LES DOSSIERS D'ARCHÉOLOGIE n°424 - Page 4 - 424 C2.indd 2 C2.indd 2 13/06/2024 11:11 13/06/2024 11:11 DARB0424_002_FA279627.pdf 3 Éditorial Dossiers d’Archéologie / n° 424 I l est des sujets d’histoire et d’archéologie qui suscitent des passions dans les milieux académiques, que l’on imagine volontiers pondérés et usant d’un ton feutré. La préhistoire en regorge, les IndoEuropéens comptent parmi ceux-ci, de même que l’authenticité de Glozelautempsdesadécouverte.Le«sujetcathare»aégalementce pouvoir!Apparucommeunobjetd’étudeauXIXe siècle,ilestd’abord perçu comme une religion à part entière, installée dans le Midi de la France, avec sa doctrine et son clergé, avant que les historiens ne remettent peu à peu en cause son existence même. Mais comment appréhender les personnes concernées par cette pratique religieuse, qui s’inscrit bien dans la chrétienté tout en usant de rites propres ? Les lecteurs découvriront que les auteurs et autrices des articles de ce présent dossier n’appréhendent pas tous le phénomène de la même manière, loin de là ! C’est bien la conscience par les croyants eux-mêmes d’être en dissidence qui est en jeu, et qui pose plus globalement la question de la définition de l’hérésie au Moyen Âge. La fureur de la répression, en revanche, est bien avérée. La « croisade contre les albigeois », très meurtrière, est la première croisade qui voit des chrétiens combattre d’autres chrétiens, que l’on nomme ces derniers hérétiques, dissidents, cathares, Bons hommes ou Bonnes femmes. La répression a imposé l’autorité du pape dans cette région et a permis au roi de France d’élargir le domaine d’influence de la Couronne. Les forteresses vertigineuses et imprenables qu’il construit au XIIIe siècle – malheureusement improprement nomméescathares – sont l’empreinte monumentale de sa nouvelle autorité sur la région. Des moments similaires dans l’histoire reviennent périodiquement. Des pratiques un temps admises voire encouragées deviennent déviantes et réprimées à la suite d’une évolution des mœurs ou, plus souvent, par la volonté de défendre de nouveaux intérêts. On pense aux sorcières, persécutées deux siècles après les cathares, pour rester dans le seul registre médiéval… Ludivine PÉCHOUX ABONNEMENTS ET COMMANDES Éditions Faton – CS 50090 – 21803 Quetigny Cedex Tél. 03 80 48 98 48 (du lundi au vendredi, de 10 h à 16 h) – abonnement@faton.fr DIRECTRICE DE LA PUBLICATION RÉDACTRICE EN CHEF Jeanne Faton RÉDACTRICE EN CHEF ADJOINTE Ludivine Péchoux RÉDACTION Maëlle Gentil, Mathilde Ouvrard Éditions Faton - 25 rue Berbisey - 21000 Dijon Tél. Rédaction : 03 80 40 41 02 redaction@dossiers-archeologie.com RÉALISATION GRAPHIQUE Aurélie Camuset PUBLICITÉ Anat Régie 9 rue de Miromesnil 75008 Paris Tél. : 01 43 12 38 15 - Fax : 01 42 12 38 18 E-mail : o.diaz@anatregie.fr - presse@faton.fr Pour la BELGIQUE Tondeur Diffusion - 9 avenue Van Kalken B - 1070 Bruxelles - Tél. : 02 555 02 17 E-mail : press@tondeur.be Compte Fortis 210-0402415-14 Pour la SUISSE Asendia Press Edigroup SA - Chemin du Château-Bloch 10 1219 Le Lignon - Suisse - Tél. : 0041 22 860 84 01 Fax. : 0041 22 348 44 82 - abonne@edigroup.ch Dossiersd’Archéologie est un bimestriel édité par les Éditions Faton, S.A.S. Capital 50040 euros 25 rue Berbisey - F - 21000 Dijon Imprimé en Union européenne sur les presses de l’imprimerie Printall AS à Tallinn. Commission paritaire 0424 K 84758 ISSN 1141-7137 Diffusion MLP © Éditions Faton SAS, 2024. La reproduction des textes et des illustrations publiés dans ce numéro est interdite. Papier intérieur : Origine Finlande, Taux de fibres recyclées 0%, Eutrophisation Ptot de 0,003 kg/tonne Papier couverture : Origine Finlande, Taux de fibres recyclées 0%, Eutrophisation Ptot de 0,013 kg/tonne Guillemette Andreu-Lanoë, conservateur général, directrice honoraire du département des