NOIR ET BLANC n°57 - Page 4 - 57 Folie Argentique L E M O N D E E T L A C U L T U R E . . . À U N E P H O T O P R È S ? U N E V I S I O N D U M O N D E T O U T S I M P L E M E N T U N I Q U E N O I R E T B L A N C 2 0 2 4 Sommaire C.AAndoni BullshitJOBS:Cesboulots dontonpourraitsepasser... 04. N.B01/25 Artmoderne:nosmeilleures exposàvenir! 12. Entaule!Cetteprisonsudaméricainequifaitparler... 14. ChatGPT&IA:Etsicela remplaçaitlepsy? 38. Droitshumains:l’horreur imposéparlesTalibans 46. Déclinglobaldelanatalité: Enquêtemondiale! 50. Coindufeu:labande dessinéedumois! 68. LesIncelsfontdubruit: Savoirlesdéconstruire! 88. Noir&Blancestéditépar: ClotildeAndoniédition 8ruedespeupliers 17000LaRochelle Mensuel:Éditionjanvier2025 Directricedepublications: LuciePinzano Rédacteurenchef: TomVong Rédacteuradjoint:MarionMelle Designenchef: MarjorieXheni Aideàlarédaction:CélineBui Aideàlamaquette:RémiBrun Merciànosphotographes:RaphaëlBotin(@Rbotin75)etErwanChateigner(@ECPhotos)pourleurcontribution B U L L S H I T J O B S . . . T O U J O U R S À L A M O D E : “ O H S H I T ! ” ENQUÊTE À quoi occupe ses journées un consultant en concertation ? Et un « responsable du bonheur » en entreprise, plus couramment désigné par l’anglicisme chief happiness officer ? L I B E R T É L I B E R T É u encore, que fait exactement un manageur du management ? Il est aisé – et souvent tentant – de tourner en dérision ces professions aux contours flous, dont la principale réputation semble être celle d’un mélange de monotonie et de mal-être. Cela devient encore plus facile dans un contexte de chômage élevé, où ces métiers improbables apparaissent comme des objets d’absurdité ou d’ironie collective. Ces emplois, fréquemment moqués, illustrent pourtant une réalité bien plus complexe : l’émergence d’un « mal » contemporain. Ce phénomène, qui touche principalement les jeunes actifs, s’enracine dans une perte de sens au travail, une problématique qui ne date pas d’hier. Le groupe Fauve, dans sa chanson SainteAnne sortie en 2013, avait déjà capturé avec finesse cette réalité. Ils décrivaient un quotidien marqué par des tâches vides de substance, une vie de bureau qui s’étire derrière des écrans, le tout comme une routine morose à travers laquelle s’enchaînent des décennies sans signification. L’un des membres du collectif, anonymes par principe, confie : « À cette époque, on avait tous des jobs classiques de diplômés, sans passion, alignés sur des rails pour quarante ans. » Leur titre a résonné chez de nombreux jeunes, qui, eux aussi, se sont retrouvés enfermés dans cette spirale de l’absurdité professionnelle. Ces métiers qu’on ne peut pas expliquer en une phrase Les individus touchés par ce phénomène sont souvent identifiables lors de conversations anodines, lorsque la fameuse question « Que fais-tu dans la vie ? » fait son apparition. Leur réponse, un mélange d’explications confuses agrémentées de jargon managérial et d’anglicismes, débouche souvent sur un silence gênant. Leur emploi semble non seulement complexe à vulgariser, mais aussi déconnecté de toute notion de finalité tangible. En réalité, ces travailleurs se retrouvent parfois dans des emplois qu’ils jugent eux-mêmes inutiles, ou pire, dénués de sens. Ce sentiment est devenu si courant dans les économies modernes qu’il a donné naissance à un terme spécifique : bullshit job, ou « job à la con » en français. L’écrivain et anthropologue David Graeber a popularisé ce concept, en désignant ces postes où l’activité semble n’avoir d’autre but que d’exister pour remplir des cases dans un organigramme. Paul Douard, jeune diplômé en école de commerce, en est un exemple frappant. À 27 ans, chemise à carreaux et barbe de trois jours, il a déjà changé radicalement de trajectoire. O P. 5 Alter dépression Pour quoi faire ? Je rentrais épuisé, mais satisfait. Tout avait un sens : la mission était claire, on voyait le camion partir et la famille installée. » Ce souvenir, peut-être un peu idéalisé, contraste avec ses journées passées derrière un bureau, où les tâches absurdes s’enchaînaient sans fin visible. Les journées de Paul en entreprise étaient ponctuées de réunions toutes les quelques heures, de centaines d’e-mails auxquels il devait répondre, et où le déjeuner semblait être le seul événement notable de la journée. « Je travaillais sur des choses dont je ne voyais jamais l’aboutissement. J’étais perdu dans une chaîne de production sans début ni fin, incapable de me connecter à ce que je faisais réellement. Quand mes proches me