LE NOUVEL OBS n°3137 - Page 3 - 3137 Editorial Au-delà des pathologies, parler de santé mentale, c’est aussi évoquer l’importance croissante que chacun accorde à son bien-être psychique. Certains s’en moquent, y voyant un effet de mode ou, pire, l’apogée d’une société nombriliste. C’est, à l’inverse, le signe positif de l’évolution de la société. Nous avons dominé la chaîne alimentaire, rendu le monde habitable, créé des relations riches et complexes, inventé les arts, les loisirs et le temps pour soi. En consacrer une partie à se comprendre, s’apaiser, est une bonne chose : puisque nous n’avons qu’une vie, ne la passons pas à souffrir ! Consulter quand ça ne va pas, confier ses angoisses, ses traumatismes, développe chez un nombre grandissant de personnes de l’empathie, de la capacité à gérer ses émotions, de l’introspection et donc, indirectement, une aptitude à la vie en société, et à la paix. Cela dit, avoir accès aux soins n’est pas donné à tout le monde. Cela reste même, dans beaucoup d’endroits, dans certains milieux, un privilège. A l’hôpital, on manque de lits, de psychiatres, d’infirmières, de places aux urgences. En ville, les centres médico-psychologiquessontpleinsàcraquer:ilfaut des semaines, voire des mois, pour obtenir un rendez-vous. Quant aux consultations en libéral, elles sont encore peu remboursées – sauf via le dispositif « Mon soutien psy » qui prend en charge jusqu’à 12 consultations, sous conditions, chez des psychologues partenaires. Ces manques créent des inégalités inacceptables, des retards de diagnostic et une détresseprolongéepourlesmaladesetleursfamilles, violemmentpercutées,durablementdéstabiliséespar cespathologiesauxtraitementscomplexesetévolutifs. C omment une société peut-elle accepter de laisser ses malades sans recours ni soins, démunis ? C’est une question, morale, de dignité, et concrètement, de moyens : il faut sortir la psychiatrie et la pédopsychiatrie de l’état de crise absolueoùellessetrouvent.Ilesturgentderevaloriserles métiers – lors de l’internat en médecine, la psychiatrie est parmi les spécialités les moins choisies –, de financer la recherche, de réorganiser les liens hôpital/ville,maisaussi,pluslargement,deredonnerdes marges de manœuvre à la protection de l’enfance et au secteur médico-social. C’est dans le soin apporté auxplusfragiles,auxblessésdelavie,qu’unesociété trouve son sens et son équilibre. Une grande cause, c’est bien, mais des politiques publiques solidaires et ambitieuses, c’est mieux. Donnons donc à la première l’écho qu’elle mérite, pour tenter d’obtenir les secondes.Montronsquesurlasantémentale,comme surbeaucoupdesujetssociétaux,lescitoyenssonten avance sur leurs responsables politiques. E nvoilàune.Si,si,croyez-moi,c’enest une : une bonne nouvelle ! Eriger la santémentaleengrandecausenationale, comme l’a annoncé Michel Barnier, est une bonne idée, ou au moins, un bon signal. Après des sièclesdepeurs,dedéni,derejetdes maladies mentales, ce�e désignation peut perme�re de démocratiserlesujet,del’expliqueret,àterme, de contribuer à libérer la parole. Ce serait un indéniable progrès. Car notre santé mentale est un enjeumédicaletsociétalmajeur.Les pathologies psychiatriques – schizophrénie, dépression, addictions – sont courantes, banales même, dans notre société. En France, la dépression touche un adulte sur six et un jeune sur cinq (contre un sur dix en 2017), 16 millions de personnes ont déjà consommé des psychotropes (anxiolytiques, antidépresseurs). Et le suicide, qui frappe chaque année 9 000 personnes, est la première cause de mortalité chez les 25-34 ans, comme chez les femmes ayant accouché depuis moins d’un an. Ces maladies, qui nécessitent pour certaines des traitements à vie, ont longtemps été stigmatisées : le schizophrèneétaituntueurenpuissance;ledépressif, un flemmard incapable de se prendre en main. Mais ces clichés, peu à peu, reculent, comme le montre