP. Impression: ROTIMPRES - C/Pla de l'Estany s/n 17181 Aiguaviva (Espagne) Origine papier principal de la revue : Allemagne. Taux de fibre recyclé utilisé : 0%. Certification des papiers : PEFC. Indicateurs environnementaux P TOT : 0,016 kg/t. Commission paritaire no 0621K78770. ÉDITORIAL Pour vous abonner, rendez-vous à la page 97 SUIVEZ-NOUS SUR FACEBOOK / GUITARE CLASSIQUE MAGAZINE « Toute reproduction ou partie de reproduction des pages et des articles de ce numéro est strictement interdite, sauf autorisation préalable des éditions La Rosace ». P. 4 News P. 8 Ida Presti & Alexandre Lagoya, requiem pour un couple P. 18 Hommage à Henri Dorigny P. 22 John Williams ou l’éloge de la liberté P. 28 Le mystère Narciso Yepes P. 36 Julian Bream, portrait d’une légende P. 42 Joaquín Rodrigo, l’élégance espagnole P. 50 La leçon d’Alberto Ponce P. 58 Andrés Segovia, le guitariste du XXe siècle P. 62 Ángel Iglesias, et les autres grands oubliés de l’époque Segovia P. 72 Il était une fois Roland Dyens P. 76 Interview Bernard Maillot, président de Savarez P. 78 Lutherie : restauration d’une guitare Daniel Friederich P. 82 Guitare de légende : José Ramírez (1894) et Ignacio Fleta (1960) P. 86 L’art du rasgueado, par Rafael Andia P. 92 Analyse musicale : Étude opus 48, n° 23 de Mauro Giuliani P. 98 Petites annonces Pour paraphraser Georges Brassens dans Les Copains d’abord, « 100 numéros plus tard, coquin de sort, ils vivaient encore. » Eh oui, Guitare Classique est là depuis 100 numéros ! 100 numéros à essayer, chaque trimestre de vous transmettre notre passion pour notre instrument, l’honorer, certes mais aussi le vulgariser pour le mettre à la portée de tous. Àchevalsurdeuxsiècles,GuitareClassique,quiacommencéavec Jean-Marie Raymond, à la fin du XX e (avril 1999 pour être précis), a rebondi au début du XXI e . En fusionnant avec Guitarist Acoustic Classic et en changeant d’éditeur, mais pas d’âme ni de ligne rédactionnelle. Les rencontres avec les plus grands guitaristes, la découverte d’instruments rares, les légendes de la guitare, les leçons pédagogiques pour vous permettre de progresser, tranquillement, à votre rythme ont toujours été, restent et resteront le credo de Guitare Classique. Alors,biensûr,pourfêtercommeilsedoit,avecfierté,ces23annéesd’existence,nousavonssouhaiténousreplongerdanscesgrands moments qui ont fait l’histoire de Guitare Classique. D’AlexandreLagoya,décédéalorsquelenuméro2semettaitsous presse, à notre regretté Roland Dyens, sans oublier Julien Bream, John Williams, mais aussi Narciso Yepes, Andrés Segovia ou l’incontournable Joaquín Rodrigo, tous nous ont fait l’honneur de s’inviter dans les colonnes de Guitare Classique. Et nous n’avons pas oublié Savarez,DanielFriederich,IgnacioFleta,JoséRamírezettantd’autres qui, loin des feux de la rampe ont œuvré et oeuvrent encore pour que nos instruments soient plus beaux et sonnent encore mieux. Cebonheurquenousavonseuànousreplongerdansnosarchives, noussommesheureuxdelepartageravecvousaujourd’hui,autravers de ce numéro exceptionnel, qu’un jour peut-être, celles ou ceux qui nous auront succédé dans cette belle aventure, montreront comme uncollectorauxlecteursdesannées…2050,quandviendral’heuredu numéro 200. Bonne lecture à toutes et à tous. Toute l’équipe de Guitare Classique 100 NUMÉROS PLUS TARD POUR SOUTENIR GUITARE CLASSIQUE Vous pouvez envoyer vos dons (versement libre) à l’ordre de GUITARE CLASSIQUE - EDITIONS LA ROSACE 9, rue Francisco Ferrer93100-Montreuil PROCHAINE PARUTION LE VENDREDI 26 AOÛT 2022 CE NUMÉRO COMPORTE