MARIANNE n°1385 - Page 4 - 1385 Par Natacha Polony HannahAssouline P ourquoi parler de cela quand l’inflation ronge la France et quand certains en sont à se priver de repas ? L’élargissement de l’Union européenne, les règles de vote à la majorité qualifiée, les coups de sang de la Pologne… on est à mille lieues des préoccupations des Français. Le pouvoir d’achat, voilà ce qui les intéresse. Certes. Maislerôledujournalisteconsiste,nonseulementàrapporter les faits, les informations, mais également à les faire émerger quand personne ne s’y intéresse et, surtout, à les relier et à les hiérarchiser quand les partisans du système en place les balaieront d’un opportun « ça n’a aucun rapport ». En quoi le rapport franco-allemand sur l’élargissement de l’Europe publié le 19 septembre nous concerne-t-il très concrètement ? Voilà déjà plusieurs mois que les élites européennes, Ursula von der Leyen et Charles Michel en tête, plaidentpourunélargissementdel’Union.Lesprochainssommets, en octobre et en décembre, y seront consacrés. Un élargissement aux « Balkans occidentaux » (Bosnie-Herzégovine, Serbie, Monténégro, Albanie, Macédoine du Nord, en attendant le Kosovo, candidat non officiel), évoqué par Emmanuel Macron lors de la campagne présidentielle mais également à l’Ukraine, à la Moldavie, et, peut-être, à terme, à la Géorgie, ce qui commence à faire beaucoup plus que cette Europe à 30 ou 32 qui nous est actuellement présentée. Un petit rappel s’impose : en 2004, au moment du précédent élargissement à l’est, la moitié des régions françaises avaient unPIBsupérieurauPIBeuropéenmoyen.Aujourd’hui,cen’est plus le cas que pour l’Île-de-France. Comment expliquer cette paupérisation ? La semaine dernière, nous rappelions que le salaire moyen en Ukraine est huit fois inférieur à ce qu’il est en France (lire Marianne no 1384, p. 20). Avant l’invasion du pays par la Russie, l’intégration économique et juridique de l’Ukraine à l’Union européenne avait pour première conséquence l’afflux en Pologne de travailleurs ukrainiens. Une main-d’œuvre à bas coût qui abondait dans les usines et les complexes agricoles, eux-mêmes fruits des investissements allemands. Car c’est toute la différence entre l’Allemagne et la France. La première a su tirer profit de l’élargissement en récupérantsousformed’aideauxinvestissementsdanslespays de l’Est ce qu’elle versait à l’Union sous forme de participation au budget commun. La France n’a jamais su aider ses PME dans ce maquis administratif et dans cette jungle juridique. Autre exemple de l’incapacité chronique de la France à protéger ses citoyens : pas une vague de notre part face à la déferlante de produits agricoles ukrainiens. La Pologne, elle, menace de cesser les livraisons d’armes. On peut trouver le procédé inélégant (ce que ne manquent pas de faire des médias qui jugeaient la même Pologne admirable quand elle se voulait le premier adversaire de la Russie), mais la cause en est parfaitement compréhensible. L’Union européenne a supprimé tous les droits de douane sur les produits agricoles ukrainiens. Les poulets (lire Marianne no 1381, p. 82), mais aussi le blé ou le sucre. Les importations de sucre ukrainien en Europe ont augmenté de 1100 % en un an. Celles de blé ont plus que doublé. La Pologne a donc décidé de refuser ces importations pour préserver son agriculture. Ce que la France ne daigne pas faire. Pour apparaître comme les bons élèves de cette farce, les Français sont prêts à détruire tous leurs atouts, Emmanuel Macron vient encore de le prouver à propos de la transition écologique. Comme le démontre notre journaliste Sébastien Grob (voir marianne.net), le calcul du bonus censé éviter de subventionner les voitures chinoises fait comme si l’électricité utilisée émettait autant de CO2 dans chaque pays d’Europe. La France choisit donc de se priver d’un avantage conféré par son électricité nucléaire pour ne pas sembler faire du protectionnisme vis-à-vis de ses partenaires européens. Un comble ! Le rapport