TÉLÉRAMA n°3940 - Page 6 - 3940 3 Télérama 3940 16/07/25 PAT BATARD/HANS LUCAS PREMIER PLAN Depuis des mois, artistes, directeurs de théâtres et de scènes musicales, responsables de compagnies et d’associations alertent sur les baisses de financement dans le secteur de la culture. Depuis des mois, ils disent leur désarroi et leur colère face aux conséquences de cette attrition, qui se traduit partout par une diminution de l’offre (festivals raccourcis, baisse du nombre de représentations dans les théâtres et les salles de spectacles, réduction des heures consacrées à l’éducation artistique…) et une dégradation del’emploi,aussiinvisiblequeréelle.Depuisdesmois,leur discours se perd dans les limbes. À tort, car ils ont raison. Mais voilà, jusqu’ici cette crise manquait d’une vue d’ensemble. Elle existe désormais grâce à l’enquête dévoilée par l’Observatoire des politiques culturelles au Festival d’Avignon. Et la photo est alarmante. En 2025, la moitié des collectivités territoriales (Régions, départements, communes, Métropoles) ont voté des budgets en baisse pour la culture. Une sur cinq les a réduits de plus de 10%, certaines de plus de 20%. Une rupture historique. Cette chute est avant tout imputable aux départements et aux Régions. Les communes, Métropoles et communautés d’agglomération, qui financent environ 80% des dépenses culturelles des collectivités locales, résistent mieux. Grâce à elles, le système ne s’effondre pas, mais pour combien de temps ? Car elles aussi cèdent du terrain: cette année, elles sont quatre fois plus nombreuses à diminuer leurs subventions aux associations culturelles. Et aucun domaine n’est épargné, même si trois d’entre eux sont particulièrement impactés: les festivals, le spectacle vivant, et l’éducation artistique et culturelle. Au-delà des contingences financières mises en avant pour justifier ces baisses, elles sont surtout révélatrices d’une délégitimation inquiétante de la culture. De plus en plus d’élus adhèrent à l’idée qu’elle relève d’un luxe, et non d’un choix de société. Beaucoup cherchent désormais à capitaliser politiquement en la dénigrant et en disqualifiant ceux qui la font. Un choix dangereux, à neuf mois des élections municipales. Si les communes, qui sont le principal maillon de son financement, lâchent à leur tour, c’est tout l’édifice des politiques culturelles qui menacerait alors de s’effondrer • Toulouse, 16 mai 2025. Rassemblement et die-in de Culture en lutte 31 pour la sauvegarde de la culture visée par les coupes budgétaires. Genou à terre et chiffres à l’appui Par Olivier Millot Télérama 3940 16/07/25 4 JOSH SHINNER/NETFLIX | COURTESY GAGOSIAN GALLERY | DAVID-POULAIN | ILLUSTRATION MILES HYMAN POUR TÉLÉRAMA SOMMAIRE EN COUVERTURE Inspiré du logo original World Wide Web, datant de 1989. Conception graphique Loran Stosskopf et Léo Pico Ce numéro comporte pour la totalité des kiosques : une couverture spécifique «Paris-IDF» pour les abonnés et les kiosques de Paris-IDF, et une couverture nationale. Édition régionale, Télérama+Sortir, pages spéciales, foliotée de 1 à 48, jetée pour les kiosques des dép. 75, 77, 78, 91, 92, 93, 94, 95, posée sous la 4e de couverture pour les abonnés des dép. 75, 78, 92, 93, 94. 22 20 32 25 Zoom Montparnasse 2, d’Andreas Gursky Portrait Lena Dunham, le retour Décryptage La pop dans le rétro Série d’été Leonard Cohen arnaqué par sa manageuse Télérama 3940 16/07/25 5 RICHARD FOREMAN/A24/SQUARE PEG | CASTERMAN | CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE DU 19 / 7 AU 25 / 7 44 Cinéma Eddington, les maux américains 54 Livres Bo et Ma, un duo lunaire 58 Scènes Avignon fait danser Brel MAGAZINE CRITIQUES TÉLÉVISION & PLATEFORMES RADIO & PODCASTS 3 Premier plan La culture paie cher 6 L’œil sur l’actu 9 L’instant T L’acteur Richard Sammel RÉCIT 10 Qu’avons-nous fait du Web ? En