ROCK AND FOLK n°690 - Page 1 - 690 Février 2025 R&F 003 Edito “Et si on se faisait un biopic ce soir ?” Personne ne prononce cette phrase dans la vraie vie, bien sûr… Pas plus que : “Et si on matait un interminable film d’auteur ?” Biopic : film retraçant la vie d’un personnage célèbre. Ok. Biopic, ce genre cinématographique un peu voyeur. Dont on ne comprend pas vraiment le sens car, oui, pourquoi pas mettre en images la vie de gens morts avant l’invention de la photographie ou du cinéma, pour lesquels il n’existe que des papyrus, des dessins, au mieux des peintures — Moïse, Jésus, Cléopâtre, Mozart, Napoléon… — , mais est-ce pertinent lorsqu’il s’agit de personnages que le XXème siècle a déjà hyperdocumentés — Edith Piaf, Claude François, les Doors, Ray Charles, Aretha Franklin, Tina Turner, Whitney Houston, Ian Curtis, Johnny Cash, Elvis, Mötley Crüe, Amy Winehouse, Bob Marley récemment — et encore moins de personnages encore en vie… Biopic, donc. Qu’on évoque un peu en se pinçant le nez. Pas notre genre, cette intimité dévoilée, ce mythe démythifié, ce quotidien étalé et antinomique à celui des stars du rock. Ce mystère dévoilé. Et puis, on connaît ça par cœur… Vraiment ? Mais alors, qui y va ? Hein ? Car ces biopics, ça marche plutôt pas mal. Certains sont même des succès. Si quelques-uns se sont un peu plantés — “Sid And Nancy”, “Jimi: All Is By My Side”, “The Runaways”… —, avec plus de 4 millions de spectateurs, “Bohemian Rhapsody” a été un carton en France et certainement pas uniquement auprès des orthodontistes. “Rocketman” a bien marché aussi. Grâce aux opticiens ? Aux perruquiers peut-être ? D’autres sont annoncés. Michael Jackson, mort, et Bruce Springsteen, vivant. Le genre plaît donc et rapporte. Sans doute aussi parce qu’il offre une jolie opportunité pour les ayants droit de réécrire l’histoire. Jim Morrison devient un demi-dieu sous l’œil d’Oliver Stone, “Great Balls Of Fire!” élude les aspects sombres de la vie privée de Jerry Lee Lewis, tout comme le fait le récent “Bohemian Rhapsody” justement, avec un Freddie Mercury très aseptisé. De là à parler de révisionnisme ? “Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende”, n’est-ce pas… Nombreux sont ceux qui ont essayé de saisir Bob Dylan à l’écran, mais peu ont su, malgré de très nombreuses tentatives, faire le tri entre la réalité et la légende, ajoutant à chaque nouvelle tentative de documentaire ou de biopic un peu de confusion. Pour “I’m Not There”, Todd Philips avait eu recours à six acteurs différents pour approcher le mystère Dylan. Pour “Un Parfait Inconnu”, c’est Timothée Chalamet qui porte le poids des attentes. Incarner Bob Dylan. Le grand Bob. Et de son vivant ! Incarner Dylan, c’est Charlton Heston en Moïse. Joaquin Phoenix en Johnny Cash. Austin Butler en Elvis. Les trois à la fois ! Rien de moins. James Mangold, le réalisateur, affirme que “ ‘Un Parfait Inconnu’ n’est pas un biopic”. Timothée Chalamet, parfait dans le rôle à la bouclette près, ne sait pas si “Bob verra le film”. La question mérite d’être posée. Quel effet sur Bob Dylan (83 ans) le vrai, regardant Bob Dylan (20 ans) le faux, joué par Timothée Chalamet (29 ans), le vrai ? Les biopics sont des gestes artistiques. Des moments choisis, inventés parfois. A la réalité arrangée. Un biopic, c’est la version romancée d’une vie, d’une carrière, qui choisit de dire ou de ne pas dire. Voyez “L’Abbé Pierre, Une Vie De Combat”. Ça raconte tout ? Non, sûrement pas… Vincent Tannières Parution le 20 de chaque mois Mes Disques A Moi Thomas E. Florin HARMONY KORINE 10 Tête d’affiche Bertrand Bouard EDDIE 9V 14 H.M. Stuffed Foxes 16 Eric Delsart GUS ENGLEHORN 18 En vedette Clara Lemaire LAST TRAIN 20 Jérôme Soligny Phil Manzanera 24 Stan Cuesta JEAN-Claude Vannier 30 Nicolas Ungemuth THE SAINTS 36 En couverture Léonard Haddad Bob Dylan Highway 61 Revisited 40 Eric Delsart Bob Dylan et Rock&Folk 50 RUBRIQUES edito 003 Courrier 006 Telegrammes 008 Disque Du Mois 061 Disques 062 Reeditions 070 REHAB’ 074 vinyles 076 DISCOGRAPHISME 078 HIGHWAY 666 REVISITED 080 Qualite France 081 Erudit Rock 082 Et justice pour tous 084 FILM DU MOIS 086 Cinema 087 SERIE du mois 089 IMAGES 090 Bande dessinee 092 LivRes 093 Live 094 PEU DE GENS LE SAVENT 098 Sommaire 690 40 Bob Dylan www.rocknfolk.com Photo archives Rock&Folk-DR 36 The Saints Couverture : photo Michael Ochs Archives/ Getty Images Rock&Folk Espace Clichy - Immeuble Agena 12 rue Mozart 92587 Clichy Cedex – Tél : 01 41 40 32 99 – Fax : 01 41 40 34 71 – e-mail : rock&folk@editions-lariviere.com Président du Conseil de Surveillance Patrick Casasnovas Présidente du Directoire Sophie Casasnovas Directeur Général Frédéric de Watrigant Editeur Philippe Budillon Rédacteur en Chef Vincent Tannières (32 99) Rédacteur en Chef adjoint Eric Delsart Chef des Infos Yasmine Aoudi (32 94) Chef de la rubrique Live Matthieu Vatin (32 99) Conseiller de la Rédaction Jérôme Soligny Maquette Christophe Favière (32 03) Secrétaire de rédaction Manuella Fall Publicité : Directeur de Publicité Olivier Thomas (34 82) Assistant de Publicité Christopher Contout (32 05) PHOTOGRAVURE Responsables : Béatrice Ladurelle (31 57), Flavien Bonanni (35 29) Chromiste : Hugues Vuagnat (3489) VENTES (Réservé aux diffuseurs et dépositaires) : Emmanuelle Gay (56 95) ABONNEMENTS : Promotion Abonnements : Carole Ridereau (33 48) Abonnement : France 1 an 12 numéros version papier + DIGITAL OFFERT : 76 €, Prélèvement mensuel 2025 : 6 € Suisse et autres pays et envoi par avion : nous contacter au (33) 03 44 62 43 79 ou sur : abo.lariviere@ediis.fr VENTE PAR CORRESPONDANCE : Accueil clients 03 44 62 43 79 Commande par