notre dossier de couverture, et nous le disent, avec simplicité et franchise, l’humoriste PaulMirabeletlachanteuseLouane. Chez beaucoup de jeunes notamment, consulter n’est plus un sujet de honte. La parole se libère, les connaissances et la tolérance progressent. C’est ce mouvement qu’il faut encourager. Plus qu’une grande cause PAR F LORE THOM ASS ET , DIR ECTRIC E A DJ OIN TE DE L A RÉDACTIO N Unegrandecause nationale,c’estbien,mais despolitiquespubliques solidairesetambitieuses, c’estmieux. © STÉPHANE MANEL POUR «LE NOUVEL OBS» 6 Le Nouvel Obs nº3137 · 07/11/2024 Sommaire N° 3137 - du 7 au 13 novembre 2024 En couverture Grands formats Idées 28 Martinique Ce « R » qui enflamme l’île 34 Jordan Bardella Entre les lignes 40 Environnement Spécial COP29 Notre décryptage sur la suprématie du pétrole, notre portrait de Fatih Birol, le « poil à gratter » des pétroliers, et notre état des lieux sur le climat 50 Israël L’irrésistible ascension de l’extrême droite 54 Marie-Anne Matard-Bonucci « Vouloir la disparition d’Israël est une régression historique » 58 Ecologie Le livre noir de la banane Dans « S’aimer la Terre », le chercheur Malcom Ferdinand nous donne une leçon magistrale sur les liens entre écologie, colonialisme et inégalités 62 Philo Averroès ou le retour du refoulé Entretien avec le médiéviste Jean-Baptiste Brenet pour son livre, « le Dehors dedans » 16 GÉNÉRATION PSY Un Français sur cinq éprouve une souffrance psychique. Un mal longtemps resté tabou. Mais la parole se libère. La jeune génération n’hésite plus à aborder le sujet de la santé mentale, grande cause nationale de 2025. Comme la chanteuse Louane et l’humoriste Paul Mirabel, qui en parlent avec franchise dans nos pages. Enquête sur une vraie révolution et dialogue entre les deux artistes EN COUVERTURE © JULIEN LIENARD POUR « LE NOUVEL OBS » Culture Tendances 64 Théâtre La grande évasion 68 #MeToo Total Respect 71 François Ruffin « Les films de ma vie » 72 Philippe Katerine Tout, tout, tout sur le « Zouzou » 74 Le bloc-notes de Jérôme Garcin 75 Le guide critique Livres, cinéma, musique, expos… Notre sélection 88 Auto Quand l’IA prend le volant 92 Mode Armani, un Italien à New York 94 Allersimple Dans la forêt finlandaise 95 L’Observatrice par Sophie Fontanel 97 Spécial Placements Préparer 2025 110 Jeux par Gaëtan Goron 112 Le courrier des lecteurs 113 Par ailleurs La BD de Lisa Mandel 114 Un dernier mot par David Caviglioli © GEOFFROY VAN DER HASSELT/AFP – JEAN-FRANÇOIS BOCLÉ – CLAIRE GABY – TESLA 8 Le Nouvel Obs nº3137 · 07/11/2024 Originedupapier:Suède.Tauxdefibresrecyclées:0%.CemagazineestimpriméchezNewsprint,certifiéPEFC.Eutrophisation:PTot=0.003kg/tonnede papier.Ouvrageimpriméavecdesencresconformesàlanorme«BlueAngel». 10-31-3364 / Certifié PEFC Ce produit est issu de forêts gérées durablement, de sources recyclées et contrôlées. www.pefc-france.org Lapublicationcomporte116pages.Pourlesabonnés,uncahier«TéléObs»de24pagesestjoint.UneenveloppeparrainageestposéesurlesexemplairesabonnésFrancemétropolitaine.Chiffredetirage:163000exemplaires.ImprimeursNEWSPRINTetHELIOPRINT.Sociétééditrice:LeNouvelObservateurduMonde.Directricedelarédaction:CécilePrieur. Présidentdudirectoire,directeurdelapublication:SandroMartin.NuméroCPPAP:0525C85929.NuméroI.S.S.N:2416-8793.Dépôtlégal:àparution.Abonnements:France(un an) : 160 €. Etudiants : 109 €. Etranger et entreprises : nous consulter. Relations abonnés, 67, avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris – Tél : 01-40-26-86-13 / abonnement@ nouvelobs.com.Vouspouvezconsulternosconditionsgénéralesd’abonnementàl’adressesuivante:https://www.nouvelobs.com/cgv.L’Obs(ISSN2416-8793)ispublishedweekly byLeNouvelObservateuranddistributedintheUSAbyUKPWorldwide,3390RandRoad,SouthPlainfield,NJ07080.PeriodicalspostagepaidatRahway,NJ.andadditionalmailing offices.POSTMASTER:SendaddresschangestoL’Obs(Publisher)C/O3390RandRoad,SouthPlainfieldNJ07080. Par