TRANSFUGE n°189 - Page 2 - 189 ABONNEZ-VOUS! DÈSLE4JUIN GRAPHISME MICHAEL PRIGENT - PHOTO © PANOS KEFALOS - LICENCES L-R-23-2954 / L-R-20-5452 / L-R-20-5453 / L-R-20-5486 SAISON 25 |26 ChristosPapadopoulos, MyFierceIgnorantStep,enmai2026 L’été approche, lentement mais sûrement. Certains sortent leurs espadrilles, d’autres leurs livres; parfois les deux. Et l’on se demande ce que l’on va lire. Dans des genres très différents, mais plutôt côté essai, j’ai lu ce mois des livres très stimulants. J’ai commencé par la réédition aux Cahiers rouges des Mémoires de Marlène Dietrich, un régal! L’on découvre une femme au caractère trempé, brutal même, «têtue comme une Allemande» ; celle qui devait devenir violoniste (enfance dure, 8 heures de travail par jour), qui connaissait les textes de Goethe par cœur, lectrice de Kant aussi, allait devenir «la chose» du réalisateur Joseph Von Sternberg; chose magnifiée dont Dietrich est si fière : «J’étais sous l’emprise divine et démoniaque de Von Sternberg»! C’est un «génie» écrit Dietrich, que demander de plus. «Il était un confesseur, un critique, un maître, le pacificateur de mon être et de mon foyer, mon patron absolu…» Voilà qui est dit, pas tout à fait dans l’air du temps. Elle a failli ne pas avoir le rôle de L’ange bleu, la UFA ne croyait pas en elle, mais surtout, Emil Jannings, star du film et bientôt nazi, n’aimait que les femmes «aux grosses fesses», ce qui n’était pas le cas de l’actrice! Le tournage se passa mal, Jannings ne cessa de lui dire qu’elle était une mauvaise comédienne. Elle ajoute qu’il lui a été difficile de jouer ce rôle de femme vulgaire, elle qui venait d’une famille bourgeoise et cultivée. Les acteurs qu’elle croisait? « Des pois chiches à la place du cerveau!». Chaplin? «Arrogant, mais ça me convenait, car c’est un géant». Richard Burton? «L’homme pour qui l’on a inventé le mot charisme, l’idéal dont toutes les filles et toutes les femmes rêvent. Hélas, je l’ai rencontré alors qu’il était très amoureux d’une autre femme». Orson Welles avec lequel elle fit La soif du mal, une journée de tournage mais le coup de foudre et une amitié éternelle : «Des phrases éblouissantes ne cessaient de fuser de sa bouche». Lui aussi a du charisme, des idées et du style. C’est Philippe Val qui fait paraître à l’Observatoire l’ensemble de ses chroniques tenues sur Europe 1, La gauche et l’antisémitisme. Val mériterait le titre de Juste, tant son combat acharné contre ceux qui n’aiment pas les juifs, est remarquable. Des formules et des idées : «Il nous reste à apprendre un tout petit mot, NON. Et à disqualifier systématiquement tout parti, tout organe d’information ou toute personne politique compatibles avec l’antisémitisme. Car il n’y a pas d’antisémitisme possible sans collaboration avec les antisémites. En 1943, Hitler a demandé aux Danois de lui livrer les juifs. Les Danois ont dit NON. Vous savez ce qui s’est passé? Rien. Hitler a renoncé. A nous désormais d’avoir le courage de dire NON.» Val se demande ailleurs pourquoi Céline n’est pas cancellé par la gauche vertueuse, malgré un antisémitisme forcené? Les juifs auraient-ils un statut différent des autres minorités? Ajoutons que Val est un ardent défenseur de ce qu’il appelle «l’esprit européen», à travers la «liste merveilleusement interminable» de grands noms, Homère, Montaigne, Shakespeare, Cervantès, Voltaire, Mozart, Nietzsche, Freud…tous ces noms pour combattre jadis le communisme et le nazisme, et aujourd’hui, le dernier totalitarisme, l’Islam politique. Direction maintenant l’Indonésie, pour un ouvrage passionnant, La java des jésuites, une autre histoire des relations islamo-chrétiennes du XIX et XXIe siècle (Le cerf), de Rémy Madinier. Ou comment les jésuites eurent des relations apaisées avec les musulmans pendant plus d’un siècle, jusqu’aux années 70 où l’Islam politique prit de l’ampleur dans le pays. Ou comment certains jésuites