LES INROCKUPTIBLES n°38 - Page 6 - 38 8H : ARTHUR NE SUPPORTE PAS LA FOULE. Generali Vie, Société anonyme au capital de 341059488 euros. Entreprise régie par le Code des assurances - 602062481 RCS Paris. Generali Iard, Société anonyme au capital de 94630300 euros. Entreprise régie par le Code des assurances - 552062663 RCS Paris. N° d’identifiant unique ADEME FR232327_03PBRV - Siège social : 2 rue Pillet-Will - 75009 Paris. Sociétés appartenant au Groupe Generali, immatriculé sur le registre italien des groupes d’assurances. ASSURANCE - ÉPARGNE - RETRAITE - SANTÉ - ASSISTANCE GENERALI PARTENAIRE DE TOUTES VOS VIES, MÊME LES PLUS ROCK’N’ROLL. 23H : ARTHUR SE FAIT PORTER PAR LA FOULE. GENERALI, partenaire officiel Les Inrockuptibles №38 8 ÉDITO Les États-Unis ont toujours eu le don de flouter la frontière entre réalité et fiction. Peut-être est-ce cette capacité à imaginer le réel qui a fait de ce pays un grand producteur d’images, et donc de cinéma. Mais, comme toute belle histoire, elle comporte sa face sombre, son revers de la médaille, son verso.Voici que la superproduction vire au mauvais film, au navet tendance horrifique.Voici que DonaldTrump – qui ressemble davantage à un enfant capricieux qu’à un adulte pragmatique – est réélu à la Maison Blanche et s’entoure de géants de laTech pour dérouler une nouvelle idéologie, déjà estampillée “techfascisme”.Voici qu’Elon Musk, entrepreneur visionnaire, bras droit du Président, se met à adresser des saluts nazis à la foule, tout en transformant son réseau social X en repaire des extrêmes droites internationales.Voici venue l’ère des fake news. Là, il ne s’agirait pas d’un salut nazi, mais d’un geste allant du cœur vers la foule.Voici que le champ sémantique lui-même perd la boule. La liberté ne serait plus défendue par les progressistes, mais par les extrémistes, qui transforment les progressistes en censeurs, en moralistes, en puritain·es.Trump défend une société colorblind, qui ne fait plus de distinction “de couleur” entre les êtres humains. Nous pourrions applaudir, instinctivement, sans plus réfléchir. Et pourtant, une société colorblind en 2025 vise à éradiquer le combat Black Lives Matter de ces dernières années, qui entendait non pas instaurer une distinction discriminante entre les êtres humains, mais bien pointer le racisme structurel des sociétés occidentales qui brandissent l’humanisme pour mieux s’aveugler, effacer l’existence même des discriminations qu’elles abritent en leur sein. On s’y perd, on n’y comprend plus rien. C’est le but! Lorsqu’on n’y comprend plus rien, le geste d’instinct de survie consiste à se raccrocher à ce qui nous semble fort et robuste, solide, à ce que cherchent donc à incarnerTrump et sa clique, Musk, Zuckerberg, etc.Voici venu le temps des mâles alpha et du boys’ club misogyne, homophobe, transphobe et xénophobe, bien décidés à régner sur la planète, mais aussi, tant qu’à faire, sur l’univers, histoire de s’assurer une retraite bien peinards sur Mars lorsque laTerre aura cramé. Un des points d’entrée de cette histoire qui se joue en ce moment, sous nos yeux effarés, porte le nom d’Elon Musk, génie de laTech né en Afrique du Sud, mystérieux, mégalo, dangereux.Voici que se profile l’IA, qui, comme toute technologie, comporte ses parts d’ombre et de lumière si elle n’est pas suffisamment encadrée et exploitée à bon escient. Dans ce numéro, vous lirez l’histoire d’Elon Musk, qui aurait fait un excellent personnage de blockbuster américain. Malheureusement, son histoire est bien réelle. Les illustrations de la couv et du papier Musk ont été générées à l’aide de nos idées et de l’IA, le tout orchestré par Robin Lopvet, artiste visuel spécialisé dans l’IA et autres photos retouchées. Son univers aussi invraisemblable que sarcastique correspondait parfaitement à ce dossier. ♦ FAUX-SEMBLANTS par Carole Boinet Illustration : Agnès Decourchelle pour Les Inrockuptibles Soutenez une rédaction libre et engagée en vous abonnant aux Inrockuptibles 10 SOMMAIRE № 38 D O M : 1 3 . 