Antiquités égyptiennes au musée du Louvre Jean-Paul Demoule, professeur émérite de protohistoire européenne à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France Jean-Marie Durand, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, directeur de laboratoire au CNRS et professeur au Collège de France Henri-Paul Francfort, directeur de recherche au CNRS VenceslasKruta,directeurd’étudeshonoraireàl’Écolepratiquedeshautesétudes PierreLeriche,directeurderechercheémériteauCNRS,Écolenormalesupérieure DanielLévine,professeuràl’universitédeParisIV-Sorbonne Jean-PaulMorel,professeuréméritedel’universitédeProvence PhilippePergola,directeurderechercheauCNRS,universitédeProvence(LAMM-MMSH), professeuretancienrecteurdel’Institutpontificald’archéologiechrétienneàRome Bernard Vandermeersch, ancien directeur du laboratoire d’Anthropologie de l’université de Bordeaux, professeur à l’université de Bordeaux I, directeur à l’École pratique des hautes études COMITÉ SCIENTIFIQUE Edito.indd 3 Edito.indd 3 14/06/2024 09:16 14/06/2024 09:16 DARB0424_003_FA288143.pdf Sommaire Dossiers d’Archéologie / n° 424 4 DOSSIERS D’ARCHÉOLOGIE n°424, juillet / août 2024 LES CATHARES, une hérésie médiévale en question 6 26 38 Dossier 6-71 en couverture : Forteresse de Peyrepertuse à Duilhac-sous-Peyrepertuse (Aude). © Fr. Guiziou / Hemis 6 Le catharisme et l’histoire de l’hérésie médiévale par Mark Gregory PEGG 12FOCUS Au XIIIe siècle, dans le Midi de la France 14Les villages castraux, la noblesse et l’hérésie par Dominique BAUDREU 20Cabaret de Lastours. Un castrum aux XIIe et XIIIe siècles par Marie-Élise GARDEL 24FOCUS Toulouse pendant la croisade par Ludivine PÉCHOUX 26L’impact de la croisade sur les « Bons hommes » et « Bonnes femmes » par Pilar JIMÉNEZ SANCHEZ 32FOCUS Le manuscrit de la Canso. L’histoire écrite par les vaincus par Ludivine PÉCHOUX 341240, Carcassonne ne tombera pas par Laurent MACÉ 38Carcassonne sous Louis IX. Genèse d’une citadelle royale par Denis HAYOT 46Les forteresses du Lys dans la sénéchaussée de Carcassonne par Gauthier LANGLOIS Conseiller scientifique : Denis HAYOT SOMMAIRE.indd 4 SOMMAIRE.indd 4 14/06/2024 11:22 14/06/2024 11:22 DARB0424_004_FA294305.pdf LES AUTEURS DU DOSSIER 72-81 Actualités • EN BREF par Ludivine PÉCHOUX • RECHERCHE EN COURS Un sarcophage de Ramsès II enfin identifié Martin KOPPE Diversité génétique masculine et société à la fin du Néolithique Martin KOPPE • AUTOUR D’UNE EXPO À la découverte de la vallée des stèles en Éthiopie Bertrand CARRIER • LIVRES Dominique BAUDREU, permanent au Centre d’archéologie médiévale du Languedoc, Carcassonne Marie-Élise GARDEL, archéologue médiéviste Denis HAYOT, docteur en histoire de l’art, chercheur associé au Centre André-Chastel (Umr 8050) Gauthier LANGLOIS, chercheur associé au laboratoire Framespa, université de Toulouse 2 Jean-Jaurès Laurent MACÉ, professeur d’histoire médiévale, université de Toulouse 2 Jean-Jaurès Ludivine PÉCHOUX, docteure en archéologie, rédaction des Dossiersd’Archéologie Mark Gregory PEGG, professeur d’histoire à l’université Washington de Saint-Louis Charles PEYTAVIE, historien médiéviste, spécialiste des cathares et de la croisade albigeoise, consultant en ingénierie culturelle et touristique, cabinet Patrimoines d’avenir Michel SABATIER, Groupe de recherche archéologique de Montségur et environs Pilar JIMÉNEZ SANCHEZ, enseignante, docteure en histoire, présidente du Collectif international de recherche sur le catharisme et les dissidences (Circaed) 50Les châteaux du vertige. Une architecture adaptée par Denis HAYOT 56FOCUS Montségur, du castrum au château des Lévis-Mirepoix par Michel SABATIER 58Peyrepertuse, une forteresse royale à l’épreuve du temps par Denis HAYOT 62Les châteaux de la sénéchaussée de Carcassonne, de la fin du Moyen Âge au XIXe siècle par Gauthier LANGLOIS 66Les cathares d’un mythe à l’autre. Une histoire à l’épreuve de ses réinventions par Charles PEYTAVIE La rédaction remercie Denis Hayot et Laure Barthet pour leur aide à la préparation de ce numéro. 