UN CD CLASSIQUE100SUMMER 100GTRECLASSIQUE_003 relu.qxp_Mise en page 1 11/05/2022 19:13 Page3 NEWS / AGENDA 4 • Guitare classique #100 AUTOUR DE LA GUITARE CLASSIQUE Mercredi 22 juin, à 20h30 SALLE DU CONSERVATOIRE LEO DELIBES À CLICHY-LA-GARENNE À l’initiative de Jean-Félix Lalanne, « Autour de la Guitare », à Clichy, le 22 juin prochain, sera dédiéentièrementàlaguitareclassique.AuxcôtésdeValérieDuchâteauetJean-FélixLalanne, les artistes invités pour cette soirée d’exception seront Thibaut Garcia, Thibault Cauvin, Emmanuel Rossfelder, Jérémy Jouve et la toute jeune Cassie Martin (Révélation Guitare Classique-Concours International Roland Dyens 2018). Les spectateurs pourront entendre chacun de ces grands artistes partager leur art en solo, en duo… Réservez cette soirée sans tarder pour profiter de cette réunion musicale inouïe. Jean-Félix Lalanne Jérémy Jouve Cassie Martin Thibault CauvinThibaut Garcia Emmanuel Rossfelder Valérie Duchâteau Photos©DR b ERRATUM Guitare Classique n° 99 : dans la rubrique Guitare de légende consacrée à Christian Aubin, il a été mentionné le nom du créateur de la revue « Guitare et Musique ». Son nom est Gilbert Imbar et non Gérard, comme écrit. Avec nos excuses. b À découvrir : « Au fil de l'eau... », le nouveau disque du duo Thémis composé d’Alexandre Bernoud et Florence Creugny consacré aux compositions de Bernard Piris. b Le Conservatoire Royal de Bruxelles-École supérieure des Arts organise une session d’admission pour sa classe de guitare (professeur : Hugues Navez) le 24 août prochain. www.conservatoire.be b Mardi 14 juin, l’Ensemble Copla (Clarisse et Arnaud Sans, Martin Vieilly, Giorgio Albiani, Léonard Chantepy, Hugo Brogniart) sera en concert à Paris dans le cadre du festival « Moments Lyriques du Marais ». www.ensembledeguitarescopla.com b Le prochain festival et concours international de guitare de Mottola (Italie) se tiendra du 1er au 10 juillet. www.mottolafestival.com b Mardi 31 mai, Liat Cohen interprétera le Concerto d'Aranjuez au musée des Invalides dans la grande cathédrale. Elle sera accompagnée par l’orchestre de Paris Sciences et Lettres. www.musee-armee.fr b Le Grand Est'ival de guitare 2022 se tiendra du 8 au 10 juillet, à Strasbourg. La programmation sera dévoilée d’ici peu. https://tremolo-guitare.fr b La classe de guitare du Conservatoire Royal de Bruxelles (professeur : Hugues Navez) se produira en concert les dimanches 12 ©DR 100GTRECLASSIQUE_004_007_News relu_Mise en page 1 10/05/2022 08:46 Page4 LES STAGES DE CET ÉTÉ #100 Guitare classique • 5 XXII E FESTIVAL INTERNATIONAL DE GUITARE DE LAMBESC Du 5 au 9 juillet, au Parc Bertoglio Comme tous les ans et depuis sa création en l’an 2000, le festival international de guitare de Lambesc recevra les grands noms de la guitare. À l’initiative d’Annie et Charles Balduzzi de l’association Aguira, et sous la direction artistique de Valérie Duchâteau, le festival accueillera cette année : • Mardi 5 juillet : Duo Odelia (Marie Sans et Alice Letort, guitares romantiques) / Samuelito (guitare flamenca) • Mercredi 6 juillet : ensemble Guitares & Co. sous la direction de Frédérick Maggio / Raphaëlla Smits • Jeudi 7 juillet : Raphaëlla Smits / Thibault Cauvin • Vendredi 8 juillet : « Les Guitares Improvisibles » (Valérie Duchâteau et Antoine Tatich) / Thibault Cauvin. • Samedi 9 juillet : Concert final avec les artistes invités de cette édition : Duo Odelia, l’ensemble Guitares & Co., Raphäella Smits, Thibault Cauvin et les « Guitares Improvisibles ». www.festivalguitare-lambesc.com / Renseignements au 06 09 58 4713 (SMS) ou par e-mail : contact@festivalguitare-lambesc.com ©SusannaDrescher ©DR Samuelito Duo Odelia DATES PROFESSEUR(S) LIEUX CONTACT 4 au 16 juillet Benjamin Garson, Jonathan Lemarquand, Matteo Contaldi, Evan Vercoutre, Ceren Baran, Jean Bruno Dautaner Colombes (92) www.musique-colombes.net 6 au 13 juillet Etienne Candela, Samu Gaubert Saint Jean d'Arves (73) www.musicavestys.com 11 au 23 juillet Antoine Fougeray Mende (48) www.musique-lozere.com 16 au 30 juillet Benoît Albert , Randall Avers, Serge di Mosole & Christophe Neuhauser, Jonathan Lemarquand, Yannick Lopes, Benjamin Valette Flaine (74) www.opus74-flaines.com. 16 au 24 juillet Raphaël Feuillâtre et Michel Grizard Vajol (Espagne) E-mail : michel.grizard@hotmail.fr 18 au 23 juillet Sandrine Luigi, Antoine Tatich, Sylvestre Planchais, Pierre Chaze Patrimonio (Corse) www.festival-guitare-patrimonio.com 21 au 27 juillet Hugues Navez Bruxelles Mail : info@huguesnavez.be 23 au 30 juillet Cristina Azuma et Paulo Bellinati Vallouise (Parc National des Écrins) Mail : musique.phare@gmail.com 23 juillet au 6 août Marco San Nicolas Mende (48) www.musique-lozere.com 31 juillet au 22 août Judicaël Perroy Tignes (73) www.festivalmusicalp.com 1 er au 7 août Tristan Manoukian, Rémi Jousselme Nice (06) www.academie-internationale-ete-nice.com 1 er au 7 août Luc Vander Borght, Catherine Struys Dinant (Belgique) www.internationalmusicacademy.com 8 au 14 août Adrien Brogna, Boris Gacquere Dinant (Belgique) www.internationalmusicacademy.com 15 au 21 août Magali Rischette, Michel Roland Dinant (Belgique) www.internationalmusicacademy.com 16 au 21 août Luc Botta et Cassie Martin Guitares sur Var Mail : luc-botta@orange.fr 100GTRECLASSIQUE_004_007_News relu_Mise en page 1 10/05/2022 08:46 Page5 NEWS / AGENDA et 19 juin au Château du Karreveld, à Bruxelles. E-mail : info@huguesnavez.be b Le nouvel album de Thomas Viloteau, « Suites », vient de sortir. L’artiste y joue la Suite Brasileira n° 5 de Sergio Assad (première mondiale) en plus de la Suite opus 133 de CastelnuovoTedesco, des Due Canzoni Lidie de Nuccio D’Angelo et d’Ophelia de Philip Houghton. www.thomasviloteau.com b Musicora, « Le Grand RendezVous de la Musique et des Musiciens », revient à la Seine Musicale du 28 au 30 octobre. www.musicora.com b Le guitariste brésilien Carlos Barbosa-Lima s’est éteint le 23 février dernier à l’âge de 77 ans. Il avait réalisé de nombreux arrangements et enregistré une cinquantaine de disques au cours de sa carrière. Alberto Ginastera lui avait dédié sa célèbre Sonate op. 47. STAGE ET FESTIVAL GUITARE EN FRANCE Du 9 au 16 juillet, au Château de Celon Pour cette quinzième édition, le festival Guitare en France change de lieu et se déroulera pour la première fois à Celon, petite ville proche de Châteauroux.L’équiped'enseignantsseracomposéed’EleftheriaKotzia,NataliaLipnitskayaetBenjamin Valette. Les stagiaires auront également la chance d’assister à un récital de Laura Rouy, « Révélation Guitare Classique 2021 et lauréate du concours Roland Dyens ». • Samedi 9 juillet : Eleftheria Kotzia • Dimanche 10 juillet : Natalia Lipnitskaya • Mardi 12 juillet : Benjamin Valette • Mercredi 13 juillet : Laura Rouy / Fête de la Guitare (concert « Jeunes talents », yoga avec Sylvie Guez, « L’histoire de mes Guitares » par Chris Wynne) • Vendredi 15 juillet : concert des élèves www.guitarenfrance.org FESTIVAL INTERNATIONAL DE GUITARE EN BÉARN (64) Du 6 au 10 juillet • Mercredi 6 juillet : Louison Petit / Thu Le • Jeudi 7 juillet : Duo