CLASSICA n°265 - Page 1 - 265 Sommaire CLASSICA septembre 2024 — n°265 5 ÉDITO PHILIPPE VENTURINI Un esprit libre 7 INSTANTANÉ À la folie! 8, 10 CLASSIQUE EXPRESS AUDE GIGER L’actualité en bref 9 HOMMAGE L’étonnant Benoît 11 L’ÉCO DU CLASSIQUE NATACHA VALLA La symphonie du monde publicitaire 12 CLASSIQUE EXCENTRIQUE BAPTISTE LIGER Chant grégorien pour boîte échangiste 13 GARDE MONTANTE MICHEL LE NAOUR Lisa Strauss 14 HORIZONS Les Concerts du Dimanche Matin 16 À L’AFFICHE Barrie Kosky 18 À TRAVERS CHANTS STÉPHANE GRANT Roberto Alagna 19 LES PETITS MOZARTS SOPHIE PERRIN-RAVIER Sélection jeunesse 20 PERSPECTIVES Roland Hayrabedian 22 LA CHRONIQUE BENOÎT DUTEURTRE Le dernier Fauré 24 SORTIR Les Nuits d’été de Berlioz à Paris… 28 ON A VU Madame Butterfly de Puccini à Aix-en-Provence 32 L’HUMEUR ALAIN DUAULT Des médailles d’or! 34 HISTOIRES D’ORCHESTRE La hautboïste Hélène Devilleneuve 36 COMPOSITRICE D’AUJOURD’HUI Betsy Jolas 42 À LA UNE Gabriel Fauré 62 J’AIME, J’AIME PAS ALAIN LOMPECH L’Ensemble orchestral de Paris 64 L’UNIVERS Cyrille Dubois 68 ÉCOUTE EN AVEUGLE Sergueï Rachmaninov, Études-Tableaux, op. 39 74 LES DISQUES 105 LES TRÉSORS JEAN-CHARLES HOFFELÉ 106 LES DVD 107 LE JAZZ 108 LES CHOCS LES CHOCS CARNET CRITIQUE 114 LE QUESTIONNAIRE OLIVIER BELLAMY Michel Onfray 116 UN FILM, UNE MUSIQUE YANNICK MILLON Le jour où la Terre s’arrêta de Robert Wise 117 MÉDIAS Notre sélection radio, TV et web 118 HI-FI Sélection du mois 122 LES INTROUVABLES THOMAS DESCHAMPS Igor Bezrodny Retrouvez notre OFFRE D'ABONNEMENT en pages 33 et 121 et sur la boutique musique-magazines.fr Ce numéro comporte un encart du Festival de Royaumont pour les abonnés des départements 60, 75, 78 et 95. 28 34 42 64 CHRISTOPHE ABRAMOWITZ MIRCO MAGLIOCCA Depuis sa réouverture au public il y a 15 ans, l’Opéra Royal du Château de Versailles fait rayonner la musique dans votre vie ! Cette saison, profitez de plus de 100 représentations dans ce lieu exceptionnel chargé d’histoire. Enchantement garanti ! Au programme, concerts, opéras mis en scène et en version concert, ballets et théâtre, pour vous réjouir tout au long de l’année. L’Orchestre et le Chœur de l’Opéra Royal sont également à l’honneur cette année dans plus de 40 représentations. LA PLUS BELLE DES MUSIQUES DANS LE PLUS BEAU DES OPÉRAS ! Photographie : © Thomas Garnier Purcell DIDON ET ÉNÉE Nouvelle production de l’Opéra Royal Sonya Yoncheva, Halidou Nombre, Sarah Charles, Attila Varga-Tóth Chœur et Orchestre de l’Opéra Royal Stefan Plewniak Direction CécileRoussatet JulienLubek Mise en scène 18 - 20 octobre 2024, Opéra Royal Molière L’AVARE Jérôme Deschamps Mise en scène 6 - 10 novembre 2024, Opéra Royal Porpora POLIFEMO Nouvelle production de l’Opéra Royal Franco Fagioli, Paul-Antoine Bénos-Djian, Éléonore Pancrazi Académie de danse baroque de l’Opéra Royal Orchestre de l’Opéra Royal Stefan Plewniak Direction Justin Way Mise en scène Christian Lacroix Costumes 4 – 8 décembre 2024, Opéra Royal Mozart LA FLÛTE ENCHANTÉE Chantée en français Florie Valiquette, Mathias Vidal, Marc Scoffoni, Julia Knecht Le Concert Spirituel Chœur et Orchestre Hervé Niquet Direction Cécile Roussat et Julien Lubek Mise en scène 27décembre2024–1er janvier2025, OpéraRoyal ENTREPRISE MÉCÈNE PRINCIPAL Retrouvez toute la programmation sur www.operaroyal-versailles.fr Suivez-nous sur les nouveaux réseaux sociaux de l’Opéra Royal ! @operaroyal.chateaudeversailles @OperaRoyal Rejoignez-nouspourcélébrerles15ansdelaréouverturedel’OpéraRoyalduChâteaudeVersailles! JEROME ROBBINS L’ÉTERNEL Ballet du Théâtre San Carlo de Naples Jerome Robbins Chorégraphe Jean-PierreFrohlichReprise de la chorégraphie 15 – 17 novembre 2024, Opéra Royal CLASSICA n°265 