Carte Bancaire ou sur www.rocknfolk.fr COMPTABILITé (32 37) Fax : 01 41 40 32 58 Directeur de la Publication et Responsable de la Rédaction : Patrick Casasnovas IMPRESSION : Imprimerie de Compiègne Zac de Mercières 60205 Compiègne Cedex. Papier issu de forêts gérées durablement, origine du papier : Allemagne, taux de fibres recyclées : 63%, certification : PEFC/ EU ECO LABEL, Eutrophisation : 0,003 kg/ tonne. Diffusion : MLP – Rock&Folk est une publication des Editions Larivière, SAS au capital de 3 200 000 euros. Dépôt légal : 1er trimestre 2025. Printed in France/ Imprimé en France. Commission paritaire n° 0525 K 86723 ISSN n° 07507852 Numéro de TVA Intracommunautaire : FR 96572 071 884 CCP 11 5915A Paris RCS Nanterre B 572 071 884 Administration : 12, rue Mozart 92587 Clichy Cedex – Tél : 01 41 40 32 32 Fax : 01 41 40 32 50. Les manuscrits et documents non insérés ne sont pas rendus. Courrier des lecteurs Il en pense quoi de tout ça, Ringo... ? L’homme du milieu Cela fait deux fois en deux jours que je trouve le mot “mitan” employé à la place de “milieu” dès les premières lignes d’un ouvrage ou d’un article (dans le prologue de “La Cuisinière Des Kennedy” de Valérie Paturaud et dans l’article de R&F “The Cure, chronique d’un retour”). Ce serait bien que les nouveaux bobos qui veulent faire moderne sachent que “mitan” (mot ô combien connoté paysan, limite patois !) ne s’employait plus jusqu’à ce que les citadins ou les néo-ruraux s’imaginent qu’à la campagne tout le monde dit “mitan” (il faut relire “Les Précieuses Ridicules” de Molière. Tout y était déjà !). Bref, j’ai refermé mon R&F sans aller plus loin en me disant qu’il n’y aurait désormais plus grand-chose pour moi là-dedans si c’était écrit par des gens qui trouvent que ça fait mieux de dire “mitan” que “milieu”. Phil (L’autre) 006 R&F Février 2025 Big Deal Bonjour Rock&Folk, voilà qu’à 50 ans tassés, me tombe dessus un truc qui n’avait pas dû m’arriver depuis ma désormais lointaine jeunesse. A savoir, acheter le disque du mois de Rock&Folk. Eh oui ! Le plus bizarre est que cela a à voir avec ma jeunesse, justement. Ces années quatre-vingt où certains — comme moi — se disaient que la très cool bassiste des Pixies serait bien capable un jour de faire des grandes choses, et de surprendre son monde. Par la suite, avec ses Breeders, de “Pod” à “All Nerve”, Kim Deal avait déjà signé pas mal de grandes chansons, et même — faut-il le rappeler ? — un mini-hit, avec le jackpot de “Cannonball”. Mais là, on a passé un cap et “Nobody Loves You More” est un très grand album qui confirme tout le bien qu’on pensait de Kim Deal. Tout simplement. Et tant pis s’il a fallu attendre presque quarante ans pour cela. François Noël “The Hymn For The Alcohol” (Hefner); “I Am A Cider Drinker” (British Sea Power) ; “I’m An Alcoholic” (Dent May) ; “The Idol On The Bar” (Bonnie Prince Billy) ; “Leap Your Bar” (John Frusciante) ; “Paid To Get Drunk” (Ed Harcourt) ; “Pretending To Be Drunk”(Sparks) ; “Slightly Drunk” (Squeeze) ;“Dry Drunk” (Melvins) ; “Drunk But Not With Wine” (Herman Düne) ; “Don’t Take Me Home Until I’m Drunk” (Weddding Present) ;“Into The Drink” (Mudhoney) ; “Drink Deep” (Laura Veirs); “Drink Your Love” (Shed Seven) ; “Titt*es And Vodka” (Motörhead) ; “Heroin, Vodka, White Noise” (Ash) ; “Eyeball In My Martini (Cramps) ; “Booze, Tobacco, Dope, P*ssy, Cars” (Butthole Surfers) ; “Stay Drunk And Keep F***ing” (Hawskley Workman) ; “Tears Will Be The Chaser For Your Wine” (Wanda Jackson) ; “Love Is Like A Bottle Of Gin” (Magnetic Fields) ; “A History Of Drunks” (Melvins) ; “(Have Another) Tequila Sheila” (Bobby Bare) ; “Let’s Get Drunk Again (And Get Divorced)” (Magnetic Fields) ; Citations : “Spiritualized : nom trouvé en sirotant du Pernod” R&F. Nick Allbrook de Pond : “Je dois être l’un des seuls Australiens à boire du pastis” (Ibid). Kim Kerrigan (compagne de Keith Moon) : “Passé un certain stade, son corps rejetait son cognac et il devait se forcer à garder sa bouche close pour pouvoir en ingérer toujours plus”. “Vos alcools préférés ? En matière de bière, la Heineken. Sinon, la vodka orange, le doublegin tonic, le Jack Daniel’s et les hectolitres de champagne. Tout ce qui peut te fracasser la tête.” “Oasis, je savais que c’était une marque de jus d’orange puisque j’en mettais dans ma vodka” (Liam Gallagher). “Conférence de presse à la Beatles à l’hôtel Regent Palace des Sex Pistols”. “Le groupe se jeta sur l’alcool comme s’il leur restait vingt-quatre heures à vivre, particulièrement Sid [Vicious] qui siffle toute la vodka” (Jon Savage). “Le fait de boire est une convention sociale, et ça vous marginalise de vous y soustraire” (Johnny Marr). Désiré Duroy Cure hivernale Avec l’hiver sombre et glacial le retour des jours heureux. Merci The Cure et l’album “Songs Of The Lost World”. Alain Le Gun La méthode Quo Dans le numéro 689, un lecteur demandait ce qu’on pensait du dernier Status Quo, “Driving To Glory”. Eh bien quelle claque ! Ça sonne comme du punk et la rythmique est en feu. Normal, me direz-vous. Ce morceau semble composé et chanté par le regretté Rick Parfitt, à qui l’on doit quelques pépites du répertoire du groupe. Mais peu importe, ce morceau fait un bien fou et donne un sacré coup de pied aux fesses. A écouter sans modération, même si je pense que la gloire, il y a longtemps que le Quo sait de quoi il s’agit. Michel Rouyer Hic ! Playlist de l’éthylisme/alcoolisme (ou une ode à la picole, et à travers elle aux soiffards, aux pochtrons et autres boit-sans-soif...). Le luxe ultime dans cette perspective étant de pouvoir chanter, mais en chœur naturellement : “Too many vodkas and beers” comme