téléphone au 01 40 26 86 13 Sur nouvelobs.com/abo12 Abonnez-vous au NouvelObs Chronique Economie PA R PASCAL RICHÉ , JO URNALISTE AU SE RVICE IDÉ ES Et si l’on parlait du présentéisme? C’estsouspression qu’onrenonceà“se mettreenarrêt”.Par scrupule,parcrainte duchef,parsolidarité aveclescollègues,pour éviterlabaissed’un revenudéjàfaible. L e dénigrement des fonctionnaires est un marqueur classique du discours de droite. Normal: ils sont les visages de ce secteur public qu’on entend faire maigrir. Pour s’en prendre à eux (ou plutôt à elles, les deux tiers étant des femmes), quoi de mieux qu’un autre marqueur de droite:laglorification dutravail. Le croisement des deux a généré une mythologie, celle du rond-de-cuir paresseux, et les blagues qui vont avec: le fonctionnaire, c’est celui qui, en arrivant en retard au boulot, croise celui qui part en avance, etc. Le gouvernement a décidé de jouer de cette corde. Il a pris comme cheval de bataille la lutte contre « l’absentéisme » et comme cheval de labour le ministre de la Fonction publique Guillaume Kasbarian, macroniste arborant des moustaches en guidon et une assurance en béton. Comme le lui a fait remarquer la sénatrice Laurence Rossignol, il aurait pu choisir comme priorité l’excellence des services publics ou leur déploiement sur tout le territoire… Mais non, il a choisi de s’attaquer aux absences pour maladieetàleur« dérive »quenous pouvons, dit-il, « observer dans les chiffres ». Il entend ramener la rémunération de l’arrêt maladie desfonctionnairesde100 %à90 % et faire passer le délai de carence (non rémunéré et non indemnisé parlasécu)deunàtroisjours.Ilne s’agitque« d’aligner »lepublicsur le privé, plaide-t-il. C’est oublier qu’environ deux tiers des salariés du privé sont protégés contre la perte de revenu par des dispositifs de prévoyance d’entreprise. Quelssontdonc« leschiffresobservés »?Leministre cite « une augmentation significative de la moyenne des jours d’absence par agent, qui est de 14,5 alors qu’il y a quelques années [avant le Covid, NDLR] on était à 8 ». Un écart, ajoute-t-il, s’est creusé avec le privé « où l’on est passé de 8 à 11,7 jours ». Il puise ces chiffres dans un rapport publié cet été par l’inspection générale des Affaires sociales (Igas) etl’inspectiongénéraledesFinances.Mais,làencore, son propos est incomplet. Il omet de mentionner que, selon cette étude, la dynamique de progression des absences « semble s’être inversée en 2023 ». Il omet aussi de préciser que pour de bonnes comparaisons, il faut prendre en compte les types d’emploi et les caractéristiques des travailleurs. Le nombre d’absences sera plus important dans un service s’il y a plus de femmes (qui sont enceintes, qui gardent davantage que les hommes les enfants malades…), de mères seules, de travailleurs âgés… Idem si le travail est plus pénible. Ainsi, selon le rapport, les facteurs socio-économiques expliquent 95 % de l’écart constaté entre la fonction publique d’Etat et hospitalière et le secteur privé ! Autant dire presque tout. La seule bizarrerie concerne donc le nombre élevé d’absences dans la fonction territoriale: l’écart avec le privé ne s’explique que pour moitié. S ’il a à cœur, comme il l’affirme, le bien-être des fonctionnaires,leministrepourraits’intéresser au problème inverse à l’absentéisme, mais pas moinsimportant:leprésentéisme.Ainsiappellet-on le fait de venir au travail alors qu’on se sait souffrant, parce qu’« il le faut ». Massif mais longtemps dédaigné,cephénomèneestdemieuxenmieuxcerné par les sociologues, notamment dans le champ sanitaire. Dans une logique libérale – celle de Guillaume Kasbarian –, le présentéisme n’est pas un problème puisqu’ilestlibrementconsentiparlesindividus.La vérité, c’est que c’est sous pression qu’on renonce à « semettreenarrêt ».Parscrupule,parcrainteduchef, par solidarité avec les collègues, pour éviter la baisse d’un