TÉLÉRAMA n°3887 - Page 3 - 3887 3 Télérama 3887 10/07/24 ☞ La violence est au cœur de sa réflexion. Avec la montée en puissance du nationalisme, elle s’est banalisée dans les esprits, souligne le philosophe. Il analyse la crise politique que nous traversons. L’INVITÉ À LIRE Sept Leçons sur la violence, éd. Odile Jacob, 224 p., 21,90€. Propos recueillis par Juliette Cerf Photo Jean-François Robert pour Télérama Marc Crépon Comment analysez-vous la situation politique? Ce qui a longtemps semblé inconcevable, cette arrivée du Rassemblement national au seuil, si près, si proche, du pouvoir, est devenu crédible. L’inconcevable ne nous a pourtant pas pris par surprise; nous le voyions venir depuis longtemps, mais nous n’y croyions pas. Nourris de nombreux héritages, ceux des crimes du fascisme et du nazisme, de la honte de l’Occupation et de la collaboration, des sacrifices héroïques de la Résistance, nous nous persuadions encore qu’une telle régression, une telle capitulation de la raison devant les passions négatives, tels la haine, la vengeance, le ressentiment, que cette formation politique nationaliste, identitaire et xénophobe manipule, étaient inimaginables. Parce que ma réflexion de philosophe porte sur la violence, j’ai toujours eu, pour ma part, la hantise de ce retour-là. Sans savoir encore ce que traverserait notre pays, j’ai même intitulé mon prochain séminaire, qui commencera en septembre 2024 à l’ENS, «L’épreuve du nationalisme». J’y citeraiLéonBlum,figurephareduFrontpopulaire,quirappelle que la quête du pouvoir est, pour le nationalisme, toujours animée par deux sentiments, un «besoin de revanche et un désir de vengeance». Ou encore Anatole France, autre grand dreyfusard: «Quand donc mon pays sera-t-il délivré de l’ignoranceetdelahaine?»L’«épreuve»quenoustraversons,c’est le retour en arrière, la spectralité: le fait que cette menace de mise au pas de la société, malgré les pires catastrophes du xxe siècle, revienne toujours. Rien ne passe. Dis-moi qui tu hais, je te dirai qui tu es… Spécialiste de philosophie politique et morale, Marc Crépon questionne, depuissonpremierlivre,LesGéographies del’esprit, paru en 1996, jusqu’aux Sept Leçons sur la violence, sorti il y a quelques semaines, les effets de la violence sur les peuples et les individus, les mécanismesdepeuretdehainequis’enracinent,parfoisjusqu’au point de bascule fatal, dans les corps et les esprits. Déployant le concept central de «consentement meurtrier», le penseur n’a jamais cessé d’être attentif aux digues qui risquent toujours de sauter, tant la violence a la particularité de rompre toutes les relations de confiance nécessaires à la vie en commun, qu’elle soit familiale ou politique, pour les changer en défiance, en peur, en ressentiment. Le travail engagé de Marc Crépon, tourné vers l’Europe et les totalitarismes du xxe siècle, a fait de lui le contemporain capital de toute une série d’événements majeurs souvent conflictuels: le génocide rwandais, la guerre dans les Balkans, le 11 Septembre, les attentats de 2015, les crises migratoires, les Gilets jaunes, la pandémie, #MeToo, l’invasion de l’Ukraine parlaRussie…Jusqu’auséismepolitiquequivientd’agiterla France, qui a soudain fait chavirer la fracture sociale jusqu’au spectre de la guerre civile. 4 Télérama 3887 10/07/24 L’INVITÉ LE PHILOSOPHE MARC CRÉPON leur moyen d’y remédier que de la corriger. Comment? En rétablissant de force l’homogénéité d’une origine et d’un héritage contre l’hétérogénéité des appartenances. En institutionnalisant,souslaformed’unepréférence,nonseulement cette rupture d’égalité qui oppose ceux qu’elle inclut et ceux qu’elle exclut, mais en légitimant, par l’exemple, les sentiments négatifs, les façons outrancières de dire et brutales de faire qui s’en trouvent par là même libérées. Quel regard portez-vous sur le récent défoulement de cette