TRANSFUGE n°143 - Page 3 - 143 www.arizonafilms.fr/boutique Editeur de perles rares du cinéma étranger Profitez des fêtes de fin d’année Pour voyager Arizona Distrib. ACTUELLEMENT EN DVD EN DOUBLE DVD LE 20 JANVIER 2021 000_PUB143_P000_.indd 2 17/11/2020 15:35 ÉDITO / Page 3 LesMarxBrothersetPhilipK.Dick,pour finirmoinsmalqueprévul’année2020 par Vincent Jaury L e monde étant officiellement devenu inhabitable, maladif, mortel, il faut trouver un lieu où l’on peut encore respirer. Les livres sont ces « bien essentiels», cet espace de liberté, où se mouvoir reste possible. Alors que l’on nous somme de rester chez nous, l’aspirationàêtreailleursn’ajamaisétéaussifortequ’aujourd’hui. Les livres sont ces piliers inébranlables là où le monde s’effondre ; ils sont promesses là où le monde se referme sur lui-même ; ils sont quiétude là où le monde violente. Islamisme, Covid, confinement : la mort s’emballe, là où nous ne recherchons que vitalité et élan, pour continuer non pas à bien vivre, mais à vivre correctement. Vitalité et élan, c’est ce que ce Marx Brothers par euxmêmes de Chantal Knecht, de la collection Bouquins, prometàsonlecteur.Vitalitéetélan,quelsmotss’accordent mieuxàcequefurentlesMarx,lesroisdel’overstatement, dunonsense,delabouffonnerie,delafarce.Nousentrons dans ce livre comme on entre dans La soupe au canard ou L’explorateur en folie : n’importe comment. Nous glissons d’une entrée à l’autre, anarchiquement, d’un nom propre qui vous inspire, d’un mot qui vous attire. Beaucoup de Groucho, bien sûr, qui n’est autre que la victoire de l’esprit sur la pesanteur qui règne, Groucho comme victoire sur l’espritdesérieuxdanslequelessaientdenousenserrerles mouvementsrégressifsetressentimentauxtelsque#MeToo et l'imposture décoloniale. Mouvements qui tentent de rétrécir nos êtres, nos idées, l’infinie diversité du monde, mais qui n’y arriveront pas, la preuve avec Transfuge. AuhasardBalthasar,danscelivre:«lanuitdernièreil y avait une femme qui n’arrêtait pas de frapper à la porte demachambred’hôtel!Finalementjel’ailaisséesortir»; ouencore:«quandj’étaisenAfrique,j’aituéunéléphant enpyjama…cequecetéléphantfaisaitenpyjama,jenel’ai jamais su. » D’autres grouchoïsmes ? « la principale cause de divorce, c’est le mariage » ; «je me méfie des couples qui se tiennent toujours par la main. S’ils ne le faisaient pas, ils auraient trop peur de se tuer. » Entrée Salvador Dali : ce dernier vouait un culte à Harpo ; le peintre considérait les Marx comme des surréalistes, révolte absolue, insoumission totale, sabotage en règle, humour et culte de l’absurde. Dali enverra une harpe à Harpo, et écriraunscénarioinachevépourlesMarx,intituléSalade de girafes à cheval ! Le film ne verra évidemment jamais le jour. Allez, une dernière pour la route, l’entrée Argent : « parti de rien, j’ai atteint la misère. » Un conseil pour Noël:achetezàvosprochescelivre,ilsvousremercieront, beaucoup plus que pour un livre de Leïla Slimani ou de David Foenkinos. Et puis la vie est courte, on ne sait pas combien de temps il nous reste à vivre, surtout par les temps qui courent. Gallimard,desoncôté,publiedanslacollectionQuarto, l’intégralité des nouvelles de Philip K.Dick. Il écrivait ses nouvelles la nuit, dès 1948. Plusieurs intuitions retiennent l’attentiondulecteurde2020.L’attirancedeshommespour un monde virtuel ; on se souvient des Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?duchoixamoureuxdupersonnage principal pour une femme virtuelle ; déjà, notre besoin de refouler au plus loin notre animalité, senti par Dick en 1966. Vision prophétique non moins impressionnante : le monde truqué. Et si tout devenait faux dans ce monde qui seprésentecommetoujoursplustransparent.Soixante-dix