franco-allemand sur l’élargissement et la réorganisation qu’il préfigure ne sont qu’une étape supplémentaire. Sous prétexte de rendre plus souple la future Europe à 30, 32 ou 35, la France et l’Allemagne donneraient généreusement plus de poids aux « petits pays » et renonceraient à l’idée d’un commissaire par État. Mais le plus inquiétant est le passage à la majorité qualifiée dans les domaines où, jusqu’à présent, l’unanimité était la règle. Certes, le rapport entretient le flou quant à la politique étrangère, mais on sait qu’elle est dans la ligne de mire des Allemands, qui réclament depuis des mois que la France ne puisse plus faire entendre sa voix singulière. On voit se dessiner les conséquences, et elles sont très concrètes. Davantage de dumping social, de désindustrialisation à bas bruit, d’appauvrissement de la France. Davantage d’inflation administrative et de strates juridiques éloignant encore les citoyens des centres de décision. Sous prétexte d’efficacité,toujoursmoinsdedémocratie.Etl’Europeréduite à un espace de libre circulation des hommes, des capitaux et des marchandises, une vaste machine gestionnaire privée de toute identité culturelle comme de tout poids géopolitique. Mais c’est visiblement un choix assumé des dirigeants français. Ils ont seulement oublié d’en informer les citoyens. n COMMENT PRÉPARER L’APPAUVRISSEMENT DES FRANÇAIS 28 septembre au 4 octobre 2023 / Marianne / 3 Encouverture:Lemouton/Pool/Sipa-DR-RaphaëlHelle/Signature-AiméeThirion.Sommaire:MarcOllivier/PhotoPQR/“OuestFrance”/MaxPPP-ArneDedert/AP/Sipa-DR 86 CARTE BLANCHE à Christophe Guilluy Le bal des dindons 3 NOTRE OPINION Par Natacha Polony Comment préparer l’appauvrissement des Français Événement 6 Cette France qui a faim Par Jack Dion 8 Des sacrifices au quotidien Par Margot Brunet 10 Carrières hachées, précarité à l’arrivée 12 “On est le 21 du mois, il me reste 10€” Par Hadrien Brachet 14 Salariés… mais pas immunisés 16 “Si on me prend mon camion, on me donne la mort” Par Thomas Rabino 20 CE QUE MARIANNE EN PENSE Journalisme et politique. Plongée dans la bulle médiatique Par Hadrien Mathoux Actu 22 ÉCONOMIE Alerte! Ils nous préparent la récession pour 2024 Par Franck Dedieu, Laurence Dequay et Sébastien Grob 26 SOCIAL Déjà remplacés par l’IA Par Antoine Margueritte 28 JUSTICE Attentat de Magnanville. Le mystère d’un deuxième homme Par Paul Conge 30 SOCIÉTÉ Et voici le temps des chiens rois! Par Marie-Estelle Pech 34 POLITIQUE Service d’information du gouvernement. C’est pour qui la bonne bouillie? Par François Darras 38 SLOVAQUIE En temps de guerre, l’armement prospère Par Anne Dastakian 41 MONDE Occident-Ukraine : l’amour ne durerait-il que dix-huit mois? Par Stéphane Aubouard 42 MIEUX VAUT EN RIRE! Le dossier 46 Bonnes feuilles. Les bonnes affaires de Sarkorleone Par Gérald Andrieu Agora 52 ANALYSE Médias : un concentré de mauvaises habitudes Par Samuel Piquet 56 ENTRETIEN Nedjib Sidi Moussa : “J’ai constaté l’ampleur de la dépolitisation chez la majorité de mes élèves” Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire 60 À LA VOLÉE ! Par Jack Dion Pourquoi tant de haine? 60 ÇA VA MIEUX EN LE DISANT Par Guy Konopnicki L’impuissance politique 61 MISE AU POINT Par Paul Cébille Les Français se droitisent-ils? 64 HISTOIRE Thorez contre Mendès. Quand le débat à gauche avait de la gueule Par Jean-Numa Ducange Découvrir 66 ENQUÊTE Un peuple fasciné par ses “rois”? Par Gérald Andrieu 72 POLARS Embarquements immédiats Par Alain Léauthier 76 QUELLE ÉPOQUE ! Mobilités Tous contre tous Par Étienne Thierry-Aymé 79 UN MONDE MEILLEUR? À quoi rêvent les IA? Par Nicolas Carreau 82 LA FRANCE DE PÉRICO Cours de cuisine à l’école. Pourquoi il faut soutenir Olivia Grégoire Par Périco Légasse 4 / Marianne / 28 septembre au 4 octobre 2023 6 22 66 No 1385 DU 28 SEPTEMBRE AU 4 OCTOBRE 2023 HÉBERGEMENT, SÉJOURS & TRANSPORTS, LOISIRS & CULTURE, LOISIRS SPORTIFS, RESTAURATION