FISHEYE n°70 - Page 5 - 70 Page 4 Édito Page 10 Les dessous de la couv Page 12 Les brèves Page 14 La tendance | À l’ère de la «promptographie» Page 20 Le marque-page | Un tarif timbré Page 22 Le dossier | Mode de conviction, se défaire des carcans Page 24 L’analyse | À rebours des stérotypes de genre Page 26 L’analyse | Quand la mode prend position Page 28 L’analyse | L’avant-garde noire contemporaine : déconstruire pour exister Page 30 L’analyse | Algorithmes sous influence | Page 34 L’interview | Marie Dewet et Lauren Leekley Page 37 La conversation | Sølve Sundsbø et Basile Pelletier Page 41 Dans l’œil de… Page 44 Le lieu | Ephemera : collections indémodables Page 46 Le portrait | Alessia Glaviano Page 48 L’expérience | La tech couture suit le fil de l’IA Page 52 Daniel Obasi, Beautiful Resistance Page 64 Samuel Edwards Page 72 Alex Dobé, Chris Rajaon et Goldie Williams Vericain Page 84 Steph Wilson, Self (WIP) Page 92 Rino Qiu, Shanghai Project Page 104 Kayla Connors Page 115 Agenda visuel Page 128 Événement | Circulation(s) : quinze ans d’émancipation Page 132 Cimaises | La RATP et Fisheye invitent à lever l’ancre Page 135 Prix | Au hasard des rencontres Page 138 Festival | Terrain de nos récits personnels et collectifs Page 140 Focus Page 142 Livres Page 146 Coups de cœur Page 150 L’insta des lecteur·ices Page 154 La chronique de Benoît Baume © S hanna W arocquier . © P ascal S gro . © T hibaut G revet . © G érard P ataa . © F lore P rébay . © A rielle B obb -W illis . © L ena S imonne . © L auren L eekley . © B asile P elletier . © S arah M oon . © M arco G laviano . © C ollection privée pour I ris van H erpen © DR. © D aniel O basi . © S amuel E dwards . © G oldie W illiams V ericain . © S teph W ilson . © R ino Q iu . © K ayla C onnors . © D eana L awson . © A rtem H umilevskyi . © J ulia G at . © É meline S auser . © R ichard P ak . © K ourntey R oy . © N astassja A bel & C hristian O tto . © J edibe N ordal . 14 22 26 28 30 34 37 41 24 12 150 104 115 128 132 135 138 140 146 48 64 72 84 92 46 52 Photo : Grégoire Eloy - Tous droits réservés. Troisième nature Grégoire Eloy Du 7 mars au 21 sept. 2025 GRATUIT Exposition photographique leschampslibres.fr 8 LES ÉQUIPES DE FISHEYE Impression : Léonce Deprez ZI «Le Moulin», 62620 Ruitz www.leonce-deprez.fr Tous droits de reproduction réservés. La reproduction, même partielle, de tout article ou image publiés dans Fisheye est interdite. Fisheye est membre de: FISHEYE FISHEYE MAGAZINE Directeur de la publication • Benoît Baume • benoit@becontents.com Directrice des rédactions • Florence Legrand • florence@fisheyemagazine.fr Rédactrice en chef • Gwénaëlle Fliti • gwen@fisheyemagazine.fr Directeur de création • Jeffrey Blunden Directrice artistique • Sora Sauvignon Designer graphique • Lisa Millot Ont collaboré à ce numéro Marie Baranger, Benoît Baume, Luis-Antoine Berne, Asma Bouzayeni, Apolline Coëffet, Ana Corderot, Maxime Delcourt, Gwénaëlle Fliti, Mehdi Mejri, Milena Ill, Agathe Kalfas, Éric Karsenty, Daniel Pascoal, Blandine Poulin, Cassandre Thomas, Lou Tsatsas, Anaïs Viand Secrétaire de rédaction • Julianne Rabajoie-Kany Directrice de la communication • Maud Fuzeau • maud@fisheyemanufacture.com Responsable de la communication digitale • Asmae Belaiche • asmae@fisheyemanufacture.com Responsable des relations presse et partenariats • Anne Laudet • anne@fisheyemanufacture.com Responsable commerciale • Victoria Fert • victoria@fisheyemanufacture.com Responsable marketing digital • Corentin Delavie • corentin@fisheyemanufacture.com Responsable diffusion • Clémence Heyries • clemence@fisheyemanufacture.com Marketing de ventes au numéro • Otto Borscha de BO Conseil Analyse Média Étude oborscha@boconseilame.fr • 0967320934 Distribution et gestion des abonnements • Christelle Flament • cflament@becontents.com Benoît Baume Président et cofondateur benoit@becontents.com Tom