SOCIETY n°131 - Page 5 - 131 6 questions pointues sur l’actu à… S. Pri Noir musicien 2.Force est de constater que le #PeeYourPantsChallenge, qui consiste à se filmer en train de se pisser dessus, est à la mode sur le réseau social TikTok. À votre avis, il en aurait pensé quoi, Sigmund Freud? Il n’aurait pas inventé la psychanalyse juste pour oublier que les hommes sont fous? 1.Elon Musk, patron de Tesla et Space X, et sa femme, la chanteuse Grimes, ont appelé leur fils né le 4 mai dernier X Æ A-12. À votre avis, ça va se passer comment à l’école primaire, pour lui? Son nom est une antisèche en luimême, donc tout va bien se passer pour lui et sa classe, au moins en termes de mathématiques. 5.Lors d’une vente aux enchères au profit du personnel soignant organisé sur eBay, une paire de Converse rouges appartenant à Julien Courbet, pointure 45, est partie pour 102 euros, plus cinq euros de frais de port. Alors, on dit merci qui? Nagui et Michou. 3.C’était dans les tuyaux depuis 2016, c’est désormais chose faite: les animaux peuvent dès à présent avoir rendez-vous avec leur vétérinaire en téléconsultation. Ça va vous faciliter les choses au quotidien? Oui, vu que je pourrai partir sans payer. 4.Avec la fermeture des bars et terrasses, les ventes de spritz se sont écroulées. À tel point que les producteurs de prosecco, pièce maîtresse du cocktail, pensent à transformer leurs stocks en gel hydroalcoolique. Rien à voir, mais si vous étiez allemand, vous pensez que vous auriez choisi S. Pritz comme nom de scène? S. PRITZ Schwarz. 6.Une étude de l’Ifop affirme que 57% des Français ont grossi depuis le début du confinement, avec une prise de poids de 2,5 kilos en moyenne. Vous pensez que c’est parce que les Français ont le cœur lourd? Un milliard pour Notre-Dame, un euro pour les SDF, il y a un problème dans l’équation. Faut demander à X Æ A-12, il a peut-être la réponse. – NICOLAS FRESCO / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY Écouter: État d’esprit (AllPoints) 6 Society Actupuncture Album disponible en digital et chez votre disquaire. Concert à Paris, la Boule Noire, le 3 novembre 2020. PRÉSENTE HEY HEY MY MY British Hawaii “British Hawaii et ses mélodies antidéprime qu’on chante sous la douche a tout pour réjouir les fans des Beatles, tendance McCartney.” Libération “Car le binôme (...) détient sans conteste une alchimie rare, un sens du refrain à la fois redoutable et espiègle.” Le Monde FENÊTRES SUR RUE La Belgique n’a pas attendu la quarantaine et ses effusions de sentiments aux balcons ritualisées pour afficher sa présence à ses fenêtres. En effet, le déploiement de la sphère de l’intime sur rue est une spécialité nationale dont l’infini des possibles a passionné Jean-Luc Feixa, Français expatrié à Bruxelles, qui a arpenté le pays à la recherche de ses autels domestiques les plus singuliers. “Au gré de mes trajets quotidiens, j’avais déjà remarqué quelques objets bizarres placés derrière des fenêtres, explique le photographe, originaire de Haute-Garonne. Un jour, j’ai vu un groupe d’enfants en train de commenter une construction en Lego. C’était assez fascinant de voir que ces gamins pouvaient échanger pendant plusieurs minutes sur cette installation.” À la manière de cet épisode involontairement dadaïste de l’aventure télévisuelle française récente, où des individus furent contraints de synthétiser leurs différents projets politiques avec un objet-symbole, les installations des riverains belges se révèlent bien souvent ésotériques à première vue: bustes égyptiens, figurines solitaires, armées de poupées, de pandas, memorabilia Elvis ou encore renards empaillés (“Sans aucun doute les plus étranges. J’ai également vu beaucoup de fenêtres avec des portraits de chien, en souvenir