ART DE L'ENLUMINURE n°89 - Page 4 - 89 SOMMAIRE La Vie enluminée de sainte Radegonde 4 Cécile Voyer, avec la collaboration de Cécile Treffort, Maxence Hermant et Cécile Maruéjouls Portfolio 16 Cécile Voyer Nouvelles de l’enluminure 60 Mathieu Deldicque, Marc-Édouard Gautier et Maxence Hermant Couverture : Poitiers, ms. 250, f° 43 v°, détail. À gauche : Poitiers, ms. 250, f° 25 v°. Ci-contre : Poitiers, ms. 250, f° 22 v°, détail. Quatrième de couverture : Poitiers, ms. 250, f° 21 v°, détail. Comité de lecture : Albert Châtelet, professeur honoraire à l’université de Strasbourg Mathieu Deldicque, directeur du musée Condé, château de Chantilly Charlotte Denoël, cheffe du service des manuscrits médiévaux et Renaissance de la BnF, département des Manuscrits Marc-Édouard Gautier, directeur de la bibliothèque municipale d’Angers Séverine Lepape, directrice du musée de Cluny, musée national du Moyen Âge Francesca Manzari, professeure à l’université de Rome – Sapienza Elizabeth Morrison, senior curator of manuscripts, The J. Paul Getty Museum, Los Angeles Gennaro Toscano, conseiller scientifique auprès de la directrice des Collections de la BnF Cécile Voyer, professeure à l’université de Poitiers Rédaction : 29, rue de Miromesnil, 75008 Paris courriel : redaction@art-enluminure.com internet : www.faton.fr/art-de-lenluminure/ Directrice de la publication : Jeanne Faton-Boyancé Rédacteur en chef : Maxence Hermant, conservateur en chef au département des Manuscrits de la BnF, service des manuscrits médiévaux et Renaissance Photogravure : Alice Girard et Vincent Monod Secrétariat de rédaction et réalisation graphique : Alice Girard Publicité : Anat Régie, 9 rue de Miromesnil, 75008 Paris – Tél. 01 43 12 38 15 Directrice de la publicité : Olga Diaz o.diaz@anatregie.fr – 01 43 12 38 28 Diffusion : M.L.P. Imprimé en France par l’Imprimerie de Champagne à Langres Abonnement : Éditions FATON, 1, rue des Artisans CS 50090, 21803 Quetigny cedex Tél : 03 80 48 98 48 Fax : 03 80 48 98 46 courriel : abonnement@faton.fr Art de l’enluminure est édité par Éditions FATON S.A.S. au capital de 50 040 € 25, rue Berbisey CS 71769, 21017 Dijon Siren 385 369 590 00018 Commission paritaire n° 1126K80967 ISSN 0758413 X La reproduction même partielle des articles et illustrations publiés dans ce numéro est strictement interdite. Ils sont la propriété exclusive d’Art de l’enluminure, qui se réserve tous droits de reproduction et de traduction. © 2024, Éditions Faton. Bulletin d’abonnement et anciens numéros : p. 65 et suivantes. Ce numéro a été réalisé avec le soutien de la médiathèque François-Mitterrand (Poitiers), qui a gracieusement fourni les reproductions du manuscrit 250 (© Clichés médiathèque François-Mitterrand, Poitiers. O Neuillé 2009). Revue réalisée en partenariat avec la 4 Art de l’enluminure La Vie enluminée de sainte Radegonde Cécile Voyer avec la collaboration de Cécile Treffort, Maxence Hermant et Cécile Maruéjouls Joyau de la médiathèque de Poitiers, le manuscrit 250 contient l’unique cycle enluminé qui soit consacré à une moniale dans le corpus des seize récits hagiographiques peints, datant des Xe -XIe siècles, parvenus jusqu’à nous. Il est actuellement exposé dans le cadre de l’exposition « Radegonde, 1 500 ans de présence à Poitiers », qui se tient du 27 avril au 20 juillet 2024 à la médiathèque de Poitiers. La spectaculaire vie peinte de sainte Radegonde – Vita Radegundis – a été réalisée à la fin du XIe siècle, par des enlumineurs de l’ouest de la France, pour la communauté de chanoines de Sainte-Radegonde à Poitiers. Ci-dessus : Fortunat au travail, Vie de sainte Radegonde, Poitiers, médiathèque François-Mitterrand, ms. 250 (136), f° 21v°, détail. Page de droite : Radegonde et son mariage forcé, Vie de sainte Radegonde, Poitiers, médiathèque François-Mitterrand, ms. 250 (136), f° 