est édité par les Éditions Premières Loges SARL au capital de 34600 euros Représentées par Nicolas Bréon, Gérant. Associé Unique Humensis, SA dont le siège social est sis 170bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris www.humensis.com Adresse de la rédaction Premières Loges / Classica, 6, villa de Lourcine, 75014 Paris Directeur de la publication Nicolas Bréon Rédacteur en chef Philippe Venturini philippe.venturini@editions-premieresloges.com Éditorialistes Alain Duault, Benoît Duteurtre, Stéphane Grant, Alain Lompech Grand reporter Olivier Bellamy Actualité musique Aude Giger Ont collaboré à ce numéro Gérard Belvire, Louis Bilodeau, Jérémie Bigorie, Jacques Bonnaure, Vincent Borel, Fabienne Bouvet, Pascal Brissaud-Ecrepont, Laurent Bury, Thomas Deschamps, Franck Ferville, Pierre Flinois, Romaric Gergorin, Pascal Gresset, Jean-Charles Hoffelé, Jean-Pierre Jackson, Melissa Khong, Stéphanie Lacombe, Éric Lebrun, Michel Le Naour, Baptiste Liger, Yannick Millon, Jean-Michel Molkhou, Sophie Perrin-Ravier, Philippe Ramin, Dominique Simonnet, Sabine Teulon Lardic, Natacha Valla Création graphique Karelle Juglar Secrétaires de rédaction Sophie Perrin-Ravier, Élise Guignard Service photo Cyrille Derouineau Publicité et partenariats Tél.: 33 (0)1 55 42 84 15 fabien.caby@editions-premieresloges.com Marketing, abonnements et diffusion tsiky.ratsimanohatra@editions-premieresloges.com Service abonnements Tarif 1 an, 10 numéros: 59€ Tél. 0155567078 45, avenue du Général-Leclerc 60643 Chantilly Cedex Courriel: abonnements@classica.fr Vente au numéro Tél. 01 40 94 22 23 Anciens numéros : Tél. 0155567078 Notre boutique en ligne www.musique-magazines.fr Diffusion MLP Impression Imprimé en France par BLG Toul Dépôt légal à parution N°de commission paritaire 1125 K 78228 N°ISSN 1966-7892 Photo de couverture Alamy Origine du papier Ns Bruck Autriche Taux de fibres recyclées 39% «Eutrophisation» ou «Impact sur l’eau» Ptot 0,018 kg/tonne La pâte à papier utilisée pour la fabrication du papier de cet ouvrage provient de forêts certifiées et gérées durablement. Un esprit libre «Voici la chronique attendue… sans attendre pour une fois que tu la réclames!», m’écrivit-il avec malice le 26 juin dernier. Chaque mois, par mail ou par téléphone, Benoît Duteurtre me proposait des sujets pour sa chronique. Il hésitait souvent entre deux ou trois idées et, après discussion, en choisissait une rapidement. Cette page Fauré (lire p. 22) lui tenait particulièrement à cœur et il attendait patiemment d’ajouter sa contribution, comme toujours très personnelle, à notre dossier consacré à ce compositeur qu’il aimait tant. Je ne vais pas redire ce qu’Olivier Bellamy a si bien écrit (lire p. 9) mais ne peux m’empêcher de reconnaître à quel point cette disparition aussi brutale qu’inattendue nous a affectés. Travailler avec Benoît était un vrai plaisir. La courtoisie toujours teintée d’humour et de bonne humeur qui distinguait nos échanges ne m’empêchait pas de savoir à quel point il soignait ses textes. Cet amateur de musique légère ne prenait jamais son travail à la légère. En témoigne, entre autres, «La grande histoire de l’opérette» qu’on a pu découvrir en août sur France Musique. C’est ce qui rendait Benoît si attachant: être incollable sur Lecocq, Planquette ou Christiné et admirer Ligeti, aimer la musique de son temps sans la réduire à un modèle unique destiné à être reproduit à l’infini, soutenir la diversité des esthétiques sans promulguer des oukases, être libre d’avoir ses goûts et ses dégoûts. Cette curiosité et cette indépendance, CLASSICA les revendique chaque mois à travers la variété de ses articles, loin des modes et des courants dominants. Il faudra