trente ans, nous sommes passés du partage mondial d’informations au big data et à l’addiction aux réseaux. Histoire d’un projet fou qui s’est emballé ENTRETIEN 16 Ari Aster Le cinéaste américain féru d’horreur conjure son pessimisme avec Eddington, un western moderne 20 Too much et fière de l’être Treize ans après Girls, Lena Dunham est de retour avec une nouvelle série 22 Barre mythique Andreas Gursky revisite sa photo de l’immeuble de la rue du Commandant-Mouchotte DOSSIER 25 La petite musique de la nostalgie Les tribute bands cartonnent avec des reprises de groupes disparus 30 Psychiatrie en open dialogue Venue de Finlande, cette pratique permet aux patients et médecins de faire équipe SÉRIES D’ÉTÉ (3/5) 32 Les arnaqueurs de la pop Le très zen Leonard Cohen n’a pas vu venir l’avide manageuse 35 L’autre Virginia Woolf L’autrice était à la tête d’une communauté intellectuelle, le groupe de Bloomsbury 36 Les œuvres volées Un Degas disparaît neuf ans… avant de refaire surface 38 Émissions cultes de la radio Les Portraits sensibles de Kriss : une école, une écoute 40 Rencontres du 3e type Comment redescendre sur Terre après pareille expérience 44 Cinéma Eddington, un film un peu confus sur un chaos bien réel EN LUMIÈRE 50 Musiques Une bronca et des ovations au Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence 54 Livres Retour à Lake Grove, le retour gagnant de J. Courtney Sullivan 56 Arts Design Parade 2025 58 Scènes Avignon: un subtil face-à-face d’anticipation tient La Distance 61 Papa, t’étais où en Algérie?: quand s’exprime une fratrie d’anciens combattants 63 Chaplin n’aurait pas été Charlot sans Bert Williams 64 The Bear, saison 4: une série vue à travers ses objets 66 Les sélections 70 Programmes et commentaires 112 Le meilleur de la semaine Le jazz pendant l’Occupation ; un été avec Dumas ; le code noir en Guyane ; portrait du rappeur belge Hamza 115 Les programmes 120 Talents 121 Mots croisés 122 Conversation 6 Télérama 3940 16/07/25 Le cinéaste Jean-Pierre Thorn, auteur d’une œuvre sensible et engagée. JEAN-MICHEL DELAGE/HANS LUCAS | JEAN-FRANCOIS FORT/HANS LUCAS L’HOMMAGE La lutte dans la peau Flins occupée. « L’un des plus beaux films de Mai 68, traversé par un souffle épique qui dépasse ce qu’on peut lui trouver de dogmatique », avance le réalisateur et producteur Richard CoLamortducinéasteJean-PierreThorn plonge au moins deux familles dans le deuil. Celle du cinéma militant, où il fit son entrée avec Oser lutter, oser vaincre, filmé dans l’usine RenaultLE RETOUR Locarno, MyLove ? Six ans déjà qu’Abdellatif Kechiche, auteur des inoubliables L’Esquive, La Vie d’Adèle ou Mektoub, My Love: Canto Uno, brillait par son absence. À la surprisegénérale,lefestivaldeLocarno — qui se tiendra du 6 au 16 août — a annoncé la sélection de Mektoub, My Love: Canto Due, en compétition internationale. Mektoub, My Love : Intermezzo, son dernier film en date, avait fait polémique à Cannes, lors de sa sélection en compétition, en 2019. Le long métrage, demeuré inédit en salles, mettait notamment en scène un cunnilingus non simulé de plusieurs minutes et se déroulait essentiellement en boîte de nuit. À la clé, des accusations de male gaze à l’encontre du réalisateur. Ophélie Bau, l’actrice principale, n’était pas apparue à la conférence de presse et s’était éclipsée après la montée des marches, boudant ainsi la projection d’une durée monstre de trois heures trentedeux… Dans ce contexte tendu, s’ajoutant à d’autres polémiques ayant terni la réputation du cinéaste (une plainte pour agression sexuelle classée sans suite et autres témoignages sur le tournage difficile de La Vie d’Adèle…), le retour de Kechiche sur grand écran paraissait plus qu’improbable. Se rendra-t-il en Suisse ? Prendra-t-il la parole ? C’est l’un des nombreux mystères qui entourent le film. ▶ Caroline Besse