d’un animal disparu”), la somme de ces expressions personnelles évoque une grande braderie cosmique (les fenêtres servant même parfois à la vente en direct) autant qu’elle dessine les contours d’un certain esprit belge. “Je ne sais pas bien comment le traduire, mais en gros, ce serait que chaque Belge est au fond un(e) artiste et que toutes ces installations sont, à leur manière, de l’art brut. In fine, ces fenêtres disent quelque chose de leurs propriétaires.” – JULIEN LANGENDORFF Society Extravaganza 8 JEAN-LUCFEIXA Le document définitif sur les gangs salvadoriens 208 pages 15,90 € I ls sont trois à faire la manche devant le Monop’ de la Grande-Rue de Besançon. Deux cents mètres plus loin, un homme guette devant le supermarché Casino. De l’autre côté du pont, deux sans-abri ont placé leurs espoirs dans la file d’attente du tabac. Puis, en longeant le quai, voilà cinq hommes, bien à distance, assis à proximité du SAAS (Service d’accueil et d’accompagnement social) de la ville, rue Champrond, où les SDF peuvent par exemple réceptionner leur courrier. Ainsi va le paysage urbain depuis deux mois: rendu à tous ceux que l’on cachait jusqu’alors. Virgile M. aurait pu être l’un d’eux, devant le Monop’, le tabac ou le SAAS. “Mais ça fait bien un an qu’on ne l’a pas vu passer”, renseigne-t-on rue Champrond. “Il est ‘remonté’, Virgile”, ajoute Georges, assis sur une borne en pierre, à quelques pas de là. Benoît, au Monop’, confirme: “Ouais, il est remonté.” Virgile dort actuellement à la maison d’arrêt de Besançon, dit “la Butte”. Dans le calme plat de la nuit du 16 au 17 avril derniers, il a d’abord tapé, rue de la Liberté, la réserve du Bar des Chaprais avant, la nuit suivante, de fracturer la porte d’entrée du Poker d’As, un restaurant de la rue du Clos Saint-Amour référencé dans les guides, pour y sortir deux mercureys, dont un grand cru, et un chambolle-musigny. Il sera interpellé quelques heures plus tard, confondu par les caméras de vidéosurveillance et ses empreintes –l’homme n’est pas inconnu des services de police, et encore moins des deux établissements volés. “Il sortait tout juste de prison pour, entre autres, effractions et vols effectués dans ces mêmes bar et restaurant au printemps 2019”, détaille son avocate, Maître Sandrine Arnaud. À l’époque, Virgile avait fait la tournée des grands ducs: treize cambriolages ou tentatives d’effraction sur une petite dizaine d’établissements bisontins, en quinze jours. Deux semaines après une sortie de prison, déjà. Virgile n’est sans doute pas l’homme avec qui monter sans crainte un “braquo”. La lecture de son casier suffit à s’en convaincre: sur 31 mentions, douze le sont pour vols ou vols aggravés. En quinze ans. Et Virgile aura 28 ans en juillet prochain. Au micro de la matinale de France Inter le 7 mai, Nicole Belloubet, la garde des Sceaux, expliquait qu’en raison de la crise du Covid-19, les détentions provisoires étaient désormais limitées aux seuls cas “des détenus très dangereux”. Après ses frasques nocturnes de début avril, Virgile, en maison d’arrêt, a donc provisoirement été jugé très dangereux. Il est vrai qu’il n’a pas fait que voler des bonnes bouteilles. Peu après son passage, l’immeuble abritant le Bar des Chaprais a pris feu. “Il dit avoir voulu dormir dans la réserve et s’éclairer en allumant un torchon, détaille son avocate. Puis, il aurait finalement quitté les lieux. Peut‑être qu’il a été dépassé par la situation, paniqué, et qu’il s’est enfui. Lui dit qu’il a éteint le torchon.” Le pire a été évité, mais “une maman et son enfant ont dû être évacués de l’escalier de l’immeuble”, grimace Maître Arnaud, avant de concéder que le Bar des Chaprais est “foutu”. L’avocate en est consciente: elle a peu d’atouts pour défendre son client, un