22v°. Art de l’enluminure 5 6 Art de l’enluminure La riche cité de Poitiers Au moment de la commande de la Vita Radegundis, la ville de Poitiers connaît, depuis le xe siècle, un véritable essor et apparaît comme l’une des premières cités du royaume1 . La chronique de Saint-Maixent qualifie Poitiers, avant les dévastations normandes du ixe siècle, de « ville jadis la plus riche de l’Aquitaine ». L’abbé de Fleury, aujourd’hui Saint-Benoîtsur-Loire, Abbon, écrit, au xe siècle à l’abbé de Cluny, que Poitiers était « une ville très fameuse ». Quant à Hildebert de Lavardin, il place Poitiers, un siècle plus tard, au premier rang des villes du royaume par « son prince, sa très nombreuse population, l’excellence de son clergé, la puissance de son rempart et ses nombreuses tours, la qualité de son site ». L’histoire de la ville de Poitiers et de nombre de ses monuments sont indissociables de celle de la lignée des comtes de Poitou. Poitiers et le palais comtal sont en effet le centre politique et judiciaire du comté et du duché d’Aquitaine. Si le comte assume l’autorité principale dans la ville – et ce d’autant plus que le pouvoir temporel de l’évêque a pratiquement disparu au milieu du ixe siècle –, les institutions religieuses de la cité sont, quant à elles, extrêmement puissantes. De 975 à 1086 trois évêques se succèdent d’oncle à neveu, Gilbert, Isembert Ier , Isembert II, suivis d’un prélat de grand renom, Pierre II (1087-1115). Ils sont à la tête de l’un des plus vastes diocèses de France, avec environ 1200 paroisses. Au début du xiie siècle, la ville ne compte pas moins de cinq collégiales de chanoines (la cathédrale, Saint-Hilaire, Sainte-Radegonde, Notre-Damela-Grande, Saint-Pierre-le-Pellier), quatre abbayes dont deux de femmes (Sainte-Croix et la Trinité) et six prieurés. Un certain nombre de ces établissements ecclésiastiques exercent sur la ville une responsabilité de gestion et de pouvoir : le chapitre de Saint-Hilaire a autorité sur le bourg de SaintHilaire et l’abbé de Montierneuf sur le bourg éponyme. La multiplicité des pouvoirs confère à l’espace urbain une structure polynucléaire, fruit du riche passé de Poitiers. La ville est aussi un important et bouillonnant centre intellectuel et culturel avec ses deux écoles, celle de Saint-Hilaire, qui brille Pierre de Beaumesnil, Vue de Poitiers sur les hauteurs de Saint-Cyprien, lavis à l’encre, xviiie siècle, Poitiers, médiathèque François-Mitterrand, ms. 547-1. © Cliché médiathèque François-Mitterrand (Poitiers). Cavalier couronné (empereur) tenant un objet rond (globe ?) représentant le monde, fin du xie siècle, Poitiers, baptistère SaintJean-Baptiste, cella, mur ouest, côté gauche, peinture murale. © Photothèque-CESCM/ Brouard-Ottaway, 1991. Art de l’enluminure 7 « d’un vif éclat » au xie siècle, et celle de la cathédrale. En cette période de prospérité, de très nombreux chantiers sont ouverts dans la ville, certains soutenus par l’ambitieux mécénat des comtes. Au décor sculpté qui orne ces nouveaux édifices s’ajoutent les ensembles peints réalisés au cours de la seconde moitié du xie siècle à Saint-Hilaire, à Notre-Dame-laGrande ou au baptistère Saint-Jean, et encore conservés de nos jours. Les thèmes et les sujets qui structurent les décors mentionnés témoignent de la finesse et de la profondeur de la pensée de leurs concepteurs. À cette liste de réalisations artistiques, il manque toutefois les scriptoria et les œuvres enluminées dont nous ne savons que peu de choses : le manuscrit de la Vie de sainte Radegonde avec ses vingt-trois feuillets peints en est, en effet, un exemple trop rare. Sainte Radegonde La vie de Radegonde est connue par plusieurs sources contemporaines : deux Vies, rédigées par Venance Fortunat vers 587 et par une moniale de l’abbaye Sainte-Croix de Poitiers, Baudonivie, vers 609-613, ainsi que l’œuvre