TÉLÉRAMA n°3889 - Page 9 - 3889 3 LÉA CRESPI POUR TÉLÉRAMA | ©MARY ELLEN MARK, COURTESY OF THE MARY ELLEN MARK FOUNDATION/HOWARD GREENBERG GALLERY | ROBERTO FRANKENBERG POUR TÉLÉRAMA SOMMAIRE COUVERTURE George, border terrier mâle de 5 ans, photographié par Jane Thomson Ce numéro comporte: une couverture spécifique «Paris-ÎdF» pour les abonnés et les kiosques de Paris-ÎdF, et une couverture nationale. Édition régionale, Télérama +Sortir, pages spéciales, foliotée de 1 à 48, jetée pour les kiosques des dép. 75, 77, 78, 91, 92, 93, 94, 95, posée sous la 4e de couverture pour les abonnés des dép. 75, 78, 92, 93, 94. CRITIQUES 41 Le rendez-vous Les Rencontres d’Arles 44 Cinéma 51 Livres 52 Musiques 53 Enfants 54 Arts 55 Scènes TÉLÉVISION Du 27 juillet au 2 août 57 Le meilleur de la semaine télé Et toutes les diffusions des JO 64 Programmesetcommentaires Du 3 au 9 août 129 Le meilleur de la semaine télé Et toutes les diffusions des JO 136 Programmesetcommentaires RADIO & PODCASTS Du 27 juillet au 2 août 120 Le meilleur de la semaine 123 Les programmes Du 3 au 9 août 192 Le meilleur de la semaine 195 Les programmes 201 Talents 202 Mots croisés MAGAZINE 5 Premier plan Les révélations sur l’abbé Pierre 6 Ici et ailleurs SPÉCIAL JEUX OLYMPIQUES 10 Les invités L’acteur Benjamin Lavernhe et l’escrimeur Enzo Lefort 14 La course aux images… … mais ce n’est pas France Télévisions qui les captera LES ANIMAUX ET NOUS 16 Nos héros de compagnie Surexposés sur les réseaux 21 L’illustrateur Jochen Gerner Il sort un album des plus racés 22 Des cabots devant la caméra Ce sont des acteurs au poil 24 L’histoire de la domestication Petit voyage dans le temps 26 Écrits et aboiements D’inattendus succès de librairie 30 Pythons, youyous, iguanes… Ils peuvent aller se faire soigner SÉRIES D’ÉTÉ 34 Quand les œuvres se font la malle (4/4) En 1939, l’immense Radeau de la Méduse est évacué de Paris 36 La petite musique des amours contrariées (4/4) Léo Ferré, Madeleine Rabereau et leur chimpanzé, Pépée 38 Dans l’univers de Stephen King (4/4) Une œuvre beaucoup plus politique qu’il n’y paraît Du 27 juillet au 9 août 2024 41 30 10 Sur le site Les rencontres olympiques débutent vendredi 26 avec une cérémonie d’ouverture hors norme sur la Seine, qui ambitionne de réunir plus d’un milliard de téléspectateurs. À la barre, le metteur en scène Thomas Jolly a réuni autour de lui artistes et intellectuels pour un événement à haute valeur symbolique et artistique. Télérama se prend aux Jeux et va décortiquer ce spectacle d’un nouveau genre en convoquant ses experts: scénographie, musique, récit, messages… La rédaction reste aussi mobilisée tout au long des JO pour poser sur le sport un regard particulier et vous raconter les épreuves à sa façon. telerama.fr/jeux-olympiques2024/ Télérama 3889–3890 24/07/24 NUMÉRO DOUBLE «TRAINS» Télérama revient le 7 août avec son deuxième numéro double, consacré aux trains: l’écrivain ferroviphile Paul Theroux; une nuit dans le Londres-Inverness via le loch Ness; le design des rames de demain; le chemin de fer au cinéma; le mythique Capitole… Et deux semaines de télé, radio et cinéma. En kiosques le 7 août, 5,10€. Samedi 14/09 Maison de la Poésie, Paris De 11h30 à 22h Rencontres et spectacle sur reservation maisonde lapoesie.com Rencontres Radio&Podcasts Avec le festival ICI ET AILLEURS 5 PHOTOPQR/L’EST REPUBLICAIN/MAXPP Par Juliette Bénabent liques déclenchent, face aux soupçons, des enquêtes indépendantes,soutenuespardeshistoriensoudeschercheurs. L’Arche l’a fait en 2020 à propos des agissements de son fondateur Jean Vanier et des frères Philippe; la communauté desBéatitudesalancé,fin2023,unecommissionautonome pour enquêter sur des faits dans un internat des Vosges, il y a près de trente ans. L’exemplarité du discours des responsables d’Emmaüs et de la Fondation Abbé-Pierre suit cette logique.Elleréaffirme,avecunecaissederésonanceinouïe, qu’un