Établissementpublicetcommercial-326817442RCSPontoise-ImmatriculationATOUTFrance:IM095130003-Garant:GROUPAMAASSURANCE-CRÉDIT-AssuranceRCP:MAIF-Créditsphotos:©Getty,©Shutterstock.RéalisationComposJuliot Vous n’êtes pas encore bénéficiaire ? Contactez votre CSE, COS, CAS, ou votre employeur ! Payer dans toutes les situations de paiement : sur place, à distance et en ligne Régler vos dépenses au centime près, dès 20€ d’achat Consulter votre solde en temps réel, en ligne, 24h/24, 7j/7 120€ Découvrez le Chèque-Vacances Connect et son application de paiement 6 / Marianne / 28 septembre au 4 octobre 2023 A CETTE FRANCE Au vu des témoignages bouleversants recueillis et publiés dans les pages qui suivent, on serait tenté desedemanderoùviventcesgens. On penserait naturellement à des contrées oubliées des dieux de la croissance, mais pas à la France, septième puissance économique mondiale, patrie de la Déclaration des droits de l’homme, pays d’un modèle social né à la Libération et souvent envié à l’étranger, malgré les attaques qui l’ont écorné au fil des ans et des gouvernements. Pourtant, c’est bien de la France dont il s’agit. C’est ici que des citoyens sont frappés par la misère moderne, cette maladie aux formes sournoises et aux effets accablants. Des familles en sont réduites à sauter un repas. Certainesfontdesenveloppespour s’assurer que le maigre budget ne serapastropviteexplosé.D’autres encore ne tiennent que grâce à leursprochesouàdesassociations humanitaires.Dessalariéstropmal payés n’arrivent plus à joindre les deux bouts d’une vie laminée par la précarité. Pour tous ceux-là, la valse des étiquettes transforme la vie quotidienne en une course effrénée pour éviter le drame. Demi-mesures Cette France est oubliée des plateaux de télévision et des discours officiels.Àécouterlesministresqui jouent les bons apôtres de service, le gouvernement a fait de la lutte contrelapauvretél’unedesespriorités. Il faudra le faire savoir aux responsables du monde associatif récemmentreçusàMatignonpour la présentation du nouveau pacte Plus de 9 millions de personnes sous le seuil de pauvreté, plus de 5 millions sans emploi, frappées par l’inflation… Et un pacte de solidarité annoncé qui ressemble à un rendez-vous raté. Face à cette situation d’urgence, “Marianne” donne la parole à 20 Français, dont une majorité de femmes, contraints de calculer leur budget à l’euro près pour s’en sortir. PAR JACK DION PaulineGauer/Abaca LA LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ serait une priorité du gouvernement. Mais les décisions prises sont loin de celles qui s’imposent face à l’ampleur des difficultés des plus modestes. Ci-dessus, devant les Restos du cœur, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. QUI A FAIMdesolidarité,etquiensontrepartis aveclesentimentd’unrendez-vous raté – un de plus, un de trop. Des annonces ont été claironnéesconcernantlapetiteenfance, le logement ou l’accès aux droits. Leur intérêt n’est pas négligeable, même si, pour nombre d’entre elles, il ne s’agit que de la reprise de mesures avancées antérieurement. Mais, surtout, on reste loin des décisions qui s’imposeraient face à l’ampleur des difficultés auxquelles se heurtent les familles modestes pour remplir leur chariot, payer le gaz ou faire le plein d’essence. On recense officiellement 9,2 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté (dont 2,2 millions ont un emploi), plus de 5 millions sans emploi, auxquellesilfautajouterlesprécaires. Dans ces conditions, on ne peut se contenter de demi-mesures relevant plus de la charité que de la solidarité. Certes, nul ne prétendra qu’il suffit d’appuyer sur un bouton pour trouver la solution, d’autant que les difficultés ne datent pas d’hier. Logiqueinfernale On ne fera pas injure à Emmanuel Macron en le rendant seul responsable. Il y a belle lurette que la machine économique tourne au ralenti, que le pays se vide de sa substance industrielle et que les cadors du CAC 40 préfèrent aller planter leurs choux là où ils espèrentfairedesprofitsfinanciers le plus vite possible. C’est