pans. Peu après, il se fait embaucher chez Alsthom, à Saint-Ouen, et y reste huit ans, y menant notamment une intense activité syndicale, avant de revenir y tourner Le Dos au mur lors d’une grève, en 1979. « Un film de famille », dira-t-il, dans lequel il «pose des questions sur l’état du mouvement ouvrier». Dix ans plus tard, il signe sa première fiction (Je t’ai dans la peau), avant d’entamer un virage qui le liera à une autre famille aujourd’hui attristée. «Après avoir filmé ouvriers et travailleurs immigrés, il est passé à la génération de leurs enfants, explique Alice Diop. Celle de la culture hip-hop, dont il m’a fait mesurer l’importance avec On n’estpasdesmarquesdevélos,en2003. À nous, qui venions des quartiers populairesetdecetteculture-là,iladonnéune forme de légitimité par le cinéma.» Jean-Pierre Thorn est ainsi passé des luttes ouvrières aux cultures urbaines au centre de ses films, de Bled Sisters (en 1993) à 93,labellerebelle (en 2011). « Je l’admirais profondément, pour ses engagements dans la vie, mais aussi pour ses choix de cinéma», souligne son ami Richard Copans. Quant à Alice Diop, elle dit devoir beaucoup à celui qui la considérait comme «la fille de ses copains d’usine», et qu’elle pleure aujourd’hui. À l’instar de Gaël Faye, qui le fit monter sur scène à l’Olympia, ou de Mélissa Laveaux, présente par la voix dans son dernier long métrage, L’Âcre Parfum des immortelles, en 2019. ▶ François Ekchajzer 7 Télérama 3940 16/07/25 LA PHRASE «Lavérité,c’estque latélévisionest entraindecrever.» STÉPHANE SITBON Le directeur des antennes et des programmes de France Télévisions, mardi 8 juillet 2025, lors de la conférence de presse de fin de saison. L’ŒIL SUR L’ACTU LE CHIFFRE 50 C’est, en millions d’euros, la somme que va donner l’Arabie saoudite au Centre Pompidou, soit près d’un quart du montant des travaux de rénovation du musée parisien. En échange, selon l’accord signé le 3 décembre 2024 et approuvé le 26 juin par le conseil d’administration, à l’exception des représentants du personnel, le royaume aura un regard sur «une section» dans les espaces rénovés. Une contrepartie bien floue venant d’un pays connu pour son bilan désastreux en matière de droits humains. Fallait-il mettre en scène un résistant dans le téléfilm, actuellement en tournage, sur Oradour-sur-Glane? Les historiens s’inquiètent… LA RÉÉCRITURE Un parachutage qui passe mal Peut-on faire de la tragédie d’Oradoursur-Glane un sujet de fiction? La question agite la communauté historique et les associations entretenant la mémoire du massacre du 10 juin 1944 par des Waffen SS. En cause, le tournage commencé le 30 juin, en Belgique, d’une fiction pour TF1 sur un officier des Forces françaises libres incarné par Matt Pokora, parachuté près du village martyr le 5 juin 1944, cinq jours avant que la division Das Reich n’assassine 643 civils. À peine lancé, Oradour, ne m’oublie pas suscite déjà l’appréhension du Centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane et de l’Association nationale des familles des martyrs d’Oradour-sur-Glane. Dans un communiqué publié le 4 juillet, les deux organismes et la commune s’émeuvent de n’avoir été ni «consultés ni informés en amont» et demandent à la chaîne et au ministère de la Culture «la plus grande vigilance» sur la teneur du projet. Babeth Robert, la directrice du Centre de la mémoire, en appelle «à la responsabilité des auteurs et réalisateur vis-à-vis delavéritéhistorique»et s’inquiète que «des erreurs factuelles et des approximations puissent alimenter des discours révisionnistes». En France, comme en Allemagne, des négationnistes minimisent le rôle des SS dans ce crime de masse et voudraient faire porter une partie de la responsabilité aux résistants. Or, comme le rappelle l’historien FabriceGrenard,attachéàlaFondation de la Résistance, «Oradour était