violence? La montée du RN contrée par le front républicain lors du deuxièmetourdeslégislativesafaitfranchiràlaviolenceune nouvelle étape; des digues ont sauté. Elle s’exprime haut et fort,àtraversdesagressionsetdesinsultesracistesproférées dans la rue à visage découvert, ou émane d’anonymes visant et menaçant chez eux des personnalités publiques comme le journaliste de France 5 Karim Rissouli, qui a diffusé sur les réseaux sociaux l’ignoble lettre raciste reçue à son domicile. La violence est aussi, à un autre niveau, le fait de figures politiques, dont le langage s’est, ces dernières semaines, durci: ainsi, le ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, a-t-il pu évoquer les «cloportes pullulant dans les parquetsdespalaisdelaRépublique», animalisant de la façon la plus véhémente les conseillers du président. Lequel a luimême agité le spectre d’une «guerre civile», après avoir annoncéladissolution,qu’ilaencore,plusquejamaisenfermé dans la verticalité de son pouvoir et de son orgueil, comparée à une «grenade dégoupillée». Le ton est martial et le climat, belliqueux, car les Français, marqués par le contexte international des guerres opposant l’Ukraine à la Russie et le Hamas à Israël, se sont habitués au «Noussommesenguerre», martelé en 2020 par Emmanuel Macron lors de la pandémie. Est-ce à dire que, de conflit entre adversaires, le champ politique serait devenu une guerre entre ennemis? Je ne me souviens en tout cas pas d’avoir à ce point vu l’adversaire politique désigné en ennemi. La violence politique procède toujours à l’articulation de deux cultures : une culture de la peur et une culture de l’ennemi. Lesquelles, conjointement, conduisent à produire des cibles. Que le sociologue polonais Zygmunt Bauman (1925-2017) nommait les «cibles de substitution», ces groupes visés par les formations qui arrivent au pouvoir et se rendent compte qu’elles Un nombre très élevé d’électeurs ne perçoivent pourtant plus du tout ce parti comme une menace pour leur vie ou leur liberté… Pourquoi? Au contraire, en effet, toute une partie de la population démunie, vulnérable, frustrée, malheureuse, vivant notamment dans les territoires ruraux lourdement frappés par le chômage et la précarité, a fait confiance au RN en votant largement pour lui aux européennes et au premier tour des législatives.Uneproportioncroissantedenosconcitoyensne se sentent plus ni représentés ni protégés par les gouvernements en place. Ils ont le sentiment d’une inégalité de traitement, et le succès du RN tient au fait qu’il leur a donné l’illusion de pouvoir rétablir cette égalité défaillante. Mais ce qui est terrible, c’est que cette promesse se ferait au détriment de ceux qui ne seront pas inclus dans cette égalité. L’idéologiedelapréférenceouprioriténationalen’estdonc rien d’autre qu’un transfert de promesse d’égalité : des étrangers auxquels on aurait prétendument donné trop de droits vers les «vrais» Français, censés en récupérer. Ce qui caractérise le projet nationaliste partout où il est arrivé au pouvoir, ce n’est pas seulement une atteinte aux libertés et aux droits fondamentaux, c’est aussi et surtout une rupture de l’égalité, c’est-à-dire le danger que ces droits et ces libertés ne soient plus les mêmes pour tous. Rupture de l’égalité et donc de la démocratie? Oui, car le privilège de la démocratie par rapport à tous les autres régimes, c’est justement de garantir la pluralité, dont le socle n’est rien d’autre que l’égalité. Il résulte très concrètement du nationalisme que «les uns et les autres» (la conjonction de coordination «et» s’avérant là essentielle), selon l’identité qu’on leur prête et dans laquelle on les enferme, ne sont plus traités de la même façon. Ils sont d’une part inégalement secourus, soutenus par les institutions (dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la culture, de l’économie), protégés