TRANSFUGE n°179 - Page 2 - 179 LA FONTAINE DES INNOCENTS EXPOSITION DU 24 AVRIL AU 25 AOÛT 2024 HISTOIRES D’UN CHEF-D’ŒUVRE PARISIEN Exposition organisée avec la Direction des Affaires Culturelles, Conservation des Œuvres d’Art Religieuses et Civiles Charles Marville, Façade est de la fontaine des Innocents, détail d’une nymphe, entre 1855 et 1865 © Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris Design graphique : Atelier Pierre Pierre Avec la participation exceptionnelle de Juliette Agnel – Jean-Michel Alberola – Dove Allouche – Jean-Marie Appriou – Giacomo Balla – Anna-Eva Bergman – Lee Bontecou – Djabril Boukhenaïssi – Gillian Brett – Frédéric Bruly Bouabré – Antoine Bourdelle – Charbel-joseph H. Boutros – Victor Brauner – Frédéric-Auguste Cazals – Maurice Chabas – Jean Chacornac – Carlo Carrà – Mikalojus Konstantinas Čiurlionis – Gaëlle Choisne – Lucien Clergue – Caroline Corbasson – Camille Corot – Tony Cragg – Fanck Scurti – Gustave Doré – James Ensor – Félicie d’Estienne d’Orves – Hippolyte Fizeau – Léon Foucault – Camille Flammarion – Robert Fludd – Lucio Fontana – Helen Frankenthaler – Gloria Friedmann – Augusto Giacometti – Jean-Jacques Grandville – Wenzel Hablik – Thomas Houseago – Victor Hugo – Louise Janin – Eugène Jansson – Akseli Gallen-Kallela – Vassily Kandinsky – Anish Kapoor – Anselm Kiefer – Paul Klee – Yves Klein – Ivan Klioune – František Kupka – Alicja Kwade – Bertrand Lavier – Kasimir Malevitch – Arturo Martini – Charles Marville – Jean-François Millet – Paul Mignard – Adolphe Monticelli – Mariko Mori – Edvard Munch – Georgia O’Keeffe – Meret Oppenheim – Lioubov Popova – Enrico Prampolini – Ferdinand Quénisset – Odilon Redon – Evariste Richer – Lord Rosse – Raymond Roussel – Alexandre Séon – SMITH – Léon Spilliaert – August Strindberg – Bruno Taut – Daniel Tremblay – Étienne Léopold Trouvelot – Frederic Watts & Vincent van Gogh Commissaires d’exposition : Jean de Loisy et Bice Curiger FONDATION-VINCENTVANGOGH-ARLES.ORG Vincent van Gogh, La Nuit étoilée, Arles, 1888 (détail) | Donation sous réserve d’usufruit M. et Mme Robert Kahn-Sriber, en souvenir de M. et Mme Fernand Moch, 1975 | © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Adrien Didierjean SMITH, Autoportrait, 2021 (détail) | Thermogramme sur aluminium brossé et cadre en acier brossé, 60 × 80 cm | Courtesy Galerie Christophe Gaillard © SMITH La Nuit étoilée de Van Gogh (Arles, 1888), présentée du 1er juin au 25 août 2024, est prêtée par le musée d’Orsay dans le cadre de l’événement national Les 150 ans de l’impressionnisme initié par le ministère de la Culture et le musée d’Orsay. 01.06.—08.09.2024 ÉDITO / Page 3 L a saison s’achève. Mouvementée, inquiétante, chaotique même. L’autre jour, j’ai vu mon vieil ami Michaël Prazan, au Café français, à Bastille. Il est un des meilleurs réalisateurs de documentaires aujourd’hui, son Einsatzgruppen, par exemple, a fait date. Il chronique pour l’excellent Franc-Tireur, et me dit le plus grand bien de ses confrères et amis Raphaël Enthoven et Caroline Fourest. Puis vient le dossier dont il est difficile pour nous de ne pas parler, Israël. Je le sonde pour en savoir plus. Il connaît bien le sujet, il avait réalisé un excellent documentaire sur Ariel Sharon, entre ombre et lumière. Il est triste, abattu et effaré du déchaînement antisémite dans notre pays, et me dit ne pas croire une seule seconde à une résolution du conflit par la création de deux états : les Palestiniens n’en n’ont jamais voulu, d’état, malgré de nombreux plans proposés. Une seule chose leur importe : la disparition d’Israël. J’acquiesce. Nous continuons notre discussion sur la nécessité de retourner le récit mensonger autour du présumé « génocide » palestinien. Les falsificateurs sont de sortie. On se dit qu'il faudrait qu'il y ait un documentaire pour démonter ce grand mensonge. Le lendemain, je reçois des éditions Rivages deux livres de lui, La passeuse et Varlam, en version poche. Le premier, très émouvant, tiré d’un documentaire, évoque son père, dur à cuire qui avait toujours refusé de parler son enfance pendant la guerre. Là, finalement, devant la caméra de l’INA, il témoigne comme enfant caché. Michaël en