de Grégoire de Tours, qui intègre deux lettres écrites par Radegonde. Venance Fortunat narre donc l’histoire de la fille du roi des Thuringiens Berthachar qui, dès sa tendre enfance, est faite prisonnière par les Francs lors de leur expédition en Thuringe en 531. Elle est élevée à Athies près de Péronne en Vermandois, et Thierry Ier et Clotaire, tous deux fils de Clovis, envisagent d’en faire leur épouse. C’est Clotaire qui se marie finalement avec Radegonde après la mort de la reine Ingonde en 538. Elle tient son rôle de reine des Francs jusqu’à ce que le roi, soupçonnant un complot, ne tue son frère, vers 550. Profondément affectée, Radegonde cherche alors à échapper à son destin de reine et, souhaitant se vouer à Dieu, elle est ordonnée diaconesse par l’évêque Médard, évêque de Noyon. Après un passage à Saint-Martin de Tours, elle se retire à Saix, entre Loudun et Saumur, où elle se consacre à l’ascèse, la prière et la charité. Fuyant son époux, elle quitte Saix pour s’installer à Poitiers et y fonde un monastère, où elle prend le voile entre 555 et 560. Bien que retirée du monde, Radegonde continue à écrire aux évêques, intervient en faveur de la paix entre les rois, envoie des émissaires en Orient pour obtenir un fragment de la Croix. Elle se rend en Arles avec l’abbesse Agnès pour étudier la règle monastique de saint Césaire. Pourtant, elle demeure jusqu’à sa mort le 13 août 587 une simple moniale. Radegonde est inhumée dans l’église Sainte-Marie-hors-les-murs. En raison du culte qui se développe rapidement autour du tombeau, l’édifice change de vocable et prend celui Sainte-Radegonde. Dès le vie -viie siècle, Fortunat, Grégoire de Tours et Baudonivie, en relatant les miracles accomplis par Radegonde avant et après sa mort, ont contribué à l’essor de son culte. L’abbaye Sainte-Croix et la collégiale Sainte-Radegonde de Poitiers L’abbaye fondée par Radegonde au vie siècle est le plus ancien établissement religieux féminin au sud de la Loire après celle d’Arles dont elle adopte la règle. Elle doit son vocable, Sainte-Croix, à la relique de la croix du Christ donnée à Radegonde par l’empereur d’Orient, Justin, en 567. La présence de cette relique a très largement contribué à la notoriété du lieu. Reliquaire, détail, or, émail cloisonné sur or, argent, mica, Constantinople, seconde moitié du xie siècle, France, xve -xvie siècles, La Cossonnière, commune de Saint-Benoît, abbaye Sainte-Croix, trésor. © Photothèque-CESCM, sd. 8 Art de l’enluminure Au ixe siècle, la règle bénédictine est adoptée par la communauté de Sainte-Croix. Au cours du premier Moyen Âge, l’abbaye doit sa puissance au soutien et aux privilèges octroyés par le pouvoir royal et papal, ainsi qu’à l’origine aristocratique de ses moniales. Ses possessions temporelles, dont la première liste à peu près complète date de 1165, sont particulièrement importantes. Les religieuses cloîtrées partagent leur vie entre les activités manuelles, intellectuelles et spirituelles : prières, chants de l’office et vénération de la relique de la sainte Croix. Pour assurer le service cultuel auprès des moniales, une communauté de clercs était toutefois liée à l’abbaye Sainte-Croix. Ces clercs, les chanoines de SainteRadegonde, étaient également les gardiens du culte de la fondatrice de Sainte-Croix. Responsables du tombeau, de la célébration des fêtes de Radegonde et de diverses processions dans la ville, dont il est fait mention dans des manuscrits liturgiques conservés à Poitiers, ils sont aussi chargés de la paroisse, célébrant les messes pour les habitants du bourg ou procédant aux inhumations dans le cimetière situé au nord de la collégiale. Le capitulaire du ixe siècle, recueil de textes normatifs, place les chanoines sous l’autorité de l’abbesse. Or, à partir de la fin du xie siècle, conscients de la puissance et de la