REVUE DES DEUX MONDES n°3855 - Page 10 - 3855 dossier COMPRENDRE L’ALGÉRIE 10 Entretien avec PierreVermeren. « Nous sommes dans un piège franco-algérien » Aurélie Julia 20 « La France ne peut pas comprendre l’Algérie » Kamel Daoud 25 Le pouvoir algérien: un logiciel militaro-civil Anis Allik 31 L’Algérie dans la tourmente d’un monde dérégulé Bernard Bajolet 39 Le poison lent de la rente pétrolière et gazière Annick Steta 46 ChèreAlgérie… Yves de Gaulle 53 1516-1830: la régence d’Alger Michel Pierre 60 Le « royaume arabe » de Napoléon III Robert Kopp 68 Abd el-Kader,l’Algérien exemplaire Jacques Frémeaux 74 Irez-vous enAlgérie cet hiver? Colette Zytnicki 81 Un certain Camus David Camus 89 Les écrivains contre le pouvoir,le pouvoir contre les écrivains Jacques Ferrandez 10 AVRIL 2025 PIERRE VERMEREN « Nous sommes dans un piège franco-algérien » propos recueillis par Aurélie Julia L’intérêt de Pierre Vermeren pour le Maghreb date des années quatre-vingt-dix lorsque, jeune agrégé d’histoire, il décide de travailler sur l’Afrique du Nord. Il prépare un voyage en Algérie mais la guerre civile interdit les entrées sur le territoire. Il contourne l’obstacle et sillonne pendant neuf ans le Maroc, la Tunisie, l’Égypte où il observe au plus près les événements qui s’y déroulent. Ses rencontres et la vie quotidienne qu’il partage avec l’habitant lui donnent une parfaite connaissance du terrain. Depuis, son expertise, nourrie par ses déplacements et ses recherches, est régulièrement sollicitée. Histoire de l’Algérie contemporaine, de la régence d’Alger au Hirak (XIXe -XXIe siècles), son dernier livre, donne des clés pour comprendre un pays méconnu. C’est à l’écoute de cet homme au sourire jovial que nous parcourons les siècles afin d'analyser les relations franco-algériennes, si crispées aujourd’hui. Revue des Deux Mondes – Les relations entre la France et l’Algérie sont passionnelles. Rappelons l’incident survenu en 1827: le consul Pierre Deval refuse le remboursement d’une créance algérienne déjà réglée. Agacé, le dey Hussein le soufflette lors d'une audience officielle. Ce « coup d’éventail » aboutit à la prise d’Alger trois ans plus tard. Dans quel contexte Paris décide-t-il cette opération militaire? Pierre Vermeren Il existe un contentieux commercial depuis la Convention entre les deux pays. L’armée de Bonaparte, sur la route de l’Égypte, a acheté du blé aux Algériens sans le payer. Des marchands juifs d’Alger 11 AVRIL 2025 COMPRENDRE L'ALGÉRIE réclament leur dû pendant des décennies. La France finit par verser la somme, mais des intermédiaires la détournent. Le chef de la régence, le dey d’Alger, exige à plusieurs reprises le paiement. Paris se vexe. Après le coup d’éventail, Charles X décide d’assiéger Alger pour mettre fin au contentieux et pour rétablir l’honneur de la France. Un équipage français est massacré en Kabylie. C’est le prétexte à une opération militaire un peu folle, mais dont les vraies motivations sont de politique intérieure parisienne. Il ne s’agit pas de lutter contre la piraterie ou l’esclavage, comme on l’entend parfois, puisque ni l’un ni l’autre n’existaient plus à l’époque. Le régime de la Restauration chute dès la prise d’Alger fin juillet 1830. Lorsque Louis-Philippe accède au pouvoir, il hérite de cette affaire. Après avoir tergiversé pendant quatre ans, il choisit de rester en Algérie. Au cours de ces années, l’armée, qui n’a plus le droit de se battre en Europe depuis 1815, s’organise. Les généraux de Napoléon veulent une Nouvelle-France, contre l’avis des parlementaires. Face à la pression de l’état-major, la France crée en 1834 les « possessions françaises au nord de l’Afrique » dans une perspective coloniale. Les choses se sont faites de manière hasardeuse, comme souvent en histoire. Dans son « Rapport sur l’Algérie » (1847), Tocqueville, alors député influent, dresse un constat sévère: « Nous avons rendu la société musulmane plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle ne l’était avant de nous connaître. » La situation s’améliore-t-elle sous le Second Empire? Entre 1841 et 1847 sévit une « guerre totale », comme la qualifie le maréchal Bugeaud. Il s’agit d’écraser les ennemis pour s’emparer de leurs territoires. L’armée française applique la politique de la terre brûlée: elle abat les troupeaux, brûle les récoltes, coupe les arbres, dévaste le pays. Les « Arabes » opposent une résistance acharnée dans l’ouest et le centre du pays, en vain. Sous le Second Empire, un modus vivendi s’établit. Bugeaud a essayé d’attirer des Français pour peupler le pays en leur promettant des terres. Mais la Révolution française ayant