désormais poursuivre, sans les Massard, Popp, Delannoy, Castérède et Florentz de Benoît Duteurtre qui vont cruellement nous manquer. Téléchargez l’application CLASSICA magazine Rejoignez-nous Édito Par Philippe Venturini 10-32-2813 — septembre 2024 5 À la folie! Un rideau noir, une poursuite, un acteur-chanteur en slip blanc, un violon qu’il massacrera, voilà tout le spectacle des Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies (1969) mis en scène par Barrie Kosky et présentés au Théâtre du Jeu de paume, durant le Festival d’Aix-en-Provence. Johannes Martin Kränzle, nu, ventre rond, œil gauche souligné de paillettes, main droite prolongée d’ongles d’or, l’un des meilleurs acteurs-chanteurs au monde, partage avec l’Ensemble Intercontemporain et son directeur Pierre Bleuse la folie du roi George III d’Angleterre. Renversant. Lire le compte-rendu de Pierre Flinois sur classica.fr MONIKA RITTERSHAUS — septembre 2024 INSTANTANÉ 7 WEB Opéra en ligne Lancée au printemps 2023, la plateforme POP (Paris Opera Play) de l’Opéra de Paris annonce sa prochaine saison en ligne. Au programme, plusieurs reportages autour de la nouvelle troupe lyrique ou du ballet – notamment la tournée au Japon en février dernier avec Le Lac des cygnes et L’Histoire de Manon –, mais aussi des retransmissions en direct, avec notamment la Symphonie n°4 de Chostakovitch depuis la Philharmonie de Paris sous la baguette de Tugan Sokhiev, et des rediffusions de représentations passées. Une mine d’or à exploiter! BRÈVE Nouvel label, Florez Records Juan Diego Flórez vient de créer son propre label, Florez Records. Le premier opus de cette nouvelle collection paraîtra à l’automne. Il présentera le ténor péruvien aux côtés de l’Orchestre et du Chœur des jeunes de Sinfonía por el Perú sous la direction du chef espagnol Guillermo García Calvo dans un programme autour de la zarzuela. HOMMAGE Édith Lejet La compositrice Édith Lejet s’est éteinte à l’âge de 82 ans. Elle avait enseigné à la Sorbonne, au Conservatoire de Paris et à l’École normale de musique jusqu’en 2020. PRIX Les Médias Francophones Publics Les Médias Francophones Publics ont décerné leur prix annuel à la mezzosoprano Juliette Mey. Après un sixième prix au Concours Reine Élisabeth l’an passé ainsi qu’une distinction dans la catégorie «Révélation Artiste lyrique» des Victoires de la musique en février dernier, la jeune Toulousaine de 24 ans a séduit le jury par «son engagement ainsi que sa maturité stylistique et musicale». LYRIQUE Opéra flottant à Dubaï 7,5 millions d’euros. C’est le montant des sommes engagées pour la construction du deuxième opéra de Dubaï, dans le sud de la ville des Émirats arabes unis, qui verra le jour sur un plan d’eau au cœur d’un complexe immobilier de luxe. Cette deuxième maison lyrique de la ville, aux extérieurs dorés, entourée de cascades et de fontaines sera en mesure d’accueillir 2 000 personnes pour ses spectacles: ballets, opéras, concerts ou comédies musicales. Ce «chef-d’œuvre flottant» devrait être livré entre 2025 et 2028. BRÈVE Dominique Meyer à Lausanne Écarté de la Scala de Milan, Dominique Meyer a rejoint l’Orchestre de chambre de Lausanne le 15 juillet dernier. Il est rejoint par l’actuelle directrice générale de l’Orchestre des Pays de Savoie, Julie Mestre, et travaillera aux côtés de Renaud Capuçon, directeur artistique de la formation depuis 2021. LYRIQUE Décret illégal Au printemps 2023, un décret du gouvernement de Giorgia Meloni fixant une limite d’âge de 70 ans pour les directeurs de théâtre lyrique avait contraint Stéphane Lissner, alors en poste au San Carlo de Naples, de céder sa place. Saisi par l’intéressé, le Tribunal de Naples, après avoir ordonné