TÉLÉRAMA n°3933 - Page 1 - 3933 Tant de qualités à (re)découvrir Inès – Caviste – Seine-Maritime LÉGER EN ALCOOL, RICHE EN ARÔMES. Seul le cidre réunit les contraires. Légèrement alcoolisé (le plus souvent entre 2 et 6 degrés), il est pourtant d’une grande richesse aromatique. Pour respecter ses saveurs fruitées et sa fine pétillance, servir votre cidre bien frais. UNICID, RCS Paris 422148759. L’ABUS D’ALCOOLESTDANGEREUXPOUR LASANTÉ,ÀCONSOMMERAVEC MODÉRATION. 3 Télérama 3933 28/05/25 PREMIER PLAN CHRISTINE DUMAS/L’EST REPUBLICAIN L’école primaire vient de récolter une très mauvaise note. Dans son rapport sur l’enseignement primaire publié mardi 20 mai, la Cour des comptes s’alarme des résultats « préoccupants » des élèves français. En CM1, la France est classée dernière des pays de l’Union européenne en mathématiques, et « la situation n’est guère plus satisfaisante » en français, insistent les auteurs qui pointent, en outre, une aggravation des inégalités au fil des ans. Comment expliquer un tel fiasco alors qu’en parallèle on assiste à « une augmentation continue de la dépense, publique comme privée, consacrée à l’enseignement du premier degré » ? Les magistrats financiers ont surtout dans le viseur « une organisation en décalage avec les besoins de l’élève ». Autrement dit, des écoles mieux « organisées » permettraient aux enfants d’être bien dans leur tête et plus performants. Les préconisations sont donc à l’avenant. Et si l’idée de rapprocher les familles de l’école paraît séduisante, d’autres sont plus explosives. La Cour des comptes étrille notamment le rôle «néfaste» de la semaine de quatre jours, aujourd’hui ultra majoritaire en France, alors que dans les autres pays de l’OCDE domine la semaine de cinq jours pleins. De fait, des travaux de chronobiologie pointent les effets de ce modèle sur la vigilance et les performances des enfants. Tout aussi inflammables, les propositions de regrouper les écoles en lien avec la baisse des effectifs et de créer un statut de directeur sur le modèle des chefs d’établissement dans le second degré. Mesure qui s’apparente, l’air de rien, à une révolution culturelle. Décharger les directeurs de toute mission d’enseignement pour faire d’eux des pilotes à plein temps ne devrait pas susciter de levée de boucliers, en revanche. Mais si le rapport est disert sur ces points, il reste vague sur d’autres comme la formation, la rémunération et la mobilité géographique des enseignants. On sait pourtant combien ce sont des questions-clés. «La qualité de l’enseignementestdeloinlepremierlevierquipeutinfluersurlaréussite et l’épanouissement à long terme d’un élève», reconnaissent les auteurs qui évoquent à juste titre l’attractivité du métier. Sans apporter de réponse convaincante. La balle est-elle désormais dans le camp du ministère de l’Éducation? • Dans un rapport publié le 20 mai, la Cour des comptes alerte sur une situation «guère satisfaisante» Le tableau noir de l’école élémentaire Par Marion Rousset Télérama 3933 28/05/25 4 SOMMAIRE CRÉDIT | AKATRE POUR TÉLÉRAMA | THÉOPHILE TROSSAT POUR TÉLÉRAMA | LAURA STEVENS POUR TÉLÉRAMA EN COUVERTURE Jafar Panahi, le 24 mai au Festival de Cannes. Photo Jean-François Robert pour Télérama Ce numéro comporte pour la totalité des kiosques: Une couverture spécifique «Paris-IDF» pour les abonnés et les kiosques de Paris-IDF, et une couverture nationale. Posés sur la 4e de couverture pour les abonnés: un catalogue 20 p. Linvosges Maxi pour les abonnés de la France métropolitaine (à l’exclusion des dép. 01, 03, 07, 15, 18, 28, 36, 37, 41, 45) et les Gpub; un catalogue 20 p. Linvosges Mini pour les abonnés des dép. 01, 03, 07, 15, 18, 28, 36, 37, 41, 45; un tiré à part 8 p. Théâtre de la Ville, Chantiers d’Europe pour les abonnés du dép. 75 et une partie des abonnés des dép. 92, 93, 94. Édition régionale, Télérama + Sortir, pages spéciales, foliotée de 1 à 56 jetée pour les kiosques des dép. 75, 77, 78, 91, 92, 93, 94, 95, posée sous la 4e de couverture pour les abonnés des dép. 75, 78, 92, 93, 94. 