de cette logique infernale qu’il faut sortir. Orenlamatière,lebilandel’actuel président sonne creux, comme s’il était impossible de sortir des chemins battus par les grands vents de l’orthodoxie (lire p. 22). Ilseraitdonctempsd’esquisser un virage permettant de produire sur le sol national et de redonner au travail ses lettres de noblesse, cequipasseaussipardesaugmentations de salaire et des formations sans lesquelles la solidarité restera un slogan sans lendemain. En attendant, on n’échappera pas à des décisions de justice pour permettre aux pauvres de passer l’hiver sans trop d’encombres. S’y soustraire reviendrait à laisser le couverclesurunemarmitesociale qui menace d’exploser, comme à la veille du mouvement des Gilets jaunes. La situation actuelle étant encore pire qu’à l’époque, mieux vaudrait agir avant qu’il ne soit trop tard. n 14 % LE POURCENTAGE DE FRANÇAIS EN SITUATION DE PRIVATION MATÉRIELLE ET SOCIALE DÉBUT 2022 28 septembre au 4 octobre 2023 / Marianne / 7 8 / Marianne / 28 septembre au 4 octobre 2023 CC’est une boîte à secrets révélatrice qui trône dans chaque cuisine. Arrogante lorsqu’elle est pleine, honteuse lorsqu’elle n’a rien à livrer. « Sale, surtout », rouspète Nadège en faisant barrage pour empêcher son compagnon d’ouvrir la porte du réfrigérateur. « Pas du tout…, souffle Grégory, la poignée enfin en main. C’est propre, mais c’est la fin du mois… » Le quadragénaire tremble légèrement, confus de dévoiler un si maigre butin. Quelques yaourts, des restes de rognons, deux bouteilles de faux Coca-Cola. Comme pour sauver l’honneur, il s’empresse d’ouvrir le congélateur. À l’intérieur, des escalopes de dinde surgelées qu’il ne fallait surtout « pas oublier ». Avec un peu de crème,c’estleplatpréféréd’Hugo, son beau-fils de 19 ans. De quoi esquiver occasionnellement la fadeur des nouilles chinoises instantanées et des conserves de maquereaux, rituel de la dernière semaine du mois. « Ça empire chaque année… Là, onn’enpeutplus… »,lâcheNadège, la voix enrouée. Tous trois sont arrivés ici, à Longvic (Côte-d’Or), dit de la voiture, les croquettes d’Ulysse, le chat. Peut-être le seul de la maison à réclamer lorsqu’il a faim. Grégory, Nadège et Hugo, eux, ont appris à se serrer la ceinture en fin de mois depuis qu’ils n’arrivent plus à combler le découvert familial. « Ce mois-ci, j’aimêmedûdemanderunacompte sur mon salaire, avoue Grégory. Fini les sorties au KFC, fini le coiffeur », lance-t-il en montrant les cheveux de son beau-fils qu’il a coupés lui-même. « Ça se voit », ricanel’intéresséenattrapantune mèchemaladroiteau-dessusdesa tempedroite.Finiles loisirs, aussi. « On aime surtout marcher », livre Nadège d’une voix enfantine. Réductiondespossibles La nuit tombée, le couple arpente quelques rues pour s’éloigner des lampadaires et observer les étoiles. « C’est mon passe-temps favori », sourit Grégory : l’astronomie, découverte enfant grâce à une lunette d’observation qui lui a dévoilé les anneaux de Saturne. S’il en avait les moyens, d’ailleurs, il se procurerait un de ces télescopescapablesdesuivre lesastres et l’infini qu’ils offrent. « Mais on nepeutmêmeplusalleraucinéma, en banlieue dijonnaise, il y a une dizaine d’années pour s’installer dans la maison pavillonnaire du père de cette dernière. Dans les premières années, les finances tiennent,principalementgrâceau poste de Grégory, soudeur dans le nucléaire.« Quandjesuisarrivé,ils m’ontdonnélesalairequejedemandais : ça allait, pour commencer. » Un traitement de débutant… qui est toujours le sien aujourd’hui. Entre-temps, Hugo a grandi, ses besoins aussi, et Nadège a perdu son emploi d’aide-soignante. Après un temps de chômage, elle est aide-ménagère depuis peu. « Pour la pire boîte pour laquelle j’ai jamais bossé… », avoue-t-elle, enfonçantsatêteornéedecheveux blancs entre ses mains. Une partie de ses 900 € de salaire s’évapore dans l’essence qui lui permet de rouler pour rejoindre ses clients. Ce carburant qui brûle l’essentiel de leurs revenus