richesse de leur institution, les chanoines témoignent de leur velléité d’émancipation, qui ne se dément pas jusqu’à l’obtention de leur indépendance de fait à la fin du Moyen Âge. Des mentions font écho de cette volonté d’émancipation de la communauté canoniale : ainsi, en 1072, une bulle pontificale d’Alexandre II confirme sa dépendance à l’égard de l’abbaye SainteCroix, la déboutant par conséquent de sa demande. E. Mairet, Le pont Joubert et l’église Sainte-Radegonde en 1836, lithographie, 1836, Poitiers, médiathèque François-Mitterrand, 4219 POI F2. © Cliché médiathèque FrançoisMitterrand (Poitiers). Art de l’enluminure 9 Une sainte vénérée et représentée La sainte fait l’objet d’un culte dès sa mort. Patronne des prisonniers, mais aussi des enfants et des étudiants, elle a connu une vénération populaire importante qui s’est manifestée par des ex-voto ou des statues dans les églises. Elle est fêtée le 13 août et divers pèlerinages se sont mis en place au fil du temps, comme à Cour-sur-Loire, en Val de Loire, à Clairefougère, en Normandie, ou à Riantec, près de Lorient, en Bretagne. La France compte neuf communes qui portent son nom et plus de cent quarante lieux de culte lui sont consacrés. On la retrouve au-delà des frontières, en Allemagne, au Canada et même aux Antilles ! La figure de sainte Radegonde apparaît naturellement dans les livres liturgiques de la fin du Moyen Âge, notamment les livres d’heures, souvent liés à l’ouest de la France et plus particulièrement au diocèse de Poitiers. Son culte a été également soutenu à la même époque par le pouvoir royal et son entourage. En 1421, le duc Jean de Berry fait ouvrir son tombeau et s’empare de l’anneau de la sainte, qu’il dépose dans le trésor de la Sainte-Chapelle de Bourges. Charles VII donne le prénom de Radegonde à sa fille aînée. Un peu plus tard, Charles VIII commande même une Vie de sainte Radegonde, qui est enluminée à Poitiers (coll. Dr. Jörn Günther). de gauChe à droite : Charles VIII en prière devant le Christ, présenté par sainte Radegonde, Vie de sainte Radegonde, Poitiers, vers 1496-1498, Bâle, collection Dr. Jörn Günther. © Image reproduite avec la permission de Dr. Jörn Günther. Sainte Radegonde en prière, Missale ad usum Pictavensem, dit Missel de Montierneuf, Poitiers, enluminé par le Maître d’Yvon du Fou, Robinet Testard et collaborateurs, vers 1480, Paris, Bibliothèque nationale de France, Mss., Latin 873, f° 231, détail. © BnF. Ci-dessous : Tombeau de Radegonde, Poitiers, église Sainte-Radegonde, crypte. © Photothèque-CESCM/Brouard, 2012. 10 Art de l’enluminure Un manuscrit commandé pour la collégiale Sainte-Radegonde de Poitiers Si l’histoire de la commande du manuscrit 250 de Poitiers n’est pas connue, la réalisation de cette Vita peinte se déroule dans ce contexte singulier. Des indices semblent indiquer qu’à une date précoce et probablement dès sa conception,laVieenluminéedelafondatricedeSainte-Croixétaitconservée par le chapitre de Sainte-Radegonde de Poitiers. L’usage du manuscrit 250 par les chanoines est confirmé par la copie du recueil d’homélies sur les évangiles, une pièce liturgique typique d’un établissement masculin2 . À la fin du xie siècle, le commanditaire, sans doute le chapitre canonial, a donc fait réaliser un ouvrage qui comprenait les Vitae de Radegonde par Fortunat et par Baudonivie, le récit de Grégoire de Tours, celui sur sainte Disciole et un recueil d’homélies3 . Dans sa forme initiale, le contenu du manuscrit ainsi conçu se rapprochait de celui d’un lectionnaire, livre liturgique contenant les passages des textes religieux lus à l’occasion des cérémonies religieuses. La commande de ce codex s’inscrit dans une période d’intense dynamisme du chapitre et de la promotion du culte de la sainte. La nouvelle collégiale, consacrée en 1099, est achevée : elle sert d’écrin au