profite pour dérouler une autobiographie familiale, les origines polonaises, les déportés, Pithiviers, Drancy, Auschwitz… Varlam est un petit bijou de livre, où le lecteur part sur les traces de Michaël Prazan et son équipe de tournage, eux-mêmes sur les traces de Varlam Chalamov, le grand écrivain du goulag. Récits de la Kolyma est un chef-d’oeuvre. Il nous emmène sur la route des ossements, aux confins de la Sibérie, où des millions d’innocents moururent en goulag pour extraire de l’or, de l’étain, des diamants ; fusillés, morts de faim, morts de froid, morts de maladie, morts de désespoir. On y croisera avec l’équipe les membres de feu Mémorial, un Sénégalais, humilié par la télé japonaise, des Russes qui malgré des années passées en Goulag, demeureront des communistes convaincus, des poètes russes assassinés, le comité juif antifasciste (CJA), Wallenberg etc. Pourquoi ce titre, Varlam ? C’est une histoire dans l’histoire ; l’histoire d’un petit chat que Michaël a sauvé du froid quelque part en Sibérie. Il l’a ramené à Paris, et les pages qu’il lui consacre sont merveilleuses : une histoire d’amour naît entre eux. Il est possible que vous croisiez un jour Michaël sur les bords de Seine, promenant, en laisse, le petit Varlam. Quelques jours plus tard, je suis allé au concert privé d’Arielle Dombasle, au Boeuf sur le toit. Son nouvel album, Iconics, des reprises de Marlene Dietrich, de Judy Garland et de quelques autres, est splendide. La diva brille. Ambiance agréable, LGBT friendly. Une faune de jeunes gens, la vingtaine, habillée avec soin, exubérante, entoure à présent la chanteuse. Le petit monde de Madame Arthur est là. Marc Lambron fait exception, concentré comme à la messe. Je croise Éric Dahan, lunettes noires et haut de jogging, as usual. Je lui demande ce qu’il pense de l’hypothèse pessimiste de Prazan que les Palestiniens n’ont que faire d’un état, et que seule la destruction d’Israël prévaut. Il acquiesce. « C’est une évidence, non ? » Puis il me raconte comment le meilleur reportage qu’il ait jamais écrit avait été refusé à Libé. Un livre venait de paraître aux États-Unis, signé par Nation of Islam, Louis Farrakhan : The secret relationship between Blacks ans Jews. Une sorte de Protocole des Sages de Sion, version black. On est en 1991. La thèse délirante consiste à dire que la traite des esclaves était dominée par les juifs. Le livre se vend, me dit Dahan, à des millions d’exemplaires, ce qui laisse présumer du pire sur l’antisémitisme de la communauté afro-américaine. À l’époque, le rappeur Ice Cube dit à qui veut l’entendre qu’il adore le livre. Le milieu du rap suit. Dahan l’interview ; Dahan se rend au centre Simon Wiesenthal de Los Angeles pour creuser son sujet et construire une contre-argumentation. Il envoie alors son papier à Antoine de Gaudemar, le rédacteur en chef des pages culture de Libé. Refusé : son fils adore le rap, ce serait un coup dur pour lui. De son côté, un universitaire d’Harvard, Saul S. Friedman, démontre point par point dans Jews and the American Slave Trade, que ce livre est un tissu de mensonges. Deux autres tomes suivent : un paru en 2010, tendant à démontrer que les juifs ont spolié les biens des Noirs ; un en 2016, où il est affirmé que le Ku Klux Klan est financé par les juifs ! Entre-temps, grâce à un article d’Éric Neuhoff dans le Figaro littéraire, j’ai lu les nouvelles de Ry Cooder, Los Angeles Nostalgie, dans la belle collection de Jean-Claude Zylberstein, aux Belles Lettres. Cooder est connu pour avoir composé la musique de Paris Texas. On se croirait chez Chandler, on croirait voir apparaître à chaque page Humphrey Bogart, sa voix grave, son Whiskey Sour. Ambiance Key Largo, The Big Sleep, Le port de l’angoisse. Un régal. J’ai aussi essayé de lire le dernier tome de Philippe Muray, Ultima Necat VI. Décidément trop noir pour moi, trop de fiel, trop de hargne, trop de désespoir. Une joie, un humour, une spiritualité, une humilité peut-être, une indulgence, devraient compenser la noirceur, sinon c’est l’impasse et la corde. Ou alors écrire au niveau élevé de Cioran ; ce qui n’est pas son cas. Et une nouvelle saison commence : les livres de la rentrée littéraire nous