tel François Van Lith à la fin du XIXe siècle, malgré une rivalité avec les protestants et les francs-maçons en termes d’influence, tenta de fondre dans un syncrétisme osé, le catholicisme dans le bouddhisme, l’animisme et l’Islam. Il parlait le javanais, connaissait parfaitement la culture du pays, et jamais n’avançait en civilisateur. D’autres jésuites manquèrent à leur tâche, comme Hoevenaars ou encore Joop Beek dans les années 60-80, tous deux très politiques, méprisant les populations locales, proche pour le premier du pouvoir colonial hollandais alors que les missions, le plus souvent, tentaient de garder leur distance avec celui-ci; et proche pour le second du général Suerto, fondant un service secret très performant, notamment pour infiltrer le milieu communiste, au fond le grand ennemi des jésuites tout au long du siècle. D’Indonésie passons à la Chine, avec un extraordinaire essai de Romain Graziani. Les lois et les nombres, essai sur les ressorts de la culture politique chinoise, chez Gallimard. De manière fort habile, Graziani établit un continuum entre l’Antiquité et la période contemporaine chinoise. Déjà sous l’Antiquité, l’Etat chinois est total, prend entièrement sous sa coupe les individus, jusqu’à leur vie privée, «du ciel à la terre »; déjà, la bureaucratisation tentaculaire et tatillonne, déjà une pratique de l’évaluation, de la notation, du classement, si présente aujourd’hui en Chine, et dominante dans le monde entier; déjà une obsession pour l’unité du pays, à rebours de nos sociétés démocratiques diffractées; déjà une révérence pour le chef; déjà une société de la surveillance, «le ciel dont l’œil voit tout» disait-on sous l’Antiquité; déjà, à travers nombres et lois, une volonté de limiter l’arbitraire du chef par la mise en place d’une gouvernance impersonnelle, à travers des normes objectives, d’où une méfiance pour le charisme, ennemi de l’esprit chinois. Le maoïsme qui est un césarisme, fut donc une entorse à la culture ancienne du pays. Grâce à Graziani, ce pays à nos yeux si mystérieux, et ainsi fascinant, lève un peu le voile. Quelqueslivresàlirecetété: MarlèneDietrich,PhilippeVal,desjésuites enIndonésieetuneChineancestrale par Vincent Jaury ÉDITO / Page 3 Page 20 | LITTÉRATURE 20 Edito livre 22 L’interview Le romancier Yuri Andrukhovych à l’occasion de la parution de son roman Radio Nuit, se livre à nous, sur l’Ukraine où il vit et sur la littérature qu’il poursuit. 27 Cahier livres, polar, poche, essais, collection Page 34 | ART 34 Édito Art 36 Évènement Jean-Michel Othoniel fait cet été feu de tout bois en Avignon. 44 Entretien Michael Kenna le photographe du mystère et de l’invisible, invité du Musée Guimet. 50 Portrait Retour sur l’artiste dynamiteur Sigmar Polke, exposé à la Fondation Van Gogh. 54 Enquête Point net sur le flou dans tous ses états à l’Orangerie. 64 Interview Jean-Michel Appriou, le magicien de la terre à la galerie Loo&Lou. 68 Décryptage. Barceló jette l’encre à la Fondation Michalski 72 Expos. Page 74 | SCÈNE 74 Edito Scène 84 L’Interview Thomas Ostermeier revient à Avignon avec Le Canard sauvage d’Ibsen. Rencontre avec un metteur en scène en quête de complexité. 82 Dossier Festivals Avignon, Chantiers d’Europe, Montpellier Danse, June Events, La Roque d’Anthéron. 102 Critiques théâtre, musique 03 Edito général 06 J’ai pris un verre avec Pierre Vavasseur 08 Coup de gueule 10 Chronique Lecture vagabonde d’Omar Youssef Souleimane 12 Chronique ciné de Christophe Bourseiller 14 Un livre, un politique 16 En coulisse N°189JUIN-JUILLET2025 P. 36 JEAN-MICHELOTHONIEL P. 22 YURIANDRUKHOVYCH 122 En route ! Va devant ! P. 84 THOMASOSTERMEIER Page 114 | CINÉMA 114 Edito ciné 116 Sorties salle MATTHEW RONAY THIRTEEN FORMS JUNE 5 — JULY 26, 2025 Matthew Ronay, The Oblivion of Repose, 2024. Basswood, dye, shellac-based primer, plastic, steel. Courtesy of the artist and Perrotin. PIERREVAVASSEUR