Lush dans “I’ve Been Here Before” et, même : “Just a perfect day/ Drink sangria in the park” de Lou Reed. Comme un symbole (saint bol ?). Teasers ! “Drink!” (They Might Be Giants) ; “Meet And Drink And Pollinate” (Graham Coxon). “Champagne And Valium” (Kevin Ayers) ; “Margaritas At The Mall” (Purple Mountains) ; “Pink Grapefruit Cocktail” (Witch Hazel), “Malibu” (Hole) ; “I Was Dancing In The Lesbian Bar” (Jonthan Richman) ; “I Wasn’t Drinking” (Martin Newell) ; “Drinking About My Baby” (Damned) ; “Gordon’ Gin” (Human League) ; “Gin And Tonic” (Chocolate Barry) ; “Party Liquor” (Todd Rundgren) ; “Liquor, Guns And Ammo” (Nikki Sudden) ; “He Gave Us The Wine To Taste” (Jonathan Richman) ; “Cheep Spanish Whine” (Richard Hawley) ; “Me And Wine And The City Lights” (Lee Hazlewood), “Carrot Cake And Wine” (Stereophonics) ; “Coffee Or Wine”(Field Music) ; “Free Drink Ticket” (Peaches) ; “A Night In The Rififi Bar” (Get Well Soon) ; “Whisky Held My Sleep To Ransom” (Ed Harcourt) ; “Whisky In The Jar” (Belle And Sebastian) ; “Whisky Bride” (And Also The Trees) ; “Whisky And Green Tea” (Supergrass) ; “A Woman And Some Whisky” (Martin Newell) ; “Back In The Bar” (Menswear) ; “Bar Scene From Star Wars” (Silver Jews) ; “Mars Bars” (Undertones); “Favourite Bar” (Magnetic Fields) ; “Drunkhouse” (Chesterfield Kings). “I Drink” (L7) ; “The Beer” (Kimya Dawson) ; “Beer Hippie” ; “Chief Ten Beers” (Melvins) ; “Six Pack” (Tortoise) ; “99 Bottles Of Beer” (Melvins) ; “You Only Tell Me You Love Me When You’re Drunk” (Pet Shop Boys) ; “I Only Drink When I’m Drunk” (B. C. Camplight) ;“Drink Talk” (Ween) ; “The Alcohol Talking” (Matthew Sweet) ; “Drinking Song” (Durutti Column) ; Oh ! Ange Merci pour l’article sur Ange, un des rares groupes que j’ai vus en concert. C’était à Ajaccio en 1975, comme quoi, cher Vuillemin, il ne se passait pas complètement rien en Corse ! Amicizié. Antoine G novembre 2019 R&F 007 Piazza royal Un soir de décembre, le 17 exactement, ma passion pour le rock’n’roll, teintée d’une douce et légère folie me fait faire une heure de RER jusqu’à Ris-Orangis. Cela peut sembler déraisonné pour beaucoup mais l’argument est de taille et vaut le déplacement : Little Bob se produit au Plan, salle de concert de cette banlieue parisienne fêtant ses quarante ans, et dans laquelle le même monsieur Piazza avait joué pour son inauguration. A l’entrée du Plan, des photos de glorieux disparus ayant joué ici sont exposées : Lemmy, Willy DeVille, Wilko Johnson, Lee Brilleaux... Mais Little Bob, lui, est encore bien là et nous le prouve par sa performance. Vêtu de son fameux blouson de cuir rouge, il entame un set d’à peine une heure, la durée étant bien le seul point faible de ce concert. L’homme qui porte le rock’n’roll en France depuis cinquante ans continue de le faire vivre grâce à une performance digne et honorable, encore plus à son âge canonique, qu’il nous révèle en milieu de show (84 ans !). Durant toutes ces années, il a joué dans nombre de bars, de petites et moyennes salles pour promouvoir sa cause, celle en laquelle il croit : le rock’n’roll. Le rocker du Havre roule sa bosse depuis si longtemps, mais il ne triche pas. Malgré le temps et la fatigue, il chante toujours avec autant de ferveur et d’enthousiasme, accompagné par ses Blues Bastards où figurent des musiciens de qualité, parmi lesquels son bassiste des derniers jours de Little Bob Story, et le guitariste Gilles Mallet, complice de Bob depuis 1981. Puisant dans son répertoire plus ancien, nous avons droit entre autres à “Ringolevio” (titre de l’album du même nom sur lequel apparaissait Lemmy), “High Time” et bien sûr “Riot In Toulouse”, dans une version moins tendue, presque festive. Puis quelques titres plus récents, et, en conclusion, deux reprises. D’abord “Lucille”, où le Petit Bob salue la mémoire du Petit Richard, et “Heartbreak Hotel”. Johnny, porté en long, en large, à tort et à travers dans ce pays, a toujours revendiqué l’influence d’Elvis. Mais Little Bob confirme ce que nous (enfin, moi et une poignée d’autres) avons toujours pensé : il est le véritable King du rock en France. Imara Azzi Hard corps Comme l’écrivait Vincent Tannières dans un édito intitulé “Let’s Dance” le mois dernier : “On visualise tous Richard Anthony, pataud, tentant de faire bouger son corps déjà gros ou les cannes fluettes d’un Dick Rivers en costume de skaï”, Antony et Dick incarnant naturellement ces émules aussi embrassés qu’embarrassants du twist dans une Gaule historiquement en porte-à-faux avec le corps. Corseté et diabolisé. Le corps étant ce qui peut tant pour la démographie d’un pays, aussi. Le terme “dance” lui-même, quand il apparaît dans des paroles de chanson, induisant diverses finalités, le pouvoir de la métaphore poussé à son comble (danse = baise). Le pieux néophyte ne sachant pas forcément, en fonction des époques, à quel type de culbute il s’expose (cf. “If You Want To Dance With Me” dans le “Rock’n’Roll Music” de Chuck Berry en 1958 vs “Tonight, I want to dance with someone else” dans le “Into The Groove” de Madonna en 1985). De sorte que, lorsqu’un journaliste demande naïvement au John Lennon de 1963 : “[Mais ces filles], pourquoi hurlent-elles ?”