ansavantBretEastonEllis,Dickannonçaitnotremondede la post-vérité. Par ailleurs, dès la fin des années cinquante, il voit s’effondrer la puissance des nations à l’avantage des grandes entreprises transnationales, forteresses hors d’atteinte.Dickn’auraitpasétéétonnéd’unmondedominé parlesGAFAM.Enfin,citonsunenouvelleenéchoavecle mauvais rêve que nous traversons, Le canon. Un vaisseau spatial atterrit sur la planète Terre qui a été dévastée par uneguerrenucléaire.Ilnerestequ’unearmeautomatique, qui vous tire dessus si vous vous approchez trop d’elle. Elle protège un site, qui semble contenir un trésor. Des pièces d’or ? des diamants ? Des liasses de billets ? Non, ce trésor, ce sont des livres, des sculptures, des tableaux. Ce trésor, c’est la mémoire du monde, c’est le raffinement le plus élevé dont l’homme est capable. Ce trésor, c’est ce qui signifie que nous ne sommes pas simplement des robots, des êtres exclusivement voués à nourrir la start-up nation, dévorantemachineproductiviste.D’oùnotreragedevantla fermeturedeslibrairies,maisaussidesmusées,desgaleries, des cinémas, des théâtres, alors qu’en bas de chez moi, la chocolaterie reste ouverte. Les mondes de Dick sont hostiles,dangereux,irrespirables.Souvent,sespersonnages viventdansdessouterrains,commedesbêtes.Làencore,il n’aurait pas été surpris de ce qui nous arrive : un mauvais rêve qui ressemble fort à de la science-fiction. 003_EditoGen143_P003.indd 3 20/11/2020 17:59 03 News 03 Edito général 06 J’ai pris un verre avec Muriel Pic 07 Chronique : Book-émissaire d’Eric Naulleau 08 Interview extra : Amos Gitaï 09 Interview extra : Jean-Marie Blas de Roblès 10 Interview extra : Charles Dantzig 11 Interview extra : Jean-Paul Enthoven Page 84 ART 84 Edito art 86 L’interview : Transfuge s’est entretenu avec Laurent Grasso autour de son exposition à Shanghai à la galerie Perrotin et son installation à venir au Musée d’Orsay. 90 Portrait : Un livre passionnant est consacré à Laurence Aëgerter. Découverte d’une jeune artiste hors-normes. 94 Expo et livres 38 Edito ciné 40 Dossier : Chabrol et ses actrices. À travers sa collaboration avec trois actrices (Bernadette Lafont, Stéphane Audran, Isabelle Huppert), Claude Chabrol n’a eu de cesse de préciser et d’approfondir sa vision des femmes. Analyses et interviews. 58 DVD 64 Livres 98 En route ! Va devant ! 12 Edito livre 14 L’interview : Rencontre avec l’Autrichien Clemens J. Setz pour son étrange et excellent recueil de nouvelles La Consolation des choses rondes. 20 Portrait :Retour sur la vie d’un des plus talentueux dessinateurs et écrivains de sa génération, Frédéric Pajak. 24 Reportage :Rencontre à Venise pour un long voyage en Patagonie, avec Eduardo Fernando Varela 26 Les meilleurs romans du mois 36 Essais 66 Edito scène 68 L’interview:Emmanuel Demarcy-Mota appelle au réveil du monde théâtral. 74 Portrait : Boris Charmatz, le chorégraphe prend possession de Paris. 78 Reportage : L’obscène en scène, ou la question de la représentation de la violence sexuelle au théâtre. 82 Critiques Page 66 SCÈNE Page 12 LITTÉRATURE CINÉMAPage 38 N°143DÉCEMBRE2020 CHABR P. 14 CLEMENSJ.SETZ P. 86 P. 40 CLAUDECHABROL EMMANUELDEMARCY-MOTA P. 68 LAURENTGRASSO 004_Sommaire143_P004.indd 4 20/11/2020 18:31 ILLUSTRATIONAKIKOSTEHRENBERGER©MK2 5 CHEFS-D’ŒUVRE RÉALISÉS PAR LE MAÎTRE DU SUSPENSE DU CINÉMA FRANÇAIS MARIN KARMITZ présente CARLOTTAFILMS.COM VERSIONS RESTAURÉES INÉDITES 4K EN COFFRETS COLLECTOR 5 BLU-RAYTM & 5 DVD LE 2 DÉCEMBRE INCLUS PLUS DE 7 HEURES DE SUPPLÉMENTS ! CHABROL-TRANSFUGE-210x285.indd 1 18/11/2020 11:25 004_Sommaire143_P004.indd 5 20/11/2020 18:31 N ous devions nous r e n c o n t r e r a u premier étage du Hibou, au carrefour de l’Odéon. J’avais choisi cette