Cordes et âmes / récital d’Olivier Pelmoine • Vendredi 8 juillet : Thibaut Garcia • Samedi 9 juillet : Pierre Bibault / Marcin Dylla • Dimanche 10 juillet : Gaëlle Solal www.guitaresbearnfestival.com Olivier Pelmoine FESTIVAL INTERNATIONAL DE GUITARE DE PUY-L’ÉVÊQUE (46) Du 28 au 31 juillet • Jeudi 28 juillet : Raphaël Feuillâtre / Alejandro Hurtado & David Dominguez • Vendredi29juillet :DuoOdelia(MarieSans&AliceLetort)/DuoCyrilDupuyetLudovitKovak • Samedi 30 juillet : Roberto Cano / Duo CARisMA (Magdalena Kaltcheva & Carlo Corrieri) • Dimanche 31 juillet : Yamandu Costa www.letempsdesguitares.com 6 • Guitare classique #100 ©DR FESTIVAL SIX CORDES AU FIL DE L’ALLIER Du 19 au 22 juillet, à Chanteuges (43) • Mardi 19 juillet : Trio Alborada (Etienne Candela, Jérôme Grzybek et Mathieu Dutriat) / Jérémy Jouve • Mercredi 20 juillet : Philippe Guidat / Emmanuel Rossfelder • Jeudi 21 juillet : Ota Trio / Justin Bonnefoy / Laura Rouy / Florian Desbaillet / Quatuor Éclisses • Vendredi 22 juillet : création du Bolero Concerto de Francis Kleynjans avec le Duo Thémis en solistes / Rosemary Quartet / Biréli Lagrène Tout au long du festival, Francis Kleynjans dirigera une masterclasse dans le cadre de la création de son Bolero Concerto opus 345, pour deux solistes et orchestre de guitares. L’orchestre sera composé de guitaristesfestivaliersquidésirentpartagercemomentmusical.Les partitions seront envoyées aux stagiaires dès leur inscription. www.chanteugesfestival.com Quatuor Éclisses Natalia Lipnitskaya Duo CARisMA ©DR ©DR ©LeonardoBaldini 100GTRECLASSIQUE_004_007_News relu_Mise en page 1 10/05/2022 08:46 Page6 hoMMage Carel Harms (1939-2022) Le guitariste et pédagogue néerlandaisCarelHarmsnous aquittésle8mai.Ilfutleprofesseurassistantd’Alexandre Lagoyapuisd’OlivierChassain au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. Il enseigna également à l’Académie Internationale d’ÉtédeNicedurantdenombreuses années. ConCours « MiChèle Pittaluga » Du 26 septembre au 1er octobre, à Alessandria (Italie) Peu de concours ont une longévité comme celle du « Pittaluga ». En effet, depuis sa première édition en 1968, le concours italien a accueilli plus de 1300 participants venus d’environ 90 pays, mais a également contribuéaudéveloppementdurépertoirepourguitare avecsonconcoursdecomposition.Aprèsdeuxéditions bouleversées par le COVID, les participants de cette annéedevrontnotammentinterpréteruneœuvrecomposée spécialement par Nikita Koshkin ainsi que le Concierto de Aranjuez et la Fantasia para un GentilhombredeJoaquinRodrigos’ilsontlachanced’accéder à finale. Le jury sera composé de Gian Paolo Bandini (Italie), Doron Salomon (Israël), Hugues Navez (Belgique), Guillem Perez-Quer (Espagne), Maximo Diego Pujol (Argentine),MicaelaPittaluga(Italie)etNikitaKoshkin (Russie). La dotation du concours inclut un enregistrement sur le label Naxos et près de 25 000 euros à se répartir entre les différents lauréats. www.pittaluga.org Maximo Diego Pujol ©DR ©DR 100GTRECLASSIQUE_004_007_News relu_Mise en page 1 10/05/2022 08:46 Page7 LÉGENDE 8 • Guitare classique #100 La mort de son jeune frère, Pepino, à l’âge de sept ans, continua cette longue litanie qui fit dire à son père, comme une funeste prédiction, « À quarante ans, tu ne joueras plus de guitare ». Ida Presti n’avait pas eu d’enfance, elle n’aura pas le loisir de vieillir non plus. La plus grande guitariste de tous les temps, celle qui saura autant étonner le monde du classique que tirer des larmes d’émotion à l’illustre Djan - go Reinhardt, vivra en fait à peine 