9 € - B E L / L U X : 1 3 . 9 € - C H : 2 1 F S – E S P/ I TA / P O R T C O N T : 1 3 . 9 € - C A N : 2 1 . 9 9 $ c a №38 - mars 2025 La grande story en plus de 280 caractères REPORTAGE REPORTAGE La nouvelle fabrique des cinéastes BJ BJÖ ÖRK RK interviewée par 9 artistes JULIAN JULIAN CASABLANCAS CASABLANCAS passe à table + + Notre guide Notre guide Arts 2025 Arts 2025 MUSK GRAINE DE GRAINE DE DICTATEUR DICTATEUR M38-COUV-MuskIA5.5.indd 1 M38-COUV-MuskIA5.5.indd 1 12/02/2025 14:02 12/02/2025 14:02 Natacha Mojaïsky pour Les Inrockuptibles · François Grivelet/La Volte · Hedi Slimane ↓ La couverture Photo Robin Lopvet pour Les Inrockuptibles Les Inrockuptibles №38 10 Magazine p.42 p.52 p.56 p.60 p.66 p.72 p.80 p.84 p.90 p.100 À la une : Le monde selon Musk Comment Elon Musk est devenu Elon Musk Alain Damasio décrypte le basculement de la Tech David Chavalarias : pour des réseaux sociaux éthiques Portfolio : Disco, I’m Coming Out Björk interviewée par 9 artistes Julian Casablancas, la dernière rock star ? Les Inrocks Festival : ici, le futur ! À Lyon et Marseille, le cinéma à bonne école avec la CinéFabrique Spécial mode : portfolio : Sylvie Kreusch et Mayah Alkhateri (Kiss Facility) Entretien avec Alexandre Samson Les critiques p.106 p.122 p.131 p.134 p.138 p.140 p.148 p.150 p.154 p.157 p.158 p.160 p.162 Musiques Cinémas CD : playlist de mars Séries Jeux vidéo Livres BD Scènes Arts Photo books Podcasts Les Inrocks d’or Trésor caché p.14 p.18 p.20 p.26 p.28 p.32 p.34 p.38 p.40 En virée avec Neige Sinno Excitation : les événements à ne pas rater en mars Les visages : Jesse Eisenberg, Miki, Raphaël Barontini Le naufrage : Éric Dupond-Moretti Hommage à David Lynch Le classement : les 5 musicien·nes les mieux habillé·es Où est le cool Hors-Champs par Laure Adler Pourquoi Camélia Jordana aime Nina Simone Ouverture p.8 p.12 Édito par Carole Boinet Les contributions “Ce chemin vers l’écriture autobiographique, je ne l’aurais jamais fait en français.” → p. 14 “Le retour sur investissement d’une gargouille est nul.” → p. 72 “MusketBezosontfaitdelaconquête spatialeunesortedetrounoirdelaraisonoù ilsviennentbrûlerleurrichesseobscènepour unecolonisationimpossible.” → p. 52 g a l a a d e st p i e r r e d é c o u v r e z l a c o l l e c t i o n pa d d o c k p r é s e n t é e pa r g a l a a d Présence de visuels générés par IA - Photos retouchées LES CONTRIBUTIONS Les Inrockuptibles №38 12 Robin Lopvet est plasticien multimédia travaillant sur les questions de jeux de langage, d’économie de la récupération, de la parodie et du ludique. Sa pratique revisite l’histoire de l’art avec humour. Pratiquant la retouche numérique depuis vingt ans, il fait partie de cette vague postphotographique qui revendique une retouche assumée, ramenant un geste pictural dans des pratiques numériques. Robin expose en France et à l’international tout en travaillant dans la retouche d’images. Il signe, avec l’aide de l’IA, notre une et les images qui illustrent la story Elon Musk. Robin Lopvet Artiste → p. 1, 42 Illustratrice et photographe autodidacte, Céline Bischoff a suivi un chemin qui l’a menée de la finance à la photographie. Son approche transversale fait dialoguer les différents spectres de la création contemporaine, tirant ses inspirations des cultures punk ou rave comme de l’iconographie religieuse, du clip et du cinéma, afin de créer de nouvelles mythologies inclusives. Elle a réalisé pour nous la série mode avec Sylvie Kreusch et Mayah Alkhateri. Céline Bischoff Photographe → p. 94 Né en Ukraine, Nikita a grandi en Allemagne, avant de s’installer à Paris à 18 ans. Styliste indépendant reconnu pour son approche audacieuse et avant-gardiste, alliant références gothiques, travail de recherche poussé et silhouettes fortes, il considère la mode comme un outil pour briser les conventions et promouvoir l’innovation. Son