Benainous Directeurdudéveloppement etcofondateur tom@becontents.com Jeffrey Blunden Directeur de création jeff@fisheyemanufacture.com Maud Fuzeau Directrice de clientèle maud@fisheyemanufacture.com Téo Di Gesualdo Directeur de clientèle teo@fisheyemanufacture.com Victoria Fert Directrice de clientèle victoria@fisheyemanufacture.com Thierry Grouleaud Directeur des opérations thierry@fisheyemanufacture.com Medhi Mejri Directeur immersif, art et culture medhi@fisheyemanufacture.com Valentin Ducros Curateur immersif valentin@fisheyeimmersive.com Manufacture Production|Ingénierieculturelle|Socialmedia|Éditionsdéléguées Photo de couverture : © Léo Baranger. Fisheye est composé en Reckless Neue et en Lazzer de la fonderie Displaay (CZ) et est imprimé sur du Royal Roto Gloss 115 g de chez Sappi et du WFU paper 100 g de chez UPM. La couverture est imprimée sur du Fedrigoni Symbol Freelife 250 g. Caractères typographiques du cahier central : Cinema, Rick Mueller; Gorewild (Blackmetal Font); Aujournuit, Teo Gaudet (Collletttivo) ; Parfumerie Script, Sabrina Mariela Lopez (Typesenses); Junicode, Peter S. Baker (Open Foundry), Uniwars, Ray Larabie (Typodermic). Fisheye est édité par Be Contents SAS au capital de 100000 €. Responsable administratif & comptabilité Dominique Poncie Assistante commerciale & administrative Christelle Flament 8-10, passage Beslay, 75011 Paris Tél. : 0177152640 www.becontents.com contact@becontents.com www.fisheyemagazine.fr Dépôt légal : à parution. ISSN : 2267-8417 CPPAP : 0728K 91912 Tarifs France métropolitaine : 1 numéro : 7,50 € 1 an (6 numéros) : 40 € 2 ans (12 numéros) : 75 € Belgique : 7,90 € (1 numéro) Suisse : 11,50 CHF (1 numéro) Abonnement hors France métropolitaine : 63 € (6 numéros). Bulletin d’abonnement en page 136. Galerie Medhi Mejri Directeur des galeries medhi@fisheyemanufacture.com Tess Druot Responsable des galeries tess@fisheyemanufacture.com Éditions Éric Karsenty Responsable éditorial eric@fisheyeeditions.com Clémence Heyries Responsable diffusion et promotion clemence@fisheyemanufacture.com Immersive Maxime Delcourt Rédacteur en chef Fisheye Immersive maxime@fisheyeimmersive.com 10 Les dessous de la couv Léo Baranger instagram.com/leobaranger/ La mannequin s’appelle Marise, elle porte une combinaison à veste géométrique et un chapeau déchiré en organza. Une tenue signée par la jeune créatrice de mode Yuexuan. Sous l’objectif du photographe Léo Baranger, les vêtements et le modèle se fondent grâce à l’effet de flou et à la lumière. Le blanc du textile, qui paraît presque phosphorescent, devient hypnotique. Un reflet rouge, comme un flare, fait ressortir le visage de la mannequin et sa coiffe. L’ambiance est à la fois mystérieuse et chatoyante. «J’essaie sans cesse d’expérimenter, de découvrir de nouvelles techniques, de jouer avec le matériel et de le détourner de son utilité initiale. Il me semble que ma photo évolue perpétuellement […] Mon travail s’articule principalement autour des couleurs. Elles évoquent des émotions; je trouve cela captivant», commente l’artiste. Il trouve la mode «fascinante et puissante» et est convaincu que «le vêtement a le pouvoir de parler, d’interroger et de sublimer». Si pour lui, «la photo de mode est un terrain d’expression très vaste, très libre », il sait qu’«un·e photographe de mode n’est jamais seul·e». L’artiste compose son équipe (designer·euse, styliste, makeup artist, hair stylist, etc.) en fonction des projets à réaliser, de manière à ce que chacun·e puisse apporter sa touche. Pour ce faire, il préfère toujours collaborer avec de jeunes talents afin de pousser ensemble leur art vers le haut. Quant à son inspiration, Léo Baranger dit la puiser au sein de différentes disciplines artistiques. Ce qu’il aime dans la photographie, c’est que «tout est instantané, rapide, voire brusque. L’image saisit.» Texte : Gwénaëlle Fliti D irection A rtistique : L