CAUSEUR MAGAZINE n°110 - Page 3 - 110 Téléchargez l’application Causeur De nouveaux articles publiés tous les jours Les magazines disponibles hors connexion à lire ou à écouter Des notifications à chaque parution d’articles activables selon vos envies Cliquez pouraccéderau mode lecture Disponible surAndroid et iOS L'ÉDITORIAL D'ÉLISABETH LÉVY P.LEMAUDIT u moment où j’écris ces lignes, cela fait plus de dix jours que la minute de la haine bat son plein sans discontinuer. Le samedi 10 février, au détour tragique d’une route de Seine-etMarne, la France s’est trouvé un nouveau diable, un salaud intégral que tout le monde aime détester. Pierre Palmade est le Winston d’Orwell, l’ennemi du peuple et du genre humain, qui réconcilie la droite Valeurs actuelles et la gauche Libé, CNews et BFM, Gilbert Collard et Régis de Castelnau, Eddy de Pretto et Booba. Soyons clairs. Ce qu’a fait l’humoriste – prendre le volant défoncé – est irresponsable, irréparable, criminel. Un petit garçon est défiguré à vie, son père, entre la vie et la mort, et sa tante sans doute durablement traumatisée après la perte de son enfant à naître. De plus, ces dernières années, Palmade n’a pas été chiche en confidences intimes et pleurnicheries publiques sur son addiction et ses vaines tentatives pour s’en délivrer. Le public se sent donc autorisé à poursuivre ce dégoûtant déballage : on a appris, par exemple, que des sex-toys avaient été trouvés à son domicile – en quoi cela nous regarde-t-il, est-ce interdit ? La folle mécanique qui se met en branle dès le lendemain de l’accident, l’hystérie collective qui, des studios aux bistrots, s’empare de toute la France échappe à toute rationalité. Il ne s’agit pas de s’interroger sur l’acte et sur sa sanction légitime, ni sur la meilleure façon de rendre justice à une famille endeuillée. Palmade est le coupable expiatoire, l’exutoire d’une haine mâtinée de bonne conscience d’autant plus féroce qu’elle se drape dans la défense de l’innocence assassinée. La France des Gilets jaunes s’étrangle, convaincue qu’il va bénéficier d’un traitement de faveur. Il devrait être en prison, gronde-t-elle par le truchement de ses portevoix médiatiques, alors que le juge a décidé d’envoyer le mauvais sujet se faire soigner. Et voilà que, divine surprise, on apprend qu’une enquête préliminaire a été ouverte pour « détention d’images pédopornographiques ». Une enquête préliminaire, ça ne veut pas dire grand-chose. Et celle-ci fait suite aux allégations de témoins plutôt louches, dont l’un tente de monnayer son histoire auprès d’une chaîne info. Bref, à ce stade, il n’y a rien de plus que des rumeurs et ragots dont les médias se repaissent, après avoir rituellement précisé que rien n’est confirmé. Sur les plateaux, les spécialistes de la pédophilie succèdent aux experts en cocaïne. Les audiences battent des records. Quel spectacle plus réjouissant qu’une célébrité à terre ? Il faut dire que cette terrible affaire repose sur un cocktail explosif, idéal pour nourrir tous les fantasmes : drogue, sexe, argent, show-biz. « Les élites sans foi ni loi qui font la leçon au petit peuple. » « Les puissants qui s’adonnent à des orgies en prenant des drogues1 . » La vie facile, mère de tous les vices. Je ne sais plus qui déclare tranquillement que les artistes ont un devoir d’exemplarité, la bonne blague. On oublie opportunément que l’addiction à la drogue, comme l’alcoolisme, est une maladie. Les drogués sont des salauds. Enfin, les drogués riches. Puritanisme et complotisme sont les deux mamelles de cette triste France. Palmade devient l’incarnation de ces élites sataniques, pédophiles et décadentes, dont la frange la plus cinglée des trumpistes, les adeptes de QAnon, croit dur comme fer qu’elles dirigent le monde. Chez Cyril Hanouna, Karl Zéro en remet une couche et déclare avec une assurance inébranlable que quand on commence par la drogue, on finit toujours par les enfants. Si Palmade n’est pas en garde à vue, précise-til, c’est