12 28 42 38 Cannes Le palmarès et les temps forts Télévision TNT, la grande recomposition Politique Restrictions en Pays de la Loire Littérature Sandrine Collette Télérama 3933 28/05/25 5 DU 31 / 5 AU 6 / 6 MAGAZINE FOCUS FEATURES/INDIAN PAINTBRUSH/AMERICAN EMPIRICAL PICTURES/STUDIO BABELSBERG | JEAN-LOUIS FERNANDEZ | FOLIMAGE/EX NIHILO 58 Cinéma The Phoenician Scheme 76 Scènes Valentina 81 Télévision Tu mourras moins bête CRITIQUES TÉLÉVISION & PLATEFORMES RADIO & PODCASTS 3 Premier plan Le tableau noir de l'école 7 L’instant T Le critique gastronomique François Simon 8 L’œil sur l’actu 10 Hommage Sebastião Salgado, une vie en noir et blanc ÉVÉNEMENT 12 Festival de Cannes Jafar Panahi, Nadia Melliti, Wagner Moura…: le palmarès et les choix de la rédaction 22 Benicio Del Toro Chez Wes Anderson, le comédien abonné aux rôles de méchants devient bavard… ENTRETIEN 24 François Sarano L’océanographe et plongeur milite pour la reconnaissance d’un droit des mers DOSSIER 28 TNT, la nouvelle donne Arrivée de T18, renumérotation des chaînes… Tout ce qui change à partir du 6 juin 34 Attention, peinture fraîche Lucas Arruda manie la matière pour atteindre la juste lumière 36 Molière à dos d’âne La troupe de Simon Falguières se produit de village en village 38 PaysdelaLoireetdescoupes Les restrictions budgétaires dévastent déjà la culture locale 41 Sandrine Collette, plume forestière Portrait de l’autrice de Madelaine avant l’aube 44 L’art brut, refoulé bien aimé L’essor de «l’art des fous» qui s’expose au Grand Palais 46 Lucie Antunes, batterie forte La percussionniste sera le fil rouge des Nuits de Fourvière IDÉES 48 Décoloniserlaphilosophie? Thierry Hoquet réanalyse un impensé de l’histoire des idées VOYAGE 52 LàoùlaProvencefourmille Dans les pas du naturaliste Jean-Henri Fabre BEAU GESTE 54 Lepouvoirdesfleurs L’ikebana de Tomoji Hakuno 58 Cinéma Wes Anderson signe l’explosif The Phoenician Scheme 64 Musiques Caroline, la nouvelle scène rock anglaise qui déménage 68 Livres Vivant fils d’Éveillé, un classique arabe du XIIe siècle 74 Arts Toutes les facettes du photographe Robert Doisneau EN LUMIÈRE 76 Scènes Valentina, au Théâtre de la Ville, un conte merveilleusement sensible 81 Tu mourras moins bête, la science pour tous 84 Lost Boys and Fairies, quand adoption égale marathon 85 Judy Blume, autrice rebelle 86 Heysel, l’enfer du foot 88 Margot Dumont, une femme de terrain 89 En léger différé 90 Les sélections 96 Programmes et commentaires 138 Le meilleur de la semaine France Info et les fake news; le graffeur Sign; trois romans de H.G. Wells; la révolte des livreurs; à bicyclette 143 Les programmes 148 Talents 149 Mots croisés 150 Conversation Pour prolonger l’exposition que la Fondation Vuitton consacre aux vingt-cinq dernières années du peintre David Hockney, Télérama a imaginé un hors-série qui plonge au cœur de sa peinture. En s’intéressant d’abord aux sujets de prédilection de ce dernier, qui n’a cessé de peindre ce qui l’entourait: sa famille, ses amis, la Californie ou son Yorkshire natal. David Hockney c’est aussi, le dessin, la maîtrise des jeux de couleurs et le goût pour les nouvelles technologies. Ce qui ne l’empêche pas de dialoguer avec les