un bourg paisible où la Résistance ne s’était pas déployée. Le village a été choisi pour terroriser des Français ordinaires. Il ne fautlaisserplaneraucundoutesurcequi s’y est véritablement passé.» Y compris souslesdehors,apriorianodins,d’une fiction sur fond de romance contrariée parlaguerre—lehérosestcenséretrouversonpremieramour.Fallait-ilmettre en scène un membre des FFL à Oradour-sur-Glane? «Là réside le cœur du problème», estime le chercheur. Des consultants historiques ont-ils conseillé les scénaristes? Mediawan, qui coproduitletéléfilm,«attenddeséléments de langage du réalisateur» avant de s’exprimer et TF1 n’a pas souhaité prendre la parole. ▶ Émilie Gavoille 8 Télérama 3940 16/07/25 L’ŒIL SUR L’ACTU LE DÉCRYPTAGE Vers une nouvelle bataille d’Angleterre ? sa victoire à la bataille de Hastings, en 1066. Elle est à Bayeux depuis le XIe siècle et n’a jamais quitté sa vitrine depuis 1983, où elle est exposéedansunmuséequiluiestconsacré. Pourquoi le prêt intervient-il maintenant ? Le musée fermera fin août pour des travaux d’extension et de rénovation nécessitant de déplacer la tapisserie. «Un protocole a été défini pour extraire l’œuvre de sa vitrine, la conditionner Près de mille ans après sa réalisation, la tapisserie de Bayeux va retourner sur le sol anglais. Un événement hautement politique: Emmanuel Macron, en visite diplomatique au RoyaumeUni, l’a lui-même annoncé et Rachida Dati a signé la convention de prêt avec son homologue britannique. Cette œuvre, longue de 70 mètres sur 50 centimètres de hauteur, est une broderie de fils de laine sur toile de lin illustrant la conquête du trône d’Angleterre par Guillaume, duc de Normandie, lors de La tapisserie commémorant la bataille de Hastings n’a pas quitté Bayeux depuis plus de quarante ans. L’ALERTE L’Opéra encore plein gaz Combienpèselaculturefrançaisedans les émissions de gaz à effet de serre (GES)? Le ministère de la Culture vient de franchir une étape cruciale, et inédite à l’échelle mondiale : le premier bilan carbone de la création artistique, autrement dit le spectacle vivant et les arts visuels. Grâce au travail précieux, ô combien complexe, entrepris depuis 2023 par la Direction générale de la création artistique (DGCA), avec le cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers, on sait donc que la création artistique représente 1,3% des émissions de CO2 de la France. Huit millions cinq cent mille tonnes d’équivalent en CO2 par an… soit deux fois plus que l’empreinte du transport aérien intérieur, et, si on élargit à l’ensemble des secteurs culturels (cinéma, patrimoine, audiovisuel, livre, presse…), quasiment autant (voire plus?) que le numérique, souvent pointé du doigt. Dans cette grande famille, le spectacle vivant (à commencer par l’opéra) est, sans surprise, le plus émetteur deGES.Maislapartdesdéplacements des spectateurs, premier poste des émissions du secteur, y est moindre que prévu (38% des GES, contre 65% pour les arts visuels). Une (relative) bonne nouvelle. Plusieurs structures sont déjà engagées sur la voie de la «décarbonation», tel le Festival d’Aix, lancé depuis 2014 dans une démarche d’écoconception de ses décors, ou, cette année, la Comédie-Française, qui a transporté ses décors en fret ferroviaire pour les représentations à Avignon. Mais il faudra bien plus pour que la culture, qui emploie 2,6% de la population active et contribue à 2,3% du PIB français, contribue à limiter la casse climatique… ▶ Weronika Zarachowicz pour la sortir du bâtiment et la transférer dans une réserve durant deux ans», explique le conservateur en chef des musées de Bayeux Antoine Verney. Elle sera finalement visible au British Museum dès l’automne 2026. La tapisserie est-elle en état de voyager ? En 2020, une équipe de huit restauratrices a dressé un constat précis des 70 mètres de tissu, qui a mené à