homme peut être un agresseur quels que soient son charisme, sa bonté, son talent. Que les violences sexuelles n’ont rien à voir avec la sexualité, la séduction, la grivoiserie — ni le célibat des prêtres. Que notre admiration ne peut être aveugle. Et qu’aux victimes, avant l’enquête et le passage de la justice (quand il est possible), la société peut aussi commencer par dire: on vous croit • Une terrible surprise peut en cacher une bonne: les révélations des agressions sexuelles qu’aurait commises l’abbé Pierre, longtemps personnalité préférée des Français, ont aussi dévoilé une nouvelle étape dans l’accueil des dénonciations de violences sexuelles. Après un an d’enquête confiée à un cabinet spécialisé par Emmaüs et la Fondation Abbé-Pierre, le rapport publié le 17 juillet a causé un immense choc — et, dans l’opinion, des réactions sceptiques, voire du déni. Mais le message puissant et unanime envoyé par l’Église, le réseau EmmaüsetlaFondationaétéd’uneclartéimmédiate:victimes, on vous croit. Ce n’est pas un hasard. Depuis le gigantesque travail de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église entre 2019 et 2021, des communautés cathoPREMIER PLAN LE CHOIX DE DIRE Christophe Robert, directeur général de la Fondation Abbé-Pierre, sur le plateau de France 2, le 17 juillet. Télérama 3889–3890 24/07/24 ICI ET AILLEURS 6 À un mois de la reprise du championnat, il était plus que temps. Le 14 juillet, le conseil d’administration de la Ligue defootballprofessionnelaenfintrouvé un accord avec la plateforme britannique DAZN et la chaîne qatarienne beIN Sports, qui seront donc les diffuseurs des matchs de Ligue 1 (au moins pour les deux prochaines saisons). Le foot français espérait un milliard d’euros pour ces droits TV, il devra se contenter de 500 millions, sans oublier les droits à l’international. Mais il faudra aussi déduire la quote-part du fonds d’investissement luxembourFOOT À LA TÉLÉ, LES GAGNANTS ET LES PERDANTS Absalon Absalon, de Faulkner, mise en scène de Séverine Chavrier. L’un des chocs de cette édition 2024. Télérama 3889–3890 24/07/24 AVIGNON S’EN SORT AVEC LES HONNEURS Juste avant que s’achève la 78e édition du festival d’Avignon — et sa deuxième en tant que directeur —, l’auteur-metteur en scène portugais Tiago Rodrigues affichait une mine réjouie. Content d’une fréquentation dont il avait redouté la forte baisse, avec un festival débutantavantlesvacances—le29juin— pour cause de JO. Avec l’annonce, aussi, d’une dissolution de l’Assemblée nationale qui a, quelques jours, fortement impacté les ventes des 121 500 billets proposés cet été. La première semaine, le taux de remplissage des spectacles (au nombre de 35, dont 29 créations, soit 5% de plus qu’en 2023) aura été de 92%, et de 97% la deuxième, contre 96% en 2023 — les chiffres de la troisième semaine n’étaient pas connus à l’heure du bouclage. Heureux, Tiago Rodrigues l’est encore en tant qu’artiste-citoyen responsable de la plus grande manifestation théâtrale hexagonale, où avec Angélica Liddell et Séverine Chavrier, on aura vécu cet été au moins deux grands chocs artistiques. «La lucidité démocratique des Français a permis d’éviter le pire au moment des élections législatives.» Il avait lui-même pris sa part en organisant dans la Cour d’honneur du palais des Papes une belle nuit de rassemblement pour la sauvegarde de notre démocratie. Mais il redoute quand même les coupes budgétaires pour 2025, conscient de toujours devoir se battre pour la pérennité de ce service public culturel français. « Vous devez arrêter l’autoflagellation, et cesser de répéter qu’en France artistes et politiques n’ont pas fait assez pour éviter la montée de l’extrême droite. En quatre-vingts ans d’une politique culturelle exemplaire, vous avez fait! Et pouvezenêtrefier.Mêmes’ilfautfairemieux encore.» — Fabienne Pascaud geois CVC Capital. Au-delà des enjeux budgétairespourlesclubs,quidevront