58 SOMMAIRE.indd 5 SOMMAIRE.indd 5 14/06/2024 11:22 14/06/2024 11:22 DARB0424_005_FA294305.pdf Dossiers d’Archéologie / n° 424 6 On leur a attribué des croyances sectaires et des châteaux, leur activisme aurait menacé l’Église même, mais qui sont réellement ces cathares ? Pensée et née avec la vie intellectuelle du XIXe siècle, cette hérésie médiévale fait aujourd’hui l’objet d’une approche entièrement réévaluée par les historiens et archéologues. Ce numéro des Dossiers d’Archéologie est l’occasion de découvrir la réalité du XIIIe siècle dans le Midi de la France, depuis les communautés de Bons hommes et Bonnes femmes jusqu’à la restructuration du territoire par la conquête royale. Mark Gregory PEGG Traduit de l’anglais (américain) par Sara Martinez Le « catharisme » et l’histoire de l’hérésie médiévale Croisade contre les albigeois : expulsion des habitants de Carcassonne en 1209. Miniature des Chroniques de France, XIVe siècle. Londres, British Museum, Ms. Cotton Nero E. II, f. 20 v. © Akg-images / British Library INTRO.indd 6 INTRO.indd 6 14/06/2024 09:31 14/06/2024 09:31 DARB0424_006_FA288494.pdf 7 UNE HÉRÉSIE DU XIXe SIÈCLE Le catharisme est la plus célèbre hérésie du Moyen Âge. Pour les cathares, l’univers était double : un démon impétueux manipulait la Terre pendant qu’un dieu passif résidait au Paradis. Ce dualisme était globalement inspiré d’obscurs hérétiques bogomiles arrivés dans le Sud de la France et le Nord de l’Italie depuis les Balkans, alors sous domination byzantine, au XIe ou au XIIe siècle. Vers 1200, on pouvait constater l’existence d’une Église cathare, dotée d’une élite sacerdotale, de la mer du Nord à la Méditerranée. Mais le cœur du catharisme se trouvaitentrelaGaronneetleRhône,etplusparticulièrement dans le Toulousain, le Carcassès, le Biterrois et l’Albigeois. Les cathares menaçaient tellement l’Église qu’en 1208, le pape Innocent III lança contre eux une croisade sur les terres du comte Raimond VI de Toulouse. C’est la fameuse « croisade des albigeois », funeste guerre sainte de vingt ans qui marque l’apothéose tragique du catharisme et qui est prolongée, après 1233, par En 1849, le théologien Charles Schmidt publie Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois. Il y préfère le terme cathare à celui d’albigeois, auparavant utilisé. Schmidt est l’un des premiers érudits responsables de l’invention du catharisme. L’Agitateur du Languedoc, par JeanPaul Laurens, 1887. Cette œuvre évoque Bernard Délicieux, franciscain qui mène un mouvement de contestation contre les inquisiteurs à la fin du XIIIe siècle. Toulouse, musée des Augustins. © Mairie de Toulouse/ Musée des Augustins INTRO.indd 7 INTRO.indd 7 14/06/2024 09:31 14/06/2024 09:31 DARB0424_007_FA288494.pdf Introduction Dossiers d’Archéologie / n° 424 8 les persécutions incessantes del’Inquisition,entreprisequi finit par venir à bout de l’hérésie au début du XIVe siècle, nous léguant une spectaculaire histoire de résistance spirituelle et d’intolérance religieuse, un avertissement surgissant du passé. Sauf que rien de tout cela n’est vrai. Le catharisme n’a jamais existé. Ou plutôt, il existe comme « religion mondiale » (dotée d’un clergé, de missionnaires évangélisateurs, de rituels bien définis et de textes sacrés fondateurs) seulement depuis qu’il a été inventé à partir du XIXe siècle par de brillants érudits (essentiellement français et allemands dans un premier temps, puis italiens, américains et britanniques), lesquels s’employaient à traiter l’histoire et la religion comme des sciences modernes. C’est délibérément que ceux-ci sont allés chercher le mot « catharisme » pourdésignercettenouvellereligion,carleterme « cathare » était à peu près inexistant au Moyen Âge. Il apparaît en fait pour la première fois en 325, pour désigner d’obscurs schismatiques au concile de Nicée. Le « catharisme » peut donc difficilement être associé au catholicisme et au protestantisme. Au même moment, des savants européens et américains construisaient d’autres religions mondiales : l’hindouisme, le confucianisme et le bouddhisme. Ces érudits du XIXe siècle essayaient d’expliquer pourquoi les intellectuels chrétiens du mondelatin(moines,prêtres,moniales,évêques, papes) s’étaient mis à s’accuser les uns les autres d’hérésie vers 1120, puis, avec une fureur apocalyptique, s’en étaient pris de même aux chrétiens ordinaires de tout l’Occident. Il fallait bien établir un lien entre toutes ces accusations – et c’est là qu’entra en scène le « catharisme », qui venait fort à propos expliquer le phénomène qui était censé avoir suscité son développement. LA RÉFORME DE L’ÉGLISE DU XIIe SIÈCLE En réalité, le point commun entre ces accusations n’avait rien à voir avec une église cathare imaginaire ; il tenait au trouble bien réel de la « réforme » de l’Église catholique au XIIe siècle, réforme spirituelle et politique qui visait à transformer l’Occident en chrétienté placée sous la houlette du pape et de l’Église. Ce mouvement suscitait l’enthousiasme de nombreux chrétiens ordinaires, tout particulièrement ceux qui étaient animés par l’idéal de l’imitatio Christi, selon lequel, par leur simple humanité, les hommes participaient miraculeusement à la divinité du Christ fait homme et fils de Dieu. Bien qu’inspirés par les papes et les moines réformateurs, ce christianisme reposant sur l’action personnelle, ce renouveau spirituel diffusés en Occident étaient vus par ces mêmes réformateurs comme un péril moral en l’absence d’encadrement ecclésiastique. Par conséquent, une accusation d’hérésie remettait les chrétiens égarés (ou trop ardents) dans le droit chemin. En 1145, Bernard, abbé cistercien de Clairvaux, alla jusqu’à affirmer que si la plupart des chrétiens avaient l’air sains et saints en apparence, ils n’en étaient pas moins imperceptiblement corrompus par le cancer hérétique. Malgré ces graves accusations, il n’était pas question alors d’extermination. C’est à la fin du XIIe siècle que les choses changent : pour les papes et les prêtres, le phénomène avait pris de “ Une accusation d’hérésie remettait les chrétiens égarés (ou trop ardents) dans le droit chemin.„ Bernard de Clairvaux. Extrait d’Aelred de Rievaulx, Speculum caritatis, vers 11601180. Douai, Bibliothèque municipale, ms 392 fol. 2v. INTRO.indd 8 INTRO.indd 8 14/06/2024 09:31 14/06/2024 09:31 DARB0424_008_FA288494.pdf telles proportions qu’il fallait l’éradiquer sans délai. Il en allait de la survie du christianisme. Vers 1200, les ecclésiastiques considéraient les territoires situés entre la Garonne et le Rhône, et notamment le comté de Toulouse, comme des marécages d’hérésie pestilentielle. Cette vaste région, la Provincia (qui n’était pas encore la Provence) pour la papauté, menaçait la cohésion de la chrétienté latine, parce qu’elle était marquée – d’après Rome ou Paris, en tout cas – par des guerres insolubles, l’instabilité politique et l’hétérodoxie. Parmi les symptômes de ce mal : évêques apathiques, prêtres incompétents, comtes séditieux, nobles rebelles et mercenaires débridés. La Provincia grouillait de ces Provinciales heretici (hérétiques provençaux). Si ces terres étaient vues comme à part au sein de la chrétienté latine et considérées comme un terreau fertile pour l’hérésie, c’était aussi en raison de l’univers socio-spirituel complexe qui bouillonnait autour de ces chrétiens appelés « Bons hommes » et « Bonnes femmes ». « BONS HOMMES » ET « BONNES FEMMES » Ces Bons hommes et ces Bonnes femmes, apparus vers 