enclave victorienne, décorée d’oiseaux empaillés, pour satisfaire la belle anglicité de Muriel Pic, mais elle m’avoua quelataxidermiel’écœurait.Le reconfinement nous a obligés à reporter notre rendez-vous. Alors que je quittais Venise pour mecloîtreràParis,elleregagnait Zurichoùellepassedésormaisla plupart de son temps. Il a fallu nous contenter d’un entretien téléphonique, sans verre, ni masque, ni gel hydroalcoolique. Écrivain, traductrice et collagiste, Muriel Pic est la grande héritière du surréalisme et de l’« écriture mixte » de W. G. Sebald auquel elle a consacré un essai, L’Image-papillon. « Ce sont les analogies insolites, les bifurcations et les chemins de traverse qui créent le sens d’une œuvre, me dit-elle avec conviction. La liberté ne saurait être fixe ; elle requiert un mouvement perpétuel, une forme d’exubérance, et par conséquent de l’énergie, c’est-à-dire du désir. » Le collage et la promenade président aux réflexions d’Affranchissements, le fabuleux récit qu’elle vient de publier au Seuil. Un « livre-errance » à la mémoire de son grand-oncle, un certain Jim, bossu installé à Londres, féru de timbres et de jardins. Elle lui dédie une longue élégie en anglais, pareille à une « colonne vertébrale tordue»quiscandecesvariationssurlapolysémie du mot « affranchissement ». Chemin faisant, elle explore, à la faveur de fascinants méandres, quelquesépisodesdéroutantsdelamédecine,de la botanique et de la linguistique. Le handicap de Jim s’est traduit par une hypertrophie de l’imagination.Ilenvoyaitdestimbresàsapetiteniècepourqu’elleenrichissesacollection.Parce livre, elle s’acquitte de sa dette envers lui. Page 6 / TRANSFUGE « L’imagination affranchit les mots d’un rapport conventionnel avec le réel, affirme-telle.Comprendrecetaffranchissementdesmots est comprendre la poésie. Les mots peuvent se libérer grâce à des sons non orientés, libérés des impératifs de la signification. » D’où les traductions « homophoniques », chères à Mallarmé. Mais Muriel Pic ouvre surtout des brèches, dans le récit des dernières années de Jim, par où son esprit aux aguets nous prodigue des merveilles. Ainsi cette remarque sur une carte postale de 1933 : « en ce jour mémorable, le photographe appuie sur un bouton et fait un trou gros comme une tête d’épingle dans la gigantesque nappe d’oubli où, les uns après les autres, nous disparaissons. » Foisonnent dans ce livre les coïncidences, les télescopages et autres effets épiphaniques du hasard. Autour de la philatélie et de l’«affranchissement » s’articule une méditation subtile sur la valeur que l’on accorde aux objets, tantôt sanctifiés comme des reliques, tantôt dépréciés dès qu’ils n’ont plus cours. Ennemiedusommeil,surlequi-vive,aspirant même à l’inquiétude, Muriel Pic est à l’affût de tout ce qui galvanise l’esprit. Propos recueillis par Lucien d’Azay Elle m’avoua que la taxidermie l’écœurait MURIELPICJ’AIFAILLIPRENDREUNVERREAVEC… ©EMMANUELLEMARCHADOUR 006-007_JaiPrisUnVerre_Naul143_P006.indd 6 20/11/2020 14:59 BackinUSSR SuprêmeSoviète OlgaSchmitt LePasd’oiseau 160p.,12 e Par Eric Naulleau DÉLITD’INITIÉ O lga Schmitt nous parle ici d’un temps que les Russes de moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, quand à Moscou rien n’était permis et tout était possible, même les apparitions : « je me précipite à la porte. Lidia grognant sur mes talons. J’ouvre : ma mère. Droite, fière, plus belle que jamais. Un homme couché à ses pieds. « C’est mon amour », prononce-t-elle (...). Tout vient de changer. » Entrée en scène du peintre Oleg Tselkov, futur beaupère de l’auteure. C’est en compagnie de cette vivante légende, à laquelle Aragon ou Montand ne manquent pas de rendre visite lorsqu’ils séjournent sur