composer avec une manne moins importante que par le passé, reste la question de ce que devra payer le téléspectateur pour voir jouer son équipe favorite. D’abord parce que les détails de la répartition entre DAZN et beIN ne sont pas encore connus (la première pourrait diffuser huit rencontres sur neuf, la deuxième ayant le choix de la meilleure affiche). Ensuite, DAZN, une plateforme déjà présente dans plusieurs championnats européens (dont l’Italie, où ils viennent d’annoncer qu’ils licenciaient un bon tiers de leurs journalistes), n’a pas encore fixé son tarif d’abonnement. Les médias spécialisés évoquent une fourchette de 30 à 40 euros par mois. L’abonnement de beINSportscoûtant15euros,ilfaudrait donc débourser autour de 50 euros pour ne rien rater du foot français. C’est cher. Trop cher? Dans un post sur le réseau LinkedIn, Joseph Oughourlian, président du RC Lens, se disait « inquiet pour l’état financier du foot français». «Cette tarification ouvre clairement la voie du piratage», ajoute-t-il. — Thomas Bécard ScénarioinéditpourFannyHerrero.Àl’originedesséries Dixpourcent etDrôle,l’autrice aétéchoisieparl’organisation desJeuxdeParispourplancher,avecl’historienPatrick Boucheron,laromancièreLeïlaSlimanietlemetteurenscène DamienGabriac,surl’écrituredelacérémonied’ouverture. QuevientfaireunescénaristeauxjeuxOlympiques? Une cérémonie, ce n’est pas un scénario, mais c’est un récit d’invention, dans lequel il faut entremêler des registres différents, veiller à la dramaturgie. Il s’agissait de réfléchir au sens profond de l’histoire que ces Jeux de Paris racontent. Comment représenter cette France qui accueille le monde entier, et ce monde entier qui converge vers la France? En essayant d’aller au-delà des clichés, quels symboles mettre en scène, quelles images projeter pour fonder un récit rassembleur et joyeux? Tels sont les questionnements qui nous ont guidés. Commentavez-voustravaillé? Mes coauteurs et moi nous sommes retrouvés régulièrement, de septembre 2022 à l’été 2023. J’ai retrouvé ce sentiment d’électrisation que produit l’intelligence collective —et que j’aime tant dans les ateliers d’écriture. Assez vite, nous avons pris un bateau ensemble pour parcourir la Seine, puisque la cérémonie débutera au pont d’Austerlitz et s’achèvera au pied de la tour Eiffel. Nous avons relevé quels monuments, quelles places jalonnaient le tracé pour pouvoir imaginer les douze tableaux qui composent la déambulation. Avez-vousprispartàcegrandrécitnationalparengagement? Quand Thomas Jolly est venu nous chercher, nous ignorions évidemment tout du contexte politique qui allait advenir un an plus tard. Cette cérémonie, nous l’avons conçue en ayant à cœur de montrer la France dans sa diversité et dans ses traditions, de ne pas être centrés uniquement sur Paris et de convoquer des références de culture populaire promptes à toucher les gens, où qu’ils soient. Me mettre au service d’un projet si grand, qui véhicule une portée citoyenne immense pour la nation, m’a fait me sentir très connectée à mon pays, alors que je ne suis pas du tout chauvine et encore moins patriote. Propos recueillis par Émilie Gavoille INTERVIEW MINUTE UNE FÊTE SANS CLICHÉS 7 CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE | JÉRÔME PRÉBOIS/CHAPTER2/PATHÉ FILMS/M6 | FLORIAN HULLEU/PARIS 2024 MONTE-CRISTO CARTONNE AUSSI EN LIBRAIRIE Le comte de Monte-Cristo a plus d’un tour dans son sac. Héros vengeur, il stimule, sous les traits de Pierre Niney, la fréquentation des cinémas, et dope, en librairies, les ventes de l’œuvre d’Alexandre Dumas. Depuis la sortie en salles du Comte de Monte-Cristo, le 28 juin, les spectateurs enthousiasmés redécouvrent en effet ce monument de la littérature française. «J’anticipe une multiplication des ventes par dix sur la période d’exploitation du film », affirme Blanche Cerquiglini, éditrice et responsable de Folio classique, qui propose l’édition « officielle» avec l’affiche en couverture. Dumas, un auteur classique décidément bankable: l’adaptation des Trois Mousquetaires l’an dernier avait déjà démultiplié les ventes de l’auteur. «Le cinéma joue un rôle essentiel pour le grand public, surtout pour les lecteurs qui n’ont pas l’habitude de lire de la littérature classique, notamment les jeunes, souligne Blanche Cerquiglini. Ces grands films populaires nous offrent une porte d’entrée vers les chefs-d’œuvre de la littérature, en nous rappelant que les livres de Dumas sont aussi de grands Présent sur les affiches, le visage de Pierre Niney figure désormais sur les rééditions du roman chez Folio classique. Télérama 3889–3890 24/07/24 romans populaires ! » Mais le phénomène n’a rien de nouveau, rappelle le Syndicat national de l’édition: «Chaquefoisqu’uneœuvrelittéraireestadaptée au cinéma, les ventes en librairies sont relancées. Il y a une véritable connivence entre le cinéma et la littérature.» Dans une étude de juin 2023, le Centre national du livre (CNL) soulignait l’appétence toute française pour les adaptations: dans l’Hexagone, une œuvre audiovisuelle sur cinq est adaptéed’unlivre.Etsilepublicapprécieles histoires américaines, de Dune à Game of Thrones en passant par The Handmaid’s Tale, les livres francophones concentrent 61% de ces juteuses adaptations, avec une place de choix pour les romans contemporains ou policiers, ainsi que les œuvres jeunesse. Souvent passés dans le domaine public, les classiques de la littérature constituent également des choix privilégiés: fortes du succès de la série Lupin, sur Netflix, en 2021, les éditions du Livre de Poche se félicitaient d’avoir écoulé en quinze jours l’équivalent des ventes annuelles des aventures du gentleman cambrioleur. — Caroline Pernes 8 Donald Trump quelques secondes après les tirs dont il a réchappé, le 13 juillet à Butler (Pennsylvanie). La photographie a aussitôt fait le tour du monde. Unhommeblessé,prisencontre-plongée,combatifsous labannièreétoilée:prisle13juilletparlephotojournalisteEvan Vucci,ceclichédeDonaldTrumpquivientd’échapperàune tentatived’assassinatadéjàvaleurdesymbole.Toutenétant discutable,commel’expliquel’historienAndréGunthert. DÉCRYPTAGE «Ilyaparfoisdesmomentssifortsquej’ai peur de les tuer en faisant une photo», disait le photographe Willy Ronis. Le photojournalisteaméricain EvanVucci n’apastrembléàButler(Pennsylvanie) le 13 juillet, quand il a brandi son appa reil pour immortaliser Donald Trump, rage et sang aux lèvres, poing levé, après la tentative d’assassinat contre lui. L’image est désormais brandie par le clan trumpiste comme le symbole quasi christique d’un homme politique ne se laissant pas abattre, littéralement. Analyse des captations symboliques, et parfois historiques, par l’historien des cultures visuelles André Gunthert, maî tre de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). saisir du drapeau et entraîner son ar mée à franchir le pont. La réalité de l’événement est tout autre: le mouve ment de Bonaparte est un échec, il est obligé de reculer, et ce sont les Autri chiens qui triomphent à ce stade de la bataille. Tout cela a été effacé dans la mémoire collective grâce au tableau, une commande de Bonaparte lui même, qui évoque un succès militaire et politique. Ce tableau de propagande joue un rôle absolument fondamental dans la carrière du futur empereur: il est diffusé sous forme gravée — l’équiva lent d’une publication sur Internet au jourd’hui — et il entre dans la légende de Napoléon. De là naît l’association, ensuite récurrente, du personnage po litique avec un drapeau, objet qui lui donne un sens historique. Commentliercetableaude Bonaparteàlaphotographiede DonaldTrumppriseparEvanVucci? L’image peinte par Gros est tout à fait fausse. Il se passe à peu près la même chose avec la photo d’Evan Vucci: une réduction du cadrage sur le person nage politique central, photographié en