J’AIPRISUNVERREAVEC... Page 6 / TRANSFUGE P ierre Vavasseur a eu mille vies. Grand reporter au Parisien pendant des années. « Le Parisien est un journal que j’ai quitté mais qui ne m’a pas quitté». Il distribue maintenant ses coups de cœur de l’actualité littéraire dans Le Parisien week-end. Quand il a rejoint l’hebdomadaire, Le Parisien a publié Chutes de Pierre, florilège de ses billets d’humeur. «Je ne me savais pas si méchant. Je ne suis plus comme ça!». On le retrouve au Basile, café annexe de Sciences Po. «29 ans de festivals d’Avignon, ça m’a séché, à part Beckett, indépassable ». Et Cannes? «J’ai couvert 42 années le festival. C’était un rêve de gosse. J’ai connu les escaliers de l’ancien palais. Je me mêlais aux photographes sur les marches, équipé de mon Pentax K 1000. J’ai vu dormir David Bowie au pied de l’ascenseur de l’hôtel, Depardieu courir pour échapper aux paparazzi… J’ai commencé par le badge jaune qui ne donnait accès à rien, avant de terminer avec celui qui ouvrait toutes les portes». Le cinéma français est celui qui le touche le plus pour sa fragilité, moins balisé que le cinéma américain et ses interviews millimétrées. Deneuve, en reine d’Hanoï pour Indochine… « Je collectionnais des photos d’Isabelle Huppert dès son apparition. Je suis arrivé 3 heures en avance pour l’interviewer pour son interprétation au théâtre dans Orlando de Virginia Woolf, tellement j’avais le trac». Son cinéaste préféré est Bruno Dumont, qu’il admire pour sa sublimation de ces petits riens qui font le sel des parcours ordinaires du Nord de la France. «Sa sensibilité a fait de lui un Dieu vivant au Japon», souligne-t-il. La délicatesse de Pierre Vavasseur, on la découvre dans les poèmes entremêlés de quelques chansons dans Paisible tourment, dont il fait parfois la lecture, accompagné d’une guitare. Ce recueil est une ode au temps suspendu, à la contemplation de ce qui nous lie, aux émotions subtiles qui peuvent changer une vie, sans faire de bruit. Car ainsi va le cours de nos existences, marquées de légères secousses telluriques. «La poésie est le produit d’une impudeur très pudique, d’une douce violence. Je suis très sensible à la notion de douceur dans la vie». Ses parents à lui ne se sont pas aimés. «On ne parlait pas dans la famille. La radio et surtout la littérature m’ont sauvé. Merci la bibliothèque de Chalon-surSaône ! La chaleur familiale d’un Pagnol, c’était de la science-fiction pour moi, disais-je à Nicolas Pagnol, que je connais bien. Le Temps des secrets, j’ai dû le lire 67 fois. Estragon et Vladimir s’interrogent dans En attendant Godot de Beckett : «Qu’est-ce qu’on fait? On attend. Oui, mais en attendant?...». Jules Romains, dans son Journal : «J’ai connu le bonheur, mais ce n’est pas ce qui m’a rendu le plus heureux». Avec ces deux phrases-là, tu peux déjà en faire, du chemin, à 13 ans! La poésie, pour Vavasseur? «l’expression des petits remuements, du pollen de l’âme». «J’ai envie de parler aux gens, j’ai envie que ça passe de port en port», dit-il. «Pour moi la vie est un paisible tourment sur nos sensations, un tourment qu’on essaie d’apaiser», ajoute-t-il. «Monpetitpoème,quirépète Le jour où… Je ne sais comment je…, même les enfants s’en saisissent complètement!» Et la couverture de son recueil de poèmes? «Un coquelicot que j‘ai sauvé, dans les gravats d’un chantier, devant mon hôtel à Autun». «Jesuistrèssensible àlanotiondedouceur danslavie» Par Louis-David Texier photo Edouard Monfrais-Albertini PAISIBLE TOURMENT De Pierre Vavasseur, Editions Marie Romaine, 101 p., 12,90 € Page 8 / TRANSFUGE D ’où viendra l’argent frais pour l’acquisition des œuvres d’art dans un futur proche? Cette question est sur toutes les lèvres des acteurs du marché de l’art étant donné le ralentissement général du secteur dû à l’incertitude économique mondiale. En témoigne la frilosité des grandes ventes aux enchères du mois de mai à New York, qui sont