la conclusion que la tapisserie doit faire l’objet à court terme d’une restauration pour pallier les dégradations dont elle a été victime au fil du temps, notamment sur les premiers mètres de l’œuvre, mais globalement, «l’ensemble de la communauté scientifique a conclu au fait que l’état n’était pas en péril», selon Antoine Verney. Comment va se dérouler son transport ? L’inquiétude est grande pour l’équipe de restauratrices qui veillent depuis des années sur la tapisserie. «Nous sommes déçues et interloquées», confie l’une d’entre elles: «le protocole d’extraction a été conçu pour moins d’un kilomètre», n’incluant pas les problèmes de vibrations et de ruptures de charge d’un long trajet jugé risqué. Il faut malgré tout réfléchir au trajet et à l’installation dans le musée anglais. Un meuble de présentation, dont un prototype est validé, pourrait accompagner la tapisserie pendant l’exposition. Il reste donc encore beaucoup de questions à éclaircir avant le départ de l’œuvre outre-Manche. ▶ Francine Guillou BAYEUX MUSEUM 9 Télérama 3940 16/07/25 JEAN-FRANÇOIS ROBERT POUR TÉLÉRAMA L’INSTANT T L’ACTEUR Richard Sammel Propos recueillis par Pierre Langlais Réfléchir sur la haine «Dans la série Un monde meilleur, je joue Klaus Baümer, un détenu con damné pour le meurtre d’un jeune d’origine turque, libéré dans le cadre d’un projet expérimental de réinser tion. Un type vieillissant aux pen chants xénophobes, frustré, dépassé par les évolutions de la société — qui représente en un sens les électeurs de l’AFP,partid’extrêmedroiteallemand. Sa libération est symbolique : toute démocratie fonctionnelle doit être ca pable de gérer le genre de «pire» qu’il représente. Quand je joue Klaus Bar bie dans Jean Moulin (2002), j’incarne leMalabsolu,indiscutable.Ici,jeveux comprendre l’origine de la haine de mon personnage et méditer sur ce qu’il faut changer dans nos sociétés pour qu’elle ne se reproduise pas.» Aller voir ailleurs « Ces dernières années, j’ai très peu tourné en France, car c’est ici qu’on m’enferme le plus dans des rôles de nazis, ici aussi qu’on me reproche en core mon accent allemand — alors que c’est le pays où j’ai le plus vécu… Comme je parle aussi anglais et italien, je vais travailler ailleurs. J’ai joué le prince Philip dans Spencer et passé un casting pour incarner Thomas Jeffer son, un des Pères de la nation améri caine! Je viens aussi d’apparaître dans la série Star Wars Andor, dans le rôle d’un rebelle qui lutte contre l’Empire. C’est justement parce qu’il a apprécié mon travail dans Un village français que son créateur, Tony Gilroy, a voulu m’embaucher. Mon rôle de nazi le plus célèbre m’a permis de jouer un résistant. La boucle est bouclée!» • Nazi, plus jamais «Quand on m’a proposé ce rôle, j’ai in sisté pour que Baümer ne soit pas un néonazi — rien ne le dit dans la série. Ça aservimacarrière,audébut,d’être incontournable dans l’uniforme de la Wehrmacht, mais en 2017, à la fin d’Un villagefrançaisetdelasériehorrifique The Strain, j’ai décidé de me débarras ser de cette image. Je continue de rece voir des propositions de grosses pro ductions, mais je tiens bon! Je tourne des courts métrages, je fais du théâtre [il joue en ce moment une adaptation seulenscène de La Mort heureuse, de Camus, ndlr], j’accepte volontiers les rôles de “gentils”, comme dans Neneh superstar (2022), où j’incarne un prof de danse qui défend une jeune balle rine noire. Ma mue est en cours.» l’actu L’acteur allemand incarne un meurtrier xénophobe dans la série Un monde meilleur (Canal+) 2021 Le prince Philip dans Spencer, de Pablo Larraín. 2009-2017 Officier allemand dans la série Un village français. 