communs. Il faut ensuite payer les charges delamaison,l’électricité,Internet, les portables, les assurances, la nourriture, de plus en plus chère, en veillant à « ne pas manger que des merdes industrielles », le créRaphaëlHelle/Signature À Longvic, en Côte-d’Or, Nadège, son compagnon et son fils ont de plus en plus de mal à s’acheter à manger en fin de mois. Fini les sorties, fini les loisirs… et la santé trinque. PAR MARGOT BRUNET ‘‘C’est le physique qui lâche’’ DES SACRIFICES AU QUOTIDIEN 32 % des Français ont des difficultés à se procurer une alimentation saine pour manger trois repas par jour. 36 % se privent pour que leurs enfants ne se retrouvent pas devant une assiette vide. 18 % font – rarement, parfois, régulièrement – appel à des associations pour se nourrir. Source : Baromètre de la pauvreté et de la précarité, Ipsos / Secours populaire, septembre 2023. CetteFrancequiafaim DR Avant, j’étais commerciale, mais cela fait dix ans que je suis en invalidité. Mon revenu a été divisé par deux. Les premières années, c’était dur mais ça allait encore. Depuis cinq ans, ça descend tout doucement. Depuis l’augmentation du gaz et de l’électricité de 2022, c’est le summum. Il me manque à peu près 300 € par mois pour acheter ce dont j’ai besoin, même des choses simples, des vêtements. Remplir le frigo est un cauchemar. Quand je n’ai plus de sous, je saute des repas ou je ne mange que des flocons d’avoine avec du lait le soir. J’ai aussi des soucis de santé, je n’ai pas de mutuelle, c’est inabordable. Je vais dans un centre dentaire mais j’ai quand même des frais. Je compte tout, je suis toujours en train de me demander ce que je vais recevoir ce mois-ci. Ça m’étonnerait que je retrouve un boulot à mon âge, et si je me mets à la retraite d’ici quatre ans, je perds 300 € par mois. J’ai fait un dossier pour un logement moins cher, mais, comme je suis toute seule, je ne suis pas prioritaire. Je ne rentre jamais dans le cadre de rien. J’espère qu’on ne me foutra pas dehors. n J’ai dû m’arrêter de travailler en 2018. Mes allocations sont tombées sous les 1000 €. Ici, même les produits locaux ont augmenté. Le midi, quand je suis seule, je me contente d’un morceau de pain beurré pour faire un vrai repas le soir. Ce qui est révoltant, c’est de devoir acheter de l’eau en bouteille, soit 40 € par mois, car celle du robinet n’est pas potable, et un jour sur deux, elle est coupée de 18 heures au lendemain matin. J’ai vendu mon sèche-linge. Mon four électrique, je m’en sers exceptionnellement, je cuisine sur mon réchaud à gaz. Pour la lumière dans le salon, c’est une lampe solaire avec le panneau installé sur le balcon. Notre seule folie, ce sont les brasseurs d’air, sinon on ne pourrait pas rester à l’intérieur. Et malgré tout, ma facture EDF d’avril s’élève à 130 €, honorée fin août avec l’argent envoyé par mon fils pour mon anniversaire. Ma machine à laver, à force de subir les coupures d’eau et d’électricité, a lâché. J’ai dû supplier le vendeur pour payer en 6 fois et pas 4. Pour la rentrée des enfants, c’est la paire de basket premier prix. En revanche, il faut acheter l’uniforme imposé au lycée. Moi-même je porte des sandales à 3 €. Et invariablement, chaque mois, je suis à découvert. n Ma retraite s’élève à 1000 € par mois. J’ai travaillé toute ma vie en tant que secrétaire. Parfois en temps partiel, vu que l’une de mes deux filles est tombée enceinte très jeune et que j’ai dû m’arranger pour pouvoir l’aider à garder son enfant. En plus de ma pension, je touche des APL à hauteur de 38 €. Que voulez-vous faire, aujourd’hui, avec une telle somme ? Absolument tout a augmenté. Il y a un an, j’ai suivi les conseils de ma voisine, bénévole aux Restos du cœur, et j’ai accepté de recevoir de l’aide. L’un de mes seuls plaisirs reste mes quatre chats, et il est hors de question de ne pas bien les nourrir. En revanche, je ne mange pas toujours le soir. Ou juste un yaourt, qu’on me donne lors de la distribution alimentaire. Ça fait aussi plusieurs