influence croissante dans l’industrie en fait une figure à suivre de près. Dans ce numéro, il a assuré le stylisme de notre série mode. Nikita Vlassenko Styliste → p.94 ÉditéparlasociétéLesÉditionsindépendantes(membredugroupe ), sociétéanonymeaucapitalde326757,51€ 10-12,rueMaurice-Grimaud,75018Paris Tél.0142441616,lesinrockuptibles.com MAILsupport@lesinrockuptibles.frcppap0225D85912,dépôtlégal1er trimestre2025 Siret42878718800039ISSN:0298-37880225D85912 DIRECTIONPrésidentMatthieuPigasseDirecteurgénéraletdirecteurdelapublication EmmanuelHoogDirecteurgénéraldéléguéMathieuLevieille RÉDACTIONDirectricedelarédactionCaroleBoinetRédacteursenchefJean-MarcLalanne (cinémas/culture),FranckVergeade(musiques)MusiquesFrançoisMoreauCinémas BrunoDeruisseau,Jean-BaptisteMorainSériesOlivierJoyardJeuxvidéoErwanHiguinen LivresNellyKaprièlianBDVincentBrunnerScènesetArtsJean-MarieDurand SociétéFaustineKopiejwski,JuliaTissierModeManonRenault SECRÉTARIAT DE RÉDACTION SecrétairegénéraledelarédactionYaëlGirardot SRCécileDesclaux,LaurentMalet,FlorianneSegalowitch,avecMilenaIll ARTISTIQUEDirecteurartistiquePhilippeLévêqueGraphisteOlivierDupéron TypographesMartinPasquier,PaulineFourestTypographieexclusiveetlogoparYorgo&Co 44bis,rueLucien-Sampaix75010ParisConceptiondelanouvelleformuleYorgoTloupas PHOTODirectricephotoAurélieDerheeIconographeStéphaneDamant PhotographeRenaudMonfourny ILLUSTRATRICESAgnèsDecourchelle,ClémenceMira COMPILATIONFrançoisMoreau ONTCOLLABORÉÀCENUMÉROLaureAdler,FabienneArvers,PhilippeAzoury,Ludovic Béot,CélineBischoff,RémiBoiteux,AlexandreBüyükodabas,MaximeDelcourt,Théo Dubreuil,ArnaudDucome,MarilouDuponchel,ValentinGény,JackyGoldberg,Alexandre Guirkinger,AlexisHache,IgorHansen-Løve,PaulineLeGall,NoémieLecoq,GérardLefort, RobinLopvet,NatachaMojaïsky,NicolasMorero,AlexisNoé,JuliettePoulain,Jérôme Provençal,AmélieQuentel,ThéoRibeton,XavierRidel,SophieRosemont,PatrickSourd, KamilaKStanley,SylvieTanette,MaudTenda,NikitaVlassenko LESINROCKS.COMCheffed’éditionElsaPereiraÉditricesJessicaBinois♥,CamilleLefèvre, AmélieQuentelAlternantJolanMaffi DÉVELOPPEMENTResponsablemarketing/abonnementsLucilleLangaud AssistantesmarketingChloéLegris,ValentineSorguesSocialMediaStrategistLeslye Granaud,assistéedeShanaSoltinVidéoArthurBelotDirecteurtechniqueChristophe VantyghemContactAgenceDestinationMédiaDidierDevillers,CédricVernier, tél.0156821206,reseau@destinationmedia.fr PARTENARIATETPUBLICITÉDirecteurdéléguéGermainLoyer,tél.0607632931 DirectricecultureCécileRevenu,tél.0142441532,MatthieudeJerphanion(musiques), tél.0153333352,BenjaminChoukroun(cinéma,vidéo,médias,édition),tél.0142441617, CharlotteEllès(arts,scènes),tél.0142441812,assisté·esdeXavierJaegerOPSetbrand contentMélissaGomis,tél.0660907914CheffesdeprojetproductionAxelleCohen,Léna LeRouxBourdieuTrafficmanagerStéphaneBattu,tél.0142440013Chargéedeplanning publicitaireAxelleCohen,tél.0142441662RégieexternepublicitécommercialeMEDIAOBS SandrineKirchthaler,tél.0144888922 ADMINISTRATIONETFINANCEDirecteuradministratifetfinancierOlivierJouannic DirectricejuridiqueRozennCalleResponsabledesressourceshumainesAgnèsBaverey assistéedeDenissHernandezJaimezResponsableducontrôlefinancierNikaFegic ComptableCathyCavalliFABRICATIONPrépresseArmstrongImpression,gravureImaye GraphicImayeGraphicestimpliquédanslapréservationdel’environnementparses certificationsISO14001,FSC,PEFCetImprim’Vert.Originepapier:Allemagne,tauxdefibres recyclées:100%,eutrophisationPtot:0.008kg/t,certification:PEFC100%Fabrication Créatoprint-IsabelleDubuctél.0671724316DistributionMLP ABONNEMENTServiceabonnementLesInrockuptibles–60643Chantillycedex, support@lesinrockuptibles.froutél.0344625235.TarifFrance1an:115€ FONDATEURSChristianFevret,ArnaudDeverre,SergeKaganski ©LesInrockuptibles2025.Tousdroitsdereproductionréservés. 