parce qu’il sait trop de choses, que des puissants sont impliqués. Le haut fait d’armes de Karl Zéro est d’avoir accusé Dominique Baudis de pédophilie (déjà) et autres turpitudes. Cela devrait le disqualifier à jamais mais non, il pérore sur un prétendu scandale d’État sans produire l’ombre d’un fait à l’appui de cette thèse. Les airs entendus suffisent. René Girard est sans doute le meilleur guide pour comprendre cette éprouvante séquence. Palmade, c’est l’Autre absolu, le bouc émissaire chargé de tous nospéchésdontlesacrificeréconcilielacommunauté. Sa culpabilité est l’aune de notre innocence, nous qui jamais n’avons conduit en ayant bu un verre de trop ni éprouvé le moindre désir inavouable. Il n’appartient plus à l’humanité. Et quiconque se risquerait à avouer un infime mouvement de compassion à son endroit en serait expulsé avec lui. Sous le règne de la vertu, il n’y a pour le pêcheur ni pardon, ni rédemption, ni compassion. Depuis une semaine, L’Auvergnat de Brassens me trotte dans la tête. « Elle est à toi cette chanson / Toi, l’étranger qui sans façon / D’un air malheureux m’as souri / Lorsque les gendarmes m’ont pris / Toi qui n’as pas applaudi quand / Les croquantes et les croquants / Tous les gens bien intentionnés / Riaient de me voir amené. » Comme tout le monde, j’ai applaudi. Et j’en ai honte. • A 1. Messages authentiques, envoyés à un ami qui refusait de hurler avec les loups. 4 JacquesBENAROCH/SIPA–ISAHARSIN/SIPA 28Le colonialisme est un humanisme Jeremy Stubbs 32 «Tout n’a pas été négatif dans la colonisation ! » Entretien avec Denis Sassou-Nguesso Propos recueillis par Gil Mihaely 35L'illibéralisme pour les nuls Jean-Baptiste Roques 36Naufrage commercial Jean-Luc Gréau et Philippe Murer RÉÉDUCATION NATIONALE 40École : exigence zéro, bienveillance infinie Élisabeth Lévy et Jonathan Siksou 42Des milliers de cris d'alarme Élisabeth Lévy et Jonathan Siksou 3P. le maudit Élisabeth Lévy 10Misogynie, faute morale Jean-Michel Delacomptée 12Ma vie à l'Assemblée Emmanuelle Ménard 14Coup de rouge Olivier Dartigolles 16La Belgique, l'autre pays des islamo-gauchistes Céline Pina 20Perfectible Ukraine Entretien avec Arno Klarsfeld Propos recueillis par Gil Mihaely 22L’Ukraine n’est pas en Asie Jean-Noël Poirier 24Préparons-nous à la guerre « à l’ancienne » Entretien avec le général Vincent Desportes Propos recueillis par Gil Mihaely SOMMAIRE N° 110 – MARS 2023Directeur de la publication Gil Mihaely Directrice de la rédaction Élisabeth Lévy Directeur adjoint de la rédaction Jeremy Stubbs Rédaction en chef Martin Pimentel (causeur.fr) Jonathan Siksou (culture) Rédaction Cyril Bennasar, Sami Biasoni, Jean Chauvet, Yannis Ezziadi, Alain Finkielkraut, Stéphane Germain, Jean-Luc Gréau, Pierre Lamalattie, Jérôme Leroy, Bérénice Levet, Patrick Mandon, Céline Pina. Correction Frédéric Baquet Secrétaire de rédaction Cécile Michel Ont participé à ce numéro Sophie Bachat, Corinne Berger, Françoise Bonardel, Michel Columbu, Olivier Dartigolles, Jean-Michel Delacomptée, Didier Desrimais, Alexandre de Galzain, Xavier Lebas, Marsault, Emmanuelle Ménard, Philippe Murer, Frederic de Natal, Jean-Noël Poirier, Paul Rafin, Georgia Ray, Sophie Rierba, Ivan Rioufol, Jean-Baptiste Roques, Julien San Frax, Emmanuel Tresmontant. Direction artistique Laurent Carré Iconographie Alexandre Denef Direction marketing et commerciale Marina Leroux Charles Lévy 01 84 79 01 35 Distribution MLP Gestion de la diffusion en points de vente BO Conseil Analyse Média Etude Otto Borscha - oborscha@boconseilame.fr 09 67 32 09 34 (contact points de vente) Abonnements et anciens numéros : https://boutique.causeur.fr/ 01 84 79 01 35 (Du lundi au vendredi 10h – 17h) ou clients@causeur.fr Impression Berger Levrault Graphique 2780, route de Villey Saint-Étienne 54200 Toul Image de couverture Jacques Witt/SIPA Causeur est édité par Causeur.fr SAS au capital de 101 900 euros - RCS Paris Siret 504 830 969 000 29 Naf 5814 Z. Dépôt légal à parution - ISSN 1966-6055. Commission paritaire : 0320 D 90295. Enregistrement CNIL 1296122. 