années que je ne me suis pas acheté un vêtement. Le plus frustrant, c’est de ne pas pouvoir offrir quoi que ce soit à mes petits-enfants… On en vient carrément à se demander si on ne devrait pas faire l’impasse sur des choses basiques de la vie : vu ce que coûte le papier toilette maintenant, je me dis que, bientôt, je serai contrainte de me torcher avec un gant de toilette et de l’eau. n ISABELLE, 58 ANS, en invalidité, Isère “Quand je n’ai plus de sous, je saute des repas” ROSANE, 45 ANS, au chômage, Guadeloupe “J’ai payé l’électricité avec l’argent de mon anniversaire” MICHÈLE, 77 ANS, retraitée, Hauts-de-Seine “Je ne peux rien offrir à mes petits-enfants” s’écroule Nadège en libérant des larmes trop longtemps retenues. J’auraisvouluquelepremiersalaire demonfilsserveàça,pasqu’àbouffer… »Cetteannée,Hugocommencera une alternance en tant que soudeur, comme son beau-père. Au milieu de l’été, un morceau de tôle s’est violemment rabattu sur sonpouce.« L’ongleestdevenutout bleu et il a fini par tomber », décrit leblesséen montrant les contours encore endoloris de son doigt. Lorsqu’il a repris le travail après cet accident, c’est Nadège qui s’est retrouvée immobilisée par deux tendinites. Le compte en banque n’est pas le seul à s’effriter. « C’est le physique qui lâche… », souffle Grégory. « Le mental, surtout », tranche son beau-fils. Le sien est fatigué par la réduction des possibles et les enviesquineseréaliserontjamais. Quitter ce lotissement et ce jardin que plus personne n’a la force d’entretenir,retourneroùilestné, « àlacampagne ».ÀLangres,àune heure au nord de Longvic, commune où l’on produit un fromage du même nom, sorte de munster crémeux et orangé. Autrefois, ils le trouvaient goûtu, aujourd’hui ils diraient inaccessible. n “LÀ, ON N’EN PEUT PLUS…” Grégory, Nadège et Hugo ont de plus en plus de mal à finir le mois. “Cette fois, j’ai même dû demander un acompte sur mon salaire”, avoue Grégory. 28 septembre au 4 octobre 2023 / Marianne / 9 10 / Marianne / 28 septembre au 4 octobre 2023 J’envoie des candidatures mais, à mon âge, qui va me répondre ? Quand je fais mes courses au supermarché, je tourne en rond, paumée. Les prix ont tellement flambé ! J’ai pris l’habitude de manger très léger le soir. Juste une tomate ou un peu de pain, cette semaine. Évidemment, la viande, lepoisson,lefromage,lesœufsetle jambon,lesyaourtsetdesserts,jeles aibannisdemesachats.Jemeprive pour que ma fille étudiante mange correctementquandellevientchez moi. Elle est jeune, elle en a besoin. Jeluifaisdespâtes.Mapriorité,c’est elle.En 2019,jen’aipaspuenterrer ma mère, il me manquait 2000 €. Elleestchezlesindigentsparceque j’aiunsalaireminable,çafaitmal. n J’ai divorcé il y a une dizaine d’années.Pôleemploim’aproposé cet emploi d’AESH en 2013. J’aime m’occuperdesenfantshandicapés, c’estgratifiant,maisjesuiscoincée. Longtemps, je n’ai pas osé démissionner car on ne touche pas tout de suite le chômage après ce type d’emploi. Et avec deux enfants à charge, ça m’a longtemps fait peur. J’ai réussi à les élever mais aujourd’hui je ne peux pas être leur garante ni les aider financièrement. Il faut que je change de boulot maintenant. D’autant que, malgré ma mauvaise santé, je vais devoir travailler jusqu’à 67 ans. Si j’ai toujours plus ou moins bossé, accepté plein de missions différentes, ma carrière est hachée. Q uand on gagne moins de 900 € net par mois, comme moi, on vit mal. La précarité des accompagnantes d’élèves en situation de handicap (AESH) ne date pas d’aujourd’hui. L’État prône le plein travail mais nous impose un temps partiel à 25 heures par semaine. Mes collègues qui sont en couple se satisfont de cette situation mais je suis divorcée. À la fin du mois, une fois mes charges payées – assurances, électricité, eau et divers frais –, il ne me reste plus grand-chose. Je suis prête à faire des heures sup, comme des surveillances de cantineouencoredel’aideauxdevoirs, maisonnem’enproposepas.C’est réservé aux enseignants. ThierrySuzan/MaxPPP-DR