CAUSEUR MAGAZINE n°133 - Page 2 - 133 2 SCRIPTUS EDITEUR Au printemps 1983, l’affaire des faux carnets d’Hitler fait la une des médias internationaux. Le magazine allemand Stern, au cours d’une conférence de presse à grand spectacle, venait d’annoncer la publication de 62 carnets d’écrits intimes du dictateur, couvrant intégralement la période 1939-1945. Bien que très minutieusement et très habilement agencé, ce supposé grand coup médiatique se révèlera n’être qu’une formidable arnaque. Les écrits sont des faux. Mais des faux dont certains, en Allemagne et ailleurs, attendent beaucoup car, sur la base de cette escroquerie hors normes, d’autres motivations, idéologiques celles-là, viennent se greffer : faire de ces prétendus écrits de la main d’Hitler l’argument clef des thèses négationnistes, l’instrument d’une manipulation autrement sinistre : convaincre la terre entière que, non seulement, Hitler lui-même n’avait pas eu de responsabilité directe dans l’holocauste mais surtout, partant de là, que rien ne prouvait donc qu’il ait vraiment eu lieu. 14,77 € Les carnets d’Hitler - Scriptus édition, broché, 104 pages. Commander dès maintenant sur amazon.fr « La magistrale escroquerie visant à innocenter Hitler » 3 SYSPEO/SIPA L'ÉDITORIAL D'ÉLISABETH LÉVY UNE FEMME D’HONNEUR a plupart des gens pensent spontanément que lâcher un ami à terre n’est pas très glorieux. On se rêve plus volontiers en d’Artagnan qu’en Iago et même, dans le registre un peu plus sainte-nitouche, en Madame de Tourvel qu’en Merteuil. Et ce n’est pas un hasard si le premier mot du Chant des partisans est « ami ». Or, par une maléfique inversion, la bonne société criminalise aujourd’hui la fidélité. Si un de vos amis est condamné pour masculinité toxique ou tout autre crime passible de la peine de mort sociale, à l’issue de l’un de ces procès en sorcellerie où l’accusation vaut condamnation, ces bons esprits n’auront qu’un mot d’ordre : aux abris ! Si vous tenez à votre carrière, à votre image, à vos invitations sur France Inter, désolidarisez-vous de l’individu que nous avons décidé de bannir. Pour écarter la foudre, le reniement doit être à la hauteur des attachements passés. Comment ai-je pu, toutes ces années, ne pas voir qu’un monstre se cachait derrière l’homme que je croyais connaître. Moi qui ai toujours lutté pour les femmes, je ne saurais en aucun cas cautionner de tels agissements, peu importe qu’ils soient ou non prouvés. MeToo ne renverse pas la charge de la preuve. Plus besoin de preuve. Cette réhabilitation de la trahison, relookée en devoir citoyen, n’avait cours jusque-là que dans les régimes totalitaires où la culpabilité est contagieuse. La terreur nazie, stalinienne ou maoïste exigeait de l’enfant qu’il dénonce ses parents, de l’élève qu’il accuse le professeur, de l’ami qu’il sacrifie l’ami. Et souvent, comme Winston qui, à la fin de 1984, cède en hurlant « Faites-le à Julia ! Pas à moi ! », le malheureux s’exécutait pour sauver sa peau. On ne se permettra pas de juger des gens qui encouraient la mort ou le goulag. Mais on a le droit de trouver méprisable tous les prêchi-prêcheurs et prêcheuses qui, pour sauver leur carrière et leur valeur mondaine, acceptent de cracher publiquement sur ceux devant lesquels ils se prosternaient la veille. C’est ainsi désormais qu’on s’achète une vertu. On se rappelle le scandale déclenché par la tribune intitulée « N’effacez pas Gérard Depardieu », parue en décembre 2023 dans Le Figaro à l’initiative de notre ami Yannis Ezziadi, traîné dans la boue et extrême droitisé pour avoir osé écrire que « lorsqu’on s’en prend ainsi à Gérard Depardieu, c’est l’art que l’on attaque ». Cette phrase, évidemment discutable, a enragé tous ceux qui prétendent juger l’art à l’aune de la moralité réelle ou supposée de l’artiste. Pour eux, que l’on conserve son amitié à un homme soupçonné de comportements disons excessifs est tout simplement intolérable. Le 25 mars, les néo-tricoteuses, venues assister à l’exécution du monstre, font le pied de grue devant le palais de justice de Paris, où doit