32, rue du Faubourg-Poissonnière 75010 Paris 01 84 79 01 35 / info@causeur.fr www.causeur.fr 5 JacquesWitt/SIPA–Sipa 48La position du démissionnaire Paul Rafin 50 «Toute une génération est prise entre wokisme et islamisme » Entretien avec Éric Zemmour Propos recueillis par Élisabeth Lévy et Jonathan Siksou 54Pap Ndiaye, wokiste à temps partiel Jean-Baptiste Roques 56Entre propagande et chienlit : l'école est finie ! Françoise Bonardel 58Centre de formatage Corinne Berger 60Si j'aurais pas venu, j'aurais su ! Georgia Ray 62Pensée correcte exigée Alexandre de Galzain CULTURE& HUMEURS 66« Montrer mon cul est un acte féministe » Entretien avec AfidaTurner Propos recueillis parYannis Ezziadi 72Colette ou le panthéisme joyeux Jérôme Leroy 76AmbroiseThomas, l'académisme a un avenir Julien San Frax 78Bruno Lafourcade, écrivain hors-cadre Didier Desrimais 80Place de la Madeleine Patrick Mandon 82Giacometti, un business comme un autre ? Pierre Lamalattie 84Le sacre du sacré Alexandre de Galzain 86 L'Universel fait de la résistance Georgia Ray 90Tant qu'il y aura des films Jean Chauvet 92Du vrai pain, sinon rien ! EmmanuelTresmontant 95Je vous salue Morrissey Sophie Bachat 96Les carnets d'Ivan Rioufol 98Le mois de Marsault Prochaine parution : le 5 avril 2023 6 D.R. Depuis 2021, de nombreuses femmes postent des vidéos où elles dénoncent les gym creeps, des hommes qui, dans les gymnases, reluquent les jolies femmes bien sculptées pendant qu’elles font leurs exercices. Certes, il doit y avoir des cas d’hommes indiscrets et importuns dans les salles de sport. Mais les internautes ont commenté le fait que dans beaucoup de ces vidéos les femmes se mettent en scène dans des tenues extrêmeLe jeune metteur en scène irlandais Oisín Moyne avait prévu de faire ses débuts avec la célèbre pièce de théâtre de Beckett, En attendant Godot, nous apprend The Irish Times. Les représentations devaient avoir lieu au centre culturel de l’université de Groningen (Pays-Bas) au mois de mars. Les répétitions se déroulaient depuis le mois de novembre. Tout se passait bien jusqu’au moment où des représentants du centre culturel ont découvert que les auditions pour l’attribution des cinq rôles masculins de la pièce avaient été réservées… aux hommes. Même pour une pièce écrite précisément Voyeurismeaveugle Finde partie ParJeremyStubbs ParDidierDesrimais ment moulantes et font des mouvements suggestifs des hanches et du buste, comme si elles voulaient attirer l’attention et récolter des likes. Elles ont l’air de dire : regardez, je suis belle car j’ai des creeps (des « sales mecs ») qui me zieutent, et je suis moralement supérieure car je les dénonce. En janvier, une jeune influenceuse américaine, Jessica Fernandez, a posté une vidéo qui a engrangé des millions de vues. Elle se filme à la gym en train de parler à sa caméra pendant qu’elle fait ses exercices. Derrière elle, on voit un homme qui, de temps en temps, jette un regard vague dans sa direction et vient proposer de l’aider à ranger les poids. Elle refuse poliment et il s’en va. Pendant ce temps, elle fait un commentaire à son insu le dénonçant comme un pervers. Face à l’avalanche de critiques sur le Net, elle a présenté ses excuses, ce qui est tout à son honneur. Mais le 13 février, un footballeur aveugle anglais poste une vidéo virale où il raconte une expérience bien différente. Dans le gymnase il se voit – ou s’entend – accuser par une femme de la reluquer. Quand il explique qu’il est non voyant, elle appelle le personnel qui l’expulse de la salle. Une expérience similaire est arrivée à un surfeur américain, Pete Gustin, en 2021. Quand il révèle qu’il est aveugle, son accusatrice répond : « Je m’en fous, arrêtez de me zieuter ! » Un média satirique a publié une fausse histoire où une femme accuse un aveugle de la lorgner – par le biais de son chien guide. Selon l’échelle de valeurs actuelle, les trans sont