parviennent peu à peu. J’ai déjà repéré le nouveau livre de Thibault de Montaigu, Coeur, chez Albin ; un premier roman d’un certain David Frèche, Un jour, il n’y aura plus de pères au Rocher ; le retour de Michaël Cunningham avec Un jour d’avril, au Seuil ; un nouvel Ellroy, ambiance KennedyMarilyn ; Emma Becker, aussi, un livre, semble-t-il, d’amour : aura-t-elle le Flore cette année pour Le Mal joli ? Et Olivier Guez, fera-t-il aussi bien que pour son Mengele, prix Renaudot vendu à 300 000 exemplaires, avec ce Mesopotamia ? Il y a aussi Mathieu Larnaudie et son Trash Vortex, ambiance héritage/ Fondation/Apocalypse. Enfin, un roman comique, celui d’Aurélien Bellanger, Les derniers jours du Parti socialiste, où l’auteur associe Macronie et fascisme : on salive d’avance. Unjolimoisdemai par Vincent Jaury Page 94 ART 94 Edito art 96 L’entretien : Piotr Pavlenski, le radical absolu de l’art contemporain. 102 Expos 110 Galeries 36 Edito ciné 38 Portrait : Rithy Panh, le cinéaste rescapé du génocide cambodgien revient à la fiction. Et a trouvé la paix. 44 Critiques 48 DVD 20 Edito livre 22 L’entretien : Rencontre avec le poète ouïghour Tahir Hamut Izgil, échappé des camps d’internement chinois, qui publie aujourd’hui son histoire. 27 Sélection : Les meilleurs livres 52 Edito scène 54 L’entretien : Krzysztof Warlikowski fera l’évènement du festival d’Avignon, en adaptant J.M.Coetzee. 60 Reportage :Séverine Chavrier, pour le festival d’Avignon, s’attaque à William Faulkner dans Absalon, Absalon. 62 Portrait : Elsa Lepoivre sera l’Hécube de Tiago Rodrigues. 64 Critiques théâtre, danse, musique Page 52 SCÈNE Page 20 LITTÉRATURE CINÉMA Page 36 P. 38 RITHYPANH 03 News 03 Edito général 06 J’ai pris un verre avec Frédéric Taddeï 08 Coup de Gueule 10 Chronique Débat ouvert de Nathan Devers 12 Chronique Book Emissaire d’Eric Naulleau 14 Chronique BD par T.H. de Tewfik Hakem 16 Révélations 18 En coulisse Sandra Hegedüs N°179JUIN-JUILLET 2024 P. 54 KRZYSZTOFWARLIKOWSKI P. 22 TAHIRHAMUTIZGIL P. 96 PIOTRPAVLENSKI 122 En route ! Va devant ! 28 RUE DU GRENIER SAINT-LAZARE 75003 PARIS 30 RUE BEAUBOURG 75003 PARIS + 33 (0)1 42 72 14 10 | paris@templon.com | www.templon.com 13 RUE VEYDT 1060 BRUSSELS 293 TENTH AVENUE 10001 NEW YORK ART BASEL 13 - 16 juin 2024 The Extended Line, 2024, corde, papier, dimensions variables. Photo: Adrien Millot. UNLIMITED CHIHARU SHIOTA Nuls. Plus récemment, le journaliste a fait un petit passage sur CNews, à la demande de la direction de la chaîne qui souhaitait qu’il fasse des émissions de débats « très ouvertes ». « Ce que j’ai fait, mais les amateurs de CNews ne sont pas enclins à apprécier l’esprit de contradiction. La direction m’avait prévenu : « vous risquez de vider la salle. Eh bien oui, j’ai vidé la salle ! J’ai plus tellement envie de faire de la télé. La radio, ça va ». Taddeï anime en effet une émission d’actualité tous les samedis et dimanche matin sur Europe. Ce passionné reste un esprit libre et curieux, parfois animé d’une légère condescendance dans ses affirmations qu’il prend pour des vérités, alors qu’elles ne le sont pas toujours. Trait commun à beaucoup d’autodidactes, aussi intéressants soient-ils. Nous sommes aux Chimères, un bistrot à Saint-Paul, le nouveau quartier d’élection de ce migrant du Pré SaintGervais. Rien de chimérique pourtant dans la raison de sa présence ce jour-là mais une réalité sous forme d’idée originale : la publication de petits volumes historiques appelés Birthday Books dont les entrées se font par toute FRÉDÉRICTADDEÏ J’AIPRISUNVERREAVEC... Page 6 / TRANSFUGE Par Fabrice Gaignault Photo Edouard Monfrais-Albertini J e me souviens de fêtes lointaines, très lointaines. Il m’avait ramené une fois dans sa voiture de sport, de marque Volvo, je crois. Le temps file comme une P1800 lancée à fond les manettes sur le périph’. Aujourd’hui, c’est une Maserati Quattroporte. J’ai toujours suivi la carrière de cet autodidacte autoproclamé qui passa dix ans « à ne rien faire », ce qui signifie bien sûr, faire l’essentiel : lire, aimer et vivre. « J’ai juste le bac et le permis de conduire et, encore, on m’a déjà retiré ce dernier, me dit-il en avalant une gorgée de mauresque (mélange de pastis et de sirop d’orgeat). Ce sont les deux seuls examens que j’ai jamais passés ». Frédéric Taddeï voulait être écrivain, mais seulement le plus grand, ou presque. « Le jour où je me suis aperçu que je ne serais jamais Dostoïevski, j’ai renoncé ». Pirouette masquant sans doute un échec plus cruel. Comme on le sait, il existe de merveilleux écrivains moins célèbres que le Russe mais tout aussi dignes d’intérêt. Le journalisme a été la porte d’entrée (et de salut) de Taddeï dans le monde du travail. Il a été le concepteur et l’animateur de Ce soir (ou jamais !), l’une des émissions les plus stimulantes jamais produites sur le PAF. Ne s’embarrassant pas de ce qu’en-dira-t-on calamiteux qui bride la castagne des idées, ce jeune homme cravaté fit les beaux jours de plateaux éruptifs en conviant les bannis, les haïs et les clivants de toutes espèces. On se souvient aussi de D’Art d’art ! , ou comment vendre en deux minutes maxi chrono Michel-Ange, Cézanne,Pollocketautresadmirables pointuresàunpublicouvrantsoudain un œil, voire deux, devant ces variétés de speed dating de l’art pour les une série d’âges. L’explication est au concepteur-rédacteur : « J’ai inventé une nouvelle science qui s’appelle l’âgeologie, agacé par le fait que tout passe par la chronologie. Tu connais forcément la date de la bataille de Marignan, 1515, mais presque personne est capable de donner l’âge de son vainqueur, François 1er : 20 ans. On cite toujours la date d’un fait, mais on ne précise jamais l’âge auquel quelqu’un l’a réalisé. La chronologie est très importante à l’échelle historique mais à l’échelle d’une vie ça n’a aucun sens si l’on ne donne pas l’âge du protagoniste. Savoir que Napoléon est né en 1769 et qu’il a gagnélaBatailled’Austerlitzen1805a un intérêt relatif. En revanche, découvrir qu’il a pris le pouvoir à 30 ans et s’est retrouvé à Sainte-Hélène à 45 ans, est plus parlant. Car cela te dit immédiatementquelquechoseausens où tu as été cet homme de 30 ans et de 45 ans. Mais peut-être pas d’une façon aussi fulgurante ! » (Rires). Dans l’avant-propos à chacun de ses petits ouvrages, Taddeï affirme que « l’âge est un quartier de la vie que l’on habite tous ensemble, même si ce n’est pas au même moment ». On le retrouve lui-même disséminé dans cetteguirlanded’âges.Onsaitcequ’il n’a pas fait entre 17 ans, l’âge du Bac, et 27, celui où il a décidé de rentrer dans la vie dite active. La collection s’est fixé la date de péremption de 50 ans, parce que, m’explique-t-il, « à cet âge-là, plus rien n’arrive ou presque ». Voire. Il n’est jamais trop tard pour devenir Dostoïevski. «J’aiinventéune nouvellescience, l’âgeologie» Page 8 / TRANSFUGE LECOUPDEGUEULE Déceptionsetpointd’orgue àlaBiennaledeVenise L’art se fait-il par décret ou est-il le point d’orgue d’une impérieuse nécessité ? Par Julie Chaizemartin D ans le flot d’œuvres figuratives et textiles qui caractérisent cette édition de la Biennale de Venise, nous avons cherché l’émotion et la force créatrice. En un mot, nous avons cherché ce qui fait et ce qui fera toujours « art », audelà des mots, au-delà du seul stade de la revendication, même si cette dernière est légitime. Car le grand sujet d’actualité est bien « l’œuvre d’art engagée » et même, au-delà, le « geste curatorial engagé » qui parfois se supplante aux œuvres sous sa tutelle, ce qui peut d’ailleurs être sujet à discussion. Ainsi ne voyonsnous pas fleurir des expositions féministes, écologistes, identitaires qui, sous une bannière curatoriale dite engagée pour la cause afférente à ces thématiques, se contentent d’aligner des œuvres ? Et comme pour toutes les tendances, il y a du très bon et du franchement mauvais. Car ne fait pas « art » le simple fait d’énoncer un engagement et de sélectionner quelques œuvres s’y rapportant. En d’autres termes, par exemple, ne fait pas « art » une exposition dont la thématique est l’inquiétude environnementale–surlaquelletoutlemonde tombera d’accord – qui rassemble des œuvres montrant des arbres, des paysages, des fleurs ou des vidéos sur la déforestation. Encore faut-il que ces œuvres en question dégagent par elles-mêmes une force créatrice, même en-dehors de la « curationite