43 ans, entre le 31 mai 1924 où elle naquit à Suresnes et le 24 avril 1967 où elle s’éteignit à l’hôpital de Rochester (état de New York)danslesbrasd’Alexan - dre Lagoya, victime d’un accident médical pendant une opération. Seize ans de cette courte vie seront consacrés à l’amour qu’elle porta à Alexandre Lagoya, avec qui elle forma le plus grand duo de guitares de tous les temps. La rencontre Né en Égypte, à Alexandrie, au milieu des parfums des jasmins, de l’odeur de la mer à laquelle se mélangeaient les effluves du désert, Alexandros Hadjioannou, qui devint plus tard Alexandre Lagoya, connut une enfance joyeuse et insouciante jusqu’à ce que son frère soit emporté par une infection intestinale, à l’âge de sept ans. Un signe du destin qui le rapprochera d’Ida Presti ? Si le luth qui accompagnait les mariages arabes, puis la mandoline, furent ses premiers contacts avec les instruments à cordes pincées, le vrai coup de foudre eut lieu vers l’âge de huit ans quand, en visite chez un oncle, il découvre une guitare cachée derrière une armoire. Contrairement à Ida Presti, qui trouva chez son père un véritable mentor qui consacra sa vie à la réussite de la carrière de sa fille, PAR JEAN-JACQUES VOISIN PHOTOS : © FAMILLE PRESTI IDA PRESTI & ALEXANDRE LAGOYA Requiem pour un couple « Je n’ai pas eu d’enfance », avait coutume de dire Ida Presti. Elle aurait pu ajouter que sa vie était placée sous le signe de la mort et que, depuis son père, condamné à mort par la médecine après avoir été touché par une balle qui lui traversa le dos pendant la Première Guerre mondiale, jusqu’à sa mère, Grazia, à qui sa famille reprocha sans cesse d’avoir survécu le jour de sa naissance là où sa sœur jumelle mourut, son destin semblait tout tracé pour l’amener vers une fin tragique. 100GTRECLASSIQUE_008_016_Presti relu.qxp_GabaritGC49 10/05/2022 08:44 Page8 #100Guitare classique • 9 la passion d’Alexandre Lagoya pour la guitare ne recueille que peu d’écho auprès de sa famille. La vie guitaristique étant pratiquement inexistante dans les années quarante à Alexandrie, il travaille au travers de méthodes (Sor, Aguado, Carulli, Carcassi) qu’il a pu se procurer. S’il donne son premier concert à l’âge de treize ans, il sait déjà que son avenir est en Europe, et après avoir donné plus de trois cents représentations qui lui permettent de payer son voyage, il débarque à Marseille le 14 septembre 1950 avec le secret espoir de rencontrer à Paris celle dont tout le monde parle, Ida Presti. Après des mois de vaches maigres où une boîte de sardines constitue souvent le seul repas de la journée, il se décide enfin à pousser la porte de l’appartement d’André Verdier, rue Saint-Louis en l’Ile, là où se réunissent les membres de l’Association des Amis de la guitare, dont une certaine Ida Presti ne rate aucun des rendez-vous. Joindre les talents En ce soir d'été 1951, lorsqu’Ida Presti, comme à l’accoutumée, se saisit de sa guitare, il ressent immédiatement une passion intense pour cette jeune femme. Lorsqu’arrive son tour de jouer, bien qu’il soit encore sous le coup de l’émotion, il arrive néanmoins à prendre sa guitare et à interpréter une partie de son répertoire. Curieuse, attentive puis enchantée, Ida Presti apprécie la technique, le son et la musicalité de ce nouveau venu. Dès qu’il part, elle laisse libre cours à son enthousiasme : « C’estleplusgrand guitariste que j’aie jamais entendu. Retenez son nom, car il est formidable ». Ils ne savent pas encore que, ce soir-là, ils commencent à écrire les premières pages