MARIE, 60 ANS, accompagnante d’élèves en situation de handicap, Rhône “J’ai dû enterrer ma mère dans le carré des indigents” Depuis janvier 2021 ALORS QUE L’INFLATION TOTALE EST DE… + 15 % CELLE DE L’ALIMENTATION + 22,5 % Dans le même temps, LES PRESTATIONS SOCIALES N’ONT AUGMENTÉ QUE DE 5,8 % ET LES SALAIRES DE BASE* DE : 8,7 % * Évolution des salaires hors primes entre le quatrième trimestre de 2020 et le deuxième trimestre de 2023. Source : Insee. CARRIÈRES HACHÉES, PRÉCARITÉ À L’ARRIVÉE CetteFrancequiafaim J e touche 1 035 € de pension –ma compagne guère plus – car il y a plein de trous dans mon CV. J’ai un peu tout fait : électricien, dessinateur, remplaçantdegardiend’immeuble. Beaucoupdeboulotsquin’ontpas duré bien longtemps, sauf un que j’ai gardé treize ans : médiateur social dans les transports en commun.C’estmaintenant,àlaretraite, quejedécouvreladifficulté,parfois l’impossibilité, de subvenir à mes besoins. Et quand on voit que les associations d’aide ne s’en sortent plus non plus, ça fait peur. Au début de ma retraite, il y a un peu moins d’un an, je ne faisais pas attention, alors je me retrouvais à découvert. Peu à peu, d’aliments :ilsdonnentdessacsde nourrituredontjenepeuxmanger que la moitié. Alors autant que ça profite à d’autres. Je me serre la ceinture depuis des années, je suis au RSA depuis que j’ai divorcé, en 2008. Je touche 534 € net. Depuis que l’inflation s’est envolée, ma situation est devenue invivable. Je ne peux pas merestreindredavantage,etpourtant,celavasûrementdurerencore des années. À partir de la moitié du mois, je suis à découvert. En août,j’aieu123 €derégularisation d’eau. Mi-septembre, il me restait 4 yaourts, 3 Liégeois, 6 œufs et des pommes de terre dans le frigo. Les aides pour le logement paient la j’ai changé le contenu du panier. Moins de viande, puis pas du tout. On a arrêté d’aller à Auchan, on va plutôt à Aldi, c’est moins cher et on peut y aller à pied, ce qui évitedeconsommerducarburant. J’achète le plus souvent possible les produits alimentaires, proches de la date de péremption et soldés à – 30 %, parfois à – 50 %. Ma retraite passe essentiellement dans le loyer. Puis l’eau, l’électricité, les assurances… Là, je vends un piano électrique. Les derniers mois, c’était ma guitare, des timbres-poste, des pièces de monnaie anciennes… Ma compagne veut se débarrasser de sa voiture, ça limitera les frais de location d’un garage. Je ne sais LYDIE, 62 ANS, allocataire du RSA, Senones (Vosges) “Il faut que l’État prenne conscience de notre situation” RÉMI-ANGE, 67 ANS, retraité, Roubaix “J’ai le sentiment d’une double peine” majeure partie du loyer, mais il reste 213 € de charges locatives. Il faut ajouter 70 € d’électricité, puis tout le reste : l’assurance habitationetautomobile,l’essence, Internet,l’eautouslestrimestres… Il ne reste pas grand-chose pour se nourrir. Alors je vais retourner voir mon assistante sociale, et elle devrait pouvoir m’obtenir un bon alimentaire : 80 € que l’on peut dépenser en une fois dans un magasin. Belle somme, mais en étant obligés de tout dépenser d’un coup, on s’empêche d’avoir des produits frais en fin de mois. J’ai lancé toutes les pistes possibles pour alerter sur la situation des personnes qui ne peuvent pas avoirrecoursàcegenred’aides :j’ai écrit au député des Vosges, même auministèredesSolidarités.Ilfaut que l’État prenne conscience de notre situation. Je sens que les assistants sociaux, les référentes RSA, sont de plus en plus débordés.Etdétachés,puisqu’ilsdoivent enchaîner les dossiers. n pas encore ce que je vais faire de la mienne. J’ai pris l’habitude de vendre des biens sur Le Bon Coin poursortirdudécouvert.Jemedis qu’on a au moins cette chancelà, d’avoir des choses à revendre. Parfois, ça n’apporte qu’une cinquantaine d’euros, mais ce sont ceux qui nous permettent de terminer le mois. Je n’ai pas eu une vie facile, j’ai dû surmonter des épreuves, et aujourd’hui j’ai le sentiment d’une double peine : quand on a eu une carrière