1140, étaient présents dans tous les villages du Toulousain, du Carcassès, du Biterrois et de l’Albigeois. Ils incarnaient la sainteté et la stabilité dans un monde tumultueux, et une courtoisie qui était une version sainte des cycles quotidiens de la cortezia qui rythmaient la vie de chacun dans ces territoires. Les Bons hommes étaient généralement des veufs – nobles ou paysans – s’affichant comme tels dans leurs villages. Les Bonnes femmes, généralement veuves aussi, étaient toujours issues de la noblesse ; elles vivaient recluses en groupes de deux ou trois dans des maisonsdevillage.Étonnamment,desmilliers de jeunes filles prépubères passaient trois ou quatre ans avec ces Bonnes femmes, en tant que Bonnes femmes elles-mêmes, puis partaient lorsqu’elles atteignaient la majorité et entraient dans leurs années de fertilité, à douze ans. De même, des centaines de garçons prépubères vivaient avec les Bons hommes. Les Bons hommes et les Bonnes femmes ne se considéraient pascommehérétiquesetn’étaientpasvus comme tels par leurs voisins. Ils étaient parfois accusés d’hérésie, notamment par des prêtres cisterciens après 1170, mais affirmaient que ces accusations ne les touchaient guère. Outre les Bons hommes et les Bonnes femmes, on trouvait dans certains villages quelques « pauvres de Lyon » ou « vaudois », disciples d’un ancien commerçant lyonnais du nom de Valdès, qui avait renoncé à sa fortune vers 1173 pour vivre selon l’exemple des apôtres, donc du Christ. Ce manuscrit exceptionnel de la fin du XIIIe siècle contient des prescriptions pour un Bon homme, telles des cérémonies propres à sa communauté : transmission de la prière du Notre-Père et consolament. La traduction du Nouveau Testament qu’il contient est fidèle au texte biblique et ne présente aucun aspect « déviant ». Le terme « cathare » est absent. Nouveau Testament traduit en occitan suivi du Rituel cathare de Lyon. Lyon, BM, ms PA 36. © BM Lyon “ Vers 1200, les ecclésiastiques considéraient les territoires situés entre la Garonne et le Rhône […] comme des marécages d’hérésie pestilentielle.„ INTRO.indd 9 INTRO.indd 9 14/06/2024 09:31 14/06/2024 09:31 DARB0424_009_FA288494.pdf Introduction Dossiers d’Archéologie / n° 424 10 UNE GUERRE SAINTE CONTRE L’HÉRÉSIE «Assurément,cespestilentielsProvençauxne s’efforcent pas seulement de dévaster nos biens, ils cherchent aussi à nous anéantir ! », déclara Innocent III, lorsqu’il appela à une guerre sainte contre l’hérésie en 1208. « Attaquez les adeptes de l’hérésie avec plus d’intrépidité encore que les Sarrasins, car les hérétiques sont plus malfaisants encore ! », tempêtait-il. Malgré ce ton apocalyptique, si des dizaines de milliers de croisés répondirent à l’appel, c’est parce que cette aventure allait leur apporter les mêmes avantages qu’une croisade en Terre sainte, et non parce que l’hérésie aurait semé un vent de panique. D’ailleurs, le roi de France, Philippe II Auguste, ne fut jamais convaincu de la réalité de cette menace ni même de la nécessitéd’unecroisade.Cen’estqu’aprèslemassacre de Béziers, en juillet 1209, que les croisés épousèrent la vision apocalyptique d’Innocent III. La croisade des albigeois était la première guerre sainte qui promettait aux chrétiens le salut par le meurtre d’autres chrétiens. À l’origine, lorsque les croisés du Nord de la France parlaient des « albigeois », ils désignaient simplement les méridionaux (Albi était le diocèse le plus au sud du pays, qui dépendait de Bourges, l’archidiocèse le plus méridional du royaumedeFrance).Cependant,àpartirde1211, le nom « albigeois » était donné aux hérétiques, aux mercenaires, aux nobles réfugiés dans le Le pape Innocent III (1198-1215) est l’initiateur de la croisade contre les albigeois. Détail d’une fresque du cloître du sanctuaire du Sacro Speco à Subiaco, 1219. INTRO.indd 10 INTRO.indd 10 14/06/2024 