. Eh bien Lennon lui répond que, de la même façon que quand une équipe marque un but, ce qui fait hurler les supportrices ici, c’est quand les Beatles remuent la tête... Et le journaliste, satisfait, de s’en tenir alors, benoîtement, à cette explication. Pour le moins imagée et infantilisante, qui élude en réalité la question. Tait l’évidence. De ce désir féminin ambiant. Dans “King Kong Théorie”, Virginie Despentes écrit : “Le désir féminin est passé sous silence jusque dans les années cinquante. La première fois que les femmes se rassemblent massivement et font savoir : ‘Nous sommes désirantes, traversées de pulsions brutales, inexplicables, nos clitoris sont comme des bites, ils réclament soulagement’, c’est à l’occasion des premiers concerts de rock. Les Beatles doivent cesser de se produire sur scène : les femmes dans la salle rugissent à chaque note qu’ils jouent, leurs voix recouvrent le son de la musique. Aussitôt : mépris. Hystérie de la groupie. On ne veut pas entendre ce qu’elles se sont déplacées pour dire, qu’elles sont bouillantes et désirantes. Ce phénomène majeur est occulté. Les hommes ne veulent pas entendre parler. Le désir, c’est leur domaine, exclusivement”. Ainsi, mépriser une jeune fille qui hurle son désir quand John Lennon touche une guitare, voilà une conception qui aurait peut-être été difficile à formuler, entendre, articuler ou intérioriser si précocement à ce moment (un vrai tournant) du siècle pop : en 1963. Voilà pourquoi Lennon s’en tient un sujet, le cœur de son propos. Sachant qu’un chanteur français, normalement, ça ne bouge pas, ça ne danse pas, ça ne s’exhibe pas. C’est historique ! Un chanteur français, ça reste interdit. Peut-être écrasé inconsciemment par le joug de convictions, de dogmes, de croyances. On ne parle pas de suer comme pour mériter son salaire à la Johnny, le plus méritant des chanteurs (ce qui en soi est une autre façon de dire qu’on est un converti), non, mais de se mettre en quête de sa propre incarnation. Fluides, viscères, glandes, épiderme. Comme les Anglais. Qui pour les meilleurs, du reste, ont toujours eu ce petit côté athlète. Sans être exhibos. Mais Katerine assume sa part d’animalité, je trouve. Et il faut une grande hardiesse pour oser être soi à ce point-là. Syd Diderou Licencieux La lecture de l’édito du numéro de décembre avec Robert Smith en couverture m’a un peu décontenancé. Les tontons Robert un peu alcoolo, les Robert des poitrines féminines, vous êtes tombés dans des raccourcis et des clichés vraiment ringards plus Licence IV que Cure... Heureusement que l’article rehausse le niveau... Christian Plus ou moins populaire Nous sommes tous d’accord qu’en 1966, lorsque ce grand fanfaron de John Lennon déclare que les Beatles sont plus populaires que Jésus-Christ, il ne pouvait s’imaginer qu’en 2024, le faste des cérémonies de Notre-Dame de Paris relèguerait la venue de Paul McCartney dans notre capitale au rang de simple anecdote. Et il en pense quoi de tout ça, Ringo... ? Méfisto Chanson Christ Contrairement à ce que toutes les sonos dévotes et affabulatrices de la ville voudraient nous faire croire à cette période de l’année (période particulièrement propice aux pourvois de mythes et autres légendes), osons suggérer solennellement ici que la plus grande chanson de Noël de tous les temps puisse en réalité ne pas vraiment en être une, non (du moins formellement). Puisque cette chanson, c’est “Jesus Christ”. Et qu’Alex Chilton en est l’auteur. “Jesus Christ was born today/ Jesus Christ was born/ And we’re gonna get born now”. Eh oui, il y a de quoi se sentir mystifié en entendant ça. Eugénie visiblement à un non-dit prude, plus prudent. Même s’il demeure difficile de penser que ce dernier (et sa réponse évasive permet peut-être d’étayer ça) n’avait pas eu déjà à cette époque, en y étant frontalement confronté, l’intuition de ce désir immanent (ça semble même carrément impossible d’envisager le contraire). Dans cette optique, on serait plutôt disposés à admettre que Brother John, le “Nowhere man” binoclard, en fin stratège, avait même un coup d’avance en réalité... Preuve étant qu’en ne le nommant pas à ce stade où l’ordre moral prédominait, il contribuait déjà (démarche peutêtre inconsciente, révélatrice d’une construction systémique... soit !) à déposséder ces filles de leur désir. Une hypothèse qui, de manière très intéressante, placerait les Beatles (même ceux en 1963, souvent jugés peu subversifs) toujours plus au centre des problématiques contemporaines. Néanmoins, on ne peut s’empêcher de penser que le Lennon postBeatlemania, le Lennon plus tardif revenu de son machisme systémique (“Run For Yourself”), le Lennon baba de concepts progressistes, aurait quant à lui acquiescé vigoureusement. Peut-être même aurait-il tiré une chanson de ce concept élaboré par Despentes : “Les corps des femmes n’appartiennent aux hommes qu’en contrepartie de ce que les corps des hommes appartiennent à la production, en temps de paix, à l’Etat, en temps de guerre”. Pure propagation conceptuelle de cette mécanique d’infériorisation, d’inféodation, déjà entrevue par ailleurs dans la philosophie lennonienne, de working class-hero à God (où “Dieu est un concept par lequel on mesure notre souffrance”). Dieu de la guerre, du capital, dieu économique, ici. Chacun piégé par une figure autoritaire déifiée à laquelle il se soumet. Ce qui, ramené à l’échelle du féminisme, suggérerait que la femme pourrait mesurer sa souffrance : du fait précisément de cette subordination funeste au (supposé) sexe fort. Les chanteurs (français surtout) eux-mêmes portant, par ricochet, ce fardeau, reflétant cette ambigüité en manquant définitivement d’ampleur dans le mouvement. Aujourd’hui encore. Ah oui ? J’en veux pour preuve : Philippe Katerine. Qu’on arrête dans la rue et à qui l’on dit, en 2024 : “Vous êtes la honte de la France” suite à sa performance très transparente donnée lors de la cérémonie d’ouverture des JO. Ceci révélant bien l’ampleur de ce tabou institutionnel... Tabou lié au fait qu’un chanteur en version française ait inclus le corps dans sa performance