revenu déjà faible. Le résultat est désastreux: contaminations accrues, souffrancepsychologique,démotivation,rejetdel’employeur,faible productivité… La réforme Kasbarian ne manquerait pas de renforcerleprésentéisme.Ellerapporterait 1,2 milliard d’euros à la Sécu, plastronneleministre;maiscombiencoûterait-elleàlasociété? © STÉPHANE MANEL POUR « LE NOUVEL OBS » 9 nº3137 · 07/11/2024 Le Nouvel Obs Chronique Etranger Rien que sur nouvelobs.com gamme produits… à Taïwan, ou encore aux experts américains. La Chine a fait de gigantesques progrès dans la recherche et l’innovation, mais les Etats-Unis veulent s’assurer qu’aucune ressource américaine ne sera utilisée pour faire de Pékin le numéro un dans la technologie qui façonneralexxie siècle;etilsentendentmobiliser toutes les énergies américaines, privées et publiques, pour rester le leader mondial. Cerapportdevraitêtreluparlesdécideurs européens, car il préfigure un monde dans lequel les pays de l’UE risquent de n’être qu’unappendicedelapuissanceaméricaine, économiqueetmilitaire.Decefait,ilsseront entraînés,qu’ilsleveuillentounon,dansla grande rivalité sino-américaine. L’exemple de la société néerlandaise ASML est éloquent:c’estlejoyautechnologiqueduVieux Continent,quiproduitlesmachineshypersophistiquées fabriquant les semi-conducteurs.ASMLaunquasi-monopolemondial. Elleesteuropéenne,maislorsquelesEtatsUnis lui interdisent de livrer ses machines haut de gamme à la Chine, elle n’a d’autre choixqued’obtempérer.LesPays-Bassont dansl’Otan,l’entreprisenepeutpassecouper du marché américain, et le dieu dollar continuederégnerenmaître.Vousavezdit « autonomie stratégique » ? Les auteurs du rapport américain citent l’innovateur prolifique Thomas Edison, qui disait de l’électricité qu’elle contenait « tous les secrets qui vont réorganiser la marche du monde ». Ils estiment qu’il en va de même de l’intelligence artificielle, un siècle et demi plus tard. Ils auraient pu citer un autre homme célèbre qui a prédit que le pays qui dominera l’IA « dominera le monde ». Cethommec’est VladimirPoutine, en 2017. Les Américains partagent cette analyse, et se mettent en ordre de marche pour rester numéro un. C ’estunedesgrillesdelecturepossibles de l’état du monde, de ses rivalités féroces, de ses conflits qui s’étendent. Elle se trouve dans un rapport publié le 24 octobre par la Maison-Blanche, qui n’a pas reçu l’écho qu’il mérite en raison de la campagne électorale américaine. C’est le fruit du travail d’une commission bipartisane présidée par Eric Schmidt, l’incontournable ex-PDG de Google, devenu la principale passerelle entre la Silicon Valley et le pouvoir politique américain, en particulier le Pentagone. L’enjeu ? L’intelligence artificielle (IA). Ce rapport du Conseil de Sécurité nationale (NSC) de la Maison-Blanche donne la clé de la rivalité avec la superpuissance émergentechinoise,etapporteencreuxune pierre de plus au cri d’alarme du rapport de MarioDraghisurlerisquede«décrochage» del’Europe.Lesauteursdecedocument,qui a été avalisé par le président Joe Biden, font des propositions pour que les Etats-Unis restent la première puissance mondiale dans le domaine de l’IA. Il y va, selon eux, de la sécurité nationale, de la domination économiqueetdelasurviedeladémocratie. Ce triple enjeu est existentiel à leurs yeux, et permet de comprendre la guerre technologique que les Américains mènent au seul pays susceptible de les défier sur ce terrain : la Chine. Sous la présidence de Donald Trump, puis sous celle de Joe Biden, les Etats-Unis n’ont eu de cesse de couper les liens technologiques et financiers avec la Chine dans les secteurs les plus sensibles ; et l’IA arrive en tête de la liste. Républicains et démocrates se sont méthodiquement employés à priver la Chine de financements américains, d’accès aux technologies les plus perfectionnées qu’elle ne maîtrise pas encore, comme les semi-conducteurs haut de