aiguë » actuelle. Cette observation est d’autant plus intéressante qu’elle permet de révéler des regards curatoriaux talentueux et d’en écarter d’autres. Le curateur doit en effet se mettre au service des œuvres et non l’inverse. Et c’est un peu l’impression que nous a laissé la Biennale de Venise. Comme si la personnalité engagée du commissaire général, Adriano Pedrosa, prenait le pas sur le fait de montrer des œuvres d’art marquantes. On s’est donc retrouvé dans un trop-plein de pièces sans grand intérêt, dévoilées uniquement parce que reflétant des savoir-faire artisanaux ou des communautés artistiques méconnues. Argument non suffisant même si cela a tout de même permis quelques belles révélations comme l’artiste des Philippines Pacita Abad dont les grandes œuvres peintes avec la technique du « trapunto » entremêlent avec justesse des arrière-plans évoquant des savoirfaire de tissage rehaussés de scènes contemporaines sur le récit tragique des migrations. Intéressantes également les mosaïques du Libanais Omar Mismar qui détourne les récits mythologiques et héroïques dont elles ont été le réceptacle dans l’Antiquité, pour livrer des images politiquement engagées, que ce soit sur les gardiens de trésors archéologiques en Syrie ou sur les souffrances des homosexuels au Liban, dont les visages morcelés paraissent comme bannis. Impossible de tout citer ici mais il faut s’écarter encore un peu du circuit officiel pour découvrir une des œuvres les plus percutantes de cette Biennale à l’intérieur du Palazzo Contarini Polignac, siège de la Pinchuk Foundation. La scène ukrainienne s’y déploie. Et notamment une œuvre impressionnante de Zhanna Kadyrova intitulée Russian Contemporary Baroque. L’artiste présente un orgue dont les extrémités des tuyaux sont déchiquetées car il s’agit de missiles russes tombés sur Kiev récupérés dans les décombres de la ville. Ready-made émouvant sur lequel on peut jouer pour entendre les poumons meurtris de l’Ukraine. Symboliquement, l’artiste dénonce également l’emprise culturelle russe sur les pays envahis tels que l’Ukraine en observant une guerre d’appropriation culturelle. Ici, l’œuvre éminemment politique semble être le souffle du martyr ukrainien, puisque l’orgue, instrument d’église, est aussi souvent comparé, dans sa complexité, à l’anatomie humaine. Dans cette oeuvre, ni mots, ni slogan, la force vitale se suffit à elle-même ainsi que sa portée universelle. DÉBATOUVERT Page 10 / TRANSFUGE D eux synonymes disent rarement la même chose : « protégeons la planète », clamons-nous, avant d’ajouter qu’il faut « améliorer le monde ». Or, si ces mots reflètent à peu près le même objet, ils correspondent à des idées contraires. La planète, tirant son étymologie de l’errance, décrit une Terre dépourvue de raison d’être, dérivant solitaire au beau milieu du vide, livrée à la mécanique froide des lois de la nature. Quant au monde…, sa polysémie est tellement évidente qu’elle passe inaperçue. De même que le mundus latin désigne à la fois la réalité et la propreté (d’où « immonde »), le kosmos grec renvoie certes à l’ensemble de ce qui existe, mais il exprime également la beauté, l’agencement et la grâce des choses – en somme leur harmonie, quand bien même serait-elle illusoire. D’une part le cosmique, de l’autre la cosmétique. Alors, que devons-nous sauver : la planète ou le monde ? Un globe dont le sens nous échappe ou une Terre où nous co-vivons avec d’autres ? « L’écologie, écrit le philosophe Valentin Husson, sera cosmétique ou ne sera pas. » Dans Les Cosmologies brisées, un essai troublant dont l’écriture claire étaye une pensée profondément originale, il nous invite à réhabiliter urgemment la cosmétique afin de retrouver une « osmose » derrière le « grand chaos de l’univers ». Contrairement à ce que veut la langue commune, explique-t-il, la notion de cosmétique n’a rien de superficiel. Par-delà le maquillage ou l’ornementation, elle se situe à l’intersection du politique, de l’éthique et du théorique : elle désigne la manière dont nos représentations de l’univers déterminent, pour le meilleur ou pour le pire, notre présence en lui. La cosmétique, en d’autres termes, constitue l’art d’habiter un