et en ait fait un alibi, Ecrivez à Rock&Folk, 12 rue Mozart, 92587 Clichy cedex ou par courriel à rock&folk@ editions-lariviere.com Chaque publié reçoit un CD Février 2025 R&F 007 008 R&F Février 2025 AC/DC Lieu de pélerinage des fans d’AC/DC, la maison d’enfance des frèresYoung située à Sydney, qui a vu naître les prémices du célèbre combo australien, a été démolie par un promoteur immobilier ignorant tout de son histoire, le site n’étant pas classé au titre des monuments historiques. PENNY ARCADE L’Anglais James Hoare parcourra la France début février. Il sera à Tours au Super 9 le 5, à Arthez de Béarn au Pingouin Alternatif le 6, à Toulouse au Pavillons Sauvages le 7 et à Volvic au Vinzelles le 8. CACTUS BLOSSOMS Le duo originaire de Minneapolis jouera son dernier album aux sonorités country rock à La Marbrerie de Montreuil le 12 février. MIKKEY DEE En convalescence dans sa ville natale de Göteborg (Suède), après trois opérations à la suite d’une septicémie, l’ex-batteur de Motörhead, aujourd’hui membre de Scorpions, rassure ses fans sur son état de santé et espère reprendre la route pour la prochaine tournée. DELIVERY Le quintette australien sera en concert à travers l’Hexagone. L’opportunité de (re)découvrir leur deuxième livraison “Force Majeure”, le 25 février à l’Aéronef de Lille, le 26 au Hasard Ludique de Paris et le 27 à la Lune Froide de Nantes. DISCO La Philharmonie de Paris, qui souffle ses dix bougies cette année, mettra à l’honneur le disco. L’exposition “Disco, I’m Coming Out’ ” se déroulera du 14 févier au 17 août 2025. DIVINE COMEDY En cours d’enregistrement aux studios d’Abbey Road à Londres, Neil Hannon envisage la sortie d’un nouveau disque fin 2025. BRIAN EPSTEIN Sorti en cinéma dans certains pays en fin d’année dernière, “Midas Man”, le biopic consacré au manager des Beatles a annoncé une date de sortie outre-Atlantique. Il sera disponible en streaming en Amérique du Nord à partir du 22 janvier, et bientôt chez nous, espérons-le. DERIK FEIN Alors que son morceau “Sun” (paru en juin dernier), pop et mélodique, est devenu viral sur les réseaux, l’auteur-compositeur-interprète et guitariste originaire de Miami (Floride) appelle à faire des dons pour venir en aide à la Californie ravagée par les flammes. FRANZ FERDINAND Le groupe d’Alex Kapranos viendra faire danser la Cigale de Paris le 27 février, pour un concert à guichets fermés. Avis à ceux qui n’auraient pas de billet : leur prochaine venue est prévue en juin. RORY GALLAGHER La statue du guitariste irlandais dévoilée à Belfast, devant l’Ulster Hall, et réalisée d’après une photo de couverture du “Melody Maker” de 1972, a suscité l’ire des fans. On lui reproche en particulier un mauvais choix de guitare et une ressemblance approximative avec l’artiste (certains lui trouvent plutôt des airs de Kim Deal ou Madonna). De leur côté, les Editions Le Mot Et Le Reste publient “Rory Gallagher – Irish Blues”, dans lequel l’auteur Neville Rowley décortique le parcours de l’artiste à travers douze chansons choisies. HAPPY MONDAYS Sans plus de précision et après trente-quatre ans de bons et loyaux services, le combo mancunien et la chanteuse Rowetta ont annoncé avoir mis un terme à leur collaboration. PATTERSON HOOD Le cofondateur de Drive-By Truckers vient d’annoncer son quatrième album solo, treize ans après “Heat Lightning Rumbles in The Distance”. “Exploding Trees & Airplane Screams”, avec la participation de Kevin Morby et Waxahatchee notamment, verra le jour le 21 février. JANE’S ADDICTION Sans aucune mention concernant le chanteur Perry Farrell, responsable de l’arrêt forcé du groupe, le bassiste Eric Avery a révélé travailler sur de nouveaux titres en compagnie du batteur Stephen Perkins et du guitariste Dave Navarro. JETHRO TULL Très actif depuis sa reformation en 2022 avec “The Zealot Gene”, puis “RökFlöte” l’année suivante, le légendaire groupe britannique mené par Ian Anderson (dernier membre original) reprend du service avec “Curious Ruminant”, espéré pour le 7 mars. BRIAN JONES Dans le documentaire “Brian Jones Et Les Rolling Stones”, Nick Broomfield revient sur le destin tragique du fondateur des Rolling Stones durant les années 1962 à 1969, à travers des archives rares et inédites, des interviews de proches et de membres du groupe, depuis la création du combo jusqu’à son éviction. En salles le 19 février. LAMBRINI GIRLS Encensé par la presse, le duo féminin composé de Phoebe Lunny et Lilly Macieira jouera à guichets fermés en février à Lille, Nantes et Paris. Il reste encore des places pour les concerts du mois de mars ; le 20 à La Cartonnerie de Reims, et le 21 au 106 à Rouen. LIMIÑANAS Le couple de Cabestany revient avec un nouvel opus, “Faded”, le 21 février. L’album regorge d’invités de marque tels que Bobby Gillespie, Rover, Jon Spencer, Pascal Comelade… et comporte notamment une reprise de Françoise Hardy, “Où Va La Chance ?”