demandaient ce que je faisais, je finissais par avouer : “Tu as raison, je ne sais même pas vraiment ce que je fais.” » Le problème des jobs à la con dépasse la simple absurdité des tâches. Il touche à un besoin fondamental de l’être humain : trouver du sens dans ce qu’il accomplit. Lorsque le travail devient une série d’actions déconnectées, sans impact clair ou valeur perçue, il en résulte un sentiment d’aliénation. L’individu, réduit à un simple rouage dans un système complexe, perd toute motivation intrinsèque. Ce phénomène est particulièrement marqué dans les secteurs tertiaires, où les travailleurs ne créent ni objets tangibles ni résultats visibles. Contrairement à un artisan qui peut contempler son œuvre achevée ou à un médecin qui voit directement l’impact de son intervention, le salarié de bureau reste souvent dans l’abstraction. Les outils numériques, bien que pratiques, amplifient ce décalage en dématérialisant le travail et en multipliant les interactions superficielles. L’essor des bullshit jobs pose des questions fondamentales sur l’organisation du travail et les priorités de nos sociétés. Si les entreprises continuent de créer des postes mal définis ou inutiles pour maintenir des hiérarchies artificielles, le problème risque de s’aggraver. Une piste d’amélioration réside peut-être dans une redéfinition des objectifs professionnels, en mettant davantage l’accent sur la valeur réelle et tangible que les emplois apportent à la société. Les employeurs, de leur côté, pourraient s’efforcer de reconnecter les travailleurs à leur impact concret, même dans des secteurs moins visibles. Après une première embauche dans une agence de communication, il s’est rapidement retrouvé pris au piège d’un emploi qu’il décrit comme « impossible à résumer en une phrase ou même en moins de cinq minutes ». Paul se souvient pourtant avec nostalgie d’un job d’été passé comme déménageur. « Le matin, il y avait une pièce pleine de meubles. Le soir, elle était vide. Ainsi, derrière les absurdités apparentes des jobs à la con se cache une problématique bien plus universelle : le besoin humain de donner du sens à ses actions et de se sentir utile. Peut-être est-il temps de redéfinir ce que signifie réellement « travailler » et de repenser notre rapport au travail dans un monde qui semble parfois l’avoir oublié. Paul Douard n’aura tenu que dix-huit mois dans un de ces fameux emplois dénués de sens avant de jeter l’éponge. Devenu journaliste, il ne regrette rien de ses anciennes journées ponctuées de réunions où, selon ses propres mots, « mes collègues semblaient juste faire du bruit avec leur bouche ». Il raille également le goût prononcé de certaines entreprises pour les acronymes opaques et les termes complexes, véritables piliers d’une « novlangue d’initiés ». Cette absurdité du monde de l’entreprise moderne a même inspiré certains employés à créer des jeux pour survivre à la monotonie. Un ancien commercial, excédé par le nombre interminable de réunions inutiles, a inventé le « bingo réunion », un jeu qui consiste à cocher sur une grille des expressions vides de sens entendues lors de ces rassemblements sans fin. « Synergie », « agilité », « pensée disruptive »… autant de mots-clés qui traduisent le vide communicationnel de ces moments où l’action est remplacée par une bureaucratie galopante. Jean, 38 ans, passé par une école prestigieuse en trois lettres, travaille aujourd’hui dans la gestion d’une société de transports. Il résume avec ironie son quotidien : « Le matin, j’allume mon ordinateur. Le soir, je l’éteins. Entretemps, je mets des chiffres dans des cases, parfois je m’amuse à compter les cases elles-mêmes, juste pour passer le temps. » Contrairement à un boulanger qui voit son pain sortir du four ou un charpentier qui contemple la structure qu’il a bâtie, Jean termine ses journées sans jamais avoir la satisfaction d’avoir « produit » quelque chose de tangible. S’il tourne sa condition en dérision, Jean reste bloqué dans cet emploi. Est-ce la peur du chômage qui le freine ? Ou la crainte de perdre son confort matériel en quête d’un métier plus épanouissant ? Ce dilemme illustre parfaitement le conflit intérieur de nombreux travailleurs, tiraillés entre un niveau de vie qu’ils souhaitent maintenir et une quête de sens de plus en plus difficile à atteindre dans un monde régi par la bureaucratie. Béatrice Hibou, directrice de recherche au CNRS et spécialiste en économie politique, observe une bureaucratisation croissante dans tous les secteurs, y