sa réintégration, a interrogé la constitutionnalité d’une telle règle auprès de la Cour constitutionnelle italienne. La décision, rendue fin juillet, dispose que ce décret est «illégitime, en raison d’une absence évidente des préconditions d’extraordinaire nécessité et urgence». BRÈVE Glass piraté «J’ai appris qu’un ballet intitulé Les Hauts de Hurlevent comprenant ma musique et utilisant mon nom pour sa publicité et sa promotion doit avoir sa première […] la semaine prochaine.» Le compositeur Philip Glass a fermement condamné l’utilisation de son nom et de sa musique sans son autorisation à l’occasion d’une représentation fin juillet à Sébastopol en Crimée ukrainienne – une zone annexée par la Russie. «C’est une violation de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques dont la Russie est signataire, c’est un acte de piratage», a-t-il rappelé. Le spectacle litigieux était une adaptation du roman d’Emily Brontë. La chorégraphie de Jonah Cook a été interprétée par Sergueï Polounine, personnalité phare du ballet russe, soutien de Vladimir Poutine et de l’invasion en Ukraine. Philip Glass a déploré son impuissance à faire valoir son droit étant donné la législation internationale. Il a néanmoins fait appel à la cessation de ces pratiques: «Je ferai connaître ma véhémente objection si vous continuez.» SDP SDP KARL POUILLOT SDP — septembre 2024 8 CLASSIQUE EXPRESS PAR AUDE GIGER «Fidèle, fidèle, je suis resté fidèle, à des choses sans importance pour vous…» Rien ne peut mieuxdéfinirBenoîtDuteurtrequecerefrain de Charles Trenet. Fidèle à des amis avec lesquels il déjeunait régulièrement, en dépit d’un travail colossal, littéraire et musical. Fidèle à d’anciennes gloires déchues. Fidèle à sa famille (il était l’arrière-petit-filsdeRenéCoty).Fidèle à des personnes dans le besoin, qu’il aidait discrètement. Fidèle à unartdevivredénuédesnobisme. Il ne supportait pas de voir disparaître un monde qu’il aimait. Un certain Paris dont il arpentait les rues avec gourmandise. Celui de Stravinsky, Doisneau, Renoir, Hemingway,ouJoséphineBaker. Des grands cafés aux petites églises, des bordels aux bords de Seine où il habitait. Mais il aimait aussi la campagne. Les Vosges, berceau de sa famille, où il est mort. La Normandie où il est né. Terred’écrivains.Résidence d’Offenbach. Il adorait le luxe des vieux palaces autant que les petites fermes qui sentent la bouse de vache. Il cultivait la camaraderie à l’ancienne, avec un style fait de modestie, d’intelligence, d’humour. Il était allergique à une modernité brutale, méprisante et prétentieuse qu’incarnait Pierre Boulez à ses yeux. Dénonçant son pouvoir, il a défendu l’opérette, la chanson, la fantaisie, tout ce qui allège la vie sans l’abaisser. Il militait pour préserver ce qu’une élite française voulait cacher sous la table. Il déchiffrait les sonates de Beethoven et de Mozart, mais pestait qu’on ne jure que par la musique allemande sans connaître DariusMilhaudouFrancisPoulenc.Iln’aimaitpasles idéologiesàlamode.Onl’atraitéde«réactionnaire». L’avenirluiadonnéraison.LejournalLeMondeajugé «révisionniste» son Requiem pour une avant-garde. Il a gagné son procès. Il chérissait Marie Dubas, PaulineCartonetYvonnePrintemps,maisvitupéraitles leçons d’un néo-féminisme loin de Louise Michel. Il aimait rappeler qu’André Messager avait dirigé la premièredePelléasetMélisandeetcomposéVéronique ou L’Amour masqué. Il aimait ce mélange. Du reste, lui-mêmeétaitundrôledezèbrequiacommencésa carrière en écrivant des nouvelles pour la revue L’InfinietdesarticlesdansPlayboy,toutengagnantsavie en jouant Chopin dans un cours de danse classique. Il œuvrait pour un art de la légèreté qui avait connu son sommet à la Belle