monde qui ne nous appartient pas. Avec elle, nous n’avons plus le droit de nous prendre pour les propriétaires d’une nature malléable à merci, susceptible d’être arraisonnée et domestiquée sans limite. Certes, le monde est « nôtre ». Mais il y a d’autres manières d’avoir que l’appropriation. Dans un livre précédent, L’Echologique de l’Histoire, Valentin Husson avait montré que l’histoire de l’Occident avait été marquée, non pas tant par le fameux « oubli de l’être », mais bien davantage par une omission du sens originaire du mot « avoir ». Chez les Grecs, le verbe « ekho » (ancêtre de l’économie autant que de l’écologie) désigne la possibilité de construire un foyer, c’est-à-dire d’aménager un espace afin d’y garantir la coexistence. Dans cette échologique, dans cette logique-là de l’avoir, toute « propriété » engage une responsabilité ; toute économie conduit à une écologie. D’où l’intuition de Valentin Husson : nous devons, en notre époque où le lien hommes-nature mérite d’être relu, retrouver l’intuition originaire des Grecs. Il nous faut réapprendre à penser le monde d’un point de vue cosmétique. Car l’évidence est là, déjà vue par Reiner Schürmann : notre époque est fondamentalement an-archique, dépourvue de fondements et de finalité, de grande vision cosmique, d’explication globale du monde, de théorie collective qui rende compte du sens de la vie, de transcendance qui puisse encadrer notre société. Mais Valentin Husson en tire toutes les conséquences. Dans un chapitre éclairant, il propose de montrer qu’au cours de l’histoire européenne, chaque cosmologie hégémonique a donné naissance à des formats politiques spécifiques : quand les Grecs étaient obsédés par le problème ontologique de la conciliation de l’Un et du multiple, ils inventaient la démocratie pour garantir l’égalité des citoyens devant la Loi ; quand les Latins conçoivent la nature comme une rationalité totale, ils inventent l’Empire comme cadre universel ; quand les Modernes rationalisent l’approche du monde, ils engendrent l’État libéral. A cet égard, l’enjeu est de savoir ce qui adviendra de nos cosmologies brisées. A l’heure de la catastrophe climatique et du nihilisme, dans une situation où l’homme a brisé ses idoles et découvre le mal que son progrès engendre, comment échapper au face à face d’une globalisation anonyme et au populisme aliénant – deux phénomènes que Husson renvoie dos à dos, en montrant qu’ils émanent du même vide. Face à ces espérances-zombies, il en appelle au devoir de la philosophie : après avoir déconstruit toutes les illusions qui nous régissaient, cette dernière doit exhumer des indéconstructibles. Elle doit redevenir soucieuse de vérité, restitutrice de justice et émerveillée du beau. Elle doit penser ces thèmes anciens comme s’ils étaient nouveaux, directement posés par la réalité. Car la question est là : de quelle politique, de quels coups de foudre une époque sans ciel sera-t-elle capable ? Seulelacosmétiquepourra sauverlemonde Par Nathan Devers LesCosmologiesbrisées, ValentinHusson,ÉditionsKimé © Julien Benhamou - iStock - Licence n° 2 : 107 0283 / Licence n° 3 : 108 4463 - SAISON 24/25 RÉSERVEZ À PARTIR DU 12 JUIN laseinemusicale.com L’orchestre résident à La Seine Musicale et artistes invités Laurence Equilbey Direction artistique Mon petit Casse-Noisette Les Indes galantes / Bintou Dembélé Carmen, Bizet Le Requiem de Mozart Le Paradis et la Péri Bizet, So French ! Musiques de cinéma B.O. baroques OFFRE MÉLOMANE Bénéficiez de 10€ de réduction sur chaque place achetée* BOOK-ÉMISSAIRE Page 12 / TRANSFUGE P as un jour, pas un fait d’actualité, sans que les lecteurs de Philippe Muray (1945-2006) se demandent quels commentaires sarcastiques en aurait extraits ce pourfendeur des égarements de la modernité. Vœu de nouveau exaucé avec la parution du cinquième tome de son Journal, six cents pages rédigées entre 1994 et 1995 d’une encre plus fraîche que n’importe quel quotidien du jour : « Dans un bistrot, une femme peut se sentir « violée par procuration », « harcelée sexuellement », « menacée dans sa dignité de femme », parce qu’un type, ailleurs, à une autre table (et pourquoi pas dans un autre établissement, dans une