par la justice, et d’autre part différemmentciblés,exposésauxappareilsrépressifsetaveceux à la brutalité d’une stigmatisation, à ses brimades, à ses poursuites, à sa violence. Une société démocratique, c’est une société pour laquelle il y a des uns et des autres, entre lesquels il est de la responsabilité du gouvernement de ne pas introduire de différence de traitement et de condition. Veillant ainsi à la cohabitation pacifique de plus d’une origine, plus d’une langue, plus d’une couleur de peau, plus d’unecroyanceetpratiquereligieuse,plusd’uneorientation sexuelle, plus d’une façon de s’habiller, de se nourrir, de se rencontrer,des’aimer.C’estcetteégalitédanslapluralitéqui estinsupportableauxformationsnationalistes,donttoutela propagande haineuse, l’esprit de revanche et de vengeance qui les anime consistent au contraire à dresser les uns «contre»lesautres,enlespersuadantquecettepluralitéleur est nuisible, source première des maux qui fragilisent leur existence et qu’en conséquence il n’y a pas d’autre ni de meilàlaviolenceunenouvelleétape; «LamontéeduRNafaitfranchir desdiguesontsauté.» ☞ 1962 Naissance à Decize, dans la Nièvre. 2003 Directeur de recherche au CNRS. 2006 Altérités de l’Europe (éd. Galilée). 2011-2019 Directeur du département de philosophie de l’ENS. 2012 Le Consentement meurtrier (éd. du Cerf). 2022 Le Désir de résister. Un esprit critique pour notre temps (éd. Odile Jacob). 2023 Journal de Moldavie. 1987-1988 – Juillet 2022 (éd. Verdier). Documentation gratuite auprès de Rivages du Monde (réf. LMODER24) 19, rue du Quatre-Septembre, 75002 Paris au 01 83 96 83 43 ou à croisiere-lvlm@rivagesdumonde.fr AU FIL DE L’EAU, DE BERLIN À LA MER BALTIQUE : DÉCOUVREZ LES SECRETS DE NOTRE CERVEAU Du 6 au 13 octobre 2024 © Noppasinw Sillonnez la Havel, l’Oder et la mer Baltique, et découvrez des villes historiques à l’architecture unique. L’occasion de suivre un itinéraire original et de décoder les mécanismes de notre cerveau ; un véritable allié pour relever les défis d’aujourd’hui. ITINÉRAIRE : Paris – Berlin – Chorin – Szczecin (Pologne) – Wolgast – Greifswasld – Peenemünde – Lauterbach (île de Rügen) – Stralsund – Berlin – Paris © Tony Trichanh Sébastien Bohler, docteur en neurosciences, auteur, journaliste et conférencier © Collection personnelle Anne Guion, journaliste, cheffe de rubrique sciences à La Vie AVEC : Licence : IM 075 100 099 7 Télérama 3887 10/07/24 L’INVITÉ LE PHILOSOPHE MARC CRÉPON ☞ ouantisémite,c’estouvriruneboîte «Accepterunacteraciste qu’iln’estpluspossiblederefermer.» ensemble, a si longtemps fermé les yeux, par indifférence ou complaisance. Il est possible que cette focalisation, nécessaire, sur ces questions ait fait oublier, aux yeux de certains intellectuels de gauche, l’extrême déshérence de toute une partie de la population, de son sentiment d’abandon, de ses conditions d’inexistence plus que d’existence, malgré l’expression très claire qu’en a donnée en 2018 le mouvement des Gilets jaunes. Que des catégories socioprofessionnelles comme une partie des instituteurs ou du personnel hospitalier aient pu rejoindre les rangs du RN paraissait auparavant impensable, tant ces professions, tournées vers des formes de tolérance, d’accueil, de soin, de souci de l’autre, semblent a priori incompatibles avec une idéologie nationaliste, pour qui l’autre, toujours en passe de devenir l’étranger, figure un ennemi potentiel. Vous qui avez également beaucoup écrit sur l’Europe, comment comprenez-vous le fait que ce sont des élections européennes qui ont conduit à cette crise législative nationale? J’y vois un rétrécissement et une incroyable ironie de l’histoire. Cette dernière retiendra que c’est le résultat d’une élection du quota de députés français siégeant au Parlement européen qui, à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale et des élections