contreplongée, qui permet de com poser l’image dans un triangle dont Do naldTrumpdevientlesommet,avecle Pourquoia-t-onimmédiatement qualifiécettephotod’historique? Parce qu’il y a un drapeau dessus! Pen sez à La Liberté guidant le peuple, d’Eu gène Delacroix (1830), et à Bonaparte au pont d’Arcole, d’AntoineJean Gros (1796)… La présence symbolique d’un drapeau est une tradition de la pein ture depuis le début du xixe siècle, quand elle devient un outil politique, au sens moderne de propagande. Le tableau de Gros est un des premiers exemples de cette figuration, issue d’une situation militaire très particu lière. En novembre 1796, la bataille du pont d’Arcole oppose les troupes de Bonaparte à l’armée autrichienne. Le tableau montre le futur empereur se «AVEC CETTE IMAGE, ON A QUITTÉ LE TERRAIN DU RÉEL» Télérama 3889–3890 24/07/24 ICI ET AILLEURS 9 EVAN VUCCI/AP/SIPA | ANNA MONEYMAKER/GETTY IMAGES NORTH AMERICA Une autre vision de l’événement sur cette photographie d’Anna Moneymaker: «Elle montre cette fois Trump comme une victime.» poing levé. Dans une interview au Guardian, Vucci dit avoir «composé» son image, et le mot est important: sa composition consiste ici à se mettre aubonendroit,justeavantquel’image se produise, pour pouvoir anticiper le cadrage — il explique d’ailleurs avoir imaginé le chemin qu’allaient suivre Trump et ses agents de sécurité. Sur le plan photojournalistique, c’est une prouesse de composition, il a fallu être extrêmement rapide dans un moment d’émotion. Si Trump fait incontestablement preuve de courage et de sangfroid en réagissant de cette manière alors qu’il vient d’être victime d’un attentat, on peut en dire à peu près autant du photographe. La contre-plongéecréel’image,etlesvidéosnedisent pas du tout la même chose de la scène. Quelledifférenceya-t-ilentre laphotoetlesimagesvidéo? La vidéo décrit mieux l’événement, on voit ce qu’il y a avant et après l’instant de la photo, et surtout on perçoit le public. C’est bien parce qu’il n’a pas oublié le public que Trump a ce réflexe, presque de rage, de se redresser et de s’adresser à ses partisans. L’absence du public sur l’image de Vucci est discutable et ne traduit pas tout à fait la réalité du moment, où ce qui se passait de très fort était justement la relation de Trump avec son audience. Cadrer, comme l’a fait Vucci, c’est écarter un certain nombre d’éléments et cela peut changer totalement le sens de l’image. C’estaussienretenir:danssoncadrage, Vucciattrapeledrapeauaméricain,qui est pourtant très haut et hors-champ dans les vidéos. Le photographe utilise le mot juste, il a «composé» sa photo, il a fait un travail narratif, comme le ferait un journaliste avec du texte, un peintre ou un caricaturiste dans un dessin de presse. Depuis le xixe, on fait de la photo un document, une retransmission du réel qui est forcément un extrait de la réalité. Là, on a une image extraordinaire, non parce qu’elle est une allégorie historique mais parce qu’elle en donne une signification symbolique: cette photo est une transformation qui n’a rien à voir avec la réalité. Mêmesilaréalité,unattentatcontre unancienprésidentencampagne, estdéjàintéressanteenelle-même… Cet événement, indépendamment de laphoto,poseunequestion:Trumpestil victime ou vainqueur? Ce geste seul, poing levé, lui donne le statut de vainqueur, assurément. Après, que va-t-il rester? On est obligé de faire, comme pour Napoléon et son tableau, une projection et une lecture fictionnelle: Trump va-t-il gagner la présidentielle grâce à cette image? On ne peut pas le savoir, même si la photo parvient, en elle-même, à produire le symboledela future victoire de Trump. Mais l’interprétation de l’image n’est pas documentaire, on a quitté le terrain du réel. D’autresphotosontétéprises decetévénement,notammentune (signéeAnnaMoneymakerpour l’AFP)avecuncadragetrèsresserré, deTrumpàterre,entrelesjambes desesofficiersdesécurité,avec