Époque et aux Années folles. Il plaçait Duke Ellington au même rang qu’Olivier Messiaen,MauriceLeblancàhauteurdeProustoude Céline.IlchérissaitErikSatie,AlphonseAllais,Sacha Guitry,lagouailled’ArlettyetlatendressedeBourvil. Dans son émission, sur France Musique, «Étonnezmoi, Benoît», il invitait Suzy Delair, Charles Aznavour,MichelLegrand,maisaussiuneanciennespeakerine, un arrangeur, un vieil imprésario. Tous ceux qui pouvaient faire revivre un paradis perdu. Noces deStravinskycôtoyaitMireilleetJeanNohain,lerock de James Brown ou la voix de Barry White. Il était proche de Kundera et de Sempé. Et de centaines de gens « sans importance pour vous ». Au début de l’été, il invitait des amis chez lui. On y croisait des gens merveilleux. Houellebecq ou un écrivain sans succès mais qui connaissait Yvette Guilbert par cœur. Il avait la passion de la vieet tenait le sentimentalisme à distance, tout en étant pétri de mélancolie. Il était un ami attentionné comme on n’en voit plus. Un amant scrupuleux, responsable. Sans illusion sur les choses, mais d’un optimisme inoxydable et d’une fiabilité à toute épreuve. Fidèle! L’étonnant Benoît Collaborateur historique de CLASSICA, producteur emblématique de France Musique, écrivain qui aimait questionner son époque et en moquer les travers, Benoît Duteurtre nous a quittés le 16 juillet dernier à l’âge de 64 ans. PAR OLIVIER BELLAMY RADIO FRANCE / CHRISTOPHE ABRAMOWITZ — septembre 2024 HOMMAGE 9 ROMAIN ALCARAZ PRIX Académie des beaux-arts Le compositeur français d’origine grecque Georges Aperghis a reçu le Grand Prix en composition musicale de l’Académie des beaux-arts, attribué tous les trois ans. Il est invité à répartir la dotation de 30 000€ entre différents artistes de son choix dont il apprécie le travail. NOMINATION Cumul pour Tarmo Peltokoski C’est une étoile filante qui ne cesse d’impressionner: à seulement 24 ans, le chef Tarmo Peltokoski vient d’être nommé à la tête de l’Orchestre philharmonique de Hong Kong. Il succédera au Néerlandais Jaap van Zweden à partir de septembre 2026 et occupera cette nouvelle fonction de concert avec ses missions auprès de l’Orchestre du Capitole de Toulouse et de l’Orchestre symphonique national de Lettonie. JURIDIQUE Ravel, seul auteur du Boléro Les héritiers de Ravel et ceux du peintre Alexandre Benois prétendaient à une manne financière étourdissante. Le Tribunal judiciaire de Nanterre la leur a refusée le 28 juin dernier. Désormais, le Boléro est bel est bien considéré comme appartenant au domaine public, et ce depuis 2016. Pourtant la situation prêtait à confusion du point de vue des opposants à la SACEM. Ces derniers avançaient que l’œuvre était de facture «collaborative», associant le décorateur Alexandre Benois et la première chorégraphe du ballet Bronislava Nijinska. Cette qualification devait justifier la prolongation des droits d’auteurs jusqu’en 2039 (ou 2051 en prenant en compte la date de mort de Bronislava Nijinska). À la clé, des sommes astronomiques: l’avocat de la SACEM avait notamment souligné que les droits générés atteignaient en moyenne 135 507€ par an entre 2011 et 2016. Les arguments de la SACEM ont été finalement retenus par les juges, faisant de Ravel le seul et unique auteur du Boléro. L’héritière du compositeur, Evelyne Pen de Castel-Sogny, a pour sa part été condamnée à verser un euro symbolique à la société de gestion des droits d’auteur, en guise de «réparation de son préjudice résultant de l’abus de droit moral d’auteur». Les héritiers de Benois et de Ravel feront-ils appel du jugement? ÉCONOMIE L’Orchestre des Pays de Savoie menacé À la veille de fêter ses 40 ans, l’Orchestre des Pays de Savoie a manifesté sa vive inquiétude en