se tenir le procès du comédien pour agressions sexuelles. Elles attendent avec gourmandise l’occasion de pouvoir enfin le huer et montrer face caméra qu’elles sont dans le bon camp. Dans la salle d’audience, où le gotha du journalisme MeToo a pris place du côté des parties civiles, la claque des plaignantes s’efforce de repérer les soutiens du comédien, que la presse recense avec minutie. On pense aux croquantes et aux croquants, tous ces gens bien intentionnés qui, dans l’Auvergnat de Brassens, se délectent de voir le paria emmené entre deux gendarmes. Et on a plutôt envie d’être celui qui lui sourit dans son malheur. Pas de compassion pour le prédateur ! J’espère que, si un ami était condamné, même pour un crime qu’il a commis, il resterait mon ami. Mais je dois avoir une moralité défaillante. On ne peut qu’admirer la fidélité, le courage et la classe de Fanny Ardant qui, malgré la peur qu’elle a dit éprouver, est venue le 26 mars dire à la barre son amour et son admiration pour son ami. Rien de surprenant quand on se rappelle qu’il y a quelques mois, elle défendait en « une » de Causeur Roman Polanski, un autre de ses amis honnis par la meute féministe. Autant dire que l’ardente Fanny se moque du qu’en-dira-t-on. Devant la Cour, la comédienne ne se contente pas d’affirmer qu’elle n’a jamais vu le prévenu commettre un geste choquant (ce qui ne prouve pas qu’il n’en a jamais commis, Depardieu n’est pas non plus un ange tombé du ciel). Elle ose parler de son art : « Je suis une amie de Gérard, je le connais depuis toujours donc je peux parler pour lui. Je vais agrandir le débat en disant pourquoi Gérard est un si grand acteur. Il a le génie de donner à tous les personnages qu’il a interprétés une richesse, une contradiction, une diversité, avec le bien, le mal, la lumière, l’ombre. Toute forme de génie porte en soi quelque chose d’extravagant, d’insoumis, de dangereux. » Du côté des parties civiles, on grommelle, on s’agite, quelques protestations fusent. Visiblement, Mademoiselle Ardant a frappé dans le mille. En parlant de beauté, de grandeur, d’un homme qui peut être à la fois sombre et lumineux, elle a écrasé les médiocres de sa grandeur et de sa liberté. La preuve, c’est que dans le compte-rendu d’audience publié par Mediapart le 26 mars, il n’y a pas un mot sur son témoignage. On dirait que, pour une fois, Marine Turchi n’a pas su quoi dire. L 4 Jack Guez/AP/SIPA – Hannah Assouline Directeur de la publication Gil Mihaely Directrice de la rédaction Élisabeth Lévy Directeurs adjoints de la rédaction Jean-Baptiste Roques, Jeremy Stubbs Rédaction en chef Martin Pimentel (causeur.fr) Jonathan Siksou (culture) Rédaction Cyril Bennasar, Sami Biasoni, Jean Chauvet, Yannis Ezziadi, Alain Finkielkraut, Stéphane Germain, Jean-Luc Gréau, Pierre Lamalattie, Bérénice Levet, Patrick Mandon, Céline Pina. Correction Frédéric Baquet Secrétaire de rédaction Cécile Michel Ont participé à ce numéro Olivier Annichini, Jules Basset, Françoise Bonardel, Olivier Dartigolles, Didier Desrimais, Gilles-William Goldnadel, Noémie Halioua, Jean-David Jumeau-Lafond, Lisa Kamen-Hirsig, Emmanuelle Ménard, Jean-Jacques Netter, Georgia Ray, Ivan Rioufol, Frédéric Rouvillois, Julien San Frax, Emmanuel Tresmontant, Loup Viallet. Direction artistique Laurent Carré Iconographie Alexandre Denef Direction marketing et commerciale Marina Leroux Charles Lévy 01 84 79 01 35 Distribution MLP Gestion de la diffusion en points de vente BO Conseil Analyse Média Etude Otto Borscha - oborscha@boconseilame.fr 09 67 32 09 34 (contact points de vente) Abonnements et anciens numéros : https://boutique.causeur.fr/ 01 84 79 01 35 (Du lundi au vendredi 10h – 17h) ou clients@causeur.fr Impression Berger Levrault Graphique 2780, route de Villey Saint-Étienne 54200 Toul Images de couverture Hannah Assouline – D.R. Causeur est édité par Causeur.fr SAS au capital de 153 850 euros - RCS Paris Siret 504 830 969 00037 Naf 5814 Z. Dépôt légal à parution - ISSN 1966-6055. Commission paritaire : 0325 D 90295. Enregistrement CNIL 1296122. 