traditionnellement le baromètre du secteur. Une belle tête en bronze de Giacometti, pourtant considérée comme une valeur sûre, n’a pas trouvé preneur chez Sotheby’s tandis que le résultat global des ventes des trois maisons phares – Sotheby’s, Christie’s et Phillips – n’a atteint que 837 millions de dollars, en baisse significative par rapport aux 1,4 milliards de dollars atteint lors de la même semaine l’an dernier. Les œuvres les plus chères n’attirent plus, quant aux artistes émergents qui avaient explosé ces trois dernières années, ils ont presque tous disparu… Seules les toiles d’artistes femmes très établies redonnent un peu le sourire aux enchérisseurs : la toile Miss January (1997) de l’artiste sud-africaine Marlène Dumas vient d’être adjugée chez Christie’s 13,6 millions de dollars, devenant l’œuvre la plus chère vendue aux enchères pour une artiste femme. Un record pour une œuvre représentant un portrait de femme en pied, à demi-nue, dévoilant la longueur des jambes et la toison intime, dont on se demande bien si elle pourrait avoir le droit de cité sur l’un des stands de la future foire Art Basel Qatar qui aura lieu en février 2026 à Doha… L’annonce a surpris, voire fortement troublé les esprits, dans le contexte actuel. «Le Qatar a constitué des collections d›art de renommée mondiale, développé un nombre croissant de musées et d›expositions renommés, fondé des festivals de design et de photographie et créé des incubateurs pour les industries du cinéma, de la mode et du design. Parmi les initiatives en cours figurent la création du futur Art Mill Museum, le développement du futur Lusail Museum», indique le communiqué de presse, ajoutant la construction d’un pavillon national permanent flambant neuf sur le site historique des Giardini pour la Biennale de Venise confié à l’architecte d’origine libanaise Lina Ghotmeh. Rappelons qu’il s’agit d’un geste fort puisque le dernier pavillon à avoir été construit est celui de la Corée du Sud en 1996! Mais contre 50 millions d’euros alloués à la Sérénissime par le pays des pêcheurs de perles, que ne ferait-on pas… Le soft power du Golfe bat donc son plein. Si Dubaï, Abu Dhabi et l’Arabie Saoudite ont déjà leurs foires d’art contemporain, il manquait au Qatar de pouvoir rivaliser en termes de marché de l’art dans cette aire géographique hautement stratégique sur les plans économiques et géopolitiques. Cependant, ces dernières restent des foires locales, très peu impactantes en termes de ventes mais utiles pour l’image sur la scène internationale. «Le marché de l’art à Dubaï? Un fantasme! Il n’y a pas de réel vivier de collectionneurs», me confirmait récemment un marchand rompu à l’exercice. Le Qatar vient donc de décrocher le gros lot, la puissance de frappe d’Art Basel n’étant plus à démontrer. Rappelons également que le pays a entériné en avril dernier six accords-cadres avec des institutions culturelles françaises tels le musée d’Orsay ou la Bibliothèque nationale de France afin d’engager des prêts d’œuvres. «La foire sera lancée comme une vitrine soigneusement organisée, mettant en vedette un groupe sélectionné de galeries et d›artistes de premier plan, conçue pour répondre au marché actuel tout en posant les bases de sa croissance», poursuit le communiqué de presse. Une cinquantaine de galeries seront triées sur le volet pour dessiner une foire «curatée». Et s’il s’agit d’une ouverture (Art Basel est déjà implantée à Bâle, Miami, Hong Kong et Paris) afin de cibler des collectionneurs nouveaux, c’est une opération qui arrive à point nommé, alors que le dernier rapport d’Art Basel et d’UBS Art Market vient de révéler que les ventes mondiales d’art ont chuté de 12 % en 2024 (le Moyen-Orient représentant moins de 1 % du chiffre d’affaires total). D’autant que le partenariat tripartite n’est pas anodin. Signé entre MCH Group, la société mère d’Art Basel, QC +, la branche commerciale de Qatar Museums, et