2006 Joue une caricature de nazi dans OSS 117: Le Caire, nid d’espions. RÉCIT | MÉDIAS 11 Télérama 3940 16/07/25 C’était avant les Gafam, le siphonnage des données personnelles et l’addiction aux réseaux sociaux. En 1994, à Genève, deux ingénieurs animés par le partage de connaissances lançaient le Web. Ensuite, la machine s’est méchamment emballée. Par Olivier Pascal-Moussellard ☞ «Vous voyez le grand cèdre, devant nous? C’est sous ses branches que nous avons discuté du nom à donner au système. Je voulais éviter encore une déesse grecque ou un dieu égyptien.» Robert Cailliau pointe sa fourchette vers l’immense cèdre du Liban planté au milieu de la terrasse du restaurant du Cern (l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire),où nous nous sommes installés pour déjeuner, à Genève. Autour de nous, des dizaines de jeunes chercheurs phosphorent gaiement devant leur assiette. «Tim m’a dit: “Pourquoi pas le World Wide Web. Ça sonne bien et ça résume bien sa fonction”, poursuit Cailliau. Moi, je trouvais ça très clair, mais trop long à prononcer. On a finalement gardé l’appellation de Tim. And the rest is history 1, comme on dit!» Cette «histoire», Tim Berners-Lee et Robert Cailliau l’ont racontée cent fois. Le premier, sujet britannique, est l’inventeur du Web; le second, citoyen belge, l’homme sans qui cette invention serait restée à l’état de mystérieux diagrammes — des nuages reliés par des flèches et remplis de mots étranges, comme «hypertexte» — figurant la structure de base du Web. Quand Tim, à l’époque ingénieur informaticien, a présenté son croquis à son supérieur, en 1989, ce dernier a griffonné «vague, mais excitant» dans la marge. Pas foufou, l’enthousiasme. Mais suffisant pour débloquer quelques crédits, développer la version bêta de cette «initiative de recherche d’informations hypermédia à grande échelle visant à donner un accès universel à un vaste univers de documents» 2… et faire du World Wide Web une invention européenne, pas américaine. Drôle d’endroit pour une rencontre! Le Cern et son «collisionneur de hadrons», spécialisés en physique nucléaire, n’étaient pas du tout programmés pour devenir la matrice du Web. Pourtant,ilestbiennéici.Officiellementles25,26et27mai1994, à l’occasion de la première Conférence internationale du World Wide Web. Trois jours qui ébranlèrent le monde — mezzo voce. Et rien ne dit que le monde s’en est remis. Mais revenons à l’accouchement: «Fin 1993, j’avais dit à Tim: “Beaucoup de gens travaillent sur ces questions dans le monde, mais ils ne se sont jamais rencontrés. Il faut faire une conférence.” Tim a répondu: “Pas question! Ce serait une perte de temps.” Je n’étais pas son chef, mais il n’était pas le mien non plus, et j’avais plus de contacts que lui dans la hiérarchie… Surtout, j’étais convaincu que si on n’organisait pas cette conférence, les Américains nous grilleraient la politesse! D’ailleurs,dèslelendemaindel’annonce,jerecevaislecoupde fil d’un collègue américain qui me disait: “Tu ne peux pas 12 Télérama 3940 16/07/25 Le Belge Robert Cailliau (ici en 1995), ingénieur informaticien au Cern. Son collègue britannique Tim Berners-Lee, avec lequel il partage l’invention du Web. nous faire ça, nous sommes aussi en train d’organiser la nôtre. J’ai déjà réser vé des hôtels à Chicago!” Je lui ai répon duquej’enavaisaussiréservéàGenève— cequin’étaitpastoutàfaitvrai—etqu’on maintenait l’événement. Puis j’ai reçu le “go” du directeur technique du Cern, et on s’est lancés.» C’était il y a trente et un ans. Une éternité dans l’espacetemps numérique. Et à des années-lumière de ce que le Web, ses avatars et ses extensions dans le cyberspace sont devenus. L’écart est si grand entre la «vision» que Berners-Lee et Cailliau avaient de la Toile et la déformation de cette dernière sous pavillon américain que ni l’un ni l’autre ne souhaitent s’attarder sur le sujet: leur Toile est aujourd’hui déchirée. Envisagé comme une nouvelle encyclopédie capable de diffuser le savoir jusque dans les chaumières les plus reculées, et