32, rue du Faubourg-Poissonnière 75010 Paris 01 84 79 01 35 / info@causeur.fr www.causeur.fr 26 La bataille duTrocadéro Jean-David Jumeau-Lafond 28 Vintimille : vivre au camp des saints Loup Viallet 32 La fabrique des coachs Lisa Kamen-Hirsig QUIESTNOTRE ENNEMI? 38 L'Occident à l'Ouest Élisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques 41 Armement : les recettes carnivores Jules Basset 42 « L'Europe est l'idiot du village global » Entretien avec Marcel Gauchet Propos recueillis par Élisabeth Lévy et JeanBaptiste Roques 3 Une femme d'honneur Élisabeth Lévy 10 Coup de rouge Olivier Dartigolles 11 Les carnets d'Ivan Rioufol 12 Il y a une vie après l'Assemblée... Emmanuelle Ménard 14 Le mur des comptes Jean-Jacques Netter 16 Quand Israël importe un conflit franco-français Noémie Halioua 18 Nétanyahou : ni juges ni Hamas Gil Mihaely 22 Dessine-moi un Français Céline Pina SOMMAIRE N°133 – AVRIL 2025 5 Hannah Assouline 48 Nous avons épuisé les dividendes de notre puissance Entretien avec Pierre Manent Propos recueillis par Élisabeth Lévy et JeanBaptiste Roques 54 Les Anglais peuvent tirer les premiers Jeremy Stubbs 58 La guerre sans effort de guerre ? Stéphane Germain CULTURE& HUMEURS 62 Conservatoire : on ne joue plus ! Yannis Ezziadi 65 Les musées imaginaires Jonathan Siksou 66 Un barrage contre le conformisme Frédéric Rouvillois 68 C'est du Zola ! Georgia Ray 71 La boîte du bouquiniste Jonathan Siksou 72 Contre MeToo, tout contre Élisabeth Lévy 73 Pèlerinage d'adieu Jonathan Siksou 74 Intelligence artificielle ou bêtise humaine ? Françoise Bonardel 76 Le palais, ou les pompes du pouvoir Julien San Frax 78 Comme à la maison - du peuple EmmanuelTresmontant 80 Tant qu'il y aura des films Jean Chauvet 82 L'affiche noire Gilles-William Goldnadel Prochaine parution : le 7 mai 2025 6 D.R. – Renault Il était une fois dans l’Est, près de Metz, à Batilly, une usine Renault (produisant des véhicules utilitaires), qui sans rouler sur l’or tenait néanmoins la route. En 2023 encore, les chaînes de montage tournaient à plein régime, avec la main-d’œuvre d’un millier d’intérimaires… des gars du cru, des Lorrains. Leurs contrats CDD ne pouvant légalement être reconduits ad vitam æternam (ils ne peuvent excéder 1 060 jours), Renault refusa de titulariser 400 intérimaires qui devinrent des Depuis quelques jours, la page Wikipédia consacrée au magazine Frontières relaye une information inquiétante. Mis en ligne le 17 mars, un nouveau paragraphe indique que le bimensuel créé en 2021 « manipule des données et fait des analogies trompeuses pour promouvoir ses thèses ». Comme source, le contributeur à l’origine de ce rajout gravement accusatoire renvoie à un article du Monde, qui lui-même s’appuie sur une récente « étude basée sur l’examen des sept premiers numéros de la publication ». Problème : sous une apparence solide, cette étude ne présente aucune garantie de Des migrants au garage Diabolisation2.0 ParOlivierAnnichini ParJean-Baptiste Roques chercheurs d’emploi. Pour les remplacer, l’entreprise ne fit pas appel à une filière d’immigration illégale, mais s’en remit à l’État. Dans sa volonté d’éparpiller façon puzzle l’immigration dans toutes les régions, l’État propose aux acteurs économiques locaux le CTAI : contrat territorial d’accueil et d’intégration. C’est ainsi que mi-2023 posèrent leurs sabots en Lorraine, à l’usine de Batilly, 400 migrants, venant d’Ukraine, de Somalie, d’Afghanistan… Migrants qui donnent aujourd’hui la migraine. Car la roue a tourné, l’usine est en crise. Renault, suivant les judicieuses directives de l’État et de l’UE, a ainsi investi 1,4 milliard dans la construction d’un Master 100 % électrique, utilitaire dont le prix de vente,40000euros,dissuadelespetitsartisansauxquels il est destiné. Bref le carnet de commandes reste plat, la chaîne tourne au ralenti. Et le 30 janvier, la direction a annoncé un plan drastique, avec la suppression de 700 postes, dont les 400 occupés par les migrants venus d’Ukraine, de Somalie, d’Afghanistan… dont on ne sait plus que faire. Les décideurs se refilent la