supérieurs aux femmes, mais les féministes supérieures aux non-voyants. • pour être jouée par cinq hommes, les auditions n’ont pas été suffisamment « ouvertes », selon eux. « Vous ne pouvez pas interdire des gens dès le départ », s’est ému Bran Douwes, le programmateur du théâtre. Pour sa défense, Oisín Moyne a affirmé qu’il était impossible de confier ces rôles à des femmes. En effet, les héritiers de Beckett, détenteurs des droits de Godot, imposent aux compagnies le strict respect des consignes de l’auteur, à savoir une distribution exclusivement masculine, sous peine de procès. Medeea Anton, la productrice de la pièce, a cru pouvoir amadouer l’université en allant inclusivement dans son sens : « […] le reste de notre production est majoritairement féminin. Nous avons également des personnes trans, des personnes non binaires ». Mais rien n’y a fait. « L’idée que seuls les hommes sont aptes à jouer ces rôles est dépassée et même discriminatoire », a asséné la très ouverte et très inclusive attachée de presse de l’université. Les représentations ont été annulées. Bonne poire, Oisín Moyne espère sincèrement que l’université trouvera un événement conjuguant théâtre et inclusion pour remplacer le sien. Philosophe, il espère simplement qu’un autre lieu culturel voudra bien les accueillir, lui et sa troupe : « Maintenant, c’est nous qui attendons Godot. » Voilà ce que Beckett n’aurait sûrement pas manqué d’appeler une ubuesque fin de partie. • 7 D.R. Fidèle à son mentor, Nicolas Sarkozy, Gérald Darmanin n’a pas manqué de rebondir sur le drame causé par Pierre Palmade.Outrel’inutileprojetdecréationdudélitd’« homicide routier », ce communicant retors en a profité pour envisager de supprimer les 12 points du permis de « toute personne qui conduit alors qu’elle a consommé de la drogue ». Simple et efficace ? Ni l’un ni l’autre a priori. Parier sur l’efficacité de la mesure, c’est s’imaginer que les millions d’utilisateurs de cannabis, cocaïne, MDMA ou ecstasy (liste non exhaustive) vont significativement baisser leur consommation. En revanche, c’est s’affranchir du palier de six points retirés – sanction actuelle et coup de semonce plutôt dissuasif pour ne pas s’y faire prendre deux fois. Au fil du temps, l’application résolue d’une telle mesure finirait par permettre de doubler le nombre de conducteurs sans permis (donc sans assurance) – un million aujourd’hui sillonnent les routes. Une ambition que l’on abandonnera à notre ministre de l’Intérieur. Quant à la simplicité de la chose, elle n’a rien d’évident. En effet, tout comme ceux de l’alcool, les effets des drogues se dissipentdanslesheuresquisuiventleurprise.Enrevanche, les traces laissées dans l’organisme n’ont pas la même durée deviesuivantleproduit.Onpeutainsidétecterl’alcooldans le sang seulement dix à douze heures après sa consommation, alors qu’il faut deux jours pour éliminer la cocaïne et une à trois semaines pour le cannabis. Ce dernier reste détectabledanslescheveuxtroismoisaprèsl’écrasementdu pétard (à côté du cendrier). On est pourtant, heureusement, et depuis longtemps, autant en état de conduire que celui qui s’était pris une cuite au même moment. Il conviendrait ainsi de définir le délai réaliste après lequel on aurait le droit de reprendre le volant – ça, ce serait une ambition fort légitimedenatureàavoiruneinfluencesurlesconsommateurs. Il faut donc, comme pour l’alcool et ses 0,5 g/l, déterminer un seuil de détection en deçà duquel le conducteur ne sera plus considéré comme sous l’empire de la drogue. Amusant, carcelas’apparenteàunedépénalisationàbasbruit.Cen’est certainement pas ce que notre ministre avait en tête. • Darmanin :droguéàlacom’ ParStéphaneGermain Envie de voir un film qui déconstruit les clichés racistes et promeut l’amitié entre juifs et musulmans ? Mise en ligne le 28 janvier, la comédie romantique woke You People s’est vite retrouvée parmi les premières places de Netflix à cause de la curiosité suscitée par son casting : Eddie