les bords de la Moskova, qu’elle prendra quelques années plus tard le chemin de l’émigration vers la France. Ces pages viennent de loin, d’un pays disparu, d’une enfance soviétique comme les autres sous bien des aspects — pesanteur idéologique, pénuries en tous genres, appartements communautaires, importance donnée à l’éducation intellectuelle et physique, mais ponctuée d’épisodes romanesques comme lorsque la fillette ne réchappe d’une péritonite que par la grâce d’une valise diplomatique bourrée de pénicilline par Arthur Miller, lui-même alerté par le poète Evgueni Evtouchenko. « De tout ce qu’elle raconte, Olga fait une épopée », note avec justesse Emmanuel Carrère dans sa préface, une épopée livrée dans Suprême Soviète sous forme de vignettes de toutes les couleurs. Du rouge quand l’écolière ne trouve d’autre moyen de dissimuler aux yeux de son institutrice une caricature de Staline que de barbouiller celle-ci de son propre sang. Du noir quand la grand-mère, le plus marquant personnage du livre, se donne la mort en présence de sa petite-fille — passait encore d’avoir perdu ses ailes, mais cette ancienne pilote de guerre ne supportait pas d’avoir été amputée des deux jambes pour cause de gangrène. Et un peu de tout lorsque la même grandmère et ses amies commandent imprudemment un maquillage funéraire dit « de première classe » pour une amie défunte : « le jour dit, paupières violemment turquoise, faux cils de travelo, joues rose bonbon et bouche écarlate, la collègue, si discrète de son vivant, rejoignait les cieux en grande pompe. » On mange, on mange énormément dans ce livre, on lit Soljenitsyne et Chalamov sous le manteau et près du poêle, on raconte des blagues politiques comme on dessine aujourd’hui des caricatures à ses risques et périls, le jeune Eltsine fait un caméo le temps d’un match de volley-ball, Brejnev convoque la mère d’Olga au milieu de la nuit pour une représentation privée devant le Politburo — « Gromyko sent le menthol. Kossyguine, le formol. » Le lendemain même, l’immense comédienne est frappée d’une interdiction d’exercer son métier. En URSS, l’ordinaire et le tragique sont les deux faces d’une même pièce de monnaie ou de théâtre. À la fin, la famille est lasse de ce monde ancien, l’exil commence, toutes les lumières s’éteignent à la fois pour Olga : « cette nuit d’adieu à notre pays, notre langue natale, nos amis, fut longue par sa dramaturgie et courte en sommeil. Terrassée par tant d’intensité, je m’effondrai tout habillée avant les premières lueurs de l’aube. Et lorsqu’à sept heures ma grand-mère s’inclina pour me réveiller tout doucement, comme elle le faisait toujours pour l’école, l’espace d’un instant j’oubliai la catastrophe : la vie revint, inchangée, heureuse. » Première étape à Vienne et premier choc devant les amoncellements de charcuterie à l’étal, l’Occident frappe à l’estomac et monte à la tête, la mère en perd la parole durant deux semaines. Puis direction non pas Israël, comme l’auraient autorisé des origines juives côté paternel, mais le onzième arrondissement de la capitale française où les petits miracles jamais ne se lassent de tirer d’affaire le clan dont aucun membre ne parle la langue du pays d’accueil. Après avoir rompu les liens avec sa patrie, Olga coupe ses nattes, la futur agente d’artistes et vice-présidente du magazine Citizen K se jure d’un jour éblouir ses nouveaux compatriotes. Mais ceci est une autre histoire. NEWS / Page 7 006-007_JaiPrisUnVerre_Naul143_P006.indd 7 20/11/2020 14:59 Page 8 / TRANSFUGE L’INTERVIEWEXTRA Cen’estpasmoiquiaipolitisémesfilms, cesontmesfilmsquim’ontpolitisé Dans Exils intérieurs, vous traitez de la nécessitépourl’artiste de s’exprimer sur l’époquedanslaquelle il