patate chaude. Une réunion de concertation est prévue mi-avril, avant ensuite de saisir les ministres concernés, doucement mais sûrement on s’engage sur une voie de garage… L’État, ne pouvant plus les placer sur la case départ ou retour au pays, va sans doute intégrer et reclasser ces migrants à France Travail, l’agence dont l’appellation trompeuse prend en charge les Français, ou pas, qui ne travaillent pas. • sérieux, puisqu’il ne s’agit ni d’une enquête de presse, ni d’un travail universitaire, ni d’une décision de justice, mais d’une simple « analyse » parue sur le site web de la très orientée Fondation Jean-Jaurès. Dans ce texte, titré « Frontières : le média contre la République » (défense de rire), l’auteur, un certain Raphaël Llorca, prétend carrément prouver que la ligne éditoriale du journal d’Erik Tegnér est « anti-démocratique ». Pour étayer sa fumeusedémonstration,cet«expertcommunicant»cite trois extraits censés être accablants : d’abord une interview du juriste Pierre-Marie Sève, dans laquelle celui-ci plaide pour une justice « aux mains des citoyens et pas des juges » ; ensuite une interview de Georges Fenech, où l’ex-député LR dit préférer que la France soit « un seul peuple, une seule nation, une seule culture » ; et enfin une tribune de Garen Shnorhokian, militant du parti Reconquête, qui y traite de « charognards » les reporters chargés de suivre l’extrême droite. La bête immonde dans toute son horreur… On comprend mieux pourquoi Le Point, lui aussi visé cet hiver par un procédé du même tonneau (avec l’adjonction dans sa notice Wikipédia d’une section fallacieuse sur son prétendu « tournant populiste »), a lancé le 20 février une pétition contre les « campagnes de désinformation et de dénigrement » menées sur l’encyclopédie en ligne. Parmi les premiers signataires : Éric Chol (L’Express), Luc Le Vaillant (Libération), Natacha Polony (Marianne). Au secours, la fachosphère est partout ! • 7 D.R. – Jeanne Accorsini/SIPA Le Parlement travaille sur une loi destinée à mettre définitivement hors jeu le hidjab, ou voile islamique, sur les terrains de sport français. La ministre des Sports, Marie Barsacq, a toutefois émis quelques bémols, et le torchon brûle. Même si elle ne le sait pas, madame le ministre a quelque part raison. Une loi franco-française se heurtera fatalement aux exigences internationales… Prenons le football. Au nom de la laïcité, pour les compétitions nationales, la FFF (Fédération française) prohibe déjà le hidjab. Mais si la FFF est sous tutelle de l’État(vialeministèredesSports),elleestégalementune association membre de la FIFA (Fédération internationale). Or la FIFA (bien que son règlement stipule que l’équipement ne doit présenter aucun signe « à caractère politique, religieux ou personnel ») accepte depuis 2014 le port du voile, grâce à un article, un artifice, qui autorise tous les couvre-chefs, à condition qu’ils ne soient pas dangereux. Cela permettrait ainsi aux Anglais de jouer avec un chapeau melon, ou aux Français avec un béret, mais plus concrètement cela permet aux joueuses musulmanes de jouer avec ce fichu foulard. Et dans les statuts, il est souligné que les associations membres ont l’obligation « d’observer en tout temps règlements et directives de la FIFA ». Qu’à défaut elles peuvent être suspendues, voire exclues des compétitions internationales. Ainsi une joueuse ou une équipe sanctionnée pour port du voile par la FFF pourrait faire appel à la FIFA, qui aurait le droit d’infliger un carton jaune ou rouge à la FFF ! Si la FIFA est aussi tolérante, ce n’est pas par souci œcuménique, mais par intérêt économique, elle apprécie les gros chèques des émirs qui investissent dans le sport, tous les sports, pour soigner leur image, et l’imposer. Le Qatar a organisé la Coupe du monde 2022, l’Arabie saoudite sera le pays hôte en 2034. Une seule religion, celle de l’argent, comme au CIO, qui accepte les athlètes voilées aux Jeux olympiques. Il n’y a que dans les sports nautiques que les voiles ne font pas débat au port. • Fichu foulard ParOlivierAnnichini Le