autre ville, à l’autre bout de la planète ?), lit Playboy. » Tout y est dit, tout y est annoncé. Du règne de la technique à l’avènement de l’idéologie victimaire : « La victime est devenue ultra-rentable. Si le Spectacle en fait une consommation intensive, c’est qu’elle rapporte. La victime est le sacré du Spectacle. On l’engraisse, on la fête, on l’exhibe, on l’écoute, on n’écoute qu’elle. En ce sens, la télé est une société primitive renversée et presque aussi terrifiante que les sociétés aztèques. » De la confusion générale (des sexes, des âges, du vrai et du faux…) au triomphe de la culture sur l’art : « Il est normal que le Grand Louvre ait été l’objet, dès son inauguration, d’un consensus aussi ébouriffant. Les masses contemporaines ont senti tout de suite qu’on avait fait ça pour leur bien. Les bonnes intentions rayonnent de partout. La morale communautaire, fraternitaire, égalitaire, y court les murs. » L’auteur redonne vigueur au vieux mot de « cordicolisme », entendu comme la tyrannie des bons sentiments, dont il use à la manière d’un bain révélateur de l’époque et de ses dérives. Ultima Necat V n’est pas un livre aimable. Muray s’y donne à voir sous un jour parfois déplaisant, s’y dévoile jusque dans ses pensées les moins avouables. Exerce sa méchanceté même et surtout envers ses amis, ne s’attarde dans les coulisses de la vie littéraire, alors dominée par Sollers et Kundera, que le temps de vérifier quelques haines recuites. « Seul le désaccord absolu avec la société actuelle permet de la décrire tout en donnant la sensation au lecteur qu’il la découvre », tel est le programme respecté à la lettre. Programme qui prend par endroits la forme de quelques considérations ambiguës sur Florence Rey et Audry Maupin, coupables du meurtre de quatre personnes (dont trois policiers) dans la nuit du 4 au 5 octobre 1994. De douteuses célébrations : « C’est beau comme la mise à sac de Los Angeles par les noirs. Beau comme un pillage généralisé. Beau comme mille foyers d’incendie allumés par des émeutiers ». Et même de propos totalement déconnants : « Ces jours derniers, j’ai souvent regardé aux jumelles les employés municipaux, dans leur nacelle, en train de travailler autour des troncs ou dans les palmes. J’ai rêvé aux nihilistes d’un nouveau genre, aux anarchistes d’un nouveau monde qui, plus tard, dans cinquante, dans cent ans, tireront ce genre de types au fusil à lunette. » Mineur de ses propres obsessions, Muray descendait chaque jour en lui-même pour arracher quelques fragments de matière noire à un inépuisable bloc de négativité – « Je ne peux pas écrire sans en venir aux mains », résume-t-il en une des formules dont il avait le secret. Pour quelques dérapages, tant de passages que l’on voudrait déclamer à l’intention de la jeunesse écervelée qui hurle sa haine des juifs à Sciences Po et dans les universités : « Au fond, les manifestations d’en ce moment, ces émeutes de jeunes, sont un peu la fin, la conclusion du processus décrit par Ricard. La génération des « princes du matin » dit enfin la vérité à ses enfants : vos études ne valent rien, vos diplômes c’est de la roupie, vous ne valez rien vous-même. Vous n’êtes que des créations de notre démagogie. » Seul contre tous ou presque, le soutien vient de quelques auteurs lus et relus, à commencer par le Céline de Guignol’s band et du Voyage au bout de la nuit (dont l’admirateur envisage un temps d’écrire une nouvelle version). Puisque « le monde ne demande plus à être interprété ni changé, il faut l’outrager », aucun répit n’est autorisé dans cette éphéméride d’une pensée parmi les plus radicales, sinon le temps d’une réflexion proustienne : « C’est ça la jeunesse pour moi, mes souvenirs de jeunesse : que les après-midi aient pu durer des mois, des années même, remplies de lecture. Et la jeunesse est morte le jour où il n’y a plus eu d’après-midi. » Ou de raconter comment on torche sous pseudonyme un énième roman de gare pour le compte de Gérard de Villiers et la collection Brigade mondaine. Passer de Ballets roses à Saint-Malo à L’Empire du Bien et retour, comment mieux éprouver ce choix existentiel : « Ou tu disparais dans la masse (par absorption) ou tu disparais