09:31 14/06/2024 09:31 DARB0424_010_FA288494.pdf 11 Sud, aux Bons hommes et Bonnes femmes… Bref, à toute personne qui s’opposait – ou était accusée de s’opposer – à la guerre sainte. À partir de 1220, c’est-à-dire pendant les dix dernièresannéesdelacroisade,desBonshommes et des Bonnes femmes étaient devenus des exilés errants, se souvenant à peine de ce qu’ils avaient été dans un monde désormais disparu. La traque de l’hérésie – et notamment la Grande Inquisition de 1245-1246, qui vit près de 6000 personnes interrogées en 231 jours à Toulouse – fit de ces fugitifs des hérétiques. Les vaudois, bien que très peu nombreux par rapport aux Bons hommes et aux Bonnes femmes, étaient mis dans le même panier. L’Inquisition transforma les souvenirs de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, qui jugeaient dorénavant coupable le commerce innocent qu’ils entretenaient naguère avec des personnes saintes. Toutaussiétonnant,ceshommesetcesfemmes en fuite en vinrent à se considérer eux-mêmes comme des hérétiques, c’est-à-dire des personnes disant et faisant consciemment des choses « hérétiques », potentiellement dangereuses, peut-être au risque de leur vie. Ils accueillaient de bonne grâce ces persécutions, qui venaient confirmer leur sainteté. Terrible ironie de l’Histoire : c’est à cause de la traque de l’hérésie que les hérétiques du Moyen Âge – conscients, sincères, assumant leurs actes – sont devenus hérétiques. UN MYTHE TROP PERSISTANT L’existence de ce mythe soulève de nombreuses questions. Pourquoi autant de brillants érudits sont-ils restés dans l’erreur pendant si longtemps – et pourquoi certains n’en sont-ils toujours pas sortis ? En France, de grands chercheurs comme Alessia Trivellone, Julien Théry et Jean-Paul Rehr montrent la voie à suivre. En entretenant le mythe du catharisme, on efface la réalité historique des hommes, des femmes et des enfants accusés d’hérésie entre la Garonne et le Rhône au XIIe siècle, puis persécutés et tués parlescroisésetlesinquisiteursausièclesuivant. Ceuxquicapitalisentsurlelabel«Payscathare» n’apprécieront probablement pas qu’on leur dise qu’ils perpétuent un mensonge. Dans le domaine de la recherche, il est rare de pouvoir affirmer qu’un champ d’études développé pendant plus d’un siècle est fondé sur une invention. Nous vivons dans un monde où la recherche de la vérité (et l’adhésion à celle-ci) n’a jamais autant compté et, contre toute attente, la réfutabilité du catharisme donne à cette quête un nouvel élan. Elle place un sujet apparemment hermétique au cœur même des préoccupations actuelles de nos sociétés. BIBLIOGRAPHIE • BARTHET (L.), MACÉ (L.) dir. — «Cathares». Toulousedanslacroisade,Paris, In Fine éditions, 2024. • BIGET (J.-L.) etalii, dir. — Le«catharisme»en questions, Fanjeaux, Centre d’études historiques de Fanjeaux, 2020. • MOORE (R. I.) — Hérétiques.Résistanceset répressiondansl’Occidentmédiéval, Paris, Belin, 2017. • REHR (J.-P.) — Hérésie,politiqueetinquisitiondans lecomtédeToulouse.Éditionetétudedums609dela BibliothèquemunicipaledeToulouse.Leregistredela «GrandeInquisition»deToulouse1245-1246, thèse de doctorat, université Lumière Lyon 2, 2023. Extrait des « Interrogatoires subis par des hérétiques albigeois par-devant frère » des dominicains Bernard de Caux et Jean de Saint Pierre. Environ 6000 hommes, femmes et enfants du Lauragais ont subi leurs interrogatoires à Saint-Sernin de Toulouse, vers 12501260. Toulouse, bibliothèque municipale, ms 609, fol. 1v. © Mairie de Toulouse, Établissement de conservation-Rosalis “ Dans le domaine de la recherche, il est rare de pouvoir affirmer qu’un champ d’études développé pendant plus d’un siècle est fondé sur une invention.„ INTRO.indd 11 INTRO.indd 11 14/06/2024 09:31 14/06/2024 09:31 DARB0424_011_FA288494.pdf
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