homme “brisé socialement, toxicomane, pas des plus agréables”. Depuis le 2 avril, elle n’a pas encore pu rendre visite à Virgile M. à la Butte. “En raison du coronavirus, on me propose de m’entretenir en visioconférence avec lui, mais c’est injouable de préparer sa prochaine audience comme ça, je n’aurais aucune prise sur lui, regrette-t-elle. Si ça avait été un détenu en col blanc, voire un ‘stupeux’ lettré, je ne dis pas, mais avec un profil comme le sien, il faut parler dans les yeux pour avoir une chance d’avancer.” De fait, la comparution immédiate, en visioconférence, a été une “catastrophe”, dit-elle, en raison du caractère nerveux du prévenu et de son état de manque lors des débats. “C’était du tout cuit pour qu’il recommence” Comment Virgile M. en est-il arrivé à cet absurde total de 31 condamnations à même pas 28 ans? Un rapport d’expertise psychiatrique, demandé par la présidente du TGI de Besançon en avril 2015, distille quelques indices sur ses antécédents biographiques et témoigne d’une vie chaotique: un père disposant de l’allocation aux adultes handicapés, une fratrie de “7 ou 8”, une famille définitivement quittée à 12 ans après de nombreux passages en familles d’accueil et foyers, d’où il fuguait “à répétition dès l’âge de 9 ans”. Confronté rapidement à la vie de rue et à ses règles particulières, Virgile ne peut vivre que “d’expédients”, de la manche, et s’adonne très jeune à la drogue ou à son trafic. Le résumé de l’expert est glaçant: “Il est donc quasiment SDF depuis la deuxième enfance avec, en point de mire, un usage de stupéfiants précoce, sous forme d’héroïne injectée dès l’âge de 12 ans, avec des doses quotidiennes d’un à deux grammes.” Chez Soléa, le centre de soins, d’accompagnement et de prévention Libéré dans le cadre du désengorgement des prisons françaises lié à la crise du coronavirus, Virgile M. est retourné à la Butte, la maison d’arrêt de Besançon, quelques semaines plus tard. Une histoire de grands crus, d’incendie et de détresse sociale. Droit à la Butte La vida corona “Il m’a parlé d’un ami auquel il a laissé ses affaires dans un appartement. Sa vie tient dans un sac à dos” Me Arnaud, l’avocate de Virgile M. 10 Society en addictologie de Besançon, on informe discrètement: “Virgile est né dans la rue, sa mère était SDF aussi. Ça fait longtemps qu’on n’a plus de nouvelles d’elle.” Son avocate lui a demandé s’il avait pu conserver des liens affectifs. Personne, ou presque. “Il m’a parlé d’un ami auquel il a laissé ses affaires dans un appartement. Sa vie tient dans un sac à dos.” La maman? “Il m’a dit: ‘Je ne sais pas où elle est, elle est même peut‑être morte.’” Le plus absurde dans cette histoire: avant de retourner en prison, Virgile venait donc d’en ressortir. Il avait fait partie fin mars des quelque 5 000 détenus libérés par les ordonnances Belloubet pendant le confinement, afin de désengorger les établissements pénitentiaires et faire enfin passer le taux d’occupation des prisons françaises sous les 100%. “Il devait normalement sortir le 24 mai, explique Maître Arnaud. Il avait visiblement prévu de rejoindre un centre de désintoxication à Argelès-sur-Mer, même si c’était flou. Mais il n’était en tout cas pas prêt à sortir fin mars, comme cela s’est passé.” Prévenu de sa libération anticipée la veille au soir, Virgile est sorti libre le lendemain matin, sans pièce d’identité ni plan de logement, et sans un sou en poche. Cette sortie en urgence l’at-elle précipité dans la récidive? “On ne peut même plus faire renouveler sa pièce d’identité depuis la prison, c’était du tout cuit pour qu’il recommence”, constate, amère, son avocate. Qui ne critique pas les mesures de libération justifiées par la peur de la crise sanitaire en prison, mais pointe