éo B aranger (@ leobaranger ) & C lément R ichard -B erland (@ clementrichardberland ) / S tylist : C lément R ichard -B erland / M ua | H air : M arla S igiran (@ marlasigiranmua ) & Y lenia S igona (@ yleniasigona _) / M odèles : O la P ochorecka (@ olapochorecka ) & E sther N iyirera (@ esther _ niyirera ). faites de chaque instant un chef-d’œuvre APPAREIL PHOTO INSTANTANE HYBRIDE Sert également d’imprimante pour votre smartphone. MODE GRAND ANGLE Obtenez une image plus large avec l’objectif grand angle. EFFETS MULTIPLES ET CONTRÔLE DES DEGRÉS D’INTENSITE Créez votre chef-d’œuvre avec une variété de styles d’habillage de film, d’effets de film et d’objectif. instax, à prendre et à donner. © 2025 FUJIFILM Corporation. Image simulée. Temps de développement environ 90 secondes Les brèves 12 Capée sous la coupole Le prix Virginia voit double La photographie continue à être reconnue dans les sphères institutionnelles, comme en atteste l’élection de Marie Robert au poste de correspondante de l’Académie des beaux-arts en décembre dernier. Affichant un parcours particulièrement capé, la conservatrice en chef chargée de la photographie et du cinéma au musée d’Orsay a déjà à son actif une vingtaine de commissariats – dont la fameuse exposition Qui a peur des femmes photographes? en 2015, ou encore Henri Rivière, l’homme à la caméra, en 2024. Son engagement pour le 8e e art et pour la place des femmes se manifeste également par la publication d’Une histoire mondiale des femmes photographes, ouvrage codirigé avec Luce Lebart, historienne et commissaire d’exposition. Son arrivée sous la coupole du quai Conti répond aussi à la nécessité pour l’institution de se féminiser. Une démarche entreprise par Laurent Petitgirard, secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts. À noter également, l’arrivée du photographe Jean Gaumy au poste de vice-président. Un alignement des planètes qui laisse espérer de belles réalisations à venir pour cette section créée en 2006 sous l’impulsion de Lucien Clergue, premier académicien dans ce domaine. L’année 2026, qui marquera le bicentenaire du 8e e art, sera aussi l’occasion de fêter le 20e e anniversaire de la section de photographie de l’Académie. Pour sa 7e e édition, et pour la première fois depuis sa création en 2012, le jury du prix Virginia a choisi de récompenser deux photographes : la Sud-africaine Jo Ractliffe et l’Américano-japonaise Jennifer Sakai. La qualité de leurs séries, parmi 859 dossiers reçus de 88 pays différents, a convaincu un jury de professionnelles du 8e art, conquises par la rigueur de leurs propositions soumises à deux moments de carrière sensiblement différents. En choisissant de partager ainsi le Prix Virginia, le jury met en lumière la double nécessité de reconnaître le travail de femmes photographes accomplies et d’encourager les femmes photographes émergentes. Le travail de Jo Ractliffe tourne autour de la route nationale longeant la côte atlantique, depuis Cape Town jusqu’à Namaqualand et la frontière namibienne. La terre de son enfance, ruinée par l’industrie minière, qu’elle a parcourue vingt ans après en être partie. De son côté, Jennifer Sakai traite du traumatisme générationnel résultant du déplacement de sa famille japonaise au camp de concentration de Poston, en Arizona, après la Seconde Guerre mondiale. www.prixvirginia.com Jennifer Sakai, When We Return Home. Jo Ractliffe, Lamberts Bay. Marie Robert en 2022. © C repy S ophie / musée d ’O rsay . © J o R actliffe . © J ennifer S akai . 