compris dans celui de la recherche académique. Elle déplore cette réalité : « Même nous, chercheurs, passons davantage de temps à remplir des formulaires, suivre des procédures absurdes, et répondre à des e-mails qu’à faire de la recherche. » Pour les individus, le défi est double : résister à la pression sociale de se conformer à des modèles d’emploi déconnectés de leurs aspirations et redéfinir leur propre succès en dehors des cadres traditionnels. Paul Douard, par exemple, a quitté son emploi en communication pour se recentrer sur des projets plus créatifs, où il pouvait enfin retrouver ce qu’il avait perdu : le sentiment d’accomplir quelque chose qui a du sens. N O I R & B L A N C M A G A Z I N E B U L L S H I T J O B S P. 7 Ennui total ! Vide de sens Graeber souligne ainsi que de nombreux travailleurs, bien que productifs sur une portion limitée de leur semaine, passent le reste de leur temps à accomplir des tâches administratives sans valeur ajoutée, à maintenir des apparences ou à répondre à des attentes artificielles créées par le système lui-même. Le constat de Graeber et les témoignages comme ceux de Paul ou Jean révèlent une profonde crise du travail moderne : un décalage entre ce que les individus attendent de leur emploi – une utilité tangible, un impact concret – et ce que le système leur offre – des fonctions abstraites, une prolifération de normes et une absence de finalité visible. Pour de nombreux employés, cette situation est source de frustration, d’ennui et parfois même de mal-être. Pourtant, peu osent rompre avec ces structures sécurisantes mais aliénantes, craignant de sacrifier leur stabilité financière. Cette peur est renforcée par une société qui valorise les signes extérieurs de réussite, souvent synonymes de revenus élevés, sans se soucier de l’épanouissement personnel des individus. Cette explosion des normes et des process s’explique en partie par une double logique contemporaine : celle de la compétitivité, qui impose une évaluation constante, et celle de la sécurité, qui entraîne une multiplication des règles et des vérifications. Cette extension du domaine du management dépasse le cadre professionnel. Béatrice Hibou souligne comment le vocabulaire managérial s’infiltre désormais dans la sphère personnelle. « On parle de ‘gestion’ de ses amis ou de son conjoint, avec des expressions comme : ‘J’ai mal géré untel.’ On utilise des outils de planification d’entreprise pour organiser nos vies, comme Doodle pour fixer une soirée entre amis. » Cette influence révèle à quel point la culture de la productivité et de l’optimisation a colonisé des espaces autrefois réservés à l’intimité et à la spontanéité. Les bullshit jobs : une conceptualisation par David Graeber C’est en 2013 que l’anthropologue David Graeber a donné un nom à cette réalité avec son article retentissant, Sur le phénomène des jobs à la con. Chercheur à la London School of Economics, militant d’Occupy Wall Street et intellectuel critique, Graeber dénonçait le paradoxe d’une époque où les progrès technologiques, au lieu de libérer du temps comme l’avait prédit Keynes, ont conduit à une explosion des emplois administratifs et inutiles. Dans ses écrits, il explique : « Dans la logique économique capitaliste, la dernière chose que le marché est censé faire, c’est payer des gens à ne rien faire. Pourtant, c’est exactement ce qu’il se passe. La plupart des gens travaillent efficacement environ quinze heures par semaine, comme l’avait anticipé Keynes, et le reste du temps est consacré à critiquer l’organisation, organiser des séminaires de motivation, ou mettre à jour leurs profils Facebook. » Dans cet enfer des « jobs à la con », il est urgent de réintroduire l’idée que le travail n’est pas seulement une activité rémunérée, mais aussi une source de sens et d’accomplissement. Cela nécessite un changement profond de nos structures économiques et de nos mentalités, mais aussi une prise de conscience individuelle de ce qui compte réellement dans nos vies. Le débat autour des bullshit jobs fait rage, mais il n’est pas nouveau. En réponse aux théories de David Graeber, l’hebdomadaire libéral The Economist rappelle que chaque époque a connu son lot de métiers monotones et dénués de sens. Pendant la révolution industrielle, par exemple, les ouvriers à la chaîne vivaient un quotidien répétitif et épuisant, bien loin de toute gratification intellectuelle ou émotionnelle. Aujourd’hui, les tâches administratives ont remplacé l’assemblage mécanique : trier des