apprenant la décision du département de Savoie de supprimer les subventions jusqu’alors allouées. La perte anticipée atteindrait les 360 000€, soit un quart des financements publics de la formation. La direction a fait savoir que «cette décision ne représent[ait] pas une simple réduction de coût, mais bien un risque avéré d’arrêt d’activité de l’Orchestre des Pays de Savoie» – une menace réelle pour ses trente-quatre salariés permanents (dont vingt-trois instrumentistes). Le conseil départemental a néanmoins fait savoir qu’il attribuerait à l’orchestre en 2025 jusqu’à 250 000€ de prestations, en lien avec ses missions. BRÈVE Pétition à Notre-Dame Une quarantaine d’organistes a contesté le récent renouvellement de deux des leurs à la tribune de Notre-Dame de Paris dans une pétition signée par plus de 4 600 personnes. «Notre-Dame de Paris à nouveau en feu», peut-on lire dans le titre du document. Lors de l’incendie de la cathédrale en 2019, les organistes avaient été licenciés en raison des circonstances – hormis l’organiste de chœur, sollicité pour les services à Saint-Germain l’Auxerrois. Mais tous n’ont pas été rappelés. Contrairement aux usages, ce n’est pas un concours mais une nomination du recteur qui a permis de désigner Thierry Escaich et Thibault Fajoles, aux côtés d’Olivier Latry et de Vincent Dubois. «Pourquoi avoir mis à l’écart Johann Vexo (suppléant de l’orgue de chœur au moment de l’incendie, et ce depuis 20 ans)? Pourquoi ne pas avoir proposé à Philippe Lefebvre de rester à la tribune au moins quelques mois pour participer, aux côtés de ses collègues, aux cérémonies de réouverture de la cathédrale?», interrogent les auteurs de la pétition. Celle-ci conclut en dénonçant en particulier la nomination de Thibault Fajoles, étudiant de 21 ans au Conservatoire de Paris: «C’est un choix arbitraire qui ne peut s’expliquer par des motifs artistiques et qui envoie un mauvais signal aux jeunes organistes professionnels.» NOMINATION Iván Fischer en Autriche Dirigé à ses débuts par Claudio Abbado en 1976, l’Orchestre des jeunes de l’Union européenne a trouvé un nouveau directeur musical en la personne d’Iván Fischer. Le chef hongrois a pris ses fonctions dès le mois d’août à Grafenegg, en Autriche, pour succéder à Vasily Petrenko, en place depuis dix ans. SDP SDP — septembre 2024 10 CLASSIQUE EXPRESS PAR AUDE GIGER PEXELS I maginez un monde hypothétique où les génies de la musique seraient propulsés sur la scène trépidante de la grande consommation.Schubertsollicitépourunnouveauparfum? Ligeti pour des ombrelles? La musique classique et la publicité formeraient un duo redoutablement efficace. Ce monde est le nôtre. Mais de quels montants parlons-nous? En 2023, les dépenses publicitaires mondiales auraient avoisiné les 900 milliards de dollars, avec une part croissante consacrée aux formats numériques où la musique joue un rôle crucial. Les dépenses liées à la musique n’en représententpourtantqu’unepetitepartie,sachantquele marché mondial des licences musicales, qui inclut la publicité, aurait avoisiné 2,5 milliards en 2022. Leslicencespourl’utilisationdemusiquescélèbres danslespublicitéspeuventcoûterdequelquesmilliers à plusieurs millions de dollars, c’est selon. Cet investissement musical est-il rentable? Une étude de Nielsen indique que les publicités utilisantdelamusiquereconnaissableétaient20%plus efficaces(notoriétédemarque,mémorisation). Une bonne musique augmente les intentions d’achat. Cherchez bien, vous trouverez bien dans votre mémoire une valse qui évoque une assurance! Voyons les choses du bon côté: les publicitaires ne sont pas de vils mercenaires du marketing. Ce sont des esthètes mélomanes, qui ont compris que la création