les risques pour certaines personnes libérées sans qu’aucun parcours de réinsertion n’ait été mis au point au préalable. “Je me suis fait taper sur les doigts pour avoir eu la ‘critique facile’ sur cette libération dans un article de L’Est républicain, expose-t-elle. Mais ce n’était pas personnellement contre le magistrat, plutôt contre le manque d’outils à sa disposition pour gérer un dossier comme celui de mon client.” À Soléa, une personne ayant une bonne connaissance du parcours de Virgile M. explique aussi combien la crise sanitaire actuelle rend le travail de réinsertion compliqué: “En temps normal, on aide les personnes en proie aux addictions si elles viennent à nous, mais on ne va pas les chercher dans la rue. Et comme en ce moment, on n’a pas le droit de visite en prison…” La prochaine audience en visioconférence de Virgile M. aura lieu le 29 mai prochain. L’enjeu sera, notamment, de déterminer si cette histoire d’incendie était volontaire ou non. – RONAN BOSCHER, À BESANÇON / ILLUSTRATION: PAUL LACOLLEY POUR SOCIETY 11Society O n pourrait les appeler “ceux du cinquième étage”. Parmi les 119 résidents qu’accueille actuellement la Fondation des États-Unis à la Cité internationale universitaire de Paris et qui se sont retrouvés pris au piège du coronavirus, ceux du cinquième étage ont la particularité d’être venus à Paris pour des raisons artistiques: étudier la musique, la poésie et le design français. C’est peu dire qu’ils se souviendront de leur séjour en France. Daniel Schreiner, un pianiste de 29 ans, avait traversé l’Atlantique pour effectuer une étude comparée des musiciens classiques français et de leur rapport aux oiseaux, à l’eau et au vent. Pas vraiment l’ambiance du moment. Mallory Mayhew, 26 ans, illustratrice et designer, est, elle, arrivée en France il y a trois ans, en tant que jeune fille au pair. Elle est aussi prof d’anglais et serveuse. “Soit quatre boulots en même temps, dit-elle. Alors ces tempsci, je profite du fait de ne pas avoir de to do list avec des choses à cocher perpétuellement. Parfois, je me sens coupable de dormir autant, puis je me dis: ‘Il y a une pandémie mondiale, c’est pas si grave si je fais une sieste ou si je regarde des dessins animés au lieu de travailler.’” Pour d’autres, le confinement a été source de plus d’angoisses. Hope Curran, 25 ans, est peut-être le cœur du cinquième étage du pavillon américain. Elle sert à la fois de figure maternelle, de thérapeute et de “motivatrice” pour les autres. Elle a organisé des réunions dans les couloirs, animé des groupes de discussion sur Facebook. Ça ne l’a pas empêchée de ressentir la solitude comme jamais. “Je me suis retrouvée plusieurs fois au bord de la dépression et de la crise d’angoisse, explique la poète et photographe. C’est quelque chose de nouveau pour moi.” Et puis, il y a l’appréhension du lendemain. “Un jour, j’étais en train de répéter, et je me suis dit: ‘Mais attends, si on ne peut pas faire de concert, à quoi ça sert? Ne devrais-je pas arrêter tout simplement la musique?’, explique Olivia Hyoyeon Kim, une harpiste coréenne passée par les États-Unis avant d’atterrir en France. Le confinement, honnêtement, je pensais que ça durerait un mois maximum. Maintenant, c’est la nouvelle normalité. Peut-être que les concerts vont disparaître pendant longtemps. Et comme c’est mon métier…” “Si la distanciation sociale devient la nouvelle norme et qu’il n’y a plus de concerts, je vais peut-être devoir revoir mes plans pour l’après”, renchérit Daniel Schreiner. Reste que ceux du cinquième étage le reconnaissent tous: ils sont dans une situation privilégiée. “Pour l’instant, je me considère comme très chanceux, reprend Schreiner. Je continue de toucher ma bourse.” Ils racontent aussi tous la chance