grands noms de l’histoire de l’art. Et puis il y a l’homme, bien sûr. L’un des premiers artistes à assumer son homosexualité dans ses tableaux. Ceux d’un grand maître de la peinture. Àretrouversurboutique.telerama.fr etdanslespoints deventelistésici 7 Télérama 3933 28/05/25 RUDY WAKS POUR TÉLÉRAMA L’INSTANT T LE CRITIQUE GASTRONOMIQUE François Simon Propos recueillis par Virginie Félix Y retourner… ou pas ? «Y retournerai-je? Cette question qui conclut toutes mes vidéos sur Instagram est devenue un gimmick — et même le titre de mon dernier livre. Elle est née un soir où je dînais avec un ami dans le restaurant d’un grand chef (chez Mimosa, de Jean-François Piège). Tout était vraiment quelconque : nourriture très chère, service pas terrible. Même si je passais un moment agréable parce que j’étais en bonne compagnie, à la fin de la soirée, j’ai demandé à mon ami: «Est-ce que tu y retournerais ? » Il m’a répondu : «Non!» Certains critiques aiment juger de la technique de l’assiette, pour eux, un restaurant se résume à l’excellence. Ça fait quelque temps que j’ai abandonné ces normes académiques. Je préfère une autre grille de lecture qui prend en compte les bonnes vibrations, les sourires, l’ambiance. Il m’arrive de donner des coups de griffe. Cela me vient d’une époque où l’on était facilement impitoyable. Souvenezvous, Desproges, Coluche, c’était cinglant. Avoir de l’esprit, c’était être corrosif. J’en ai gardé quelques saillies, ces acidités mordantes. Mais il faut que je fasse attention car je me suis aperçu que j’avais énormément de likes quand je dégommais une institution. Je pourrais surfer là-dessus. Ce n’est pas non plus ce que je veux.» Avancer masqué «Ne pas montrer mon visage, ça n’est pas une posture, ça correspond à mon caractère. Je suis quelqu’un de timide et sauvage. L’anonymat me permet aussi de me mettre dans des conditions de travail optimales: j’ai la table près des toilettes, j’attends l’addition dix minutes. Car quand on avance avec ses titres de noblesse, on a droit à la coupe de champagne et aux meilleures langoustines. Mais les matériaux sont complètement factices.» Rebondir sur Instagram « Je filme tout depuis une trentaine d’années. Quand j’étais journaliste au Figaroscope, j’allais déjà au restaurant avec une caméra mini-DV grande comme la main. Quand je revenais à la rédaction avec mes cassettes vidéo en proposant qu’on mette ça sur Internet, on m’envoyait promener. Puis j’ai eu une émission sur ParisPremière où je faisais des critiques en caméra cachée. Instagram, ça vient de là, de ce substrat. Vingt ans après, je récupère la monnaie de la pièce. Avec le temps, mon style s’est un peu dénudé. Mon tempo s’est ralenti. Comme les chefs qui travaillent d’abord avec précision et arrivent à un moment où ils travaillent avec justesse. À 72 ans, je pense, sans prétention, être à ce moment-là de ma vie.»• 2016 Chroniques estivales dans 28 minutes sur Arte. 2014 Quitte Le Figaroscope après vingt-sept années de journalisme gastronomique. 2005-2009 L’émission Paris dernière sur Paris Première. l’actu Le gastronome de 72 ans publie Y retournerai-je ? (éd. Flammarion), un recueil de miscellanées hédonistes et d’humeurs poivre et sel. 8 Télérama 3933 28/05/25 VALÉRIE DUBOIS/HANSLUCAS.COM | YOAN VALAT L’ESPOIR Enfin un régime pour les artistes-auteurs? LE CHIFFRE 73% C’est la proportion de Français qui se disent prêts à boycotter un film ou une série dont les voix françaises seraient générées par intelligence artificielle. Un résultat réconfortant pour l’association Les Voix qui avait commandé ce sondage Ifop. Elle regroupe les comédiens