législatives qui s’ensuivirent, auravulesthuriférairesdel’idéologienationalisteincarnée par le RN s’approcher du pouvoir. Le projet européen, qui voulait à l’origine surmonter les passions nationales et en finir avec les identités meurtrières, s’est en effet construit dans la durée contre toutes les idéologies identitaires, comme une réponse aux désastres politiques et humains dans lesquels la folie mortifère des nationalismes avait entraîné les peuples durant les deux guerres mondiales. Aux horreurs de la première, la seconde a ajouté une césure historique: le projet d’élimination d’une «race» tout entière, les Juifs d’Europe, des millions d’êtres pourchassés, déportés et exterminés, au seul motif de leur identification raciale. Ainsi le spectre du nationalisme est-il celui d’un racisme meurtrier, pour lequel l’identité se résume à un droit de vivre ou à une raison d’être tué. La vigilance critique est plus que jamais nécessaire, confrontant chacun à l’horizon cosmopolite qui est celui de l’Europe et du monde, à la nécessité d’une responsabilité éthique et politique accrue, à l’expression d’une dissidence ou d’un refus, chaque fois que ne pas refuser reviendrait à consentir à la violence, à la relativiser, et à disqualifier l’humanité en nous • ne pourront pas répondre à toutes leurs promesses économiques, permettre à chacun de vivre mieux aujourd’hui qu’hier. Ces formations fabriquent alors des cibles censées cristalliser, expliquer l’insécurité sociale: les jeunes, les délinquants, les étrangers, les immigrés, les «assistés»… Avec cette culture de la peur, petit à petit, se diffusent, se sédimentent des éléments de langage, des façons de dire et de faire violentes, des formes de caractérisation, de stigmatisation qu’on n’aurait jamais imaginé pouvoir accepter auparavant. L’extraordinaire devient ordinaire, processus que j’ai nommé la «sédimentation de l’inacceptable», dans mon essai La Culture de la peur (2008). Vous expliquez encore que la violence est une boîte de Pandore… Oui, car une fois qu’on l’a ouverte, on ne sait jamais ce qui peut en sortir, et sous quelle forme. Nul ne saurait en prévoir les fins, la haine ne connaissant pas l’atténuation. Il ne faut jamais perdre de vue ce risque, et surtout pas aujourd’hui. Accepter, minimiser et relativiser un acte raciste ou antisémite, tout comme un acte de violence intime ou domestique, c’est ouvrir une boîte qu’il n’est plus possible de refermer. Car la première fois n’est jamais la dernière. On sait par exemple combien l’engrenage des violences exercées envers les femmes peut conduire au féminicide. On ne cesse pourtant de transiger avec la violence, de s’y accoutumer, en fermant les yeux sur elle, en détournant le regard, en ne la dénonçant pas, en passant notre chemin; ces petites éclipses, entorses, transactions quotidiennes et banales, c’est ce que j’appelle le «consentement meurtrier», concept inspiré par Albert Camus qui a été repris par le juge Édouard Durand. Si je commence à accepter qu’on parle de telle population, quelle que soit sa différence ethnique, religieuse ou sexuelle, en des termes extrêmement violents, outrageants, je ne peux, et ne dois pas, ignorer que cela ouvrira une logique pouvant conduire au meurtre, à une mise à mort. Ainsi, lors du génocide rwandais, la fameuse radio des Mille Collines qui diffusait jour après jour une violente propagande contre les Tutsi, que la population entendait partout, dans toutes les maisons, n’a pas tout de suite appelé au meurtre. Elle a banalisé une façon de penser, de parler, qui préparait les pires crimes et atrocités, comme le raconte très bien l’écrivaine Scholastique Mukasonga. Rien ne vaut la peur pour donner le permis de tuer. Pourquoi la violence sociale et politique grandit-elle en France, au moment même où faiblit l’acceptation de la violence domestique, tapie dans les