Retrouvez la sélection de la semaine sur notre site : qrco.de/SurLeWeb ↓ Spécial présidentielle américaine Retrouvez sur notre site tous les résultats de l’élection américaine, nos reportages lors de la soirée électorale, nos analyses et entretiens pour comprendre la période qui s’ouvre. Décryptage Et à la fin c’est Elon Musk qui gagne ? Par Boris Manenti Chronique Jamais une campagne n’a vu déferler un tel torrent de mensonges Par Sarah Halifa-Legrand Le Nouvel Obs Maîtres de l’IA et du monde PAR PIE RRE HASKI, É DITO RIALISTE LesEtats-Unis mènentuneguerre technologiqueà laChine,seul payssusceptible delesdéfierdans cedomaine. © CHARLY TRIBALLEAU/AFP – JEN GOLBECK/SOPA IMAGES – JOSEPH PREZIOSO/AFP – ILLUSTRATION STÉPHANE MANEL POUR «LE NOUVEL OBS» Le Nouvel Obs 10 nº3137 · 07/11/2024 Le Nouvel Obs Chronique Société petit espace qui le distancie de la bêtise qu’il incarne. La bêtise de Trump, elle, est triomphale, sans surmoi, expansive et épanouie. On aurait du mal à la caractériser historiquement. S’il était français, nous tenterions, en vain, de lui trouver des origines bonapartistes, légitimistes, guesdistes ou autres. Chez nous, le transgressif se nomme disruptif : c’est bien dit et nous en sommes vite revenus. En poursuivant ma réflexion sur ce rapport à la bêtise, je suis retombée, de fil en aiguille, sur le texte que Deleuze a consacré à la « supériorité de la littérature anglaiseaméricaine » (dans « Dialogues », coécrit avec Claire Parnet, 1977, Flammarion). En quelques pages, il analyse ce que représentent l’évasion, le départ chez des auteurs comme Melville, Stevenson, Thomas Hardy ou Woolf. Il montre que la ligne de fuite est chez eux une déterritorialisation. Une notion que les Français peinent à comprendre parce qu’ils sont « trop humains, trop historiques, trop soucieux d’avenir et de passé » et qu’ils « passent leur temps à faire le point » tant ils aiment « les racines, les arbres, le cadastre ». Pour les écrivains anglais et américains, ce n’est pas le début et la fin qui importent, c’est le milieu. C’est là que tout se passe. Chez eux, la fuite est « une espèce de délire ». Elle est démoniaque. Comme la bêtise de Trump. Chez lui, foutre le bordel est un but en soi et une stratégie. Ainsi, en France, notre fuite en avant prend-elle des aspects différents: on se rue vers les extrêmes comme si l’on marchait sur un catwalk. Avec une prétendue élégance. Avec Trump, c’est le barnum, la bacchanale. Reste à savoir si le résultat sera le même. C omme chacun, je me demande comment on peut avoir voté pour Trump. Comment est-ce tout simplement possible de donner sa voix à quelqu’un qui n’est que vulgarité, muflerie, bassesse, violence, histrionisme, arrogance et bêtise. Il y a quelque chose qui m’échappe, qu’aucune explication sociologique, historique, culturelle, économique ni politique ne viendra éclairer. C’est un mystère. A contrario, je n’ai aucun mal à me mettre dans la peau d’un électeur français apportant son suffrage à n’importe lequel de nos candidats, même le pire. Je suis en profond désaccord avec eux mais je saisis leur cheminement. Je les vois venir et je perçois où ils veulent en venir. Avec Trump, non. Pourtant les Américains ne sont pas tout à fait des extraterrestres à mes yeux: j’en connais la culture, les goûts, l’histoire, la géographie et la langue. Depuis quelques années, j’ai malgré tout une intuition à ce sujet:nousaurions,enFrance, unrapportdifférentàlabêtise. Chez nous, elle est toujours enrobéederéférences,deperspective historique. Politiquement, elle est toujours accompagnée par un lourd fumet de prétention. Elle ne s’assume pas comme telle: la France a d’ailleurssouventlepopulisme cultivé. Il suffit de voir combien l’absolue bêtise du programme zemmourien passe aux yeux de beaucoup pour le produit de savantes réflexions historiques. Aux Etats-Unis, au contraire, le rapport à la bêtise est bien plus