vit… Oui, je suis parti du cas de Thomas Mann. Entre 1933 et 1936, Thomas Mann, qui a quitté Munich, vit à Zurich mais il ne s’exprime pas beaucoup sur les changement s p o l i t i q u e s e n Allemagne. K atia Mann raconte dans ses mémoires que son mari ne prend pas position publiquement car il ne veut ni mettre en difficulté son éditeur ni perdre ses lecteurs allemands. Mais en 1936 il est attaqué de façon féroce par Karodi, le recteur de l’université. Il hésite à répondre. Il hésite pour des raisons humaines, touchantes : il a peur de perdre sa belle maison de Munich d’autant que – comme il le raconte lui-même – le lit de son hôtel à Zurich est si petit qu’une nuit sur deux il tombe par terre. Mais sous la pression de Klaus, son fils, et de Katia, il répond avec une très belle lettre qui condamne le régime nazi. Dès le lendemain, les nazis lui retirent la nationalité allemande (ainsi qu’à toute sa famille). On le prive aussi de sa maison à Munich et de son compte bancaire. C’est un moment où il est apatride car les Américains ne lui ont pas encore accordé la nationalité américaine. C’est cela qui m’a intéressé : la situation d’un auteur qui, même s’il connaît les conséquences de ses actions, prend position. À ce titre, Thomas Mann est d’autant plus intéressant qu’il n’était pas très gauchiste. Il n’était pas hostile à la Première Guerre mondiale par exemple. Le spectacle est un tissage d’extraits de mes films, de musiques et de lettres de Thomas Mann avec des textes d’Antonio Gramsci, de Rosa Luxemburg, d’Else Lasker-Schüler. Vous remarquerez que tous ces auteurs sont européens : ils invitent le spectateur à réfléchir à l’état de l’Europe que nous sommes en train de construire. Et à la place de la culture dans les sociétés européennes. LespectacleseconclutparuntextedeCamussur laplace del’artistedanslemondecontemporain. Vous partagez sa position ? Oui, je pense que c’est rendre hommage à notre culture que d’être critique. Et de dire qu’il y a des choses qui ne sont pas acceptables. Le texte de Camus exprime cela : il faut fortifier l’amitié entre les peuples, dire ce qui se passe dans le monde (à Gaza par exemple) car on n’a pas le droit de perdre une occasion de dire ce qu’on pense et que malheureusement rares sont ceux qui s’expriment. En même temps, j’aime beaucouplediscoursqu’Isaac Babelaprononcé en 1935 devant le Congrès des écrivains pour la défense de la culture, discours dans lequel il dit que la seule chose qu’un écrivain doit combattre c’est la mauvaise littérature. Il ne faut jamais céder sur l’autonomie de l’art et ne pas proposer des œuvres qui véhiculeraient uniquement un message brut et didactique. En même temps on ne peut plus se satisfaire aujourd’hui des exercices formels vides. Il faut trouver une voie entre les deux. Mais dans son texte, Camus semble aussi regretter le temps où l’artiste pouvait se désintéresser de la politique de son temps. Connaissez-vous parfois ce regret ? Pas vraiment. J’ai donné une série de conférences au Collège de France où j’explique que ce n’est pas moi qui ai politisé mes films mais que ce sont mes films qui m’ont politisé. J’ai envie de parler au public des choses qui le concernent. Cela fait quarante années que je fais des films. Cela fait quarante ans que je cherche à écrire des paraboles. Cela fait quarante ans que j’expérimente sur le rapport forme/ thématique en essayant de lâcher ni sur la forme ni sur les thématiques. Dans Exils intérieurs, un spectacle écrit pour le Théâtre de la Ville, Amos Gitai a réfléchi à la place de l’artiste dans la société. La question politique hante son travail, et on la retrouvera au printemps dans la pièce Yitzhak Rabin : chronique d’un assassinat. Propos