hachée, qu’on a dû s’arrêter à plusieurs reprises, on a une retraite encore plus faible. Dans une société exigeant qu’on soit en permanence rentable, les difficultés sont mal acceptées. n J ’ai commencé à travailler à 16 ans, donc je devrais pouvoir prendre ma retraite à mon âge. Mais j’ai eu une carrière hachée, j’ai fait plusieurs métiers : assistante maternelle, animatrice de crèche, agent de nettoyage, d’autres dans le commerce, la restauration… J’ai eu de gros problèmes de santé, qui m’ont obligée à m’arrêter à plusieurs reprises, donc je n’ai pas assez de trimestres cotisés. Je dois attendre pour percevoir le minimum vieillesse. D’ici là, en théorie, je pourrais aller aux Restos du cœur, mais j’ai des problèmes de santé, digestifs, qui m’empêchent de consommer un grand nombre 28 septembre au 4 octobre 2023 / Marianne / 11 12 / Marianne / 28 septembre au 4 octobre 2023 V Villeneuve-d’Ascq, à quelques encablures du campus Pont de Bois de l’université de Lille. En ce début d’après-midi grisonnant, Flore, 22 ans, pousse des Caddies remplis de conserves, de briques de lait et de compotes jusqu’à la grande salle vitrée de la maison de quartier Jacques-Brel. Une cargaison tout juste déchargée de la camionnette blanche de l’association Alpha, dont elle est devenue la vice-présidente, qui distribue en droit à Nanterre, hyperactive, déjà élue conseillère municipale de sa commune francilienne, passe une bonne partie de son temps dans la capitale nordique pour leur filer des coups de main. Un engagement chronophage, au détrimentdesheuresqu’ellepourrait consacrer à un petit boulot ou même à ses études. « Je ne me plains pas, j’ai choisi cemodedevie,reconnaîtlaLilloise d’adoption. Mais c’est vrai qu’en aidant les autres on se met soimême en situation de précarité. Il y a des moments où on a des coups demouenpensantàlafindumois. Par exemple, là, on est le 21 et il me reste10 €. »Sisesparentsl’« aident un peu », la jeune fille ne veut pas trop leur en demander. La bénévole s’apprête à commencer, en parallèle de sa troisième année de licencedontelleredoublecertaines matières, un service civique pour accompagner l’association dans le lancement d’une épicerie solidaire. De quoi arrondir les fins de mois. « Moi, je m’en sors toujours, tient-elle à relativiser. Mais il y a plein d’étudiants autour de moi qui sautent des repas. » 8500 paniersdistribués Une difficulté à se nourrir dont témoigne la file d’attente déjà formée devant la maison de quartier à15 h 30.Cesétudiantssesontinscrits sur Internet, quelques jours ici, chaque jeudi, 150 paniers alimentairesgratuitsàdesétudiants. Sous l’effet de l’inflation, le dispositif est devenu indispensable. « Il y a du besoin, tout augmente, souffle Flore. Si on annule une distribution,pourcertainsjeunes,c’est compliqué. »Entantquebénévole, la jeune femme accède elle-même à un panier chaque semaine. Depuis qu’elle a rencontré les responsables du projet lors d’un événement associatif, cette étudiante AiméeThirionpour“Marianne” Dans la métropole lilloise, l’association Alpha organise des distributions alimentaires à destination des étudiants. Face à l’inflation, les demandes sont massives, même de la part de jeunes issus des classes moyennes. PAR HADRIEN BRACHET CetteFrancequiafaim ÉTUDIANTS, FILIÈRE BANQUE ALIMENTAIRE “On est le 21 du mois, il me reste 10 €” MAXENCE, 24 ANS, trésorier de l’association lilloise, a une grande responsabilité car, comme l’explique Flore,“si on annule une distribution, pour certains jeunes, c’est compliqué”. LES ÉTUDIANTS EN PREMIÈRE LIGNE 49 % indiquent qu’il leur arrive de devoir limiter voire de renoncer à des achats alimentaires. 46 % ont déjà sauté un repas. Source : Ifop, Cop1 solidarités étudiantes, septembre 2023. FLORE, 22 ANS, étudiante en droit à Nanterre, est devenue vice-présidente de l’association Alpha, à Lille : “En aidant les autres, on se met soi-même en situation de précarité, mais je ne me plains pas.”
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