Qatar Sports Investments, notamment actionnaire principal du Paris Saint-Germain, on n’en connaît pas les accords financiers mais on se doute qu’ils doivent être conséquents. Il est urgent de rééquilibrer un marché qui faiblit, de retrouver du souffle… Mais l’art dans tout ça? Est-il toujours le vrai sujet? Il y a à peine deux ans, on criait à la saturation des foires au bilan carbone ahurissant ! Il y a trois ans, on criait haro sur le Qatar et ses droits humains déplorables, galeristes et artistes en tête de pont. Quid des nombreux offusqués par les abus généralisés à l’égard des travailleurs migrants (qui représentent 91 % de la population qatari)? Sans parler des droits des femmes et des personnes homosexuelles? Le monde de l’art, si prompt à être vertueux, ici, ne dit mot… Car le sujet n’est plus l’essence de l’art. Il existe évidemment toujours des contradictions et des compromissions, dans tout deal, et on peut aussi penser que cette ouverture est salutaire. Il est en effet nécessaire que l’art contemporain s’épanouisse et que les cultures, par son biais, dialoguent et s’émancipent. Cependant, lorsque les paradoxes deviennent grotesques, n’est-il pas aussi permis de s’interroger? Comment concilier la liberté de l’art avec un régime dont on sait qu’il soutient les Frères musulmans? Comment concilier la liberté de l’art avec la charia? Que va-t-on nous montrer sur cette foire? Sera-t-elle un îlot ex nihilo en plein cœur de Doha, réservé aux ultra-riches collectionneurs? Ou n’y verra-t-on que de l’abstraction et de l’art décoratif? Il semble que la notion originelle de foire d’art, qui voulait montrer au plus grand nombre la diversité de la création artistique, ait bel et bien disparu. Une foire d’art tend à devenir, ici, une grande convention privée mue par des intérêts financiers, hors-sol par rapport à la liberté d’expression artistique. De manière plus générale, n’assistet-on pas à une mutation de la nature même de ce qu’est une foire d’art contemporain? Marchédel’art: softquipeut! La foire Art Basel vient d’annoncer son implantation au Qatar. Une initiative qui interpelle sur la métamorphose des objectifs réels de ces puissants outils culturels. Par Julie Chaizemartin Fabr Fabr DEGUEULE FABRICE HYBER APOCALYIPSTICK 27MAI-26JUILLET2025 GALERIE NATHALIE OBADIA 91,RUE DU FAUBOURG SAINT-HONORÉ PARIS 8 Fabrice Hyber Transfuge copie.indd 1 Fabrice Hyber Transfuge copie.indd 1 26/05/2025 12:02 26/05/2025 12:02 N ombreux sont les crimes qui restent dans l’ombre pendant des dizaines d’années, jusqu’à ce qu’un enquêteur lucide vienne les dévoiler. Nous connaissons bien ce type de crimes lorsqu’ils sont commis par des individus. Mais quand il s’agit d’un assassinat commandité par un État, il ne concerne plus seulement l’entourage de la victime : c’est tout un pays qui est frappé. C’est le cas de Krim Belkacem, figure tutélaire de la guerre d’indépendance algérienne, qui parapha les accords d’Évian avec Louis Joxe, ministre du général de Gaulle. Il fut assassiné en 1970 dans un hôtel à Francfort. Ce n’est pas facile d’écrire un roman tout en menant une enquête sur un fait réel, complexe, et, en même temps, de garder un style fluide et simple. Mais Farid Alilat réussit l’exercice : à travers une investigation menée entre Alger, Paris, Rabat, Genève, Beyrouth et Francfort, il reconstitue les faits avec la précision d’un entomologiste. Documents inédits issus des archives judiciaires allemandes, relecture d’articles et d’archives diplomatiques : tout concourt à faire de ce livre un modèle d’enquête transnationale. Krim était une figure de la révolution algérienne pour l’indépendance. Or, c’est l’État issu de cette révolution qui l’a neutralisé. Un État traître à ses principes : il ne trahit pas seulement la libération de son pays, il assassine aussi ceux qui l’ont construite. C’est toujours le cas avec les dictateurs, Hafez el-Assad, Saddam Hussein : pour imposer leur pouvoir, il leur fallait éliminer les anciens camarades menaçant leurs régimes policiers. Issu d’une famille aisée et proche de l’administration coloniale, Krim Belkacem grandit entre confort et attentes. Élève brillant, promis à une vie rangée, il choisit pourtant une autre voie. À 25 ans, il tourne le dos aux honneurs promis, entre dans la clandestinité, le cœur brûlant d’une colère née de l’injustice. Dans les montagnes kabyles, il devient chef, forme des hommes, prépare l’insurrection. Rebelle irrécupérable, il trace son destin dans le refus. En 1956, il rencontre Fathia Mahjouba, jeune militante engagée, à Alger. Leur union, scellée en pleine guerre, naît dans la tourmente des attentats et du combat pour l’indépendance. L’auteur retrace le rôle du couple dans la libération, leur vie durant la guerre de 1954. Sans oublier l’autre facette de cette guerre : «celle de ces dirigeants qui vivent dans le luxe tandis que les combattants, dans les maquis d’Algérie, côtoient misère et mort.» Cette image agace Abane Ramdane, un autre combattant pour la libération. Paradoxalement, Krim participe à son assassinat avec d’autres officiers. C’est de cette façon que l’on découvre qu’il n’y a pas un seul, mais plusieurs crimes d’État. Un contre l’autre, dans ce cercle de vengeance. «Tu le regretteras…», dit Abane à Krim avant sa mort. «Ces mots seront prémonitoires pour Krim.» Farid Alilat revient sur le tournant décisif de Charles de Gaulle en 1959 : «Ce mercredi-là, le général de Gaulle prononce le mot que les Algériens attendent, celui que les partisans de l’Algérie française ne veulent pas entendre : autodétermination.» Krim Belkacem devient alors ministre des Affaires étrangères, jusqu’à l’arrivée de Boumédiène au pouvoir : «Ce jeune homme, qui ira loin, vient d’abord de très loin.» Krim n’est ni un héros ni une victime de cette guerre, mais l’incarnation des péripéties de l’histoire algérienne. Il joua un rôle central lors des négociations, trouva asile avec sa famille au Maroc, puis à Paris, menacé, surveillé, opposant à Boumédiène, qu’il accuse d’avoir confisqué le sacrifice algérien pour l’indépendance. Il s’interroge : «Pour quel idéal les Algériens ont-ils enduré plus de sept ans de guerre, si ce n’est pour vivre sous un régime démocratique?» Il fonde alors un parti politique. Il est également impliqué dans une tentative de coup d’État contre Boumédiène. Condamné à mort en Algérie, il poursuit pourtant son engagement. Mais le véritable danger viendra de son entourage. «Il y a un agent des services secrets dans ton entourage, une taupe qui travaille à ta perte, un Brutus qui te plantera un poignard dans le dos…» Combien de fois Krim Belkacem a-t-il entendu amis et collaborateurs le mettre en garde contre ceux en qui il avait placé sa confiance et qui finiraient par le trahir ? Et combien de fois amis et proches l’ont-ils entendu répondre qu’il savait tout?» Grâce à une riche information, ce livre peut devenir une référence sur la guerre d’Algérie et ses relations compliquées avec la France. Il se termine par le récit détaillé du jour où Krim fut drogué, puis assassiné. Mais au-delà du simple faitdivers politique, le texte interroge le lien nauséabond entre révolution et répression, entre espoir d’émancipation et violence d’État. S’il se lit comme un roman noir, il n’en reste pas moins un travail journalistique exigeant, rigoureux et documenté. Il interroge aussi notre mémoire collective : pourquoi l’histoire de Krim Belkacem est-elle si peu enseignée en Algérie comme en France? Et que révèle son assassinat des relations bilatérales, longtemps fondées sur l’opacité et les non-dits? L’auteur ouvre des pistes sérieuses et désigne des responsables. Ce faisant, il rend justice à un homme trahi par les siens, et réinscrit son nom dans le récit national dont il fut l’un des artisans. Une lecture salutaire, à l’heure où les archives