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Un peu plus au sud, il y a le midi de la France : Aix-enProvence, où Neige Sinno a été étudiante en lettres, a soutenu une thèse sur la littérature américaine, et Marseille, où elle vivait durant ses études – “Une ville très intense, à laquelle on peut se sentir fortement appartenir mais qui en même temps parfois vous éjecte. Comme Mexico”. Il y a aussi les Grands Lacs d’Amérique du Nord, Detroit, où Neige a enseigné, ville en pleine détumescence postindustrielle, appauvrie, déclassée : “C’était aussi un lieu de vie artistique et culturel exceptionnel, un endroit qui paraissait à la fois triste et fabuleux à la jeune femme que j’étais. ” Au Pays basque où elle s’est installée, nous avons visité avec Neige Sinno les grottes de Zugarramurdi. Sur ce site accusé autrefois d’être un foyer de sorcières, l’autrice de Triste Tigre nous parle du combat des femmes au Chiapas, au cœur de son nouveau livre. Texte Jean-Marc Lalanne Photo Natacha Mojaïsky pour Les Inrockuptibles Les Inrockuptibles №38 15 Puis le Mexique, sa capitale bien sûr, mais aussi ses provinces éloignées, comme le Chiapas, territoire en lutte dont l’imaginaire politique a fortement modelé celui de Neige Sinno et où elle s’est rendue à plusieurs reprises ces vingt dernières années, avant de s’y installer complètement. Le Mexique, et particulièrement le Chiapas, est au cœur de La Realidad, son nouveau livre. Et enfin, il y a les paysages dans lesquels on la rejoint, ceux du Pays basque, où elle vit seulement depuis quelques mois avec sa famille. Le Pays basque est cité dans les premières pages de La Realidad. L’autrice y écrit que le soulèvement des indigènes au Chiapas en 1994 a frappé les esprits de “tous les peuples en lutte pour la défense d’un territoire, comme les Basques”. Ce jour-là, confusément pluvieux, comme pas mal de jours au Pays basque – “Je n’avais jamais vécu dans une région aussi humide.Au Mexique, il pleut ou il ne pleut pas. Ici, c’est plus compliqué” [rires], nous dit Neige. On décide d’aller visiter les grottes de Zugarramurdi, à la frontière espagnole. Le village avait la réputation d’être un foyer particulièrement vivace de sorcières qui se réunissaient dans des grottes avoisinantes lors de cérémonies occultes. On s’y rend en camionnette, à trois (avec la photographe Natacha Mojaïsky) sur le siège avant. On demande à la conductrice si elle se déplace en camionnette pour pouvoir, comme beaucoup de gens de la région, transporter une planche de surf. “Oui, mais pas seulement. On aime beaucoup y dormir aussi. ” Le véhicule est donc aussi un habitat itinérant. Le goût du voyage, c’est l’impulsion qui donne à La Realidad son mouvement. Le livre débute en 2004 par le voyage de deux jeunes universitaires qui se rendent au Chiapas pour approcher l’idole de l’une des deux, le sous-commandant Marcos. La rencontre n’aura pas lieu, ni cette fois ni les suivantes. Le village, repaire des troupes zapatistes vers lequel se dirigent les deux jeunes femmes s’appelle La Realidad (“la réalité”, ça ne s’invente pas), et elles ne l’atteindront pas. Comme TristeTigre, La Realidad est à la fois un récit et une minutieuse investigation théorique de tous les préalables de son récit. Quelles images culturelles déterminent notre perception de l’étranger? Y a-t-il du fantasme, voire des soubassements érotiques à nos engagements? Comment décolonise-t-on sa relation … “Mon ‘je’ espagnol est bien plus joyeux que mon ‘je’ français. C’est celui de la personne que je suis devenue.” ← Dans les rues de Zugarramurdi, à la frontière espagnole. Les Inrockuptibles №38 EN VIRÉE dénonçait quelque chose qui la concernait elle et nous concernait toutes. C’était très douloureux.Tout le monde pleurait. Mais on se rendait compte que quelque chose de très important nous arrivait.” Neige Sinno est allée deux années consécutives à ces rencontres, en 2018 et 2019. “Mais c’est aussi le moment de MeToo.Tout à coup m’est apparu très fortement que ce que je voulais faire pouvait être entendu. ” Entendu, TristeTigre l’a été absolument. Mais la façon dont il a