Murphy (Le Flic de Beverly Hills), David Duchovny (de X-Files), Julia Louis-Dreyfus (vue dans Seinfeld) ou Jonah Hill et Lauren London dans les rôles principaux. À Los Angeles, Ezra, un trentenaire juif et pataud, se voit proposer des rendez-vous galants, mais ne trouve jamais chaussure à son pied parmi les femmes de sa communauté. Un jour, il monte à l’arrière d’une voiture conduite par Amira, qu’il prend pour un Uber. La jeune femme noire, n’étant pas taxi, se pense agressée : délicieux quiproquo. Ezra se confond en excuses. « Non, ne me dites pas que vous êtes désolé, c’est faux. Vous avez vu une femme noire dans une voiture pourrie, et vous avez pensé en tant qu’homme blanc que cela vous donnait le droit de monter à bord et de balancer une adresse ! » C’est parti pour deux heures de grosse rigolade. Les deux personnages tombent évidemment amoureux, et évidemment, leurs familles respectives, juive et musulmane, auront bien du mal à s’entendre. Eddie Murphy arbore un kufi (couvre-chef porté par les hommes musulmans, particulièrement en Afrique) offert par Louis Farrakhan, le leader de Nation of Islam. La maman juive, qui veut bien faire, en fait des tonnes sur les violences policières ou s’excuse de la réussite financière de son foyer, pendant que les tourtereaux ironisent sur la grand-mère rescapée de la Shoah. « Oh, mais vous n’oseriez pas comparer l’Holocauste et l’esclavage ? » s’indigne le père de la Noire. Mais il n’y a pas que l’humour qui sonne faux ici. On sait qu’il existe des coordinateurs d’intimité à Hollywood, ou que des geeks peuvent faire figurer leurs ex dans des films de revenge porn grâce à la technologie du deep fake. You People innove : le baiser final a carrément été réalisé en imagesdesynthèse,acaftéunsecondrôledufilm.Entre les acteurs, les bons sentiments interraciaux s’arrêtaient apparemment en même temps que les caméras. • C’estducinéma ParMartinPimentel 8 D.R. Josh Alexander est un adolescent rebelle. Jusqu’en novembre 2022, ce Canadien de 16 ans était scolarisé dans un lycée catholique de Renfrew, ville de l’Ontario. En classe, alors qu’un débat s’engage sur le sujet de la transition de genre, Josh juge bon de rappeler qu’il n’y a que deux sexes, que l’on naît homme ou femme. « Le genre ne l’emporte pas sur la biologie », avance-t-il, une déclaration marquée du coin du bon sens mais qui lui vautd’êtrerenvoyédesonétablissement.Pastrèscatholiquecommemotifd’expulsion.Imaginezlaréactionde l’établissement s’il avait déclaré qu’il n’y a qu’un Dieu ! Ilfautdirequelejeunehommeestunhabituédescoups d’éclat. En effet, dans ce lycée, plusieurs adolescents pensent être des adolescentes et fréquentent le vestiaire féminin. Irrité par cette situation, Josh a organisé une grève pour que ses camarades féminines puissent accéder à leur vestiaire sans avoir à le partager avec des garçons qui se prennent pour des filles. L’insolence de l’adolescent ne s’arrête pas là puisqu’il a osé expliquer que son opinion sur le sujet était fondée sur la Bible. Selon ce livre très ancien, et par conséquent caduc aux yeux de notre postmodernité, l’humanité se diviserait en deux sexes, probablement car le Créateur de ces derniers n’était pas assez progressiste pour en imaginer un troisième. Le lycée a émis plusieurs conditions au retour du jeune homme, en particulier qu’il accepte de ne pas assister à certains cours suivis par deux étudiants transgenres qui désapprouvent ses croyances religieuses. Josh a alors invité ces derniers à « réfléchir au fait qu’ils fréquentent une école catholique » et à en tirer les conclusions en trouvant un autre lycée. Après tout, bien que leur lycée actuel n’ait de catholique que le nom, s’il est possible de changer de genre aussi facilement, changer d’établissement devrait être un jeu d’enfant. • ParMichelColumbu MarcoGoecke,chefdelacompagniedeballetdel’Opéra d’État de Hanovre et chorégraphe, est si sensible à la critique qu’il vient d’être viré de son poste et fait désormais