. Télégrammes par Yasmine Aoudi Photo Neil Krug-DR Photo DR CAGE THE ELEPHANT Pour un concert unique, Matt Shultz et ses comparses investiront le Zénith de Paris le 26 février. Jethro Tull MARSHALL Avec la collaboration de l’artiste chinois Dark Question, la marque britannique, fête la nouvelle année avec une édition limitée de l’enceinte Emberton III Lunar. DENNIS MORRIS La Maison Européenne de la Photographie exposera du 5 février au 18 mai des clichés du photographe britannique. “Dennis Morris: Music + Life” est une rétrospective de l’œuvre de l’artiste depuis ses débuts à Londres. Au programme : Bob Marley, les Sex Pistols, les Stone Roses, Marianne Faithfull et Oasis… PANDA BEAR Noah Lennox réactive son side-project Panda Bear et annonce un nouvel album. Enregistré à Lisbonne, au Portugal, avec l’aide de Josh “Deakin” Dibb son camarade d’Animal Collective. “Sinister Grift” est prévu pour le 28 février. PANTERA Les Texans, emmenés par le chanteur Phil Anselmo, insuffleront leur heavy metal à l’Adidas Arena de Paris le 15 février. PETER PERRETT Le chanteur des Only Ones, désormais septuagénaire, interprétera son dernier disque “The Cleansing” à La Maroquinerie de Paris le 21 février. LEE ROCKER L’ex-contrebassiste des Stray Cats se produira à la Machine du Moulin Rouge (Paris) le 26 février. CARLOS SANTANA Le guitariste est contraint d’annuler sa résidence à Las Vegas qui devait se dérouler du 22 janvier au 2 février. La raison : il s’est cassé le petit doigt de la main gauche en tombant chez lui, à Hawaï, ce qui nécessite six semaines d’immobilité… STEELY DAN “Katy Lied”, quatrième microsillon du duo composé de Walter Becker et Donald Fagen sorti en 1975, est réédité en vinyle pour la première fois depuis plus de 40 ans. Remasterisé par Bernie Grundman, il revient dans les bacs le 31 janvier. TELEVISION PERSONALITIES “Tune In, Turn On, Drop Out – Radio Sessions 1980-1993”, des Britanniques post-punk, compile 24 titres des sessions radio du groupe de Dan Treacy. Déjà en vente. THIN LIZZY “The Acoustic Sessions”, condensé acoustique des trois premiers albums du trio formé à Dublin en 1969, avec de nouvelles contributions du guitaristefondateur Eric Bell, et un titre inédit “Slow Blues GM” en hommage à Gary Moore sera à écouter le 24 janvier. U2 Le chanteur Irlandais Bono a reçu la médaille présidentielle de la Liberté lors d’une cérémonie à la Maison-Blanche, des mains du président américain sortant, Joe Biden. JACK WHITE La tournée No Name Tour du chanteur/ guitariste/ tapissier/ patron de Third Man, fera escale à Paris en février. Il sera le 21 à la Cigale, et les 22 et 23 au Trianon. Février 2025 R&F 009 Condoléances Alfa Anderson (chanteuse américaine, Chic), Ed Askew (auteur-compositeur-interprète américain de folk), Casey Chaos (chanteur, guitariste américain de punk, Amen), Slim Dunlap (guitariste, auteur-compositeurinterprète américain de rock, Replacements), Zakir Hussain (percussionniste indien, Ravi Shankar…), OG Maco (rappeur américain, “U Guessed It”), Sam Moore (guitariste américain, Sam & Dave), Richard Perry (producteur et musicien américain, Diana Ross, Ringo Starr), Barre Phillips (contrebassiste américain de jazz), Sugar Pie DeSanto (chanteuse américaine de rhythm and blues), Don Nix (musicien, auteur-compositeur et producteur américain, Mar-Keys, studios Stax), Wayne Osmond (chanteur et guitariste américain, The Osmonds), Jean-Pierre Sabard (auteur-compositeur français, Françoise Hardy, Serge Gainsbourg…), Brenton Wood (chanteur et compositeur américain de R&B et soul, “Oogum Boogum”). Lambrini Girls Panda Bear Photo Nicole Osrin-DR Photo Chris Shonting-DR A 20 ans, il était déjà le meilleur espoir du cinéma indépendant. C’était après l’écriture de “Kids” et la réalisation de “Gummo” que chacun a su qu’Harmony Korine était un être à part. Mais quoi exactement ? On le voyait futur géant mais rien ne s’est passé comme prévu. “Julien Donkey-Boy”, “Trash Humpers”, “Spring Breakers”, “The Beach Bum”… Ses films sont des ovnis, l’industrie considère que leur réalisateur n’a pas tenu ses promesses et les critiques que c’est le public qui a failli à ses devoirs ? Qu’importe. A l’occasion d’une grande exposition d’œuvres de H. Korine à La Fab d’Agnès B., le réalisateur de 51 ans nous a raconté, un cigare à la bouche et la caméra de son téléphone logée dans l’oreille, son incroyable parcours musical. Armés et ivres ROCK&FOLK : Premier disque acheté ? Harmony Korine : “Pac-Man Fever” de Buckner & Garcia. J’étais quoi ? Très jeune et il y avait quinze chansons dessus qui parlaient chacune d’un jeu vidéo différent. Il y avait Pacman (il chante), “I’ve got Pac-Man Fever, I’m going out of my mind” ; puis une sur le centipède, une sur les grenouilles (“Frogs”)… C’était un album de novelty song, sorti au moment de l’arrivée de la première console Atari… R&F : Vos parents vous ont appelé Harmonie. Quel était leur rapport à la musique ? Harmony Korine : Ils m’ont eu jeune. A 20 ou 21 ans. Ils ont grandi dans la contre-culturedessixties.Jesuisnédans une communauté, donc les premières musiques dont je me souviens sont de vieilles comptines, de très vieilles chansons folk et des enregistrements faits dans les champs. Il y avait cet album de Pete Seeger, “AbiYoyo” qui passait souvent ; des histoires folk racontées en chansons. Puis de la country, beaucoup de chansons déprimantes. Depuis que je suis plus vieux, j’ai l’impression que mes parents, et plus particulièrement mon père, voulaient me déprimer. J’étais enfant, il me mettait les Louvin Brothers, des murder ballads, toutes ces chansons sur la mort et la souffrance… R&F : Et il vous réveillait avec “Glasswork” de Philip Glass ? Harmony Korine : Oui. Mais quand j’ai été un peu plus grand, mon père a commencé à faire des documentaires dans le sud des Etats-Unis. Il travaillait pour une émission que vous pouvez regarder sur le site internet Folk Streams. Tous sont ancrés dans la musique rurale la plus éloignée et étrange du Sud. Très jeune, j’ai rencontré ce chanteur, Hamper McBee, sur lequel mon père a fait un documentaire, “Raw Mash”. C’était un moonshiner, il fabriquait de l’alcool frelaté, il était de Mounteagle, dans le Tennessee, et c’était un baladin. Il était alcoolique et travaillait dans les cirques itinérants. J’ai passé un an, enfant, avec Hamper à voyager. Son petit-déjeuner, c’était un pack de six Budweiser, et dès qu’il