wokisme n’est pas mort et Shakespeare doit se retourner dans sa tombe. L’institution fiduciaire chargée de mettre en valeur Stratford-upon-Avon, la ville de naissance du dramaturge anglais, vient d’annoncer un immense programme de « décolonisation » des différents lieux à sa charge et l’organisation d’une « expérience muséale plus inclusive ». Cette décision s’appuie sur les travaux d’une chercheuse de l’université de Birmingham, Helen Hopkins, postulant que l’idée de « génie universel » à propos de Shakespeare profiterait surtout à « l’idéologie de la suprématie européenne blanche ». Mme Hopkins préconise de présenter Shakespeare non pas comme « le plus grand des dramaturges » maiscomme«unepartied’unecommunautéd’écrivains et d’artistes égaux dans le monde entier ». Il est par ailleurs prévu d’avertir le public sur les caricatures racistes, sexistes ou homophobes supposées émailler l’œuvre du dramaturge, ainsi que sur le lien « problématique » qu’aurait fait ce dernier entre « la blancheur et la beauté ». Pauvre Shakespeare ! À Londres, le Globe Theater avait déjà proposé de « décoloniser » ses pièces les plus célèbres. Le Songe d’une nuit d’été s’était ainsi vu affublé d’un avertissement – « La pièce contient un langage violent, des références sexuelles, de la misogynie et du racisme » – et les personnes « préoccupées par ces thèmes » étaient invitées à se renseigner avant d’acheter leurs billets. Dernières nouvelles de l’asile : des chercheurs de l’université de Roehampton, jugeant que le théâtre shakespearien est trop « blanc, masculin, hétérosexuel et cisgenre », ont décidé d’exhumer Galatea, une comédie de John Lyly, un auteur contemporain de Shakespeare. Au motif qu’elle met en scène des personnages se déguisant en personnes du sexe opposé, cette œuvre mineure – elle n’a pas été jouée depuis 1588 ! – valoriserait « des vies féministes, queer et transgenres ». Ces chercheurs vont vraisemblablement s’efforcer maintenant de dénicher un autre dramaturge élisabéthain ayant su glorifier la vie de militants LGBTQI+, de non-binaires racisés et d’hommes enceints. Pas facile mais, au Wokistan, plus rien n’est impossible. • Shakespeare pour lesvraiment nuls ParDidierDesrimais 8 D.R. – AP Photo/Godofredo A. Vásquez/SIPA Après le 7-Octobre, une vague de manifestations propalestiniennes a déferlé sur les campus des universités occidentales, donnant lieu à des actes antisémites et à la création d’un environnement hostile aux étudiants juifs. L’épicentre de ce mouvement a été l’université de Columbia à New York où, en avril 2024, des protestataires violents ont établi un campement. Leur exemple a fait des émules. À l’époque, Joe Biden avait clairement condamné l’antisémitisme ; Donald Trump passe à l’action. Le 7 mars, son gouvernement a annoncé l’annulation de 400 millions de dollars de contrats fédéraux avec l’université de Columbia. Le motif ? L’« inaction » de cette dernière « face au harcèlement continu des étudiants juifs » sur son campus. Le lendemain, les autorités fédérales arrêtaient Mahmoud Khalil, un ancien étudiant de Columbia, en vue de son expulsion. Il est accusé d’avoir organisé des activités pro-Hamas qui, selon une loi rarement invoquée, sont en contradiction avec la politique internationale des États-Unis qui s’oppose à l’antisémitisme partout dans le monde. L’expulsion de ce Syrien d’origine palestinienne, qui bénéficie d’un titre de séjour permanent, a été suspendue par un juge. Mais son arrestation pourrait être la première d’une série. En février, le département de la Justice a créé une « Force opérationnelle inter-agences pour combattre l’antisémitisme » et, le 5 mars, il a lancé une enquête sur la discrimination antisémite à l’université de Californie. Au même moment, le département de l’Éducation lançait ses propres enquêtes dans cinq universités dont Columbia et Berkeley. Le 10 mars, le gouvernement fédéral a averti 60 universités qu’elles pourraient encourir des sanctions selon les conclusions d’enquêtes en cours. Enfin, le 21 mars, Columbia a capitulé devant le gouvernement, en