foyers? La prise de parole des victimes, la parution de livres importants, l’action des féministes et l’engagement de nombreux collectifs et mouvements associatifs ont indéniablement fait reculer le seuil de tolérance aux violences faites aux femmes et aux enfants, sur lesquelles la société, dans son 8 FANNY DE GOUVILLE POUR TÉLÉRAMA | PHOTO VICTOR & SIMON/JOANA LUZ – PORTRAIT DE JUDY CHICAGO, 2024/ADAGP PARIS 2024 | DAN VOJTECH/NETFLIX | JEAN-FRANÇOIS ROBERT POUR TÉLÉRAMA Télérama 3887 10/07/24 SOMMAIRE COUVERTURE Le 7 juillet 2024, à Paris, place de la République, après l’annonce des résultats du second tour des élections législatives anticipées. Photo Jean-Claude Coutausse pour Télérama Ce numéro comporte pour la totalité des kiosques: une couverture spécifique «Paris-IDF»pour les abonnés et les kiosques de Paris-IDF, et une couverture nationale. Édition régionale, Télérama+Sortir, pages spéciales, foliotée de 1 à 48 jetée pour les kiosques des dép. 75, 77, 78, 91, 92, 93, 94, 95, posée sous la 4e de couverture pour les abonnés des dép. 75, 78, 92, 93, 94. CRITIQUES 41 Le rendez-vous Absalon! Absalon!, au Festival d’Avignon 44 Cinéma 52 Musiques 53 Livres 54 Arts 56 Scènes 57 Enfants TÉLÉVISION 59 Le meilleur de la semaine télé Champions, sur France TV 66 Programmes et commentaires RADIO & PODCASTS 122 Lemeilleurdelasemaine radio& podcasts L’Île aux Blablas, sur Arte Radio 125 Les programmes 130 Talents 131 Mots croisés MAGAZINE 3 L’invité Le philosophe Marc Crépon 9 Premier plan Une bataille culturelle 10 Ici et ailleurs LE DOSSIER 12 Législatives: et maintenant? Après la crainte d’une victoire du RN, le monde de la culture se questionne et prépare l’avenir 20 Les champions de l’écran Les documentaires sportifs séduisent de nouveaux fans 24 La fleur de l’âge À 84 ans, Judy Chicago, grande prêtresse de l’art féministe, célébrée à Arles 28 Reine du cocasse Catharina Valckx, autrice et illustratrice de livres jeunesse mordants et pleins de fantaisie 30 L’occasion à la page Bouquineries, plateformes… les amateurs d’ouvrages de seconde main sont de plus en plus nombreux SÉRIES D’ÉTÉ 34 La petite musique des amours contrariées (2/4) 1977. Fleetwood Mac, en plein psychodrame sentimental, sort son plus grand succès, Rumours 36 Quand les œuvres se font la malle (2/4) De l’Égypte à la place de la Concorde, le transport de l’obélisque de Louxor, entamé en 1831, fut épique 38 Dans l’univers de Stephen King (2/4) La vie dans les petites villes, les peurs de l’enfance, l’amitié… Les thèmes chers au maître de l’horreur sont universels Du 13 au 19 juillet 2024 24 3 30 20 Sur notre site et Instagram «Si j’avais un conseil pour les artistes français, ça serait: battez-vous avant qu’il ne soit trop tard.» Ils sont italien, brésilienne, polonaise, américaine… Ils ont vécu ou vivent encore sous un gouvernement illibéral. Menacée de mort, l’autrice Márcia Tiburi a fui le Brésil après l’accession au pouvoir de Jair Bolsonaro. Elle raconte les prémices de la censure et les intimidations. Laura Raicovich était présidente du Queens Museum de New York quand Donald Trump a accédé à la Maison-Blanche. Elle détaille les actions mises en place et les raisons de son engagement. La cinéaste polonaise Małgorzata Szumowska raconte ses difficultés et son acharnement à filmer. Avec d’autres artistes, ils écrivent leur «lettre à la France depuis mon pays d’extrême droite». Retrouvez leurs témoignages sur notre site. telerama.fr instagram.com/telerama ICI ET AILLEURS 9 Télérama 3887 10/07/24 CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE Par Valérie Hurier, directrice de la rédaction notre société. N’en doutons pas, la bataille que mène l’extrême droite est aussi culturelle. Dans les rangs de Jordan Bardella, les attaques ont été fournies contre un monde de la culture jugé «élitiste», «coupé des classes populaires». C’est