d’avoir à disposition le parc de la cité universitaire, situé en face du parc Montsouris, dans le XIVe arrondissement de Paris, les rendez-vous pour y jouer de la musique –à distance–, la chance de pouvoir assister à des concerts depuis leur fenêtre. “D’une certaine manière, avoue Hope Curran, vivre sans cette pression quotidienne pour créer qu’on ressent d’habitude a davantage stimulé ma créativité.” – ENNICA JACOB Les exilés du cinquième 12 Society Parmi les centaines de milliers de personnes confinées à Paris, un petit groupe s’est retrouvé au cinquième étage de la Fondation des États-Unis, à la Cité internationale universitaire. Leur particularité: être jeunes, américains et artistes. Voici le récit de leurs huit semaines en double exil. La vida corona L es jours s’étendent et le confinement aussi. Derrière les fenêtres des immeubles, certains se fabriquent des masques pour les prochaines sorties autorisées, d’autres prennent rendez-vous chez le coiffeur, beaucoup s’interrogent sur la reprise de l’école. En cette fin avril, à quelques jours du déconfinement, un sondage Elabe indique que 67% des Français sont inquiets face à la perspective du déconfinement. La vie va-t-elle reprendre? Sous quelle forme? Et, en réalité, en a-t-on vraiment envie? Thomas n’a rien de prévu pour la semaine du 11 mai. Il va continuer sa vie comme s’il était confiné: télétravail la journée, promenade du chien à des horaires calculés pour croiser le moins de gens possible, courses ponctuelles en drive pour éviter de tripoter les légumes et, le reste du temps, Netflix. “À force d’entendre quotidiennement le nombre de morts, que le virus est partout, qu’on est en guerre, ça rentre dans la tête et avec le temps, ce doute devient de la peur”, justifie-t-il. À 35 ans, Thomas craint surtout pour sa mère, avec laquelle il vit. Son entreprise lui a demandé s’il souhaitait revenir ; il a refusé. Des copains lui ont proposé de se regrouper pour télétravailler ensemble ; il a refusé. Pour lui, “le nouveau monde”, plus solidaire, plus raisonnable, censé renaître des cendres du précédent, est une grande illusion. “J’aimerais penser que l’on va mettre les services de santé au cœur de nos préoccupations, mais je crois que les gens vont continuer à penser à eux avant de penser aux autres, et qu’ils vont encore se bousculer dans le métro pour rentrer plus vite chez eux.” Avant la reprise des sorties et de la vie sociale, Thomas compte “laisser passer la deuxième vague et voir avec le temps”. En attendant, il a “fait le tri” dans ses contacts: “Pendant le confinement, j’ai vu qui a joué le jeu et qui s’est amusé à sortir, en s’estimant au-dessus des autres.” La deuxième catégorie n’aura sans doute pas de nouvelles de lui. Seuls tout 14 Society Pour certains, le confinement aura été une prison. Pour d’autres, cette prison était dorée. Et ils aimeraient bien ne plus jamais la quitter. La vida corona Même configuration pour Kevin, 31 ans. En 60 jours, il est sorti trois fois pour faire les courses, et c’est tout. Par sa fenêtre, dans la banlieue parisienne, il observe les voisins promener leur chien “quatre fois par jour, mais seulement quand il fait beau” et ceux qui “se sont soudainement découvert une passion pour le jogging”. Il ne croit pas du tout à un déconfinement sans danger: “Tout le monde souhaite ‘reprendre la vie d’avant’. Moi, j’ai peur qu’on oublie les mesures à prendre et que le bilan s’alourdisse encore.” Le jeune homme appréhende le retour des vieilles habitudes, prendre les transports, serrer la main, faire la bise, aller au supermarché ou au restaurant. “J’ai même peur de revoir ma famille.” Ce ne sera pas pour tout de suite: bien que ses proches vivent dans un rayon de moins de 100 kilomètres, Kevin a choisi de