s’engageant à interdire le port du masque, à permettre aux policiers de procéder à des arrestations sur le campus, à revoir ses programmes sur la Palestine et le Moyen-Orient, et à engager des procédures disciplinaires contre certains étudiants. Espérons que cette institution, conformément à sa devise, « verra la lumière ». • ParJeremyStubbs « Imaginez que quelqu’un vous vole votre voiture… puis participe à une course avec. Est-ce que vous aimeriez qu’il gagne ? Nooooon ! » Samuel West explique ainsi au Wall Street Journal le litige qui l’oppose à l’entrepreneur Martin Biallas, avec qui il regrette d’avoir collaboré. Depuis des années, M. West traque et collectionne avec passion les produits ayant subi des échecs commerciaux retentissants. Il y a dix ans, il transforme sa collection en un petit musée en Suède, et son exposition rencontre un grand succès. Parmi les objets de sa collection, on trouve des flops commerciaux comme le jeu de société Donald Trump, le Pepsi transparent ou le Zune de Microsoft (un concurrent raté de l’iPod lancé cinq ans après Apple). S’y ajoutent des trouvailles étonnantes : du gratin de lasagnes Colgate (une tentative surprenante du fabricant de dentifrice pour se lancer dans les plats surgelés), du Coca-Cola goût café, un club de golf doté d’un urinoir pour se soulager sans quitter le green, ou encore un préservatif en spray, qui a échoué faute d’un temps de séchage rapide (or le sens du timing est évidemment capital, en pareilles occasions…). Plus récemment, M. West s’associe avec M. Biallas, connu pour ses expositions itinérantes sur les Schtroumpfs ou des reproductions en taille réelle de la chapelle Sixtine à visiter sans crainte de cohue. Ce dernier lui propose de faire voyager la collection de produits foireux en dehors de la Suède, et de tout organiser contre une commission. Tout bascule lorsque M. West s’aperçoit qu’il n’a jamais reçu les 20 % de commission qu’on lui avait promis. Ruiné, il découvre par ailleurs que M. Biallas prépare en secret une grande exposition près de la Silicon Valley en mars. Il décide alors de porter plainte contresonancienassocié,lequelaffirmepossédertoutes les autorisations et tous les droits. L’ouverture près de San Francisco est reportée jusqu’à avril à cause de ces broutilles juridiques. « Comme je garde un peu d’estime pour cet entrepreneur raté, j’aurais la bonté de ne pas exposer M. West lui-même dans mon musée », persifle M. Biallas devant les journalistes. Quant au fondateur historique du musée, il ne cache plus son amertume : il espère désormais que le musée de l’Échec connaîtra lui aussi… un échec retentissant. • Échec et mat Antisémites: «You’refired!» ParMartinPimentel 9 D.R. – Ranson En 1996, Alan Sokal, professeur de physique, a porté un coup dur à la pensée postmoderne qui dominait les scienceshumaines.Ilaproposéàunerevueacadémique un faux article rempli d’absurdités prétentieuses qui flattaitlesidéesàlamode.Lapublicationdutexte,suivie de la révélation que c’était un canular, a mis à nu le vide intellectuel de tout un pan de la recherche universitaire. Trente ans après, un article publié dans The Journal of Lesbian Studies semble aussi être un canular. Sauf que non. Son auteur, Chloe Diamond-Lenow, professeur adjoint d’études de genre à l’université de l’État de New York à Oneonta, a l’air parfaitement sérieux. Son titre seul est un galimatias résumant la plupart des doctrines progressistes en vogue, du rejet de l’hétéronormativité à l’antispécisme en passant par la robotique : « Queer canine becomings : lesbian feminist cyborg politics and interspecies intimacies in ecologies of love and violence » (« Des devenirs canins queer : la politique lesbienne féministe cyborg et les intimités interespèces dans des écologies de l’amour et de la violence »). Si la traduction française semble opaque, elle est en cela fidèle à la version anglaise. L’auteur soulève un paradoxe.D’uncôté,unerelationavecunchienpeutêtretrès positive pour des personnes lesbiennes, non binaires et transgenres. De l’autre, le gouvernement américain, au