musicale peut transformer un simple spot en moment littéralement in-oubliable. Une note de Chostakovitch, et hop! Les ventes s’envolent. LE CLASSIQUE DANS NOS VIES Mais alors comment faire pour que les budgets marketing se traduisent plus largement en cachets d’artistes? Les morceaux tombés dans le domaine public sont une mine d’or: pas de droits d’auteur à payer! On capitalise sur des siècles de génie musical sans débourser un centime pour les royalties. Open bar sur Mozart et Bach… Il n’en va pas de même pour les compositeurs d’aujourd’hui. C’est pour eux l’injonction contradictoire. D’un côté, la scène classique, noble et exigeante; de l’autre, la scène publicitaire, lucrative et omniprésente. Mais pourquoi serait-ce une honte d’écrire des jingles? Quid de nous autres, consommateurs mélomanes? Devons-nous nous offusquer d’entendre notre grande musique transformée en nudge insidieux qui manipule le consommateur à son insu ? Au contraire, réjouissons-nous que la musique classique trouve sa place dans nos vies, touche le plus grand nombre, pour peu que l’on rétribue l’artiste à sa juste valeur! La symphonie du monde publicitaire Capitaliser sur des siècles de génie musical: une mine d’or! Mais comment faire pour que les budgets marketing se traduisent en cachets d’artistes? Natacha Valla est économiste et doyenne à Sciences Po. — septembre 2024 L’ÉCO DU CLASSIQUE PAR NATACHA VALLA 11 R ien n’est sacré. Pas même la musique religieuse qui, en théorie, n’était au départ pas destinée à devenir synonyme d’érotisme qui peut faire mal. Prenons le cas du chant grégorien: si les sources sur ses origines ainsi que sa définition esthétique contemporaine varient, ce son liturgique – généralement de signature anonyme – appelle davantage à la méditation qu’aux plaisirs de la chair. C’était sans compter sur un certain Michael (ou Mihai) Cretu. Musicien d’origine roumaine né en 1957, il se fait un nom en tant que producteur dès la fin des années 1970 enAllemagne,avant de toucher le public international dans les années 1980, notamment en supervisant les albums de la chanteuse Sandra (qu’il épousera, mais c’est une autre affaire) – les nostalgiques du Top 50 se souviennent forcément du tube Maria Magdalena. L’inspiration chrétienne semblant lui porter chance, celui qu’on appelle aussi Curly MC se lance dans un étrange projet en 1990: Enigma. Soit un pseudo-groupe pour un pur album studio, «MCMXC a.D.» mêlant musique (plus ou moins) religieuse et électro-pop. À peine sorti,cemélangededanceetdenewageséduittoute l’Europe avec le titre Sadeness (part I). Oui, avec un «e» au milieu de sadness («tristesse», en anglais) pour un clin d’œil au… marquis de Sade! Une boîte à rythme en tempo médian, surlignée par une basse, avec des nappes (et cloches) synthétiques, une flûte qui l’est tout autant. Et, soudain, des voix qui semblent tout droit sorties d’un monastère, en latin, contrastant avec une voix féminine, très érotisée (Sandra, mais sans être créditée officiellement), qui déclare – en français, SVP, et avant une légère respiration explicite –: «Sade, dis-moi / Sade, donne-moi / Sade, dis-moi / Qu’est-ce que tu vas chercher? Le Bien par le Mal? / La Vertu par le Vice?» Le vice peut d’ailleurs prendre bien des formes car la sourcedesmélodiesgrégoriennesn’arien,mettons, de médiéval: Cretu et son comparse Frank Peterson (alias F. Gregorian!) ont en effet utilisé sans autorisation un sample d’un titre (Procedamus en pace!) issu d’un album de la Capella Antiqua de Munich, sous la direction deKonradRuhland,«PaschaleMysterium» (Sony Classical, 1976). CLASSIQUE DES CLUBS LIBERTINS Le côté inattendu de ce cocktail religio-pop lui vaudra une descendance