13 Picto tendance mode Hyères dévoile ses finalistes 2025 marque les 75 ans des laboratoires Picto. Spécialistes du traitement de l’image, leurs équipes accompagnent et soutiennent les photographes depuis les débuts de l’aventure. C’est ainsi que le prix Picto de la Photographie de mode a vu le jour en 1998, avec pour objectif de mettre en lumière le regard de jeunes talents de ce milieu en perpétuelle évolution. En vingt-sept ans, plusieurs noms ont émergé, comme Louis Décamps, Sofia & Mauro, Kourtney Roy, Charlotte Abramow, Elsa & Johanna ou encore Chiron Duong, notamment. L’animatrice et styliste Daphné Bürki présidera le jury de cette nouvelle édition qui attribuera, comme l’an passé, quatre récompenses : le grand prix Picto de la Photographie de mode et les dotations le19M de la Photographie des métiers d’art, Filippo Roversi et LGA Management/ Janvier. Le dépôt des dossiers est possible jusqu’au 17 mars, et la cérémonie aura lieu en juin prochain au Palais Galliera. www.pictofoundation.fr/prix-picto-de-la-mode Le 29 janvier dernier, à l’Institut du monde arabe, à Paris, l’équipe du Festival international de mode, de photographie et d’accessoires – Hyères, qui célébrera sa 40e e édition en octobre prochain à la villa Noailles, à Hyères (Var), a révélé les finalistes de son concours récompensant les talents photo graphiques émergents. Dix artistes de six nationalités ont été sélectionné·es par un jury de professionnel·les : Mathilde Favel, Zen Lefort, Julie Joubert, Laura Pelissier et Shanna Warocquier pour la France; Yama Ndiaye (France-Sénégal) et Noémie Ninot (FrancePays-Bas); ainsi qu’Adam (Han-Chun) Lin (Taïwan), Shubham Lodha (Inde) et Gabriel Mrabi (Espagne). Iels présenteront leurs travaux lors d’une exposition collective à la villa Noailles, sous la direction artistique de Magalie Guérin accompagnée de Dylan Casasnovas. Par ailleurs, dans le cadre du prix de la photo graphie American Vintage, chacun des dix candidat·es sélectionné·es réalisera un tirage unique à partir d’une sélection de pièces de la marque. Les dix tirages seront exposés pendant toute la durée du festival. La dotation de 15000 euros (dont 5000 euros au ou à la lauréat·e) lui permettra de produire une série mode. Enfin, le ou la gagnant·e du grand prix du jury de la photographie 7L se verra accompagner par la librairie dans la réalisation d’un livre coédité par les Éditions 7L, l’Atelier EXB et la villa Noailles. Une exposition chez 7L pendant Paris Photo et à la villa Noailles lors du festival de l’année suivante sont aussi à la clé. Un sacré tremplin. www.villanoailles.com Tamibé Bourdanné (lauréat de la dotation le19M de la Photographie des métiers d’art 2024 ), Synthetic Dreams. Shanna Warocquier, I Wake Up But You’re Not There. © T amibé B ourdanné . © S hanna W arocquier . La tendance 14 «Qui a peur de l’intelligence artificielle?» C’est avec cette question que l’historien de la photographie Michel Poivert introduit l’exposition qu’il a co-curatée, AImagine, présentée au Hangar, à Bruxelles, jusqu’au 15juin. Il y a quelque temps encore, la réponse semblait évidente : tout le monde. Mais le discours tend à se transformer. «Au-delà du folklore des hypertrucages (deepfakes) auquel on réduit souvent l’image par IA, les photographes explorent ici les potentialités de la technologie dans sa capacité à imaginer le monde», déclare le chercheur. L’IA dévoile une autre facette que celle du gadget avec lequel on s’amuse. Ce qui n’intéressait guère plus qu’une poignée de galeries hier attire désormais l’attention des grandes institutions et centres d’art. Fin janvier, c’est l’effervescence au vernissage d’AImagine. Trois niveaux, 19 artistes internationaux·ales, sélectionné·es en partie par le biais d’un appel à candidatures. L’idée de cette exposition a germé un an plus tôt. La mission? «Plonger dans l’univers de l’intelligence artificielle pour explorer ses interactions avec la photographie […] Relever le défi d’un dialogue entre tradition et innovation et sonder l’avenir de l’image», énumère Delphine Dumont, directrice de ce centre d’art (voir Fisheye #66), qui a choisi pour thème la revisite des faits ou des personnages historiques sous le prisme de l’IA. «Ce cadre nous a permis d’éviter l’abstraction purement