artistes-interprètes de la voix enregistrée, qui redoutent de perdre leurs missions de doublage à cause de l’IA. La loi pourrait assurer une indemnité minimale fixéeà85%dusmicmensuel (soit environ 1 212 euros net) aux artistes-auteurs justifiant d’au moins trois cents heures de travail annuelles. La sénatrice est convaincue que sa proposition va aboutir. «Au Sénat et à l’Assemblée nationale, nos soutiens sont transpartisans, explique-t-elle. La rémunération des artistes contribuant à l’exception culturelle française est un sujet sensible. Et le financement que nous proposons est jugé crédible par beaucoup.» Ainsi les diffuseurs des artistesauteurs (musées, centres culturels, éditeurs) seront-ils invités à cotiser pour eux au-delà du faible taux actuel, fixé à 1,1% — le chiffre de 5,15% est évoqué. En comparaison, les cotisations des entreprises du spectacle vivant sont de 46% du salaire brut pour les intermittents. Et l’on croirait presque entendre, au loin, les artistes-auteurs soupirer «enfin»… ▶ Rémi Guezodje Fini la précarité? Les artistes-auteurs pourraient bientôt jouir des mêmes droits que les autres travailleurs du secteur culturel. Le terme recouvre un vaste champ d’activités artistiques indépendantes, allant des arts plastiques (sculpture, peinture, installation, photographie, etc.) jusqu’au secteur créatif au sens large (graphisme, illustration, traduction, écriture, etc.). Autant de professions caractérisées par des revenus fluctuant d’une année à l’autre. Ces personnes pourraient d’ici peu bénéficier, entre deux phases d’emploi, d’une indemnisation en continu, de la même manière que les intermittents du spectacle. Une idée portée par la sénatrice Monique de Marco (EELV), ressuscitant une proposition de loi mise de côté depuis la fin du mandat du député communiste Pierre Dharréville, en 2024, et finalement déposée le 21 mai devant le Sénat. Une proposition de loi veut assurer une indemnité chômage aux artistes-auteurs justifiant d’au moins trois cents heures de travail annuelles. LA MENACE En Hongrie, une censure claire Viktor Orbán resserre son étau sur les médias. Une proposition de loi portée par son parti sur «la transparence de la viepublique»prometamendes,comptes bancaires sous surveillance et restrictions financières à toutes les organisations recevant des fonds étrangers «pour influencer la vie publique». Les médias ne pourront pas critiquer les valeurs de la Constitution hongroise. Lasemainedernière,cetteperspective a poussé des milliers de citoyens à manifester, en brandissant un drapeau européen floqué du mot «Help». Des journalistes appellent l’Union européenne à peser pour empêcher l’adoption de cette loi, tandis que des parlementaires pressent la Commission européenne de suspendre ses financements à la Hongrie. Si la loi était votée, Bruxelles pourrait saisir la Cour de justice de l’Union européenne, comme elle l’avait fait en 2017. Mais Orbán trace sa route. Selon Reporters sans frontières, par le jeu des pressions et des rachats, le parti au pouvoir à Budapest contrôle déjà 80% des médias hongrois. ▶ Élise Racque 9 Télérama 3933 28/05/25 L’ŒIL SUR L’ACTU L’APPEL À UN EXPERT «Pour les élus, la violence est une réalité tangible» Comment l’enquête sociologique Élusan que vous coordonnez éclaire-t-elle la santé mentale des élus ? Les premiers résultats le montrent sans détour : seuls 20 % des élus interrogés n’ont, à ce jour, subi aucune agression, physique ou verbale, au cours de leurs mandats. La violence que leur témoignent les administrés est donc bien une réalité tangible. Pour autant, 6 % seulement des atteintes qu’ils ont subies sont