désinhibé. Il suffit pour s’en rendre compte de voir à quel point des acteurs de comédies américaines comme Will Ferrell ont un génie inégalé pour l’incarner. L’acteur français, lui, tout bon qu’il soit, n’ira pas jusqu’au bout et, imperceptiblement, laissera entrevoir le Une espèce de délire PAR M ARA G OYET, ESSAYISTE Labêtise deTrumpest triomphale,sans surmoi,expansive etépanouie. Chezlui,foutre lebordelest unestratégie. © STÉPHANE MANEL POUR «LE NOUVEL OBS» Retrouvez la réponse page 23 question La Culture Green De couleur verte, je peux capter une grande quantité de carbone. Qui suis-je ? Une prairie Une grenouille B A Un gazon synthétique C ? « Le pLus dur à vivre, ce furent Les trahisons. » Dans ses Mémoires, intitulés « J’ai passé une nuit d’hiver dehors », qui paraissent ce 14 novembre aux Arènes, Eva Joly se livre. L’ex-juge revient notamment sur sa candidature éprouvante à la présidentielle 2012, où elle estime avoir été lâchée par la direction des Verts d’alors, qui négociaient en même temps un accord électoral avec le PS. « Je n’étais qu’une locomotive dans la perspective des places à prendre », écrit-elle, relatant son opposition à un accord programmatique avec le PS incluant l’utilisation du combustible Mox dans les centrales nucléaires. Cécile Duflot et Jean-Vincent Placé décideront pourtant de le signer. « Cette fois, j’étais vraiment une plante verte. Cécile m’expliquerait que je devais admettre avoir atterri dans un nid tout fait, ce qui n’existe nulle part. » L’ancienne députée européenne dénoncera publiquement cet accord: « Trop de mépris, trop de déloyauté surtout envers les militants et les électeurs… Sacrifier le fondement des Verts, soit l’antinucléaire, pour quelques petits sièges de députés. Incroyable. » De cette expérience, qui se soldera par 2,3 % – « presque le double de Dominique Voynet en 2007 », note quand même celle qui est désormais avocate –, elle retient « les liens très forts maintenus avec les militants ». MaëlThierry z MUSELIER CRAINT DELOGU La réforme de la loi « PLM » ? Renaud Muselier (photo, à g.) n’en veut pas. Alors que quatre députés parisiens emmenés par le macroniste Sylvain Maillard ont déposé le 15 octobre une proposition de loi visant à modifier les règles du jeu électoral à Paris, Lyon et Marseille (où les maires seraient désormais élus sur un scrutin de liste au suffrage universel direct), le président de la région Paca a dit à ses camarades de l’ex-majorité présidentielle, lors d’un récent bureau exécutif de Renaissance, tout le mal qu’il pensait de ce projet. « Avec vos conneries, vous allez filer ma ville à Delogu [député LFI de Marseille, photo, à dr.]! », a éructé l’ex-LR. Commentaire d’un bon connaisseur du dossier: « Muselier n’a pas tort. Mais qu’il ne s’inquiète pas trop, cette loi ne verra jamais le jour. » z LA TRAQUE FISCALE SE POURSUIT À CHYPRE L’enquête du Parquet national financier (PNF) sur les « Dubaï Papers », scandale d’évasion fiscale à grande échelle dévoilé par « le Nouvel Obs » en 2018, vient de rebondir à Chypre. Le tribunal de district de Nicosie, la capitale du pays, a en effet ordonné le 8 octobre, sur demande des autorités judiciaires françaises, le gel de 62 millions d’euros soupçonnés d’appartenir à des particuliers français et belges qui cherchaient à échapper à leurs administrations fiscales respectives. Ces fonds avaient d’abord été remis à l’officine Helin, montée par le prince banquier belge Henry de Croÿ à Ras Al-Khaïmah, puis seraient ensuite passés entre les mains d’un Russe, avant d’atterrir sur le compte de la société Union Offshore, propriété de l’Ukrainienne Anastasia Abramova. Depuis 2019, l’enquête tentaculaire des « Dubaï Papers », l’une des plus importantes ouvertes à ce jour par le PNF pour fraude fiscale, a permis d’identifier 350 clients ayant dissimulé à l’étranger plusieurs centaines de millions d’euros, dont une partie reste