esthétique », précise-t-elle. Outre la réflexion qui découle des œuvres, celles-ci incarnent une nouvelle catégorie visuelle : la «promptographie», c’est-à-dire la création d’une image à partir d’un prompt [requête écrite soumise à l’IA générative, ndlr]. «On tient ce terme de Boris Eldagsen, l’artiste allemand qui en 2023 avait remporté le Sony World Photography Award, prix qu’il avait refusé car sa photo, The Electrician, avait été générée par IA», raconte Michel Poivert. Ce dernier explique qu’«en utilisant les données des espaces latents, À l’ère de la «promptographie» © 2023 M athieu B ernard -R eymond . Du Hangar à Bruxelles au Jeu de Paume à Paris, en passant par le musée de l’Armée, les institutions, musées et autres centres d’art s’emparent de l’intelligence artificielle, proposant des expositions qui interrogent la façon dont cette technologie nous transforme et modifie notre perception du monde. Texte : Gwénaëlle Fliti les algorithmes génératifs révèlent les contenus de notre culture visuelle […] Le temps de l’IA est celui de l’uchronie: une réécriture de l’histoire à partir du passé.» Selon lui, l’intelligence artificielle est devenue l’emblème de la crise de la vérité que nous traversons, rendant le faux et le vrai interchangeables et poussant les photographes à opter pour une troisième voie, celle de l’imaginaire, d’où le titre de l’exposition. Il ne s’agit donc pas de s’échapper de la réalité, mais de proposer différentes réécritures du monde. Un monde où les vérités enfouies comme les phénomènes invisibilisés par l’histoire officielle se révèlent. C’est là où l’IA prend tout son sens. Cette quête de profondeur, l’équipe du Hangar et Michel Poivert en ont fait Mathieu BernardReymond, Il voit tout le glacier qui a commencé à faire un mouvement avec son dos de haut en bas, dans le sens de sa longueur, comme quand le serpent rampe (La grande peur dans la montagne). 15 © P ascal S gro . © M ichael C hristopher B rown . une priorité dès l’amorce du projet d’exposition, en se posant les bonnes questions : «En quoi l’œuvre restitue-t-elle la singularité de l’IA? En quoi cet outil était-il nécessaire pour ce travail?» Machine à revisiter Résultat, l’adéquation entre les œuvres présentées au Hangar et l’usage de l’intelligence artificielle est évidente. On peut citer la série Linéaments, dans laquelle Jordan Beal a photographié au Polaroid son écran tandis que l’IA générait des images. Il ressort de ce travail troublant des paysages flous et picturaux comme autant de critiques des représentations de la Martinique issues de l’imaginaire colonial. Citons aussi le duo Brodbeck & de Barbuat, qui questionne l’histoire de la photographie et notre mémoire collective en proposant, à travers Une Histoire parallèle, une réécriture d’images iconiques. De son côté, le photojournaliste Michael Christopher Brown s’est basé sur des faits réels pour recréer la traversée de l’océan qui sépare La Havane de la Floride. Un trajet dangereux de 90 Miles, emprunté par de nombreux·ses Cubain·es. Autre décor avec New Farmer, qui use d’une esthétique proche de celle des publicités des années 1960 pour célébrer la réussite fictive de la révolution verte. Ici, Bruce Eesly, artiste visuel et jardinier basé à Berlin, interroge les conséquences de l’agriculture intensive. Il invite avec humour à porter un regard critique sur notre place dans la biosphère et les répercussions de nos actions. Pour sa part, l’artiste Isidore Hibou a eu l’ingénieuse idée de soumettre à l’IA, en guise de prompt, les légendes inscrites dans un album photo déniché aux puces mais dénué d’images. En ce qui la concerne, Claudia Jaguaribe a pris comme point de départ pour sa série Bárbaras la figure révolutionnaire brésilienne Bárbara de Alencar. L’artiste lui rend hommage ainsi qu’aux autres femmes ayant contribué à l’histoire du pays à travers une galerie de portraits. La compagnie