documents, remplir des tableurs Excel ou gérer des e-mails interminables. Certes, la dématérialisation du travail donne une impression de vacuité, souligne The Economist. Les gestes concrets des ouvriers – transformer du minerai de fer en voitures – semblent révolus, mais la logique reste similaire. Toutefois, avec l’automatisation croissante, ces emplois administratifs pourraient un jour disparaître, laissant place à une autre réalité, peut-être encore moins réjouissante : une absence totale de travail pour de nombreux individus. Pour The Economist, les bullshit jobs actuels ne sont peut-être qu’une étape intermédiaire entre les emplois industriels d’hier et une société où le chômage structurel sera omniprésent. David Graeber lui-même admet que son concept de bullshit job est subjectif. Après tout, qu’est-ce qu’un emploi vide de sens ? La réponse varie d’une personne à l’autre, en fonction de ses attentes et de ses valeurs. Si certains se contentent de la sécurité matérielle qu’offre un poste, d’autres aspirent à un épanouissement personnel, à une contribution sociale ou à un impact concret. Cette quête de sens a donné naissance à un nouveau terme : le bore-out, l’ennui au travail, en contraste avec le burn-out, causé par une surcharge de travail. Le bore-out incarne le vide émotionnel et intellectuel que ressentent ceux qui, bien qu’occupant un emploi stable et bien rémunéré, se sentent inutiles ou aliénés. C’est un mal insidieux, moins spectaculaire que le burn-out, mais tout aussi destructeur. Les jeunes générations, souvent diplômées et ambitieuses, semblent particulièrement touchées par cette crise de sens. Anne, la trentaine, incarne bien cette réalité. Diplômée d’une grande école et employée dans une tour d’une grande société, elle décrit le sentiment d’être « juste un maillon insignifiant », coincée dans un open space impersonnel où la machine à café devient le seul véritable point de repère. « On sort d’études avec l’idée qu’on va changer le monde, et on se retrouve à gérer des tâches dont l’impact est quasi inexistant. » Si certains, comme Paul, trouvent le courage de se réinventer, la plupart restent pris au piège d’un système qui privilégie l’apparence à l’essence. Alors, comment redonner du sens au travail dans un monde où le bullshit semble devenu la norme ? La réponse pourrait résider dans une redéfinition collective de nos priorités : privilégier l’impact et la contribution réelle sur la simple productivité, et remettre en question une culture de travail qui valorise l’occupation à tout prix. N O I R & B L A N C M A G A Z I N E B U L L S H I T J O B S P. 9 Face à cette désillusion, beaucoup se tournent vers d’autres horizons pour redonner du sens à leur existence. Certains reprennent des études, comme Anne qui s’est orientée vers la sociologie. D’autres se reconvertissent dans des domaines plus créatifs, se lancent dans des voyages autour du monde, ou se tournent vers l’entrepreneuriat – du miel bio aux chaussures artisanales péruviennes, tout semble être une opportunité de redécouvrir la valeur de son travail. Pour d’autres, la quête de sens passe par des changements encore plus radicaux, comme le choix de s’engager dans le secteur associatif. Valérie Fayard, secrétaire générale adjointe d’Emmaüs, observe une hausse notable des candidatures de jeunes diplômés venant de milieux prestigieux, souvent lassés par la logique du profit et de la performance. « Ma contrôleuse de gestion vient d’un cabinet d’audit, KPMG. Elle a réduit son salaire de moitié, mais elle est heureuse. Elle peut expliquer son métier facilement et ressent une reconnaissance sociale qu’elle n’avait pas avant. » Ce basculement vers des professions où l’impact social est tangible illustre une soif croissante de réconcilier vie professionnelle et valeurs personnelles. Ces choix, bien que souvent accompagnés de sacrifices financiers, offrent une satisfaction que les bullshit jobs ne parviennent pas à procurer. Mais cette crise de sens ne touche pas seulement les employés de bureau ou les consultants hyperspécialisés. Elle s’étend à des professions que l’on pourrait penser idéales, comme celle de musicien. Les membres du collectif Fauve, qui avaient touché une corde sensible avec leur chanson Sainte-Anne, en sont un exemple. Ils refusent désormais de jouer ce morceau lors de leurs concerts et envisagent même d’arrêter définitivement leur carrière. Leur succès, qui leur avait procuré un stress intense à leurs débuts, est devenu une routine monotone. « Jouer devant