immédiatedansplusieurs bandes originales marquantes des années 1990 (1492, Christophe Colomb de Vangelis, Les Visiteurs d’Éric Lévi – lequel est aussi à l’origine du collectif Era, dans le même genre). Mais c’était aussi sans compter sur l’influence de Sadeness (part I) sur l’inconscient collectif, valant à ce single de devenir un «classique» des playlists de musique d’ambiance pour… les clubs libertins (et, plus sagement, pour des passages un peu coquins de certains documentaires télé)! Sans atteindre la notoriété de ce hit, Enigma continuera son bonhomme de chemin, piochant à loisir dans le répertoire classique. Outre un clin d’œil au Werther de Massenet pour la chanson Callas Went Away (1991), on signalera surtout plusieurs relectures du Carmina Burana de Carl Orff (et de son fameux O Fortuna) avec les titres Gravity of Love et Modern Crusaders extraits de l’album «The Screen Behind the Mirror» (2000). Doit-on parler de sommet de mauvais goût? Avec Enigma, rien n’est moins sûr: oui, qui aime bien châtie bien… CHANT GRÉGORIEN pour boîte échangiste ALAMY STOCK PHOTO — septembre 2024 12 CLASSIQUE EXCENTRIQUE PAR BAPTISTE LIGER Par sa famille, Lisa Strauss a baigné dès sa plus tendre enfance dans le monde musical. Sa mère pianiste, d’origine russe, lui a transmis la fibre slave; son père violoncelliste soliste et pédagogue réputé a joué un rôle majeur dans son évolution. Elle abandonne très vite le clavier pour se consacrerauvioloncellequiluiapportel’oxygènenécessaire face à un milieu scolaire trop rigide. Après s’être formée au CRR de Paris, elle entre à 16 ans au CNSMD dans la classe de Michel Strauss tout en se perfectionnant en musique de chambre. Avec l’accordéoniste Théo Ould qu’elle rencontre au Conservatoire, elle fonde le Philia Trio adoubé en 2019 au Concours Léopold Bellan et remarqué par la critique pour le CD «Madness» produit en 2022 par DiscAuverS. GrâceàunebourseduprogrammeErasmus,Lisapartétudier pendant six mois à l’Université des Arts de Berlin auprès de Wolfgang Boettcher mais elle n’en reste pas là, se distinguant à l’Académie Musicale Philippe Jaroussky puis à la Fondation Gautier Capuçon ainsi qu’au Conservatoire royal de La Haye dont elle sort diplômée. Son itinéraire s’enrichit de nombreuses rencontres parmi lesquelles celles d’Ivry Gitlis, Lynn Harrell et surtout Yo-Yo Ma qui l’invite à étudier enChinedanslecadredelaYouthMusicCultureGuangdong. DesrécompensesobtenuesauxÉtats-UnisetàBaden-Baden complètent son jeune parcours. La création en 2022 du Duo ShumaveclapianistecanadienneAnastasiaRizikovluipermet de mettre en valeur les musiques d’Europe orientale, des Balkans ou de l’Asie mineure : une étape importante pour cette musicienne amoureuse de la musique de notre temps qui rêve de créer les partitions des compositeurs tel le ludique Régis Campo. Admiratrice de Jacqueline du Pré et du jeu si intense du russe Daniil Shafran, Lisa par son éducation se montre sensible aux questions sociales et au développement de la musique dans les milieux défavorisés. Durant ses rares moments de farniente, elle s’adonne aux délices de la gastronomie, à sa passion pour la peinture, le théâtreetsurtoutletatouage,cedontellenefaitpasmystère. Lisa Strauss PAR MICHEL LE NAOUR EMMA BIRSKI NATIONALITÉ Franco-russe ÂGE 26 ans INSTRUMENT Violoncelle PARCOURS CRR et CNSMD de Paris, Conservatoire royal de La Haye RÉPERTOIRE DE PRÉDILECTION Chostakovitch, Schnittke, Britten, Pärt… DATES CLÉS 2017 Académie Musicale Philippe Jaroussky 2019 Lauréate de la Manhattan International Music Competition 2022 Lauréate de la Fondation Gautier Capuçon et création du Duo Shum — septembre 2024 GARDE MONTANTE 13
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