l’objet d’une enquête judiciaire. Le dimanche 12 février, lors de la première de son nouveau spectacle, Glaube – Liebe – Hoffnung (Foi – amour – espoir), au moment de l’entracte, il a pris à partie la journaliste Wiebke Hüster, critique danse au Frankfurter Allgemeine Zeitung, qui se trouvait dans le public. Il lui a annoncé qu’elle n’était pas la bienvenue dans la salle à cause du compte-rendu qu’elle avait publié la veille d’un autre spectacle qu’il avait mis en scène pour le Nederlands Dans Theater de La Haye. Selon elle, l’effet de ce ballet consistait tantôt à rendre le spectateur fou, tantôt à l’assommer d’ennui. Goecke l’a accusée d’être responsable d’une baisse des ventes de billets. Et puis soudain, à la stupeur générale, il s’est frayé un chemin entre les spectateurs jusqu’à la critique et lui a badigeonné le visage d’excréments sortis d’un petit sac en plastique. Les matières fécales « fraîches » venaient de Gustav, son teckel de compagnie. Secourue par un employé de l’opéra, la journaliste s’est nettoyée dans les toilettes avant de se rendre dans un poste de police pour porter plainte. D’autres journalistes ont dénoncé une attaque contre la liberté de la presse. L’Opéra a présenté ses excuses à Hüster, puis le chorégraphe a fait de même, mais cela ne l’a pas empêché d’être renvoyé. Il est vrai qu’il avait d’abord tenté de se justifier en prétendant que son acte n’était pas prémédité et que les critiques de la journaliste étaient « personnelles ». Il aurait même ajouté que cela faisait vingt ans qu’elle le bombardait de « merde ». La punition spontanée qu’il lui a infligée était donc adaptée au crime. • Merde ! Pastrèscatholique ParSophieRierba 9 D.R. Les kaitenzushi ou restaurants de sushis, où les victuailles se succèdent sur un tapis roulant qui tourne sans cesse, sont un élément essentiel de la culture japonaise. On peut donc imaginer l’esclandre déclenché par des canulars qui mettent en doute la salubrité de ces lieux. Le 29 janvier, une vidéo postée sur Twitter montre un adolescent qui lèche une bouteille de sauce soja, le rebord d’une tasse à thé et ensuite ses doigts, avec lesquels il touche ensuite des sushis qui passent. La vidéo a été visionnée 99 millions de fois. L’horreur et le dégoût exprimés par les internautes sont à la hauteur du choc. Pour comble, la vidéo a provoqué des imitations. Le phénomène a été vite baptisé « sushiterro », autrement dit, « sushi-terrorisme ». Les actions de la société mère de la chaîne de restaurants en question, Sushiro, ont perdu 5 % de leur valeur, même si la perte a été rattrapée par la suite. Selon un spécialiste interviewé par CNN, il faudrait jusqu’à six mois pour surmonter l’impact de ces farces sur les ventes. L’adolescent de la vidéo principale a présenté ses excuses, mais l’entreprise entend poursuivre en justice tous les Suprémacismenoir Offenseausushi ParXavierLebas d’action de Black Lives Matter At School, les écoles – de la maternelle au lycée – sont encouragées à mettre en œuvre dans leurs enseignements les 13 principes directeurs de BLM. L’événement est approuvé par les deux plus grands syndicats d’enseignants. Parents Defending Education, association visant à protéger les écoles contre l’influence d’idéologies militantes, a publié sur son site web les matériels pédagogiques utilisés par des écoles ou rectorats dans 11 États. Reflétant les 13 principes, ces matériels visent à combattre le « colorisme », un néologisme qui, remplaçant le racisme, désigne un système où la peau blanche est toujours privilégiée. Dans une perspective séparatiste, il s’agit aussi de créer une communauté ou « famille » planétaire de Noirs. Les activités, cours et lectures préconisés prétendent contribuer à démanteler le patriarcat, la famille nucléaire occidentale, la pensée hétéronormative et le privilège cisgenre, permettant aux enfants de se découvrir comme non binaires ou trans. Dans un comté dans le Maryland, les enfants sont invités à participer à un exercice