donc par la culture qu’il convient aussi de riposter. Mais que peut-elle? Certainement pas, à elle seule, pallier la dégradation des services publics, du système de santé, de l’Éducation nationale, les conséquences de l’inflation et de la crise économique. Et pourtant, elle demeure un ferment indispensable de la démocratie. Les artistes et acteurs culturels en témoignent dans ce numéro, ils œuvrent au jour le jour pour faire exister l’un des derniers outils d’émancipation et de cohésion sociale. Saura-t-on les défendre et leur assurer les moyens de leur action? C’est indispensable pour qu’ils continuent de créer un imaginaire à partager, des émotions communes qui nous lient au-delà de nos désaccords • Aucun sondage n’a jamais fait une élection. Chaque voix compte pour renverser les pronostics. Le scrutin des élections législatives vient de le prouverenplaçantleNouveauFrontpopulaireen tête et en faisant barrage à une majorité d’extrême droite. Le soulagementestpermismaisilnedoitpasocculterlaréalité: leRNn’ajamaisétéaussilargementreprésentéàl’Assemblée nationale. Il s’est installé durablement dans le champ politique français et peut compter sur certains médias privés, qui offrent déjà un très puissant porte-voix au discours xénophobe du parti de Marine Le Pen. Ces dernières années, on a pu observer comment Fox News a fait le lit du trumpisme aux États-Unis. L’analyse de ces mécanismes ne nous en a pas prémunis, les mêmes sont à l’œuvre aujourd’hui dans Cour d’honneur du palais des Papes, dans le cadre de la Nuit d’Avignon, du 4 au 5 juillet, soirée de lutte durant laquelle nombre d’artistes ont pris position contre le RN. PREMIER PLAN UNE BATAILLE CULTURELLE ICI ET AILLEURS 10 Télérama 3887 10/07/24 ZOONAR GMBH/ALAMY/PHOTO 12 | OLIVIER ROLLER/DIVERGENCE | VALE FIRORINI/PUCARA CINE Pour sauver cette synagogue parisienne de la démolition, il faut la classer monument historique. SCÉNARIO D’HORREUR POUR LE CINÉMA FRANÇAIS MAUVAISE PIOCHE RUE COPERNIC demander le classement de l’édifice au titre des monuments historiques. Dans le passé, la synagogue de la rue Copernicasubideuxattentats:lepremierorganisé en 1941 par les hommes du MSR (Mouvement social révolutionnaire), un parti d’extrême droite, utilisant une bombe fournie par les SS. Le second Surlefrontdeladéfensedupatrimoine architectural du xxe siècle, les bonnes nouvellesalternentaveclesmauvaises. À Toulouse, la caserne de pompiers Jacques-Vion, construite en 1972 par Pierre Debeaux (1925-2001), échappera finalement à la démolition. Elle sera rénovée et transformée, avec logements et salle de sport. Mais à Paris, la synagoguedelarueCopernicestplusquejamaismenacée.Bâtieen1924parMarcel Lemarié (1864-1941), elle se fait discrète derrière une façade haussmannienne. DestyleArtdéco,elleestuniqueenson genre, avec ses parements en stuc blancetorsousungrandvitrail.Sapropriétaire, l’Union libérale israélite de France, souhaite la raser pour la remplacer par un lieu de culte plus grand où seraient replacés certains éléments du décor. Elle a obtenu un permis de démolir, mais elle se heurte à l’Association pour la protection du patrimoine de Copernic (APPC). La présidente de celle-ci, Eva Hein-Kunze, craint que la démolition n’intervienne cet été : «Nous nous attendons au pire dès la fin delatrêveolympique.»Aveccinqautres associations (France Nature Environnement, Observatoire du patrimoine religieux, Patrimoine-Environnement, Sites et monuments, SOS Paris), l’APPC a écrit au ministère de la Culture pour commis en 1980 par un commando dirigé par le Libano-Canadien Hassan Diab. À l’heure où le mot d’ordre, chez les architectes, est de transformer de préférence l’existant plutôt que de faire table rase du passé, ce lieu de mémoire tombera-t-il sous la pioche des démolisseurs? — Xavierde Jarcy Un sympathisant Rassemblement national à la tête de l’institution