recueillis par Jean-Christophe Ferrari 008-011_ITV_Extra_N143_P008.indd 8 20/11/2020 18:04 CE QU’ICI-BAS NOUS SOMMES Jean-Marie Blas de Roblès, Zulma, 288 p., 20 e Laluciditéd’AbyWarburg mefascine P restiges des voyages imag ina ires. Un e t h n o g r a p h e , Augustin, égaré dans le s s able s , u ne c it é mystérieuse aux mœurs loufoques, ésotériques et dangereuses… Mais ces ingrédients sont aussi ceux d’une parabole, d’un récit que se fait à lui-même le grand historien de l’art, Aby Warburg, en plein naufrage psychique. Comme une façon d’aller au bout de sa folie et de la conjurer. Qu’est-ce qui fait de l’histoire d’Aby Warburg un « bon » sujet ? Leromans’estcristalliséautourdedeuxnoyaux. D’abord, l’idée d’un personnage qui fonctionne comme un trou noir, quelqu’un, homme ou dieu, dont la masse psychique puisse concentrer en un lieu la globalité de l’Histoire, de l’encyclopédie, l’ensemble hétéroclite des mythologies et des civilisations…S’yestgrefféensuitel’AtlasMnémosyne de Aby Warburg, iconographie totalisante où j’ai reconnu le même désir d’ordonner des éléments symboliques disparates. L’épisode de son internement en clinique psychiatrique est romanesque : sur les bords du lac de Constance, WarburgacôtoyéNijinski,ErnstLudwigKirchner, Bertha Pappenheim… autant de patients dont la la singularité viendrait étoffer la personnalité du narrateur,AugustinHarbour,métaphoreetclone déglingué de Aby Warburg. Le livre est une odyssée dans la psyché bouleversée d’Augustin/Aby… Ce qui m’a fasciné dans l’histoire de Warburg, c’est l’épreuve de lucidité à laquelle il s’est soumis, et la conférence, « Le rituel du serpent », qui lui a permis d’attester son retour à la raison. J’en ai imaginé une version hallucinée dans une oasis peuplée d’Européens, Zindan, cité céleste de la déperdition de soi, mais aussi miroir de notre folie contemporaine. Tandis qu’Augustin, toujours prisonnier de Zindan, consigne les péripéties de son enfermement, c’est la part rationnelle de sa psyché, Aby Harbour qui tente de reprendre les rênes. Une double personnalité, donc, et une façon d’imaginer ce qu’a pu être « Le rituel du serpent » dans l’esprit de Warburg pendant les cinq années d’aliénation mentale qui ont précédé sa délivrance. Le livre est polymorphe, o s c i l l a n t e n t r e anthropologie, aventure, dessins… Jemesuisemployéàune hybridation permanente : imagesetlégendesdécalées ouvrantdenouvellespistes, sources antiques vraies ou inventées, détournement des QR codes et du codage informatique vers ce qui pourrait fonder une sorte de littérature « augmentée » par des outils qui ne servent pour l’instant que le consumérisme ambiant. On pourrait parler d’une progression fractale à partir du « cœur des ténèbres », de cette quête de sens qu’Augustin cherche de toutes ses forces à accomplir. La forme du carnet de route anthropologique se prêtait parfaitement à ce à quoi je me frotte depuis longtemps : une narration libre de toute contrainte, capable de mêler textes et dessins, poésie et encyclopédie, ouverte sur l’Internet et ses possibilités infinies de combinatoire. Sur la réalité virtuelle, aussi. J’aimeraisavoirl’opportunitéd’écrireunscénario pourcasqueVRoùlesjoueursdésarmésn’auraient comme ennemi que leur manque de curiosité. Cequ’ici-basnoussommesestaussiuneflânerie à travers une vaste bibliothèque... Zindan est construite sur une tour enterrée dont seul affleure le dernier étage, le grenier où réside HadjHassanAbuHassan,sondieuvivant.LaVille repose sur la plus vaste des bibliothèques, celle de Babel, telle que l’a rêvée Borges. Je voulais par-dessus tout que mon histoire s’apparente à celles qu’on pouvait lire dans la revue Le Tour du monde, au XIXe siècle, aux récits illustrés