censé déterminer « leur degré de privilège et d’oppression ». Ailleurs, les enfants écoutent des contes dégenrés lus par des drag-queens (des hommes déguisés en femmes), portent des vêtements pour honorer un Noir assassiné par la police, apprennent que l’objectivité et « l’adoration du mot écrit » sont les apanages de la suprématie blanche et découvrent ce qu’est d’être un militant. Un programme d’endoctrinement aussi explicite aurait enchanté Mao lui-même. • farceurs qui peuvent être identifiés. La chaîne a limité l’accès des clients aux plats et aux couverts. Une autre a installé des caméras pour surveiller les clients trop tactiles. Très soucieux d’hygiène, les Japonais portaient couramment le masque même avant la pandémie. Or, le pays connaît actuellement un pic de cas de Covid. Le contrat social traditionnel suppose que chacun puisse compter sur les autres pour se comporter correctement. D’où cette lamentation d’un twittos : « Où est passée notre morale ? » • Aux États-Unis, février est le Mois de l’histoire des Noirs, durant lequel les établissements scolaires et les institutions culturelles célèbrent les réalisations des Afro-Américains. Mais du 6 au 10, durant la Semaine ParFredericdeNatal 10 JPPARIENTE/SIPA LACA USE DES HO MMES MISOGYNIE, FAUTE MORALE ParJean-MichelDelacomptée — P Que deviennent les hommes à l’heure où la révolution des mœurs – la révolution morale – souffle en tempête sur l’Occident ? ourquoi il n’y a jamais de femme dans vos groupes ? Janis Joplin, — Trouvez-moi une bonne batteuse et je l’engage. C’était dans un documentaire consacré à « Pearl », diffusé en janvier dernier sur France 4. En suggérant que les femmes sont incapables de bien jouer de la batterie, est-ce que Janis Joplin était misogyne ? Elle ne l’était évidemment pas. Elle constatait ce qui, à tort ou à raison, lui semblait une réalité. Interrogé par le Guardian le 17 février dans le cadre de la promotion de Liaison, nouvelle série disponible sur Apple TV+, Vincent Cassel se livre (Le Figaro Madame) : « Si les hommes deviennent trop vulnérables et trop féminins, je pense qu’il va y avoir un problème. » Puis, comme pris de remords : « J’espère ne pas être misogyne. » Vincent Cassel est-il misogyne ? Vu le déluge de blâmes scandalisés sur les réseaux, il l’est. En exprimant une opinion reçue comme masculiniste, il est passé pour un vieux macho irrespectueux des femmes. De ce mince événement exemplaire, on déduira qu’être misogyne ne dépend pas de la teneur du propos, mais de l’identité de la personne qui le tient. Excepté par haine de son propre genre, une femme ne peut pas l’être, seulement les hommes. Et ce faisant, ils sont impardonnables. Pas loin de commettre un sacrilège. Cela posé, si seuls les hommes peuvent être misogynes, en quoi le sont-ils ? Bien que l’accusation fleurisse sous nos climats, il n’est pas courant de 11 rencontrer des hommes qui manifestent de l’aversion envers les femmes. Le terme est fort, mais pertinent. Car la définition que le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL) donne de la misogynie ne laisse aucun doute : « Aversion ou mépris (d’un homme généralement) pour les femmes, pour le sexe féminin ; tendance à fuir la société des femmes. […] – [P. méton.] Le moyen âge est misogyne. On peut supposer que, dans une certaine mesure, cette misogynie était d’origine chrétienne. (...) à tous les hommes de religion la femme est apparue comme l’incarnation continuée de l’Ève tentatrice et corruptrice (Faral, Vie temps st Louis, 1942). » Quant à l’adjectif « misogyne » : « [En parlant habituellement d’un homme] (Personne) qui a une hostilité manifeste ou du mépris pour les femmes, pour le sexe féminin. Célibataire misogyne ; un vieux misogyne. » Le CNRTL précise ensuite qu’on ne relève pas d’exemple au féminin dans la documentation, que le mot est apparu pour la première fois en 1564, et qu’il reste rare jusqu’au xixe siècle. De ces définitions, retenons que la misogynie authentique