tombeau également neuf de Radegonde, situé dans la crypte. La créativité et l’émulation intellectuelle au sein de la communauté canoniale semblent véritablement marquer les dernières décennies du xie siècle. Ainsi le thème principal des grands chapiteaux sculptés du déambulatoire de la collégiale, la Rédemption, est traité de manière singulière et érudite tandis qu’un relief sculpté représentant le Christ et la Vierge épouse constitue la plus ancienne occurrence connue de ce sujet dans l’art monumental. La réalisation des deux Vitae de la sainte moniale participe de ce moment de création foisonnante autour des chanoines de Sainte-Radegonde. de gauChe à droite : Christ et Vierge, fin du xie siècle, Poitiers, église Sainte-Radegonde, porche. © Photothèque-CESCM/ Plessis, avant 1955. Art de l’enluminure 11 Des artistes inclassables Les enluminures qui ornent la Vita contenue dans le manuscrit250ontétéexécutéespardeuxmainsdifférentes: le premier peintre qui a œuvré du folio 21 v° au folio 23 était talentueux et très expérimenté tandis que le second qui use d’un même langage formel se caractérise par une manière un peu moins élégante mais dotée d’une grande expressivité au service de la narration (folios 24-45). Il est difficiled’apporterplusdeprécisionsurlelieuderéalisation du manuscrit car l’enluminure romane poitevine n’est documentée que par quelques manuscrits de provenance incertaineetaustyledisparate.Desurcroît,laconnaissance de la peinture sur manuscrits de l’Ouest aux xie -xiie siècles est encore lacunaire à ce jour : seul le scriptorium de SaintAubin d’Angers a fait l’objet d’enquêtes poussées qui ont permis de révéler l’originalité et les caractéristiques de son activité artistique. Les autres foyers de création – Le Mans, Vendôme et Tours – n’ont pas été étudiés en détail4 . Jusqu’à présent le style très marqué des deux peintres de la Vita n’a pu être rapproché d’aucun autre manuscrit peint de l’Ouest5 . Cette observation est probablement due à notre connaissance partielle du matériau. Toutefois, l’analyse fine du langage formel des deux peintres de la Vita permet de préciser l’aire culturelle dans laquelle ils ont évolué. Le premier enlumineur a été formé dans un scriptorium important et son style est particulièrement graphique. Les deux scènes qu’il a réalisées au folio 22 v° traduisent avec une remarquable efficacité les gestes et les attitudes des personnages. La narration est précise et structurée grâce à la parfaite disposition des personnages et la clarté de leurs actions. Le peintre réussit à traduire à travers les mouvements pondérés du corps humain la dignité d’un affrontement ou la grâce d’une figure. Si le style des images historiées ne présente aucune analogie avec celui d’autres manuscrits, il en est autrement des initiales ornées et de la bordure de l’image de Fortunat. L’initiale B(eata) du folio 23 s’inscrit dans un répertoire formel très précis. Les deux panses du B sont composées de panneaux compartimentés réunis par un masque de lion comme d’ailleurs la hampe verticale de la lettre formée de deux panneaux compartimentés qui se transforme aux extrémités en entrelacs décorés de têtes léonines. De la gueule du masque de lion s’épanouit un rinceau dont les enroulements se répandent à foison à l’intérieur du B et autour de ses panses. Ce type d’initiales trouve son origine dans la peinture des scriptoria franco-saxons au cours du dernier quart du xe siècle. L’ornementation franco-saxonne a ensuite été assimilée et repensée par les enlumineurs normands, d’abord au sein du scriptorium du Mont-Saint-Michel, puis dans d’autres scriptoria de Normandie. De très beaux exemples de lettres normandes sont peints dans la Bible de Bordeaux (Bordeaux, médiathèque, ms. 1). Le deuxième volume de ce somptueux manuscrit est souvent cité lorsque les rapports entre la