clé du cinéma français? La semaine dernière, lors du dernier Conseil des ministres avant le deuxième tour des élections, ce scénario catastrophe devenait envisageable. En ne nommant personne pour succéder à Dominique Boutonnat, l’ex-patron du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), condamné le 28 juin à trois ans de prison dont un ferme pour agression sexuelle sur son filleul, Emmanuel Macron a pris le risque de lui désigner un(e) remplaçant(e) sur proposition d’un(e) ministre de la Culture proche du RN. L’appel pressant de la CGT Spectacle,duCollectif50/50ouencore de l’ADA (Association des acteur•ices) ànepasjoueraveclefeu(oulaflamme) et à sanctuariser ce poste stratégique n’a donc pas été entendu. Dans l’industrie du film, on recensait, anxieux, tout ce qu’un CNC à la botte d’une vision de la culture propagandiste et patriotique pourrait détricoter. Un système de répartition des aides qui a fait ses preuves, en finançant le cinéma d’auteur avec les recettes des blockbusters américains, des dispositifs scolaires d’éducation à l’image, une politique volontariste de lutte contre les violences sexistes et sexuelles… Les sujets d’inquiétude sont presque aussi nombreux que les missions du CNC. Lesquelles ne concernent pas que le cinéma mais aussi l’audiovisuel, la vidéo et le multimédia, dont le jeu vidéo. Au CNC, on se rassure, en avançant que les subventions distribuées par ses soixantecinq commissions le sont par des professionnels du secteur, indépendants. Un garde-fou renforcé par la provenance des finances de l’établissement public : non pas le budget de l’État mais des taxes sur les tickets de cinéma, les éditeurs et distributeurs télé, etc. Le CNC est-il en mesure d’absorber les chocs d’un changement radical de politique? Comme pour tant d’autres choses en cette périlleuse séquence, alea jacta est. — Mathilde Blottière Ensallesdepuisle3juillet,Elprofesor(photo) raconte larivalitédedeuxprofesseursdephilosophiedel’Université deBuenosAires,surfonddegrèvegénérale.L’occasion de faire le point avec son coréalisateur, Benjamin Naishtat, surladésastreusesituationpolitiqueenArgentine. Qu’est-cequiachangépourvousdepuisl’élection deJavierMilei,fin2023? Le seul point positif, c’est la solidarité entre les cinéastes argentins qui, en dépit des chapelles et des dissensions personnelles,formentdésormaisunbloc.Maisl’Institutnationaldu cinéma et des arts audiovisuels, l’Incaa, équivalent de votre CNC, a été repris en main [il est fermé «temporairement» depuis le mois d’avril, ndlr]. Son nouveau président, nommé par Milei, s’est vanté de ne jamais aller au cinéma et de ne jamaisouvrirlemoindrelivre.En2024,aucunfilmn’estenproduction avec le soutien de l’État, ce qui veut dire qu’en 2025 il n’y aura sans doute aucun film argentin, hormis ceux financés par les plateformes et les coproductions étrangères. ElprofesoraététournédanslafacultédePuan (BuenosAires),bastionanti-Milei… Les universités publiques et gratuites comme Puan, une exception en Amérique latine, sont les derniers garants de la mobilité sociale en Argentine, où les inégalités n’en finissent pas de se creuser. Le bien et les liens communs étant les ennemis du gouvernement actuel, ce modèle est en danger. Milei a été élu en prétendant mettre fin à l’inflation galopante. Mais depuis son élection, elle s’est encore aggravée. Depuis le début de l’année, nous avons organisé des centaines de projections gratuites, suivies de débats politiques dans toutes les universités publiques, et notre film est devenu, par la force des choses, un symbole de résistance. Commentlegouvernementa-t-ilréagi? Les fanatiques de Milei se sont relayés pour attaquer le film sur les réseaux sociaux. Et le président lui-même a retweeté un message se réjouissant de la fermeture de l’Incaa, qui allaitenfinpermettredecesserlefinancementdefilmscomme El profesor. C’est