avait fini, il se mettait à chanter. Plus tard, nous avons sorti un album de ses ballades les plus célèbres sur Drag City, “The Good Old-Fashioned Way”. Puis mon père a fait un autre documentaire avec lui, “Mouth Music”, sur des gens qui ne faisaient de la musique qu’avec leur bouche. R&F : Quel genre d’imaginaire cette musique a-t-elle développé chez vous enfant ? Harmony Korine : Je ne sais pas : c’était un peu flippant d’aller chez ces gens. J’y ai passé beaucoup de temps avec des joueurs de banjo, instrument que j’ai appris en imitant les disques de Dock Boggs ; puis des violonistes, tout cela dans des parties extrêmement reculées des USA. Tout le monde était armé, ils étaient ivres, c’était sauvage. Mais j’en ai gardé un goût pour les musiciens excentriques. R&F : Justement : comment s’est développé votre propre goût ? Harmony Korine : Il y a des petites choses dont je me souviens. Figure de proue du cinéma indépendant américain des années 1990, réalisateur, plasticien, écrivain et compositeur, cet artiste aux facettes multiples possède un parcours musical aussi inclassable que son œuvre. Harmony Korine Recueilli par THOMAS E. Florin 010 R&F Février 2025 Mes disques à moi “Un goût pour les musiciens excentriques” Photo JB Lacroix/ FilmMagic/ Getty Images Février 2025 R&F 011 012 R&F Février 2025 Après être parti de la campagne, on a emménagé à Nashville. C’était les années quatre-vingt, on se mettait au skate et, à 12 ans, j’écoutais cette station, 91 Rock, une radio étudiante. Mon père conduisait à travers la ville et ils ont joué cette chanson de Suicidal Tendencies. “Tout ce que je veux, c’est un Pepsi, UN PEPSI, et elle ne veut pas m’en donner” (il chante “Institutionalized” sur le premier album du groupe 1983, ndr). J’ai un oncle schizophrène et le chanteur sonnait exactement comme lui. Je me suis dit, what the fuck, je ne savais même pas que c’était de la musique. Ça a été une révélation : des gens faisaient de la musique qui ressemblait à mon oncle fou en train de crier dans un micro. Snoop Dogg dans mon lycée R&F : C’était quoi la scène à Nashville à l’époque ? Harmony Korine : Dans le Sud, le hardcore était énorme. Il y avait ce groupe, F.U.C.T. autour duquel gravitait tout Nashville. Les gens écoutaient les Melvins et mon premier concert – je devais avoir 13 ans – c’était JFA, le Jodie Foster Army. Regarder les gens se foutre sur la gueule, j’ai trouvé ça vraiment excitant. Mais à l’école, il y avait beaucoup d’enfants de musiciens de country. Donc, en même temps que le hardcore, j’écoutais David Allan Coe, “Requiem For A Harlequin”, ou Johnny Paycheck. Dans la classe au-dessus de la mienne, il y avait le petit-fils de Hank Williams, Hank Williams III. Nos vies gravitaient autour du skateboard, de la musique et des bagarres. C’était drôle. R&F : Sur quoi squattiez-vous ? Harmony Korine : Ouuuuhhh. Dinosaur Jr. était devenu très populaire, on écoutait beaucoup les Bad Brains. Et en même temps, la musique des années quatre-vingt était le rap. À la fin du lycée, on écoutait presque plus que cela. Three-6 Mafia et son “Mystic Stylez”, probablement mon album de rap préféré, une sorte de hip-hop gothique, très sudiste ; puis il y avait Too $hort, Geto Boys… La ville était très mixte à l’époque : je vivais dans un quartier où il y avait 50% de Noirs. Idem à l’école. L’une des choses importantes, c’était la culture de la bagnole. Les gamins écoutaient de la bass music et parfois, dans le quartier, on n’entendait que ça : des voitures passer et des énormes basses, comme des bombes qui explosaient en pleine rue. J’adorais ça. C’était physique, comme un film d’horreur, et tout cela bien avant la trap. Je ne pense même pas qu’ils écoutaient des albums, plutôt des CD pour tester les systèmes de son. C’est à cette époque que Snoop Dogg est arrivé dans mon lycée. R&F : Il y a des bandes originales de films qui ont compté ? Harmony Korine : Avant de faire du skateboard, je faisais de la breakdance. Donc j’écoutais les BO de “Beat Street”, “Breakin’ ” et “Breakin’ 2: Electric Boogaloo”, puis celles de “Rad” ou “Gleaming The Cube”. Bref, dans ces BO de films sur la breakdance, il y avait des sonorités très électroniques, des samples de Kraftwerk. C’est cela qui m’a ouvert à cette musique. R&F : Peu de temps après, vous allez écrire “Kids” pour Larry Clark. Estce vous qui en aviez constitué la BO ? Harmony Korine : J’étais à New York, je vivais dans la cave de ma grand-mère, dans le Queens, et j’allais au programme d’écriture dramatique de l’université de NYU.C’étaitledébutd’unemusiqueplus expérimentale et lo-fi et j’étais à fond dansdesgroupesdeNouvelle-ZélandecommeTheClean,TallDwarfs… Je pense que c’est à cause de cela qu’on s’est retrouvé à mettre “Spoiled” de Sebadoh et “Good Morning, Captain” de Slint sur la BO du film. L’underground R&F : Quand vous constituez votre première BO en tant que réalisateur avec “Gummo”, vous allez mélanger Madonna, Roy Orbison et le black metal... Harmony Korine : “Gummo”, c’était spécifique. J’avais écrit la séquence de la danse sur “Like A Prayer” de Madonna dans le script. Mais je savais que pour le reste, je voulais de la musique très agressive. “De la musique qui ressemblait à mon oncle fou” Photo JB Lacroix/ FilmMagic/ Getty Images Février 2025 R&F 013 Et la musique la plus sombre et violente à l’époque venait de Norvège. Burzum a une ou deux chansons dans le film, Mayhem aussi, puis ce groupe du Texas, Absu. Il y avait beaucoup de métalleux dans le Sud mais le black metal restait trèsunderground.Onvoyait lespochettes chez certains disquaires et j’avais cette copine, Spider, qui bossait chez un libraire new-yorkais