d’ordre physique, relatives à leur personne ou à leurs biens (bousculades lors de manifestations, caillassage de leur voiture…). Les attaques verbales en ligne sont bien plus nombreuses : 36 % disent avoir fait l’objet de menaces, notamment de mort, sur les réseaux. Les réseaux sociaux cristallisent-ils cette violence ? Il apparaît évident que la popularisation de l’usage des réseaux sociaux, auxquels les élus recourent euxmêmes, offre aux administrés un terrain propice à tous les commentaires. Or, ces contenus sont plus souvent critiques, voire désobligeants, que laudateurs, quand ils ne sont pas orchestrés dans le cadre de campagnes de cyberharcèlement. Ils contribuent grandement au sentiment, chez les élus, d’une remise en cause de leur autorité et de leur légitimité. Être sans arrêt exposé aux critiques, sachant qu’elles peuvent venir de n’importe qui, n’importe quand, est déstabilisant. Et vient renforcer une charge mentale déjà lourde, donc un sentiment d’usure. ▶ Propos recueillis par Lorraine Rossignol Pour la première fois depuis 2020, les violencescontrelesélussontenbaisse. Selon un rapport du ministère de l’Intérieur publié le 20 mai, ces atteintes ont diminué de 9 % en 2024, avec deux mille cinq cents actes enregistrés. Le sociologue du travail Didier Demazière tempère toutefois cette amélioration. Le durcissement des peines suffit-il à expliquer cette baisse ? Cela reste difficile à évaluer. Je ne suis pas sûr que les auteurs de telles infractions aient nécessairement été informés ou soient conscients de ce durcissement… Par ailleurs, de quoi parle-t-on ? Un certain flou demeure quant à la définition de ces atteintes, dont la palette est très hétérogène, et de surcroît sujette à interprétation : certains élus considèrent telle attaque verbale comme inadmissible, quand d’autres la relativisent. Finalement, ce flou autorise tout type de discours : les alarmistes comme ceux qui invitent à la tempérance. LA PHRASE «Jeleurdischaquejour combienjelesaime» L’ACTEUR STEPHEN GRAHAM DANS VARIETY À PROPOS DE SES ENFANTS Le coscénariste de la série Adolescence, où il incarne le père de famille, a joué certaines scènes en imaginant son fils. Une saison 2 est « une possibilité ». En 2023, le député Vincent Jeanbrun (LR), alors maire de L’Haÿ-les-Roses, a vu son domicile attaqué par une voiture-bélier. 10 © SEBASTIÃO SALGADO L’HOMMAGE Sebastião Salgado, au nom de la Terre et des hommes Il nous avait prévenus dans une interview réalisée en février pour Sortir, le supplément parisien de Télérama — la dernière qu’il avait accordée en France. «Je suis un petit vieux, proche de la fin.» Mais comment croire cette force de la nature? Sebastião Salgado s’est pourtant éteint ce 23 mai à l’hôpital américain de Neuilly, à l’âge de 81 ans. Avec lui s’en est allé le dernier photographehumaniste,celuiquiplaçait la dignité des êtres au cœur de son travail. Le plus populaire, aussi, ses expositionsattirantjusqu’à250000visiteurs. L’un des plus grands, surtout, 11 STÉPHANE LAVOUÉ L’ŒIL SUR L’ACTU Page de gauche: Mexique, 1980. Sebastião Salgado immortalise une prière du peuple mixe remerciant la déesse de la Terre et de la Fertilité pour une bonne récolte. dont les amples fresques — consacrées aux paysans d’Amérique latine, aux ravages de la sécheresse au Sahel, aux réfugiés à travers le monde, ou aux recoins de la planète encore préservés des blessures infligées par ses semblables — étaient reconnaissables entre mille avec leurs tirages aux noirs et blancs somptueux et cette composition classique transfigurée par la lumière. Un homme au charme fou, enfin. À la voix chaude