résonné dans l’espace public n’a pas été facile à vivre pour son autrice.Tandis qu’on s’enfonce dans l’obscurité de la grotte, qu’on avance entouré·es d’une roche escarpée pleine d’anfractuosités et d’alvéoles comme à l’intérieur d’un cerveau, Neige évoque ses voyages dans les nombreux pays où a été traduit le livre. “Je suis fatiguée de faire ça. Mais ce qui est frappant, c’est que dès les premières questions des journalistes, on ressent la façon dont le pays perçoit les violences sexuelles et les différences sont vraiment sensibles. ” Sur la critique littéraire, elle envisage d’écrire quelque chose. “J’ai envie d’essayer de comprendre ce qui m’est arrivé. ” La veille, une journaliste d’un grand quotidien étranger est venue à Guéthary l’interviewer sur TristeTigre qui sortait dans son pays. “Il y a des questions qui sont des agressions. Elles me placent à un endroit où je n’ai pas envie d’être. Cette journaliste m’a demandé si mon beau-père avait lu TristeTigre et ce qu’il en pensait. Comment, si elle a lu le livre, peut-elle penser que je suis en contact avec l’homme qui m’a violée pendant des années et contre lequel j’ai porté plainte, et que je peux tranquillement lui demander ce qu’il pense du livre où je raconte ça?! Ce n’est pas possible!” Exprime-t-elle aux journalistes que telle ou telle question n’est pas possible? “Non, parce que je suis encore très polie. Ma façon de réagir à une agression est de l’encaisser. Mais après, je me sens mal, humiliée. Il faudrait que je sois capable de répondre, commeToni Morrison quand on lui posait des questions avec des présupposés racistes ou sexistes :‘Vous ne vous rendez pas compte de la violence de votre question?’, et réfléchir à partir de là sur la violence que c’est d’être interrogée.” On lui “Le souscommandant Marcos avait dit qu’il fallait se battre pour un monde qui laisse sa place à tous les mondes.” à l’autre et à sa pensée? Ce sont les interrogations qui traversent un livre hybride, où tout à coup vingt pages sur Antonin Artaud se greffent au carnet de voyage. La Realidad a été écrit avant Triste Tigre et rédigé en espagnol. “Et juste après, j’ai commencé Triste Tigre. C’est lié. Jusque-là, j’avais écrit séparément des essais et de la fiction.Avec La Realidad, j’ai décidé d’hybrider les deux.J’avais d’abord envisagé d’écrire un essai, mais il m’est apparu que je ne pouvais le faire qu’en racontant d’où je parlais. C’est très clair pour moi que, parce que j’ai trouvé cette forme, j’ai pu ensuite écrire avec une voix que je n’avais jamais envisagé d’employer,et cette possibilité s’est ouverte pour moi en espagnol. Utiliser ‘je’ en espagnol me paraissait plus distancié, moins lourd que le ‘je’ que j’utilise en français. Mon ‘je’ espagnol est bien plus joyeux que mon ‘je’ français. C’est celui de la personne que je suis devenue. J’ai choisi de vivre dans ce pays, j’ai choisi d’apprendre cette langue, puis d’écrire dans cette langue – beaucoup d’écrivains qui vivent à l’étranger continuent d’écrire dans leur langue maternelle. Ce chemin vers l’écriture autobiographique, je ne l’aurais jamais fait en français. ” Le dernier mouvement du récit de La Realidad nous conduit vraiment aux portes de TristeTigre. La narratrice y participe à un important rassemblement, la Rencontre internationale de femmes en lutte, au Chiapas. La première journée, dite “journée des dénonciations”, organise la prise de parole de centaines de femmes victimes de violences, de viols, d’abus, de maltraitance. “Un déclic a eu lieu pendant ces rencontres bien sûr. Pourtant, je n’ai pas pris la parole durant ces jours de dénonciation. Mais j’ai eu l’impression que celles qui parlaient me racontaient. Il ne s’agissait pas seulement d’histoires personnelles horribles dites devant d’autres personnes apitoyées. Chaque femme ← Neige Sinno et Jean-Marc Lalanne dans les grottes de Zugarramurdi, en Espagne.
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