d’une formidable histoire d’amour et de musique que seule la mort viendra mettre en échec. À cette époque, si Alexandre Lagoya est quasiment inconnu, Ida Presti est déjà une immense star. Depuis quinze ans, elle se produit dans toutes les plus grandes salles, a fait une apparition au cinéma dans « Le Petit Chose » et joue deux fois par semaine à la TSF. On la compare à l’immense Andrés Segovia ; elle est l’amie de Django Reinhardt, du luthier Julian Ramirez, du danseur Serge Lifar, du flûtiste Jean-Pierre Rampal, de la danseuse espagnol « La Joselito » ou encore de la cantatrice Lily Pons. Si cette notoriété et cette reconnaissance lui assurent enfin de pouvoir vivre correctement de sa musique au travers des nombreux concerts qu’elle donne, ces séparations incessantes deviennent vite insupportables à Ida Presti, emportée par son amour pour Alexandre Lagoya. Quelques mois après leur première rencontre, ils emménagent ensemble et l’idée de joindre leurs deux talents commence à faire son chemin. S’ils donnent leur premier récital en 1952, au Club du Plein Vent, ils continuent encore leur carrière solo chacun de leur côté. Ida Presti court le monde entier, Alexandre Lagoya assoie sa notoriété en écumant les cabarets parisiens, où il côtoie les futures stars de la variété française, Georges Brassens, Claude Nougaro ou encore Hugues Aufray. Il faudra une interminable tournée en Indonésie qui la tient éloignée de sa maison pendant près de trois mois pour qu’elle décide de mettre un terme à sa carrière de soliste afin de se consacrer à son duo avec son mari. Elle donne son dernier concert solo en 1955, à la salle Gaveau. La petite Lili, née d’un premier mariage et adoptée par Alexandre Lagoya, vient d’avoir un petit frère, Sylvain, et le couple décide de donner la priorité à la vie de famille. Qui de nous deux ? Cette guitare qui depuis leur rencontre est devenue leur trait d’union va leur permettre de ne plus se quitter pendant plus de dix ans. Il leur faut alors se constituer au plus vite un répertoire, car il existe peu d’œuvres écrites pour deux guitares si l’on excepte les quelques duos composés par Sor, Giuliani ou Carulli. Le couple se partage donc les tâches : Ida Presti composera mais, dans l’immédiat, ce sont les transcriptions faites par Alexandre Lagoya qui feront l’essentiel du répertoire. Il faut alors à Alexandre Lagoya ingurgiter des centaines de partitions : La Chaconne de Haendel, les Suites anglaises et françaises de Bach, des Sonates de Scarlatti mais aussi La Vie Brève ou La danse du Feu de Manuel de Falla constituent bientôt le répertoire du célèbre duo. Ce n’est que bien plus tard que des compositeurs s’intéresseront à eux et leur signeront des œuvres devenues incontournables dans le répertoire de la guitare. Rodrigo et sa Tonadilla, Jolivet et sa Sérénade, la Toccata et Tarentelle de Pierre Petit ou encore les Préludes et fugues des « Guitares bien tempérées » de Castelnuovo-Tedesco enrichiront ainsi les prestations du duo. Sur le plan technique, la répartition des deux guitares se fait plutôt à l’instinct. Ida, elle-même, sent que certaines parties Alexandre Lagoya débarque à Marseille le 14 septembre 1950 avec le secret espoir de rencontrer à Paris celle dont tout le monde parle, Ida Presti. 