Comprennequipourra ParJeremyStubbs nom de la suprématie et du militarisme blancs, utilise des chiens et des robots-chiens pour commettre des actes de violence impérialiste contre des communautés marginalisées. Les travaux antérieurs de l’auteur portent sur la manière dont l’armée américaine, en Irak et en Afghanistan, a traité ses chiens de travail comme des hommes pour mieux déshumaniser les hommes arabes et musulmans. Cette leçon d’islamo-gauchisme option délirant est saupoudrée de références à la philosophie d’Emmanuel Lévinas. La chercheuse se présente comme « queer, grosse, non binaire, blanche, juive, lesbienne fem, colonisatrice » et « antisioniste ». Elle a recours à l’« auto-ethnographie », pratique répandue en Amérique du Nord qui consiste à écrire sur soi-même et à présenter le résultat comme de la recherche. C’est ainsi qu’on comprend que, derrière son charabia pseudoscientifique, Chloe aime les femmes, les chiens et le yoga et qu’elle n’aime pas l’armée américaine, Donald Trump et Israël. • 10 C OUP DE ROUG E ParOlivierDartigolles Habitué aux joutes médiatiques, hier comme dirigeant communiste, aujourd’hui comme chroniqueur politique, Olivier a des tripes et du cœur quand il s’agit de défendre ses idées. « J’aime qu’on me contredise ! » pourrait être sa devise. E n quittant le studio d’Europe 1, le 23 mars, après avoir réagi à l’agression du rabbin d’Orléans, Arié Engelberg, acte odieux commis sous les yeux de son jeune fils, j’ai de nouveau fait le constat d’une triste réalité. Face au « fléau », au « poison », à l’« horreur » de l’antisémitisme et à son « effroyable » progression depuis le 7 octobre 2023, les mots commencent à manquer. Peu à peu, à force d’être répétés, ils se vident de leur sens, ils s’assèchent. Tout cela prend l’odeur rance de la banalisation. D’abord, les réactions des représentants de la communauté juive. Trop seuls. Puis celles des premiers responsables politiques. Qui est au rendez-vous ? Et pour dire quoi ? Qui ne se montre pas ? Je suis peu à peu devenu un dénicheur compulsif des « Oui, mais… ». Je les traque. Le 8 mars, pour la Journée internationale des droits des femmes, les militantes du collectif Nous vivons, étendard mémoriel des femmes victimes du Hamas le 7-Octobre, parce que juives, n’ont pu intégrer le cortège parisien de la manifestation. « Oui, mais… » Certains se demandent alors quelle est la « couleur politique » de ce collectif. Et pour Boualem Sansal ? « Certes, il ne devrait pas être emprisonné, mais… » et sont alors cités ses propos sur le régime algérien et sur le conflit de territorialité qui l’oppose au Maroc dans le Sahara occidental. Idem pour les affiches antisémites visant Cyril Hanouna, « elles sont inacceptables, mais… » ; puis la direction des Insoumis assure ignorer les codes historiques de l’antisémitisme. Lors d’un meeting à Brest, Jean-Luc Mélenchon assure ad nauseam que « pas de bol, nous, on n’a pas ces affiches, on n’est pas au courant, on sait pas, d’accord ». C’est le haut du spectre, mais il y a tout un camaïeu de réactions, de « Oui, mais » ou de silence au sein de la gauche non insoumise qui participe à ce climat de plus en plus pestilentiel et dangereux. Alors comment retrouver le goût de l’avenir ? À gauche, après ces affiches intolérables, dans un accablant continuum depuis le 7-Octobre, il ne pourra y avoir de « Oui, mais… » lors des prochaines élections législatives pour prétexter une alliance avec des représentants LFI. C’est une question d’éthique politique, de respect des valeurs qui sont au cœur de notre engagement humaniste et progressiste. Il faudrait aussi davantage de créativité de la part du monde de la culture pour donner un imaginaire, une perspective, à ceux qui, comme moi, ne veulent pas d’un trumpisme à la française. Nous sommes depuis trop longtemps en cale sèche alors que la bataille idéologique ne cesse d’être menée par le camp d’en face qui a aussi ses « Oui, mais… ». « Oui, on a le droit d’avorter, mais… » ; « Oui, la Russie a envahi l’Ukraine, mais… » ; « Oui, le réchauffement