aérienne fictive Cherry Airlines, inspirée par l’iconographie des années 1950, on la doit à Pascal Sgro. Il confronte ainsi le luxe aérien au dérèglement climatique, les idéaux du passé aux défis écologiques. Robin Lopvet propose quant à lui une reconstitution libre et anachronique – parfois poétique ou humoristique – de l’histoire de la photographie à New York. La curation se complète par les travaux de Mathieu Bernard-Reymond, Delphine Diallo, David Fathi, Nicolas Grospierre, Patricia Jacomella, Alisa Martynova, Justine Van den Driessche, Alexey Yurenev et Philippe Braquenier. Mais le clou de cette exposition reste l’installation de François Bellabas, Protomaton : une œuvre interactive qui réinvente le photomaton en permettant à chacun·e de visualiser une version IA plus ou moins transformée de soi. Autre institution qui s’est intéressée à cette technologie, là encore pour le fond plus que pour la forme : le musée de l’Armée, aux Invalides, à Paris. L’hiver dernier, l’exposition Revivez la Libération de 1944, créée par l’entreprise française Iconem et le Lab AI For Good de Microsoft, et montée grâce au soutien de la Mission Libération de l’État, a exploité une vaste collection de photos d’époque (débarquements de Normandie et de Provence, Libération de Paris) afin d’en créer des versions 3D colorisées. Quant aux témoignages intimes, ils ont été reconstitués par Pascal Sgro, Cherry Airlines, 2024. Michael Christopher Brown, image extraite de la série 90 Miles. La tendance 16 © I conem . un générateur de voix, et enrichis d’archives photographiques inédites.«On met la technologie au service de l’Histoire pour rendre l’expérience plus humaine, plus accessible», a déclaré Eneric Lopez, directeur de l’IA chez Microsoft France. Une preuve de plus que l’impact de la technologie sur la création artistique contemporaine crée l’émulation : en février dernier, à l’occasion du sommet sur l’IA, Paris a accueilli de nombreux événements «visant à renforcer l’action internationale en faveur d’une intelligence artificielle au service de l’intérêt général». C’est dans ce cadre que Fisheye a présenté Deep Diving, une installation audiovisuelle coréalisée par l’artiste digital Ruben Fro et le réalisateur Mehdi Mejri, directeur Immersif art et culture au sein de Fisheye Manufacture. S’inspirant de l’histoire et des collections de la Bibliothèque nationale de France, Deep Diving a proposé une réflexion sur le système de Transport Automatisé de Documents (TAD) de la BnF afin de questionner la transmission du savoir. En parallèle, à La Conciergerie, le parcours artistique Machina Sapiens a dressé une cartographie des enjeux de l’IA générative et de son impact sur la société à travers trois atmosphères et une vingtaine d’œuvres. Au Jeu de Paume, Le Monde selon l’IA présente, du 11 avril au 21 septembre, les projets artistiques menés par Kate Crawford & Vladan Joler, Fabien Giraud, Agnieszka Kurant, Christian Marclay, Trevor Paglen, ou encore Hito Steyerl. «L’originalité tient au fait de replacer l’IA dans une sorte de perspective archéologique, généalogique et anachronique», soutient Quentin Bajac, directeur du lieu. «Des “capsules temporelles” entraînent les visiteur·euses dans une quête des origines culturelles et scientifiques de l’IA, en l’inscrivant dans une histoire des médiums qui s’appuie sur des références provenant des 18e et 19e siècles», annonce-t-il. Question d’éthique D’après Quentin Bajac, l’engouement des institutions et des centres d’art pour l’intelligence artificielle est «absolument normal et légitime». Mais doit-on poser des limites? Pour reformuler la question initiale de Michel Poivert, faut-il encore avoir peur de l’IA? En marge du sommet de Paris sur l’intelligence artificielle, Vues de l’exposition Revivez la Libération de 1944 au musée de l’Armée l’hiver dernier.
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