unetraînéedesangsurlajoue.Elle necirculepasautant.Pourquoi? Cette photo est aussi une construction narrative, mais cette fois, elle montre Trump comme une victime. Elle va assez logiquement circuler chez les proBiden, comme d’autres images moins flatteuses, tel ce mème qui m’a beaucoup amusé: le montage de l’Autoportrait à l’oreille bandée, de Vincent Van Gogh (1889), avec le visage de Trump. Cela donne une tout autre image, celle d’un Trump blessé, sérieusement amoché et victime. La lecture et la diffusion de l’image de Vucci sont donc évidemment politiques, le public trumpiste en fait une image extraordinaire. Elleestextraordinairepour lecamptrumpiste,maisest-elle véritablementhistorique? Pour moi, elle ne l’est pas, ou pas encore. Nous sommes trois jours après l’événement, il faut attendre quelques semaines,ouquelquesannées,pourle dire. Des images symboliques, à valeur historique, produites par le photojournalisme, il y en a à la pelle, et on les oublie aussi vite qu’elles sont publiées. On ne peut pas ignorer ce travail de surinterprétation, dans le contexte de la campagne électorale, mais je fais assez volontiers l’hypothèse que cette photo sera bientôt rangée dans les tiroirs, d’autres seront venues la remplacer. Mêmesielleestdéjàreproduite surdesT-shirts,desmugsetautres produitsdérivés? Cette image est vraiment importante pour les partisans de Trump. S’il remporte l’élection, alors peut-être aurat-elle vocation à rester, au même titre que le tableau du pont d’Arcole. Mais déjà,reluedansuncontextetrumpiste, elle n’est rien d’autre que de la propagande. Vucci n’en est pas responsable, il est celui qui fait la photo, il ne décide pas des lectures, des interprétations et des reprises qui en sont faites, cela relève de la réception. Là est peut-être la différence avec l’époque napoléonienne : aujourd’hui, nous sommes devenus les acteurs de l’écriture de la légende des images. Propos recueillis par Julia Vergely Télérama 3889–3890 24/07/24 10 L’un se donne sur les planches, l’autre sur les pistes d’escrime. Un comédien et un sportif échangent sur l’engagement du corps et du mental, la gestion des émotions, le trac, le dépassement de soi… BENJAMINLAVERNHE ETENZOLEFORT Par Michel Bezbakh Photo Roberto Frankenberg pour Télérama Enzo Lefort, adaptez-vous votre jeu à l’adversaire? EnzoLefortC’est une obligation. Peu importe notre registre technique, si nous effectuons une action au mauvais moment, elle ne sera pas efficace. C’est ce que j’aime dans ce sport. On peut faire cent fois la même chose, l’adversaire aura toujours une réaction un peu différente, donc le geste doit également être un peu différent. L’escrime n’est pas un sport qui exige une perfection d’exécution, comme la natation et l’athlétisme; elle est plus ludique. Vos deux disciplines nécessitent beaucoup de répétitions et en même temps une marge de manœuvre pour s’adapter aux circonstances… E.L Il faut un cadre pour avoir des repères. Benjamin, si tu maîtrises ton texte, ton placement sur scène, j’imagine que ça te donne confiance pour improviser selon le moment? B.L.Ça me permet surtout d’être dans l’instant et non dans la mémoire. Il y a bien sûr une mise en scène, un sens. Mais quand une petite musique commence à s’installer avec mes partenaires, l’enjeu est de la casser. On y parvient lorsqu’on setrouveenpleinepossessiondesontexteetdesesmoyens physiques. Alors l’instant se dilate, on est 100% présent, les rapports deviennent ludiques, on guette les réactions des autres, on peut se surprendre, jouer avec eux. E.L. C’est ce qui permet d’enchaîner les matchs en prenant toujours autant de plaisir. En finale des Mondiaux 2022, alorsquenoussommessurlepointdedisputerlarencontre décisive qui va désigner le champion du monde, je sens que monadversairevafairequelquechosed’inédit.Jetenteune parade-riposte en réponse, un enchaînement que je ne fais jamais. Et je gagne. Personne ne