100GTRECLASSIQUE_008_016_Presti relu.qxp_GabaritGC49 10/05/2022 08:45 Page9 10 • Guitare classique #100 LÉGENDE qu’elle maîtrise pourtant parfaitement passent mieux au travers d’un homme. Et pourtant, aujourd’hui encore, il est presque impossible à quiconque de savoir qui d’elle ou de lui joue telle ou telle partie. En route pour les États-Unis Le succès ne va pas tarder et les propositions de concert affluent. Ils obtiennent une émission hebdomadaire sur la guitare à la radio dont Ida, elle-même, choisit le titre, « Des notes sur la guitare ». Si les concerts s’enchaînent et la vie devient plus confortable, le couple va une nouvelle fois être rattrapé par la mort. Grazia, la mère d’Ida Presti, décède à l’âge de 57 ans d’une leucémie alors qu’Ida est en tournée. Arrivée le lendemain à l’Hôtel Dieu, c’est au travers de son instrument qu’elle rendra un ultime hommage à sa mère en composant une œuvre pour deux guitares, Berceuse à ma mère. Leur programme démentiel ne leur laisse guère le temps de souffler et même s’ils essaient d’être séparés le moins possible de leurs enfants (Elizabeth a maintenant treize ans et Sylvain quatre), ils doivent partir de plus en plus loin et de plus en plus longtemps. De Bornéo en Asie au Canada, où ils jouent devant une tribu d’Indiens, les tournées se suivent à un rythme effréné. L’année 1960 sera pour eux et pour tous les guitaristes une année charnière puisque, conscients du rôle pédagogique qu’ils jouent auprès des jeunes, ils rejoignent l’Académie Internationale d’Été de Nice où, pendant trois semai - nes, ils dispensent des cours à des étudiants, de plus en plus nombreux au fil des années. Leur première tournée aux États-Unis se déroule en 1961. Phoenix, en Arizona, puis NewYork réservent au duo « un accueil à la Segovia ». En 1962, l’école Presti-Lagoya a déjà conquis le Canada et les États-Unis. L’année suivante, Ida Presti, qui vient de fêter ses quarante ans, contracte un virus de retour de Tunisie. Son bras gauche est bloqué et la terrible prédiction de son père – « À quarante ans, tu ne joueras plus de guitare » – lui revient aussitôt à l’esprit. Là où les médecins se montrent impuissants, c’est un magnétiseur qui repousse à plus tard la funeste prévision. L’année de la consécration sera 1964, avec des tournées incessantes, passionnantes certes, mais aussi toujours accompagnées par le déchirement de quitter leurs deux enfants. Si Lili approche de son vingtième anniversaire, Sylvain n’a que onze ans et les longues lettres que lui envoient ses parents ne remplacent pas la chaleur de la présence. Une fois de plus, ce sont les États-Unis qui les demandent. Columbia, où à l’heure de la ségrégation raciale, ils jouent devant un public uniquement composé de Noirs. Nashville et Kansas City les accueillent ensuite avant qu’ils ne croisent la route de Segovia, presque trente ans après qu’Ida Presti lui a été présentée. Si les retours dans la propriété de Soisy sont autant de moments de bonheur dans ce havre de paix, ils ne sont malheureusement que des intermèdes de courte durée. Déjà l’Afrique australe les appelle, avec une première étape dans la toute jeune et nouvelle République d’Afrique du Sud. Du Cap à Lusaka (en Zambie), en passant par Johannesburg ou Bulawayo (en Rhodésie), ce magnifique voyage est en fait une plongée dans l’enfer du racisme et de la ségrégation, qui bouleverse les deux musiciens. Nouvel envol pour les ÉtatsUnis en 1965, pour la plus longue tournée qu’ils aient jamais eu à faire dans ce pays. Concerts, réceptions, festivités, vins d’honneur s’enchaînent, et le couple revient épuisé de ce voyage où il a aussi fallu jongler avec le décalage horaire. L’Amérique du Sud, l’Italie, la Belgique complètent encore cette année de folie, qui se termine dans la joie avec la naissance de la fille d’Elizabeth, une