des milliers de personnes, c’est devenu aussi banal que faire ses courses au supermarché », confie un membre du groupe. Même un métier aussi enviable que celui de rock star peut se transformer en un bullshit job lorsque la passion et l’excitation laissent place à l’habitude et à une perte de sens. Face à l’ennui et à l’aliénation, la question qui se pose est celle d’une redéfinition collective du travail. Les progrès technologiques et l’automatisation offrent une opportunité unique de repenser la place du travail dans nos vies. Keynes rêvait d’une semaine de quinze heures, mais ce rêve reste lointain. Pourtant, il invite à imaginer une société où le travail ne serait plus une obligation dénuée de sens, mais une activité choisie, alignée sur les aspirations individuelles et collectives. Si certains choisissent déjà de rompre avec la logique traditionnelle – en se réinventant, en changeant de carrière ou en réduisant volontairement leur temps de travail – il reste à voir si ces initiatives individuelles pourront se transformer en un mouvement global. Une chose est sûre : la quête de sens au travail est un enjeu majeur du XXIe siècle, et l’ère des bullshit jobs ne pourra pas s’éterniser sans conséquences sur le bien-être individuel et la santé de nos sociétés. Ainsi, que l’on soit consultant, cadre supérieur ou même musicien, la question reste la même : comment retrouver du sens dans un monde où le travail semble parfois n’être qu’une obligation vide ? Peut-être est-il temps de transformer la crise actuelle en une opportunité de réinventer notre rapport au travail, pour construire une société plus épanouissante et plus humaine. Anthropologue unique & différent ! Il évoque également les employés de la communication ou du marketing, passés maîtres dans l’art de collecter des données ou de maximiser la visibilité de leur entreprise sur internet. Quant aux autres, ils passent leurs journées à remplir des tableaux Excel, rédiger des rapports ou répondre aux exigences de la bureaucratie interne. Certains sont affectés à des tâches de supervision dont l’utilité est douteuse, les processus se réalisant souvent parfaitement sans leur intervention. À cela s’ajoutent des efforts visant à créer des réseaux internes encourageant les échanges entre collègues, mais dont l’impact reste marginal. Pour Graeber, ces activités, bien que couronnées de titres pompeux, manquent cruellement de substance et de valeur ajoutée. Dans bien des cas, les cadres jonglent entre des tâches futiles qui se perdent dans les rouages de l’organisation ou, au contraire, doivent gérer des plages horaires sans activité véritable, où internet devient leur principal refuge. Graeber pousse son analyse plus loin en affirmant que le capitalisme aurait abandonné sa logique d’efficacité au profit d’un système presque féodal. Selon lui, les entreprises et administrations modernes ne cherchent plus à maximiser leur productivité, mais à entretenir des emplois inutiles, en particulier dans le secteur FIRE (Finance, Assurances, Immobilier). Cette situation, loin d’être un accident, s’inscrirait dans une stratégie délibérée. Pour Graeber, les élites dirigeantes auraient compris que des citoyens heureux, libres et bénéficiant de temps pour euxmêmes représentent une menace pour l’ordre établi. Cette perspective radicale fait écho aux années 1960, lorsque l’avènement de l’automatisation laissait entrevoir un futur où chacun travaillerait moins tout en bénéficiant d’un confort matériel accru. En lieu et place de cette utopie, Graeber observe un monde où les progrès technologiques ont été mobilisés pour complexifier les processus administratifs, créant une pléthore de postes inutiles. Il s’insurge également contre certaines professions qu’il juge nuisibles pour la société dans son ensemble, comme les lobbyistes, les avocats d’affaires et les forces armées nationales. Si ces envolées militantes s’éloignent parfois de son sujet initial, elles reflètent son engagement politique assumé en tant qu’anthropologue anarchiste et figure de proue des mouvements Occupy Wall Street. Dans son analyse acérée du monde du travail contemporain, David Graeber dresse une liste précise des absurdités qui prolifèrent dans les sphères professionnelles. Il cite, entre autres, ces postes où l’essentiel des tâches consiste à seconder un supérieur hiérarchique, à ouvrir des portes ou à trier des courriels, uniquement pour renforcer l’impression d’importance de ce dernier.
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