s’y attendait, mon entraîneur n’en revenait pas! La cafétéria de la Comédie-Française est un espace lumineux. De là, derrière les fenêtres, on aperçoit la cour d’honneur du Palais-Royal et les colonnes de Buren. Mais quand le mètre quatre-vingt-dix d’Enzo Lefort fait son apparition, la lumière se déplace. On comprend immédiatement pourquoi le fleurettiste, médaillé d’or par équipes aux jeux Olympiques de Tokyo de 2020 et triple champion du monde, défile pour Louis Vuitton, sous la houlette du musicien Pharrell Williams, son directeur créatif. « Je ne te voyais pas si grand!», lance Benjamin Lavernhe, sociétaire du Français depuis 2019, fervent amateur de sport et cocréateur d’un spectacle sur le commentaire sportif à retrouver sur le site du théâtre. Quelles passerelles entre l’art et le sport, la comédie et l’escrime, les planches et la piste? À les voir se mettre immédiatement à discuter, il a tout de suite été clair qu’il y en avait plus d’une. Benjamin Lavernhe, pourquoi a-t-on longtemps pratiqué l’escrime au Conservatoire national supérieur d’art dramatique? BenjaminLavernheD’abord parce qu’il y a des duels dans un certain nombre de pièces classiques, chez Musset ou chez Shakespeare, par exemple, lors du combat final d’Hamlet. Cela peut expliquer que cette discipline ait longtemps été un pilier de l’enseignement, notamment lorsque j’y suis passé — mon maître d’armes était François Rostain, comédien et chorégraphe de combat. Mais plus globalement l’escrime vous connecte à un adversaire, or sur scène il faut être branché aux autres comédiens. On ne jouera jamais de la même façon en fonction des personnes qui nous entourent. Une grande vigilance, une disponibilité et une capacité d’adaptation sont nécessaires. ☞ Télérama 3889–3890 24/07/24 LES INVITÉS Enzo Lefort 1991 Naissance à Cayenne. 2016 Médaille d’argent au fleuret par équipes aux JO de Rio. 2019 Premier titre de champion du monde individuel de fleuret. 2021 Médaille d’or au fleuret par équipes aux JO de Tokyo. BenjaminLavernhe 1984 Naissance à Poitiers. 2012 Entre à la ComédieFrançaise. Depuis 2017 Les Fourberies de Scapin, mis en scène par Denis Podalydès. 2020 Antoinette dans les Cévennes, de Caroline Vignal. 12 troisième et dernier tour, le jury est composé de seize personnes plongées dans l’ombre. Le candidat a alors l’impression de jouer sa vie en trois minutes. Et parfois, il faut les faire rire, se rendre disponible à l’instant. C’est un rendezvous qui se rapproche d’une grande compétition de sport car ce concours, il faut le gagner. Être choisi. C’est très mental. On démarre en se disant: «Pense à ce que tu dis, sois présent, ne sors pas de ton corps…» On repense à toute son année de travail au ralenti. Je l’ai passé trois fois. En sport, faut-il avoir une grande conscience du moment ou plutôt être détaché? E.L. Il existe un phénomène sportif qu’on appelle la zone, ou le flow. Tout vous réussit, tout fonctionne, votre corps bouge mécaniquement, et on s’observe de l’extérieur. J’ai vécu ça à Tokyo, contre la Russie en finale olympique par équipes, et je savais que mon adversaire ne pouvait pas me toucher. J’ai pratiqué la meilleure escrime de toute ma vie. Ces moments de grâce, où on plane, où tout est en harmonie, n’arrivent qu’une ou deux fois dans une carrière. B.L. Cette sensation arrive aussi en tant qu’acteur, au cinéma notamment. Il y a des moments où tout s’aligne, et on se dit «il faut absolument que je surfe là-dessus». Les émotions arrivent, et alors on peut casser la petite musique du texte. Ils sont d’autant plus précieux qu’il est très difficile d’accéder aux émotions sur un plateau de cinéma. Enzo Lefort, vous exprimez beaucoup vos émotions sur la piste, mais y a-t-il une part de bluff, de comédie? E.L. Le langage corporel est très important. On n’a pas le droit de crier en direction de l’adversaire, je le fais donc beaucoup en me retournant, ça permet de