s’ouvrent lentement, et où les deux rives de la Méditerranée peinent encore à faire mémoire commune. LECTUREVAGABONDE Uncrimed’Étataucœur del’histoirealgérienne Par Omar Youssef Souleimane Page 10 / TRANSFUGE Uncrimed’état FaridAlilat Plon, 280p., 21 € H d G Guimet Musée national des arts asiatiques 6, place d'Iéna 75116 Paris/guimet.fr Haikus d’argent Exposition 11 juin 29 septembre 2025 Guimet L’Asie photographiée par Michael Kenna O serai-je le confesser? Je souffre d’une tare rédhibitoire. Dès lors que la majorité de mes concitoyens adule un créateur et le porte aux nues sans aucune réserve, je suis sur le champ pris d’un soupçon, aussi radical que pernicieux. Aussitôt que les critiques encensent le personnage et le hissent au niveau d’un saint laïc, je m’en méfie, je contemple ses films avec une suspicion de plus en plus aiguë. Vous souvient-il d’une époque lointaine (le XXe siècle) durant laquelle Woody Allen était considéré comme le plus grand cinéaste de tous les temps? Imaginez qu’on le tenait pour un digne continuateur d’Ingmar Bergman… Oh la la! Comme vous le supputez, j’étais alors plus que rétif à ce concert laudatif. Mais les temps ont changé. En raison de son comportement jugé immoral, Woody Allen est devenu un paria, désormais banni des ciné-clubs et des chaînes de télé. Ceux qui naguère glorifiaient son nom rasent les murs et tentent de faire oublier leurs louanges passées. Ce revirement m’a servi d’électrochoc. Woody Allen, qu’il est sain de détester, j’ai fini par l’apprécier. Finalement, Manhattan, Vicky Cristina Barcelona, ou Anny Hall, ce n’était pas si mal. Quoi qu’il en soit, la période présente a élu un nouveau mage consensuel en la personne de Pedro Almodovar. Le monde entier adule Almodovar. Il est quasiment interdit de ne pas aimer Almodovar. Or, je ne supporte pas son cinéma, qui m’indiffère quand il ne m’horripile pas. Les films d’Almodovar me font penser à des pièces de boulevard ratées. Mais, avouons-le, j’ai éprouvé une divine surprise à la vue de son dernier opus, La Chambre d’à côté, qui vient opportunément de sortir en DVD Blue Ray. L’intérêt de ce film, c’est qu’il ne ressemble absolument pas à un film d’Almodovar. Du coup, il me plaît. On y voit deux merveilleuses tragédiennes anglophones, Tilda Swinton et Julianne Moore, évoluant dans les décors de la Nouvelle Angleterre. En bref, cela ressemble à un film bergmanien de Woody Allen. La boucle est bouclée. Après l’ange Almodovar, voici, comme promis dans le titre, un authentique démon. Une fois de plus, les sorties de DVD permettent de réparer les erreurs passées. Il faut rendre hommage au grand metteur en scène de théâtre et d’opéra Kirill Serebrenikov, pour avoir réalisé un film fabuleux sur l’écrivain le plus punk, le plus nihiliste de tous les temps, je veux parler d’Edouard Limonov. Sur une musique de Lou Reed et du Velvet Underground, Serebrenikov nous entraîne sur les pas d’un homme sans qualité, d’un personnage que l’on croirait sorti d’un roman de Maurice Sachs. Ce destructeur, ce pervers polymorphe, ce drogué, cet homosexuel (diable!) pousse la punkitude jusqu’à fonder en Russie un parti de soudards avinés, de skinheads timbrés, qui se décrit comme «national bolchevik». Il fallait du coffre, du souffle, du culot et du peps, pour oser raconter la vie d’un type à ce point négatif, qui avait cependant le talent de l’œuvre au noir. C’est là tout le charme de ce «feel-bad movie», Limonov la ballade (avec deux «l» à balade, en référence aux ballades des troubadours). Il s’agit bel et bien d’une balade étiquetée destroy, d’une ode au négatif, d’un chant d’amour pour le néant. Comme disait Guy Debord : «La sagesse ne viendra jamais». LECINEMAMERENDFOU L’angeetledémon par Christophe Bourseiller LaChambred’àcôté PedroAlmodovar Pathé Limonovlaballade KirillSerebrenikov Pathl *m G N T V 3 G Page 12 / TRANSFUGE
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