climatique est une réalité, mais… » ; « Oui, c’est la devise républicaine “Liberté, Égalité, Fraternité”, mais… » ; « Oui pour l’État de droit, mais… » ; « Oui, il faudrait davantage rémunérer le travail et mieux répartir la richesse produite, mais… ». J’aurais pu aller un peu plus loin sur la situation à gauche ? Oui, mais… • 11 R E MIS EN LIBER T É LESCARNETSD'IVANRIOUFOL La menace de partir en guerre et le recours à la peur du « fascisme » traduisent l’échec de nos politiques à s’imposer autrement que par la soumission craintive, déjà expérimentée il y a cinq ans avec le Covid. C laude Malhuret est rigolo. Derrière le pâle sénateur centriste s’épanouit le blagueur de banquet. Il n’a pas son pareil pour faire glousser l’hémicycle du palais du Luxembourg. « Les formules, ça me vient comme ça ! » a-t-il expliqué après le succès de son discours du 4 mars, repris jusqu’aux États-Unis. En huit minutes, l’amuseur des notables avait torpillé Donald Trump (« Néron, empereur incendiaire ») et Elon Musk (« bouffon sous kétamine »). Déjà, le 10 avril 2019, il avait ravi son auditoire compassé quand, parlant des gilets jaunes et de leurs « gouverneurs de ronds-points autoproclamés », il avait lancé devant ses pairs hoquetant de plaisir : « J’ai entendu plus d’âneries en six mois qu’en trente ans de vie publique. » Malhuret, c’est la banalisation du mépris pour la piétaille. C’est la morgue arriviste des puissants qui ridiculisent les faibles et ceux qui leur prêtent attention. Malhuret symbolise la caste accrochée méchamment à son rang : un monde trop vieux, menacé par les humiliés. Dans son expression satisfaite d’une supériorité de classe, ce sénateur prisé des médias symbolise la rupture sociale au cœur de la nation et de l’Europe. Pourtant, ses plaisanteries boulevardières contre les « populistes » ne sont rien en comparaison de ceux qui appellent, sur ce même registre prolophobe, à éradiquer « l’extrême droite ». Tous ont comme ennemis communs les méprisés qui se rebiffent. Cela fait du monde. La décision de la commission électorale roumaine de rejeter, le 9 mars, la candidature du favori à la présidentielle, Calin Georgescu, jugé trop proche de Moscou, a été saluée par ces drôles de démocrates. LFI, dans son appel du 22 mars à marcher « contre l’extrême droite, ses idées et ses relais » a placardé Cyril Hanouna parmi ses cibles, représenté sur un visuel (ensuite retiré) avec les codes antisémites des nazis. Une élimination procédurière de Marine Le Pen pour la présidentielle comblerait d’aise les épurateurs. Ces dérives sont des pratiques totalitaires. Les défenseurs de la « dictature de la pensée sociale-démocrate » (François Fillon) sont prêts à tout pour conserver leur pouvoir. Quitte à faire la guerre. Quand Emmanuel Macron décrit la Russie de Vladimir Poutine comme une « menace existentielle », ou quand François Bayrou reproche à Donald Trump de « rendre le monde plus dangereux », ils désignent deux épouvantails en espérant consolider leur socle. Or ce recours à la peur du « fascisme » signe l’échec à s’imposer autrement que par la soumission craintive, expérimentée il y a cinq ans avec le Covid. Alors qu’un processus de paix en Ukraine a été initié par le président américain, le président français a voulu, dans son discours anxiogène du 5 mars (« La patrie a besoin de vous ! »), s’entêter dans sa prédiction du 14 mars 2024 : « La Russie ne peut pas, ne doit pas gagner cette guerre. » En réalité, la Russie a remporté cette guerre inutile. L’Ukraine, trahie par l’allié américain et lâchée par l’OTAN, a perdu ses territoires occupés en dépit de sa défense héroïque. Conséquence : la défaite est aussi celle de Macron et des européistes, des perroquets à cartes de presse, des va-t-en-guerre en pantoufles, des supporteurs du ricanant Malhuret. Leur refus d’admettre les grandes mutations géopolitiques et civilisationnelles a, partout, attisé la radicalité des parias, ces exclus des sociétés ouvertes. À leur tour, ils pourraient vite devenir féroces. •
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