dans la singularité (par exclusion) » ? PhilippeMurayprophète ensonpays Par Eric Naulleau UltimaNecatV,Journalintime1994-1995, PhilippeMuray,LesBellesLettres,610p.,35€ Page 14 / TRANSFUGE P our prendre le pouls d’une ville, d’un pays, d’une époque,laradiographied’unimmeubleestunexercice rodé, aussi bien pour les récits du réel que pour les fictions. En aucun cas cependant il ne garantit des chefs-d’œuvre. Exemples, L’immeuble Yacoubian de l’écrivain égyptien Alaa-Al Aswany (pour le meilleur), et Dans mon HLM, la blême chanson de Renaud, (pour le pire). Deux nouveaux romans graphiques, très différents l’un de l’autre, s’emparent aujourd’hui de cet exercice pour nous raconter quelques histoires emblématiques qui résument bien l’esprit de deux villes-soeurs, si chères à mon cœur, Alger et Marseille. Dans«Rwama»,tome1(Dargaud),SalimZerroukirelate son enfance dans l’immeuble où il a grandi dans les années soixante-dix. Pas n’importe quel immeuble, attention, mais L’Immeuble la Cité Olympique d’Alger, conçu par le célèbre designer et architecte brésilien Oscar Niemeyer, grand ami de l’Algérie révolutionnaire de Boumédiene. En plus de l’incroyable « Coupole Olympique », salle modulable et polyvalente en forme d’énorme soucoupe volante, l’architecte a conçu, juste à côté, un immeuble en forme d’arc de cercle, destiné à accueillir les entraîneurs et autres cadres de la cité sportive, dont une bonne partie venait de l’URSS, des ex-pays de l’Est ou de Cuba. Un immeuble archi-révolutionnaire, avec des énormes baies vitrées à l’entrée, des espaces verts et un bac à sable totalement inédits dans l’Algérie socialiste de l’époque. Dans les quartiers populaires avoisinants, on l’appelait l’immeuble des Rwamas, l’immeuble des Français. Il n’y a jamais eu un seul gaulois parmi les locataires, mais peu importe, autant de têtes blondes, autant de mamans sans haïk (voile), autant de jouets chez les enfants, ça ne pouvait être que des Rwamas, et dans l’ambiance nationaliste de l’époque, les gamins des quartiers populaires voulaient bien rejouer la guerre d’indépendance avec les nantis de l’immeuble tordu. Les mésaventures du petit Salim dans cette Algérie-là, la fatale décrépitude de l’immeuble où il habitait, correspondent tout à fait au cahier de charges de ce nouveau genre – ou sous genre – de BD autobiographique dont on parlait dans une précédente chronique, « Mon enfance/ adolescence dans un pays exotique ». Genre lancé par Marjane Satrapi avec sa série succès Persepolis, et définitivement installé avec une autre série à succès,L’ArabeduFutur de Riad Sattouf. Chroniques du Grand Domaine (Delcourt) de Lili Sohn ne s’inscrit pas dans ce genre. Parce qu’elle n’est pas née à Marseille, parce qu’elle ne connaît pas l’histoire de cette ville, et encore moins l’histoire de l’immeuble marseillais où elle habite avec sa famille depuis quelques années, Lili Sohn décide de faire des recherches, d’interroger ses voisins, d’aller voir les spécialistes, de questionner la notion de gentrification. Avant d’accueillir les « bobos », ce bâtiment situé entre la Joliette et la Porte d’Aix, a connu plusieurs palpitantes vies, attirant des artisans arméniens, des associations d’extrême gauche, des artistes bohème venus de tout le bassin méditerranéen… Le journal de bord de son enquête est un livre joyeux qui mêle roman choral, dessins, bande dessinée, photos, collages. Sa tentative d’écrire l’histoire du Grand Domaine, son immeuble, abouti à un beau recueil sur les Marseillais d’aujourd’hui et sur leurs rapports au passé de la ville. Lili Sohn a parallèlement réalisé une série de podcasts, également intitulée Chroniques du Grand Domaine, réalisée avec Théo Boulanger. Maintenant que le Musée d’Histoire de la Ville de Marseille lui ouvre ses portes (jusqu’au 9 juin) pour exposer les planches de son livre, ses archives et documents, et pour faire entendre des extraits de sa série de documentaires, Lili Sohn la Strasbourgeoise peut entonner la Marseillaise ! B.D.PART.H. D’AlgeràMarseille, d’unimmeubleàl’autre Par Tewfik Hakem planche de Rwama, Salim Zerrrouki 109 01-176_RWAMA-01.indd 109 22/01/2024 16:03
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