petite Isabelle. L’année 1967 Après une année 1966 aussi épuisante que les précédentes, 1967 s’annonce particulièrement active avec son lot de concerts. Leur duo a maintenant quinze ans et leur répertoire est désormais riche de dizaines d’œuvres. Grâce à eux, la guitare prospère dans le monde entier et leur enseignement se voit reconnu. Leur disEn 1951, si Alexandre Lagoya est quasiment inconnu, Ida Presti est déjà une immense star. Depuis quinze ans, elle se produit dans toutes les plus grandes salles, a fait une apparition au cinéma dans « Le Petit Chose » et joue deux fois par semaine à la TSF. On la compare à l’immense Andrés Segovia. 100GTRECLASSIQUE_008_016_Presti relu.qxp_GabaritGC49 10/05/2022 08:45 Page10 cographie est riche d’une quinzaine de 33 tours et les plus grands, d’Einstein à de Gaulle, leur ont rendu hommage. On ne compte plus les compositeurs qui leur ont dédié des œuvres et l’avenir du duo n’a jamais été aussi prometteur. C’est dans cette euphorie qu'ils donnent, le 5 mars 1967, un concert à la Salle Gaveau... sans savoir que ce sera leur dernière apparition en France. Il ne leur reste que quelques jours avant de s’envoler une nouvelle fois vers les États-Unis. Ils sont tellement doux ces rares instants volés à la gloire que, cette fois-ci, partir ne dit vraiment rien à Ida Presti. Le tour du monde, elle l’a déjà fait plusieurs fois, l’attrait des États-Unis a disparu et elle se lasse de ces transferts aériens, de ces interminables couloirs, de ces nuits trop courtes et de ces sollicitations trop nombreuses. Et sans arrêt en tête cette funeste prémonition paternelle : « À quarante ans, tu ne joueras plus de guitare ». Mais le respect de la parole donnée aux organisateurs l’emporte sur cette sourde angoisse qui la tenaille. Le 13 avril 1967, ils embarquent ; le rythme effréné des concerts reprend. New York, Pittsburg, Lancaster, Washington, Charleston, les dates se succèdent jusqu’au 23 avril et ce concert avec l’orchestre symphonique de Saint-Louis. Et c’est un premier malaise. Ida Presti est prise de vomissements. Le médecin qui l’examine lui fait passer une radio et l’autorise néanmoins à poursuivre la tournée. Un concert est prévu à Rochester le lendemain, non loin de New York, et le transfert doit se faire par avion. Le vol est à peine commencé qu’Ida Presti est à nouveau prise de malaise. Les secours, alertés par le personnel de bord, prennent immédiatement la guitariste en charge. Si les premiers examens ne donnent toujours rien, le médecin décide de pratiquer une bronchoscopie. Et c’est l’accident ! L’endoscope heurte une minuscule tumeur, ce qui provoque une hémorragie pulmonaire fatale. Tous les efforts de réanimation seront vains. À 8000 kilomètres de chez elle, le 24 avril 1967, Ida Presti s’éteint dans la nuit. Alexandre Lagoya s’effondre de chagrin lorsque les médecins lui apprennent l’horrible nouvelle. Il lui faut des heures avant de réagir et de penser à appeler ses enfants qui, entre-temps, ont appris la nouvelle par la radio. Après d’interminables formalités pour rapatrier le corps, les obsèques réunissent une famille terrassée par la douleur. Le duo Presti-Lagoya n’est plus. Il faudra des mois à Alexandre Lagoya pour remonter la pente et rebondir vers une extraordinaire carrière de soliste… Ida aura sans arrêt en tête cette funeste prémonition paternelle : « À quarante ans, tu ne joueras plus de guitare ». 100GTRECLASSIQUE_008_016_Presti relu.qxp_GabaritGC49 10/05/2022 08:45 Page11
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