pensé comme un réseau pascalien dont le centre serait partout et la circonférence nulle part, le Web et ses succédanés ont muté, pour devenir une hydre à cinq ou six têtes — celles des Gafam — dévoreuses de données personnelles, pourvoyeuses d’addiction et maintenant ralliées à Donald Trump. C’est peu dire que les Diderot et D’Alembert duCernsontchoqués.Voiredégoûtés: «En 1994, tranche Ben Segal, 88 ans, ex-directeur de l’informatique de l’Organisation et mentor de Tim Berners-Lee, nous avions un rêve immense, qui était de connecter le monde. Ce rêve, on peut dire que, techniquement, nous l’avons réalisé. Mais nous avons aussi connecté la merde.» Depuis le typographe, toutes les améliorations dans la communication à distance des êtres humains par la technologie se sont faites pour le meilleur et pour le pire, montrait, il y a quarante ans, Neil Postman, dans Se distraire à en mourir, soulignant que, quoi qu’on fasse, «la forme sous laquelle les idées sont exprimées affecte la nature de ces idées». Et parfois, elle les dégrade. Postman pensait à la télé, mais le Web n’échappe pas à la règle. Quand on fait défiler les souvenirs, la magie des premiers temps, le tournant Google (1998), l’explosion de la bulle Internet (2000), le tsunami Facebook (2004), la révolution Twitter (2006), l’invasion TikTok (2016) ou la déferlante IA avec ChatGPT (2022), quelques rides se creusent sur le front soucieux des «Pères fondateurs» du Web. Bien sûr, ce dernier offre des outils extraordinaires, comme l’encyclopédie participative Wikipédia (2001), et a rendunotrequotidientellementplusfacile.N’empêche:ces pionniers se demandent si, en offrant aussi rapidement leur inventionaumonde,ilsn’ontpasouvertlaboîtedePandore. «On peut gloser à l’infini sur ses avantages et ses inconvénients pourl’humanité,noteCailliau.J’aiaumoinsacquisunecertitu deentrenteetunan:lesloisetlesnormesdumondenumérique nepeuventpasêtretransféréestellesquellesdanslemonderéel. Ilfautdesgardefouspourlesempêcherdenuire,deprovoquer trop de dégâts dans la société. Ça s’appelle la régulation.» Surtout, ne pas réguler! Ni dieu ni maître, ni censeur ni flic, c’était l’évangile originel du Web. Et son Livre de la Genèse, la fameuse Déclaration d’indépendance du cyber espace, écrite par le libertaire John Perry Barlow. Il fallait éviter à tout prix que les juristes et les politiques ne mettent leur nez dans l’agora la plus démocratique de la planète. Mais la belle utopie n’en finit plus de subir les outrages du scandale, de Cambridge Analytica 3 aux révélations d’Edward Snowden et WikiLeaks, de l’addiction aux réseaux sociaux à l’immixtion de la Russie dans les élections américaines en passant par les torrents de porno en accès libre sur les mobiles des enfants. Proclamer que la technologie est neutre, comme le martèlent depuis trente ans les plateformes, fait peut-être fantasmer quelques geeks, beaucoup moins les parents, l’école et les psychiatres. « Face aux questions graves qui se posent au jourd’hui en matière de civilisation, explique le philosophe Mathieu Corteel, auteur de l’excellent essai Ni dieu ni IA, dégainer le sempiternel discours éthique selon lequel les tech niques “ne sont ni bien ni mal”, qu’elles sont comme le cou ☞ Mars 1989 Tim Berners-Lee présente le concept du World Wide Web au Cern. Il établit les bases de l’hypertexte et l’idée d’un partage d’information à l’échelle mondiale. 1990 Création du premier site web et du premier serveur web. Seuls les employés du Cern peuvent alors y accéder. Janvier 1993 Lancement du navigateur NCSA Mosaic, le premier qui intègre des images dans les pages web. Avril 1993 Publication du code source du Web: la technologie devient accessible et gratuite pour tous. Janvier 1994 Mise en ligne de Yahoo, premier grand annuaire du Web.
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