rappeler que je suis présent. Mais il faut constamment adapter son attitude face à l’adversaire. Certains fleurettistes se nourrissent du conflit. Avec ceux-là, je crie moins. Globalement, on peut exprimer ses émotions, mais il faut faire attention à ne pas se laisser déborder par elles, à ne pas verser dans l’excès. On reste sur un fil. B.L.Dans Les Fourberies de Scapin, par exemple, on hurle, on pleure, avec l’impression que c’est vital. Ces momentslà, je les rapproche de ceux où un sportif va chercher, on ne sait où, l’insondable énergie pour gagner. Vous devez également vous adapter au public, ou vous appuyer sur lui… B.L.Une répétition n’a rien à voir avec une représentation en public. Le dimanche soir à la Comédie-Française, nous sommesfaceàdesconnaisseursquiaimenténormémentle théâtre. On y perçoit une formidable qualité d’écoute. Or un bon public donne souvent une bonne représentation. D’ailleurs, les réactions nous en apprennent sur ce que l’on joue. Dans l’une des pièces où j’ai pris le plus de plaisir — Un chapeau de paille d’Italie, d’Eugène Labiche —, il arrive que les gens rient à des moments inattendus: ce sont eux qui nous expliquent le texte, et nous font entendre des choses que nous n’avions pas perçues. En sport, le public a-t-il un rôle encore plus déterminant? E.L. L’escrime est un cas particulier, parce qu’il s’agit d’un sport de niche où, même en Coupe du monde, il n’y a quasiment pas de public. Mais à Paris on peut compter entre trois mille et cinq mille personnes dans les tribunes. Des amateurs qui savent où ils sont, respectent le silence pendant l’assaut, n’ont pas besoin de l’arbitre pour savoir qui a marqué le point, scandent nos noms. C’est un appui, mais je ne suis pas perturbé par l’inverse. L’hostilité du public italien, par exemple, me fait marrer. Avec ces JO, vous allez vivre les deux journées capitales, les 28 et 29 juillet, sous la nef du Grand Palais. Pensez-vous réussir à dormir la veille? E.L.Je suis toujours terriblement stressé avant mon premier combat. En escrime, la compétition s’étale du matin au soir sur une seule journée. Avant le premier tour, j’entre dans une zone de grande incertitude, je ne sais pas comment je vais me sentir. Donc en général je dors mal. Réveillé à 5 heures du matin, j’ai envie de vomir, je n’arrive à rien avaler, j’ai les jambes en coton… Mais c’est ce qui me permet de me transcender. Quand j’entre sur piste, je suis une boule d’adrénaline grâce à ce stress. Ça m’aide à être plus rapide, à aller plus loin. Les deux ou trois championnats de France où je n’étais pas stressé, j’ai été mauvais. Ce stress s’apparente-t-il au trac du comédien? B.L. Le trac est également capital. Ne pas l’avoir implique qu’il n’y a pas d’enjeu. Le sommeil et le travail préalable aident énormément à s’en accommoder. Au théâtre, la première représentation occasionne un trac particulier, surtout quand on a la responsabilité d’ouvrir le Phèdre de Racine par exemple, sur la scène de la salle Richelieu, devant un public averti qui a déjà vu la pièce de nombreuses fois et attend cette nouvelle mise en scène. C’est vertigineux, les jambes tremblent. Ensuite il y a les concours. Le casting d’un film, par exemple. Une caméra vous filme, vous êtes dans l’ultra-conscience du moment: c’est très dur de penser à ce que vous dites. On songe surtout à sa propre condition d’acteur, passant une audition, et potentiellement en train de rater le rôle de sa vie… Autre exemple: le concours du Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Au LES INVITÉS «Globalement, en escrime, on peut exprimer ses émotions, mais il faut faire attention à ne pas se laisser déborder par elles. On reste sur un fil.»Enzo Lefort Page précédente: le comédien Benjamin Lavernhe et l’escrimeur Enzo Lefort dans le foyer de la ComédieFrançaise, le 25 juin. Télérama 3889–3890 24/07/24
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