assez inouï, un président qui tweete sur un film, mais tout ce que fait Milei est tellement absurde et inédit qu’on ne sait plus comment réagir. Le cauchemar ne fait que commencer. Propos recueillis par Jérémie Couston INTERVIEW MINUTE EN ARGENTINE, LE CINÉMA RÉSISTE 11 Télérama 3887 10/07/24 Le romancier et poète albanais Ismaïl Kadaré chez lui, à Paris. Il est décédé le 1er juillet. LE VICTOR HUGO DES BALKANS À Gjirokastër, dans le sud de l’Albanie, une centaine de mètres, pas plus, séparait la maison d’Ismaïl Kadaré de celle d’Enver Hoxha, le dictateur qui enferma, quatre décennies durant, l’Albanie dans sa propre paranoïa. Le tyran et le poète — on dirait une fable — sont les deux personnages les plus célèbres issus de ce petit pays. Le premier est mort en 1985, le second ce 1er juillet, à l’âge de 88 ans. Leurs destinées étaient inextricablement liées: Enver Hoxha, fin lettré, appréciait le talent de Kadaré, et le laissait publier son œuvre dans le pays et à l’étranger ; le second, conscient que sa vie tenait dans la main d’un fou, cachait certains de ses écrits, ou en expurgeait leur part la plus séditieuse. Chacun s’en tenant à son intérêt bien compris. Car le «Victor Hugo des Balkans» n’a jamais aspiré à autre chose qu’écrire, «dans des conditions horriblement difficiles », une littérature «normale». Enfant,obsédéparlesensdesmots, il trouve la révélation en lisant Shakespeare, les mythes grecs et les classiques européens. La littérature fut la seule patrie de ce surdoué tôt repéré par un régime qui l’emmena aux quatre coins du bloc communiste puis, quand l’Albanie s’isola définitivement, dans les années 1970, lui servit d’ambassadeur. Son œuvre, une cinquantaine de poèmes, romans, nouvelles ou pièces de théâtres, conte avec un souffle épique et une bonne dose d’ironie la comédie humaine quand les hommes sont malmenés; et réussit même la gageure d’amuser en décrivant la vie quotidienne dans une dictature. Avec une malice rare, en empruntant des chemins de traverse : dans Le Palais des rêves (1981), il imagine un royaume dans lequel un tyran recense, classe et analyse les rêves de ses sujets; dans L’Envol du migrateur (1986), il nous embarque dans l’histoire de Lasgush Poradeci, célèbre poète, tenu toute sa vie à l’écart par le régime, qui découvre l’amour à 80 ans. Humain, trop humain. — Jean-Jacques Le Gall 12 Télérama 3887 10/07/24 ILEST URGENT DEREFAIRE AGORA De l’entre-soi, biberonné aux subventions, pour une élite coupée du peuple? Contrairement aux caricatures faites par le RN, le théâtre a toujours voulu s’adresser au public le plus large et remplir sa mission émancipatrice. Mais si sa fréquentation pose question, il est plus que jamais primordial de recréer un lien fédérateur et populaire. Par Olivier Milot et Sophie Rahal L e rêve d’une culture émancipatrice pour tous a vécu. Celui d’un théâtre porteur d’un lien social si puissant qu’il réunirait un jour les classes populaires et les couches les plus aisées de la population, aussi. Parce que le monde a changé, parce que les pratiques culturelles volent en éclats avec l’explosion du numérique. Les idéologues d’extrême droite en profitent pour dénoncer une création artistique qui entretiendrait un entre-soi, excluant une partie de la population. Une vision étroite qui nie toute l’action des scènes publiques sans lesquelles quartier populaire rimerait avec désert culturel. C’était il y a neuf ans. Peu après son arrivée à la direction du ZEF, scène nationale de Marseille, Francesca Poloniato reçoit la visite de Hassan Ben Mohamed. L’homme, dont la famille habite les environs, lui raconte le drame survenu le 18 octobre 1980, en face du théâtre: la mort d’un grand frère d’une balle dans la tête tirée par un policier. NICOLAS BOUDIER–THÉÂTRE NOUVELLE GÉNÉRATION CDN DE LYON
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