introuvable. Q LIVRE EVA JOLY REPEINT LES VERTS Les informés chaque mercredi avec de Jean-Rémi Baudot et Agathe Lambret, du lundi au jeudi à 20h EN BREF © CHESNOT/SIPA - LUDOVIC MARIN/AFP - ZAKARIA ABDELKAFI/AFP 12 Le Nouvel Obs nº3137 · 07/11/2024 Q LE CHIFFRE C’est le montant de la cession des actions Apple vendues par Berskhire Hathaway, le conglomérat de Warren Buffett, en 2024. « L’Oracle d’Omaha » empoche 76,5 milliards de dollars de profits cette année. Les marchés s’interrogent déjà sur ses prochains investissements… Téléphonerouge / Argent Page réalisée avec La ToussainT, période où l’on rend hommage à nos défunts, offre l’occasion de réfléchir à l’avenir de nos proches. Sans détour, il est essentiel d’anticiper sa succession pour s’assurer que ceux qui nous sont chers seront protégés et pour limiter au maximum la facture fiscale qui leur incombera. Une démarche difficile mais indispensable. Il convient d’abord de s’assurer que le conjoint survivant sera suffisamment protégé. Si ce n’est pas le cas, il esturgentdeprendredesmesures:rédiger un testament, réaliser une donationauderniervivantouopterpourun contratd’assurance-vie.L’assurance-vie est particulièrement intéressante, car elle garantit non seulement la protectionduconjoint,maispermetausside transmettreuncapitalsansfraisjusqu’à 152500 euros par bénéficiaire. Ensuite, il est crucial de penser aux enfants. Même sans être millionnaire, la note peut être salée. Prenons un exemple concret : un couple possédant une résidence principale d’une valeur de 500000 euros et un capital de 300000 euros. Au premier décès, les enfants devront payer environ 16000 euros de droits de succession. Au second, ce montant peut grimper à 50000 euros ou plus, selon l’évolution du capital. Faire ce calcul peut choquer, mais il est indispensable pour se préparer. Heureusement,dessolutionsexistent. Ladonationanticipéepermetdeprofiterdesabattementsfiscauxtoutenallégeant lachargesuccessorale.Ceux qui souhaitent préserver leur capital pour uneretraiteconfortablepeuventenvisagerladonationdémembrée.Ellepermet de transmettre la nue-propriété tout en conservant l’usufruit, garantissant un certain contrôle sur le patrimoine. Outil indispensable, l’assurance-vie permet de protéger le conjoint et d’optimiser la transmission aux enfants. Grâce à une clause bénéficiaire bien rédigée, elle offre flexibilité et efficacité fiscale, tout en maintenant la disponibilité du capital pour vos besoins. Anticiper sa succession ne tue pas, et consiste surtout à penser à ceux que l’on aime. GauthierMaes L’ŒIL DE PATRICK THIBERGE L’Espagne malgré tout Si l’Espagne peine à faire face aux conséquences des inondations de Valence, le pays tout entier n’en réalise pas moins une véritable remontada économique. Rangée parmi les nations en difficulté pendant la crise de la dette européenne, l’Espagne a frôlé la faillite. Aujourd’hui, elle étonne le monde avec une croissance attendue de 2,9 % en 2024, trois fois supérieure à la moyenne de l’Union européenne. Pendant que l’Allemagne, ex-première de la classe, lutte pour ne pas sombrer dans la récession… Cette réussite repose sur plusieurs piliers : une industrie touristique qui bat des records, des investissements étrangers en hausse, et une transition énergétique ambitieuse fondée sur l’énergie solaire. Bien que sa dette publique dépasse 100 % du PIB, notre voisin parvient à emprunter à des taux inférieurs aux nôtres. Les défis ne manquent pas. Le gouvernement espagnol doit faire face à un taux de chômage encore élevé même s’il a atteint son plus bas niveau depuis 2008. Et prouver que la croissance soutenue par la dépense publique peut se révéler durable. Mais le pays, en dépit de la catastrophe climatique, paraît sur la bonne voie. milliards de dollars Q LE CONSEIL LA SUCCESSION, UN SUJET VITAL 133 © DRAGON CLAWS/GETTY IMAGES 13 nº3137 · 07/11/2024 Le Nouvel Obs 10 CHOSES À SAVOIR