de ces explorateurs aventureux qui découvraient, en même temps que de nouvelles terres à accaparer, l’invraisemblable diversité de la nature humaine. NEWS / Page 9 L’INTERVIEWEXTRA On retrouve la patte si caractéristique de Jean-Marie Blas de Roblès dans Ce qu’ici-bas nous sommes, roman hanté par Aby Warburg. Propos recueillis par Damien Aubel Illustration : Jean-Marie Blas de Roblès 008-011_ITV_Extra_N143_P008.indd 9 20/11/2020 18:04 Page 10 / TRANSFUGE L’INTERVIEWEXTRA LESVINGT PREMIÈRESANNÉES DUXXIÈSIÈCLE VUESPARVINGT ÉCRIVAINS Le courage, Collectif dirigé par Charles Dantzig, Grasset, 320p., 24 e Larévélationd’unmonde bousculéetblessé Que peut la fiction quand un auteur envisage son époque ? La fiction n’est pas la narration, n’est-ce pas. Elle peut même lui être opposée dans le sens où la narration n’est que raconter une histoire. Et raconter une histoire, c’est pour endormir les enfants. Une narration n’éveille aucune pensée, elle berce. La fiction met l’imagination en marche, et l’imagination est un rapprochement de faits au moyen d’images. À la fois rudimentaire et très efficace, elle permet de mettre au jour des choses que la narration, qui ne voit que le mouvement, laisse dans l’obscurité. La fiction permet donc de révéler des choses que la vie se cache, que les pouvoirs nous cachent, que nos propres hypocrisies nous cachent à nous-mêmes. C’est pour cela que l’on croira sans doute que les auteurs des fictions de ce « 20-XXI » sont des devins ; ils sont juste très intelligents. Quelle image du contemporain jaillit, selon vous, des textes rassemblés dans ce volume ? J’ai demandé à dix-neuf écrivains de me rejoindre pour tenter d’éclairer ce XXIe siècle dont, pour une fois, le début authentique coïncide avec le début mathématique. En 2001, il y a eu le 11 septembre, et se sont ensuivies deux décennies qui semblent m a rquée s p a r cet t e violence. Chacun a choisi « son » année, et dans cette année l’événement qui lui a paru le plus frappant : la plupart sont des moments de violence, politique, physique, biologique. Que ce soit le grand incendie de Californie (Sandrine Treiner), Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002 (Oriane Jeancourt Galignani), les extinctions animales (Claudie Hunzinger), les manifestations contre le CPE (Arthur Chevallier), le suicide d’un artiste comme Alexander McQueen (Loïc Prigent), le Confinement (Nicolas Cano), la tendance générale est à la révélation d’un monde bousculé et blessé, d’une Terre atterrée. Il y a quelques fictions de construction, si je puis dire, comme celle du viaduc de Millau (Adrien Goetz), mais la tonalité d’ensemble est noire. Ce qui se dégage est un sentiment de destruction que l’on pourrait dire mythologique (grands incendies, extinctions animales…) si l’on ne savait que le responsable est l’homme. Si la tonalité est noire, je dirais que c’est d’un noir brillant, car plusieurs de ces fictions sont des satires, et toutes prennent un soin particulier de la forme. Dans votre nouvelle vous évoquez des « trônes de purin ». Est-ce la vulgarité qui, selon vous, définit notre époque ? Ma nouvelle, qui reprend le personnage de Ferdinand de l’Histoire de l’amour et de la haine, est une comédie de vengeance où un député réactionnaire est piégé dansunscandalesexuel… mais s’en sort. Ces vingt premières années du XXIe siècle ont inventé une nouvelle façon de réagir à la vulgarité qui la renforce. Voyez comme, dans n’importe quelle « affaire» récente, qui a été prise dans une saleté en tire, quelques mois après, un livre ou un documentaire glorieusement plaintif. C’est ce que j’appelle les trônes de purin. Nous ajoutons la vulgarité à la vulgarité, voilà le génie ! Le romancier Charles