ne pas leur rendre visite: “Les regroupements font partie des pires moyens de créer de nouveaux foyers d’infection.” Il reverra peut-être seulement sa copine, qu’il n’a pas croisée depuis huit semaines car elle travaille en milieu hospitalier. Mais seulement si aucun des deux ne présente de symptômes. “Ça va être ingérable” Pour Laurie Hawkes, psychologue et auteure de livres sur la peur de l’autre et les introvertis, ce penchant collectif pour une légère forme d’agoraphobie est naturel: “Pendant deux mois, on nous a poussés, à raison, à développer une petite phobie et de légers TOC. Le discours officiel était que tant que nous serions confinés, nous serions en sécurité. Et là, il faut sortir, côtoyer des gens, toucher des portes, des boutons, des machines. C’est difficile.” Pour Yoan, cette bulle est un peu plus épaisse que pour les autres. Neuroatypique et asocial, ce graphiste de 40 ans installé dans le Sud a l’habitude d’éviter les lieux publics et la foule. Avant que l’épidémie ne se déclare, il “travaillait à avoir une vie ‘normale’, aller au resto, au ciné, sans faire de crise d’angoisse”. Mais le confinement l’a “ramené loin en arrière”. Vivant avec sa compagne et ses deux enfants en bas âge, il a perçu l’impossibilité d’être seul pendant le confinement comme une nouvelle épreuve, mais le déconfinement est pire: une étape impensable. “Quand je vais à l’épicerie du coin, je suis déjà très angoissé, il faut se mettre à deux mètres l’un de l’autre, il y a des masques et du gel partout. C’est très bien pour l’hygiène, mais c’est une ambiance qui me stresse.” Yoan a décidé de ne pas remettre ses enfants à l’école et de rester chez lui. “On sait que la maladie circule encore beaucoup, on a l’impression d’être sacrifiés pour la productivité du pays”, dit-il. La simple pensée de contracter le virus, que ce soit pour lui ou ses beaux-parents, qui vivent à côté, l’angoisse terriblement: “Quand j’ai une grippe, c’est déjà trois semaines d’enfer, donc là, si je l’attrape, ça va être ingérable.” Le virus aurait-il également propagé une nouvelle maladie: l’envie de rester chez soi? “Pour ceux qui ont vécu le confinement comme un cocon, sortir, c’est s’exposer aux microagressions que produit la vie en société, rappelle Clarisse Georges, psychologue. Avoir peur du dehors et des autres, ce sont des angoisses diffuses, difficiles à identifier. On les traite habituellement par la routine qu’on s’impose: aller travailler, prendre le bus… Le virus a offert un support ‘consensuel’ à ces angoisses et une justification indiscutable: plus personne ne pouvait vous reprocher de ne pas vouloir sortir.” Violette, elle, “revendique” son agoraphobie depuis longtemps. “Je ne cherche plus à l’éviter, je l’ai totalement acceptée”, assure-t-elle. Si le confinement l’a privée de ses uniques moments de décompression, le sport et la danse, il lui a aussi donné “la formidable opportunité de [s]e couper du monde, d’être légitimée dans la distanciation et l’éloignement physique auxquels [elle] aspire”. L’après-11 mai ne changera pas grand-chose à sa vie, dit-elle. Elle n’a “pas de vie sociale”, ne prend plus le métro depuis 20 ans et n’aime pas beaucoup le téléphone. Mais elle craint un retour de pression. “Cette injonction sociale qui t’intime d’être avec les autres va bien finir par repointer le bout de son nez, prévient-elle. Alors, franchement, je n’ai pas du tout envie que ça redevienne comme avant.” – HÉLÈNE COUTARD / ILLUSTRATION: PAUL LACOLLEY POUR SOCIETY “Pour ceux qui ont vécu le confinement comme un cocon, sortir, c’est s’exposer aux microagressions de la vie en société” Clarisse Georges, psychologue 15Society 16 Entretien de deuxième chance” “Il n’y aura pas
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