SUR… 1 VICTOIRE Elue par les militants avec près de 57 % des suffrages, la très droitière Kemi Badenoch, 44 ans, devient la nouvelle patronne des Tories, après avoir tenté sans succès d’en devenir la cheffe face à Rishi Sunak en 2022. « C’est un honneur et un privilège d’avoir été élue à la tête de notre grand Parti conservateur », a-t-elle réagi sur X. 2 PREMIÈRE Née au Royaume-Uni de parents originaires du Nigeria – où elle a passé une partie de son enfance –, elle devient, outre-Manche, la première femme noire à diriger un grand parti. Le Premier ministre travailliste, Keir Starmer, a salué sur X « un moment de fierté pour notre pays ». 3 INGÉNIEURE Diplômée en ingénierie des systèmes informatiques, Kemi Badenoch a d’abord travaillé comme ingénieure tout en étudiant le droit à Birkbeck, à Londres, avant de poursuivre sa carrière dans le conseil et les services financiers. 4 ASCENSION Son ascension au sein du Parti conservateur, qu’elle rejoint dans les années 2000, a été rapide: elle est élue députée en 2017, et nommée ministre à partir de 2019, sous Boris Johnson, Liz Truss, puis au Commerce sous Rishi Sunak. 5 HACKEUSE Kemi Badenoch a avoué en 2018 avoir « piraté le site d’un député travailliste […] pour dire de belles choses sur les conservateurs ». Elle avait en fait deviné le mot de passe du site et n’avait donc pas procédé à un « véritable piratage », un délit passible de cinq ans de prison. 6 “ANTI-WOKE” Partisane du Brexit, elle a une réputation de fonceuse et de franc-parler qui séduit la base militante mais hérisse parfois dans son propre camp. Cette farouche « anti-woke », qui est tout sauf libérale sur les droits des personnes LGBTQIA+ et des minorités ethniques, prône un retour au « vrai conservatisme ». Elle a fait de la lutte contre l’immigration une de ses priorités et se dit « sceptique » sur l’objectif de neutralité carbone fixé par le Royaume-Uni. 7 RON DESANTIS Dans sa course pour la présidence du parti, Kemi Badenoch a pu compter sur le soutien de l’Américain Ron DeSantis. Le gouverneur républicain de Floride a déclaré qu’elle « porte haut le drapeau des couleurs audacieuses » du conservatisme. 8 DÉBÂCLE Elle va avoir fort à faire pour relancer des Tories très affaiblis après leur débâcle électorale historique aux législatives, l’été dernier. Après quatorze ans au pouvoir, le parti a dû rendre des comptes sur le Brexit, qui n’a pas été le succès promis, sur une politique d’austérité qui a paupérisé les services publics et sur les scandales de l’ère Boris Johnson. « Nous devons reconnaître que nous avons fait des erreurs », a-t-elle plaidé. 9 DROITISATION « Le temps est venu de dire la vérité, de défendre nos principes […], de repenser notre politique […] et de donner à notre parti et à notre pays le nouveau départ qu’ils méritent », a-t-elle déclaré devant les conservateurs, désormais pris en étau entre la formation d’extrême droite Reform UK et les centristes du LibDem. Une ligne droitière, donc. 10 UNITÉ Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur sa capacité à unifier et reconstruire un parti très divisé et sur la pertinence de ce virage à droite. Mais son prédécesseur, Rishi Sunak, a appelé les Tories à « s’unir derrière elle ». Boris Johnson a loué le « dynamisme nécessaire » qu’elle apporte au parti. « Il est temps pour les conservateurs de s’unir derrière Kemi et de mener le combat contre ce désastreux gouvernement travailliste », a également tweeté son adversaire de la primaire Robert Jenrick. KemiBadenoch La nouvelle cheffe du Parti conservateur britannique, choisie par les militants, défend un “vrai conservatisme” et une politique stricte en matière d’immigration Par Richard Godin © DAN KITWOOD/GETTY IMAGES VIA AFP 14 Le Nouvel Obs nº3137 · 07/11/2024 Agence INSIGN - Photographie : © Rémi Issaly Le Nouvel Obs nº3137 · 07/11/2024 16
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