Dantzig, directeur de la revue Le courage, fait paraître le dernier numéro, Les vingt premières années du XXIe siècle vues par vingt écrivains. Un recueil dont la tonalité dominante est le noir brillant de la satire. Propos recueillis par André Laurent 008-011_ITV_Extra_N143_P008.indd 10 20/11/2020 18:04 CE QUI PLAISAIT À BLANCHE Jean-Paul Enthoven, Grasset, 320p., 22 e Monérotiqueatoujours étélittéraire Ce qui plaisait à Blanche décrit la naissance du désir. En se mettant en scène, Blanche pousse lefantasmedunarrateuràsonparoxysme.Quel rapport l’érotisme entretient-il, selon vous, avec la littérature ? Il n’y a pas de désir sans les mots du désir… Pas d’érotisme sans les mots pour le dire, pour le suggérer et, même, pour en jouir… Une passion sensuelle entre deux êtres muets me semblerait presque inconcevable… Ma façon d’aimer ou de désirer, appelons ça mon érotique, a toujours été, d’emblée, littéraire. Mais il se peut que ce soit là un défaut désuet et personnel… Votre narrateur qualifie Blanche d’« athée de l’amour».Maislesacré,telqu’ellel’illustredans desorgiesqu’ellenomme«cérémonies»,n’est-il pas indispensable à un plaisir qui relève de la profanation ? Il est très facile d’être athée de Dieu, mais il y a beaucoup d’autres absolus en circulation (la politique, l’avenir radieux, le « peuple »…) qui ont encore leurs dévots, et l’amour en fait partie… Être « athée de l’amour », comme Blanche, cela signifie que, pour elle, l’amour n’est pas le lieu d’une transcendance, d’une expérience mystique. Elle abandonne à Bataille et à sa Laure le besoin de sacré, de profanation. Et à Breton (auquel elle préfère Casanova) l’illusion d’un « amour fou »… Où situez-vous Blanche dans le temps ? Quelle époque et quel contexte seraient propices à l’apparition d’une telle femme ? Blanche est notre contemporaine. Ses vices ne sont pas datés. Sa liberté non plus… En la décrivant, je voyais la sœur jumelle d’une Merteuil d’aujourd’hui – si tant est qu’une Merteuil soit possible à l’ère de #MeToo. Blanche estunefemmeriche,intelligente,lettréeetlibre, ce qui n’est pas raccord, je vous le concède, avec l’idéologie victimaire en vogue… LecultedulibertinagetelqueleconçoitBlanche est-il encore d’actualité ? Croyez-vousvraimentquelesvices,lesmœurs ou les pratiques sexuelles se laissent assignés à une époque et à un contexte précis ? Néron, Gilles de Rais ou Maurice Sachs partageaient peut-être de semblables inclinations…Quant au libertinage, pourquoi aurait-il perdu ses adeptes ou ses virtuoses ? Dans votre roman, pourtant contemporain, le virtuel dont nous sommes envahis est absente. On s’y envoie des lettres et l’on recourt aussi au téléphone, comme autrefois. La télécommunication accélérée a-t-elle une incidence sur l’érotisme ? J’ai, à dessein, situé mon roman à la fin du XXe siècle, époque où le portable ou les mails n’existaientpasaussiintensémentqu’aujourd’hui. Cela dit, vous avez raison, l’érotisme, et même l’amour, de tout temps, ont été très dépendants des moyens de communication. À cet égard, je vous renverrai volontiers aux considérations de Proust sur les « demoiselles du téléphone ». Il pensait, le pauvre, que l’immédiateté des échanges rendrait impossible le malentendu amoureux. S’il avait su… Ce qui plaisait à Blanche, le dernier roman de JeanPaul Enthoven, est un hymne à l’amour libre dont fait profession une femme fatale aux allures de prêtresse d’Éros. L’action se passe à Capri où rôdent les fantômes de Nancy Cunard, de Norman Douglas et de Jacques d’Adelswärd-Fersen. Propos recueillis par Lucien d’Azay NEWS / Page 11 L’INTERVIEWEXTRA ©MARITEDEJESUS 008-011_ITV_Extra_N143_P008.indd 11 20/11/2020 18:04
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