et écrivait dans tous les fanzines de black metal. Elle m’a fait découvrir énormément de choses et m’a aidé à trouver ces groupes pour la BO du film. Parce que, bien sûr, toute l’iconographie, l’esthétique, la ligne de cette musique allait avec mon histoire. Mais j’aimais aussi les aspects plus ambient, tonaux du black metal, ses mélodies. J’étais un gros fan de Sleep, ce drone, une espèce de stoner très très profond. R&F : Quel était le lien pour vous entre la drogue et la musique ? Harmony Korine : J’étais tout le temps défoncéetcequej’écoutais,jeseraisincapabledeleremettreaujourd’hui.Maintenant, j’écoute de la pop, ce qu’écoutent mes enfants.Maisàcetteépoque,j’achetaisdes albumsquidonnaientl’impressionsoitque desgensdétruisaientmonappartement,soit d’avoir été enregistrés par un type sur un instrument à une corde cassée. C’était du bruit. Des trucs comme “Pulse Demon” de Merzbow. Ou alors, il y avait cet autre musicien japonais que j’adore toujours, Magical Power Mako. J’étais obsédé par lui. Je ne sais pas pourquoi les gens n’en parlent jamais. Il a sorti des dizaines d’albums et aucun n’est pareil. Puis je me souviens de ce groupe, Muslimgauze, une sorte de musique électronique avec des rythmes du Moyen-Orient. Ils sortaient peut-être un album par semaine et je les achetais tous. En soubrette R&F : J’imagine que toute cette liberté musicale vous a poussé à prendre la vôtre dans votre travail ? Harmony Korine : Oui ! Et tout cela était pré-Internet, donc très undergroundetoriginal.Maintenant,iln’yaplusvraimentd’underground. Je veux dire, on allait dans la musique de manière profonde, laissant faire le hasard, en fréquentant certains disquaires ou boutiques. A New York, j’y allais une fois par semaine pour voir leurs dernières sorties et là je découvrais des choses d’Asie, du Moyen-Orient ou comme les Sun City Girls que j’écoutais tout le temps. J’aimais ces groupes qui sortaient un disque par mois, leur manière d’enregistrer, la manière qu’ils avaient de sortir sur de tout petits labels, leur originalité. Je ne dis pas que c’était meilleur mais c’était différent et la musique me semblait bien plus importante. Je ne sais pas pourquoi. Parce que les gens n’achètent plus d’albums ? Parce qu’ils parlent moins de musique ? Ils se contentent d’une chanson d’un artiste dont on n’entendra plus jamais parler ? L’underground voulait le rester. Aujourd’hui, tout le monde essaie d’être sur le devant de la scène, d’être poussé par l’algorithme et donc, tout devient bien plus jetable. R&F : Pourquoi avez-vous attendu “Mister Lonely” et 2007 pour faire composer votre première BO originale ? Harmony Korine : Quand j’ai commencé, je voyais toute cette musique disponible et je me demandais pourquoi j’aurais besoin de créer quelque chose. Je pouvais prendre n’importe quelle chanson et la déconstruire. Mais quand j’ai fait “Mister Lonely”, je vivais à Londres et j’étais très ami avec Jason Pierce. J’adorais vraiment les Spacemen 3, particulièrementses mélodiesà lui.Donc je lui ai demandé de composer une BO. Je devais être curieux d’entendre ce qu’il allait faire. R&F : Puis vous êtes retourné vivre à Nashville et êtes devenu ami avec David Berman, des Silver Jews, et Dan Auerbach. Vous deviez faire un drôle de trio, non ? Harmony Korine : Quand je suis revenu, ils venaient tous deux d’emménager. J’étais très proche de Bonnie Prince Billy et on s’était déjà croisé avec David dans les nineties. Mais c’est à Nashville qu’il est vraiment devenu mon ami. C’est l’une des personnes que j’ai préférées dans ce monde. Un génie, un écrivain comme il n’en existe qu’un par génération. Il était étrange, hilarant, et vivait dans son propre monde. La chanson de lui que je préfère, c’est “Dallas”. Il y a ces paroles dans un couplet : “How’d you turn a billion steers into a building made of mirrors” (“Comment as-tu transformé un milliard de bœufs en un immeuble fait de miroirs”). C’est sur l’album “The Natural Bridge”, l’un des meilleurs jamais sortis. R&F : A Nashville, vous fréquentiez aussi l’un des plus étranges auteurs de la musique country : Chris Gantry ? Harmony Korine : Pourêtretoutàfaithonnête,jen’avaisaucuneidéede quic’était.Onhabitaitlamêmerueetjelevoyaisenpyjamapromenerson chienlesjoursdeneige,alorsforcément,j’étaisintrigué.Unjour,jelevois, je sors, on se parle et je comprends qu’il est l’un des pionniers de outlaws, un ami de Kris Kristofferson qui le cite dans sa chanson “The Pilgrim”. Lui-mêmeaécritquelquestubesetdesalbumsvraimentétranges,comme “At The House Of Cash” sorti quarante ans après son enregistrement. Commejevivaisàcôtédechezlui,j’allaislevoiretonriaittoutelajournée. Il a fait un concert pour Gaspar Noé habillé en soubrette… La nature m’a vraiment donné le don de dénicher les gens les plus barrés qui soient. R&F : Vous-même, vous avez écrit des chansons ? Harmony Korine : Oui, j’ai écrit “Harm Of Will” pour Björk, “Florida Kilos” pour Lana Del Rey. J’ai aussi une chanson sur le nouvel album de Miley Cyrus, “Handstand”. J’aime ça. Je peux écrire des chansons très rapidement, je pourrais en écrire beaucoup : des chansons de country, des chansons pop. Je suis certain qu’en cinq minutes, sur mon téléphone, je pourrais taper des tubes. R&F : Alors, ce serait quoi votre album pour une île déserte ? Harmony Korine : Je pense que je me prendrais un petit album de Christopher Cross. Vous voyez le genre (il chante) “Sailing takes me away… ”. J’écouterais certainement cela pour la vibe. Ça et “Year Of The Cat” d’Al Stewart. H Exposition à La Fab (Paris 13ème) jusqu’au 23 mars 2025 MES DISQUES A MOI Harmony Korine
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