et au regard clair, à l’élégance racée et fraternelle, dont l’énergie communicative était contrebalancée par un calme olympien. «Son travail vient du cœur», assurait son ami Henri Cartier-Bresson (19082004).Desonparcoursaussi.Ilétaitné dans le Minas Gerais, un État du SudEst du Brésil, en 1944, d’un père propriétaire terrien d’origine portugaise et d’une mère dont la famille juive ukrainienne s’était installée là à la fin du xixe siècle. Économiste et statisticien de formation, il travaille d’abordpourleministèredesFinances de son pays natal et pour l’Organisation internationale du café. Fuyant la dictature brésilienne en 1968, ce militant tiers-mondiste passionné s’installe à Paris l’année suivante et se réinventephotojournalistequatreansplus tard, lorsqu’il comprend qu’il prend davantage de plaisir à faire des photos avec le Pentax de son épouse, Lélia, qu’àécriresesrapports.Ilcouvrealors la révolution des œillets au Portugal (1974), la guerre d’indépendance puis la guerre civile en Angola, la tentative d’assassinat de Reagan en 1981. Abandonne-t-il l’économie pour autant? Elle sous-tend au contraire tout son travail. «Quand j’ai senti, alors que personne ne parlait de globalisation, qu’on était en train de réorganiser l’économie en changeant la manière de produire dans le monde, j’ai eu envie de le raconter en images», nous confiait-il en 2005. Pendant près de six ans, il parcourt ainsi la planète, sillonne vingt-cinq pays, engrange une trentaine de reportages pour dire ces travailleurs, les derniers, qui produisent encore la richesse de leurs mains. En parallèle, lui, le réfugié, l’immigré, prend conscience, en cette fin d’années 1980, de «laréorganisationdel’espace humain et social», ce qui l’amène à s’intéresser à l’exode et aux migrations à travers la planète. Avant d’être assommé par la folie des hommes. « Marqué par le génocide au Rwanda en 1994, j’allais mal, physiquement et psychologiquement, confiait-il à Télérama enfévrierdernier.Jesuispartiau Brésil m’occuper de la ferme de mes parents.» De là naît sa conscience écologique. Car il ne reste rien des paysages de son enfance. Ni la rivière qui bordait le domaine familial, ni la forêt tropicale attenante. Ni les singes, ni les crocodiles, ni les fleurs. Tout a été dévasté. Alors, avec son épouse, il replante tout ce qui a disparu — plus de trois millions d’arbres. Il voit la faune et la flore reprendre vie. Et le goût de la photo revenir, ce qui lui permet de mener à bien son dernier projet entre 2004 et 2012 : Genesis, une ode à la beauté de la planète. Sebastião Salgado détonnait dans le monde de la photographie. Car il a été lepremieràmontersesprojetscomme on produit un film, signant des exclusivités avec les plus grands titres de la presse internationale afin de financer ses œuvres (même s’il ne s’est jamais considéré comme un artiste). Quittant la célèbre agence Magnum, fondée par Henri Cartier-Bresson et Robert Capa entre autres, pour créer sa propre structure. On lui reproche d’esthétiser la misère? De se complaire «dans la corruption massive des bons sentiments» et dans un «voyeurisme sentimental»? On tique sur le fait que Genesis soit sponsorisé par la deuxième entreprise minière du monde, comme le révèle le journal Le Monde? Il n’en a que faire et poursuit sa route, doté d’un statut unique dans le milieu, dont n’avaient bénéficié jusqu’alors que de grands photographes de mode. Sauf que lui n’a eu dans son viseur qu’une envie: brosser le portrait universel d’une humanité qu’il avait fini par élargir à tous les vivants. — Yasmine Youssi
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