peinture normande et celle des Pays de Loire et de l’Ouest sont évoqués. L’enlumineur du second volume interprète dans un nouvel esprit à la fin du xie siècle les motifs ornementaux issus des scriptoria normands. Il a travaillé au Mont-Saint-Michel mais a été formé dans un centre artistique de l’Ouest. Son langage formel est proche de celui du premier peintre du manuscrit 250. Toutefois l’enlumineur de la Vita Radegundis possède une manière plus raffinée dans l’utilisation du modelé pictural. Initiale B, Vie de sainte Radegonde, Poitiers, médiathèque François-Mitterrand, ms. 250 (136), f° 23. 12 Art de l’enluminure L’analyse des formes figuratives du peintre de la Vita, depuis la disposition des figures en passant par les attitudes et les gestes des personnages, confirme une certaine parenté avec les œuvres normandes. Seules les scènes historiées de la Vita de saint Martin offrent quelques analogies avec l’emploi du même type de tête rectangulaire aux cheveux en forme de casque pour les représentations masculines, des drapés en éventail et des gestes d’une grande clarté. Pour autant, le peintre de la Vita Radegundis possède une manière plus soignée, plus équilibrée pour camper l’action et les personnages. Le deuxième enlumineur du cycle peint de Radegonde partage le même répertoire ornemental que le premier peintre, mais il le transforme en l’intégrant à un langage différent : le style méridional ou aquitain. Là où les peintres normands réalisent des motifs de feuille aux formes relativement naturalistes, le deuxième enlumineur les transforme en « palmetteéventail ». Ce type d’ornement appartient au répertoire aquitain qui a été assimilé par les peintres de Limoges ou encore d’Angers. Le second enlumineur observe une technique conforme à celle du premier peintre pour réaliser ses images narratives : les gestes tranchés sont au service de l’action. Toutefois, son dessin est moins élégant que celui de son prédécesseur et la forme est uniquement déterminée par la couleur dont l’emploi est moins nuancé que dans les représentations du premier peintre. Bien que présentant des différences, le langage formel des deux peintres de la Vita témoigne d’une assimilation de la rhétorique ornementale normande mais aussi d’une influence méridionale, caractéristique d’un courant dans la peinture de l’Ouest. Ce constat s’explique sans doute par la localisation des scriptoria de l’ouest de la France au carrefour de diverses traditions et cultures visuelles. Ne pouvant s’appuyer sur l’enluminure poitevine pour caractériser le style des peintres de la Vita, les chercheurs ont tenté des rapprochements avec la peinture murale. D’importants décors peints de la seconde moitié du xie siècle et du début du xiie siècle ont, en effet, été conservés en Poitou et donnent la mesure de la créativité dans cette aire géographique et culturelle. Les ensembles peints de la tour-porche et du chevet de l’abbatiale de SaintSavin-sur-Gartempe ou ceux de la collégiale Saint-Hilaire de Poitiers sont caractéristiques de la peinture poitevine de la fin du xie siècle. Le langage Initiale B, saint Augustin, Opuscula, vers 1015-1040, Avranches, bibliothèque municipale, ms. 91, f° 1, détail. © Cliché CNRS-IRHT. Initiale B, saint Augustin, Enarrationes in Psalmos, vers 1050, Avranches, bibliothèque municipale, ms. 76, f° 1, détail. © Cliché CNRS-IRHT. Initiale B, Évangiles d’Abingdon, vers 1084-1097, Rouen, bibliothèque municipale, ms. A-21, f° 3 v°, détail. © Cliché CNRS-IRHT. Augustin en dispute avec Félicien, Opera sanctorum Patrum, Mont-Saint-Michel, entre 1040 et 1055, Avranches, bibl. mun., ms. 72, f° 97, détail. © Cliché CNRS-IRHT. Saint Martin devant l’empereur Julien, Vita sancti Martini, Tours, bibliothèque municipale, ms. 1018, f° 11, détail. © Cliché CNRS-IRHT.
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