a partieliéeaveclareligionetaveclasexualité(l’Ève tentatrice), et que le terme n’est guère mentionné jusqu’au xixe siècle (moment où le statut de la femme régresse en réaction aux progrès réalisés par la Révolution). Étant donné l’état du christianisme en France, avouons que la misogynie n’a, chez nous, plus grand-chose à voir avec ses racines. Voici un exemple éloquent de misogynie authentique, emprunté à un bénédictin du xie siècle, saint Pierre Damien : « Chiennes, truies, chouettes et oiseaux de nuit, louves, suceuses de sang, qui hurlez : “Apporte, et apporte encore ! ” Approchez et écoutez-moi, courtisanes, prostituées, avec vos baisers lascifs, vos bauges où se vautrent les porcs, vos couches pour les esprits impurs, demi-déesses, sirènes, sorcières, adeptes de Diane, si un signe ou un présage est trouvé ici, il sera considéré comme suffisant pour vous appeler ainsi. Car vous êtes victimes de démons, destinées à être fauchées par la mort éternelle. » Pas sûr que Vincent Cassel, et n’importe quel mâle civilisé, se reconnaisse dans ces éructations. Il n’en est pas moins vrai que la représentation que notre société s’est formée des femmes se rattache à leur place dans l’ordre sexuel : soit maman, soit putain. Soit la fille qui couche, soit celle qu’on épouse. Schéma apparemment obsolète, et qui pourtant subsiste en arrière-fond. C’est par ce biais que s’introduit la possibilité de la misogynie, justifiant l’importance fondamentale que le féminisme accorde à la question sexuelle dans les relations entre les femmes et les hommes. C’est là aussi que le néoféminisme, le féminisme de la deuxième vague, révèle son archaïsme : il l’atteste par la proximité des éructations du moine bénédictin avec le hashtag « Balance ton porc », lancé par Sandra Muller en octobre 2017, où la misandrie répond à la misogynie sur un mode porcin. On y retrouve la même vision repoussante du corps sexué, la même haine de l’autre sexe, de l’homme en l’occurrence. Qu’on le veuille ou non, l’ombre du mouvement Metoo plane sur ces haines en miroir. À la différence de la représentation des femmes, la représentation que notre société s’est formée des hommes ne participe pas de l’ordre sexuel, mais de l’ordre militaire. C’est au regard de cet ordre que, selon la tradition, un homme s’attire le mépris, dès lors qu’il manque de la vertu attendue d’un homme. À la différence de l’honneur féminin relatif à la chasteté des épouses, des sœurs, des filles, l’honneur masculin porte sur le courage physique, la bravoure, le comportement face à la violence. Il ne s’inscrit pas dans l’ordre de la vie, comme pour les femmes à travers l’engendrement, mais de la mort. Risque d’être tué, devoir de tuer. L’exemple de la guerre en Ukraine est parlant : les hommes combattent et meurent, les femmes et les enfants composent les convois de réfugiés. Aucune lâcheté chez les femmes, simplement la guerre révèle en pleine lumière la répartition multiséculaire des fonctions sociales, fondées sur une binarité de base, la vie d’un côté, la mort de l’autre, opposition transcendée par les mœurs et les lois. En Occident, la révolution morale a pour effet que la question de l’honneur chez les hommes a perdu toute validité. Il ne s’agit plus « d’en avoir ou pas ». Autrefois cardinale, cette vertu est désormais réprouvée. On ne méprise plus le lâche, ce trait de caractère n’a plus aucune importance : il va de soi. Sur le principe majeur de la masculinité, les hommes en Occident sont d’ores et déjà déconstruits. Avec son expression grotesque, Sandrine Rousseau a visé juste. Pour le dire autrement, Vincent Cassel n’est pas misogyne, mais conservateur. Il respecte très certainement les femmes, n’éprouve pour elles ni aversion ni mépris, mais il refuse d’être déchu de sa vertu d’homme. Sa crainte de paraître misogyne tient au fait que le féminisme de la deuxième vague est en passe de gagner la partie, ou l’a déjà gagnée. •
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