déjà redistribué des terres aux paysans, très peu traversent la Méditerranée: Italiens et Espagnols sont les plus nombreux. Napoléon III, qui rêve d’un royaume arabe, met en place une politique dite « du royaume arabe »: il laisse les tribus sur leur territoire et de les coadministrer d’une manière légère. C’est la fonction des bureaux arabes: Pierre Vermeren est professeur d’histoire des sociétés arabes et berbères contemporaines à la Sorbonne. Il a publié en 2022 Histoire de l’Algérie contemporaine, de la régence d’Alger au Hirak (XIXe -XXIe siècles) (réédité en poche, Nouveau Monde éditions, 2024) et dirigé Économie politique de la Tunisie et du Maghreb. Les défis de la mondialisation.Années 1980-années 2020 (IRMC et Hémisphères, 2024). COMPRENDRE L'ALGÉRIE 12 AVRIL 2025 on place deux ou trois officiers avec un peloton indigène (moghazni) par tribu, chargés de s’entendre avec les chefs berbères et arabes, soit près de 2000 hommes pour tout le pays. Celui-ci commence à se reconstituer, quand dans les années 1866-1867 la sécheresse provoque une grande famine au Maghreb. Les morts se comptent par centaines de milliers. Au début des années 1870, la population est réduite à 2,3 millions d’habitants, contre 3 millions vers 1830. Une fois proclamée, la IIIe République annonce le rapatriement des bureaux arabes et la libéralisation de la colonisation, ce qui provoque l’insurrection de 1871, surnommée la « révolte de Mokrani ». La répression est violente. Toute la partie Est du pays est cette fois sévèrement touchée. Huit cent mille hectares sont séquestrés et transférés aux colons ou au domaine. Après quarante ans, ce bilan est assez accablant en effet. La IIIe République souhaite mener une politique d’assimilation mais juifs et musulmans ne seront pas traités de la même manière.Comment peut-on à la fois prôner l’assimilation et édicter un code de l'indigénat? En 1834, les musulmans et les juifs de la colonie deviennent sujets français, mais non citoyens français; ils ne jouissent ni des droits civils ni des droits politiques. En 1848, on décrète que l’Algérie est un territoire de la République: trois départements sont créés, Constantine, Alger et Oran. Mais la population en Algérie mêle sujets français, citoyens français venus de la métropole, et étrangers. C’est une assimilation partielle du territoire et des institutions à la France, mais pas de la population « indigène ». Le 14 juillet 1865, le sénatus-consulte – texte émanant du Sénat – légifère sur le statut juridique des indigènes en Algérie. Les sujets français peuvent devenir des citoyens français s’ils renoncent à la loi religieuse (islamique ou juive) – jusqu’alors, les juges musulmans (cadis) ou les rabbins sont seuls en charge du code personnel (droit civil). Mais très peu d’indigènes franchissent le pas, jusqu’à ce que la IIIe République crée une brèche en 1870 avec le décret Crémieux: les juifs d’Algérie – 30000 à l’époque – acquièrent collectivement la citoyenneté française. Puis en 1881, la République instaure le code de l’indigénat, un régime pénal administratif spécial réservé aux sujets musulmans. C’est un statut exorbitant du droit qui ne respecte pas les principes généraux du droit français. Les indigènes sont soumis à une surveillance permanente; ils n’ont pas le droit de sortir de leur tribu ni du pays; chaque initiative (mariage, cérémonie, réunion, création d’un journal…) doit faire l’objet d’une demande « NOUS SOMMES DANS UN PIÈGE FRANCO-ALGÉRIEN » 13 AVRIL 2025 préalable auprès de l’administration. Celle-ci surveille les déplacements, les réunions… Ce système disparaît entre 1914 et 1918, officiellement en 1945, mais des reliquats subsistent. À quand la revendication pour la citoyenneté française remonte-t-elle? L’Algérie est une colonie agricole, sans véritable industrie jusqu’en 1959. Lorsque débute la croissance démographique des musulmans, les tribus possèdent des territoires agricoles resserrés. Elles s’appauvrissent faute de terres et d’investissement, ce qui aboutit à la « clochardisation » dont parle Albert Camus dans les années quarante. La solution, pour ceux qui le peuvent, est l’armée. Les deux guerres mondiales offrent l’occasion à des centaines de milliers de personnes de devenir soldats de la République et de gagner leur vie. D’autres intègrent la fonction publique. D’autres encore, comme des Kabyles, émigrent en métropole précocement (après 1904). Les musulmans, qui, en grande majorité, ne parlent pas français, doivent accepter leur sort. Au début du XXe siècle, une minorité est allée à l’école (les « évolués »), elle commence à réclamer des droits, et le premier droit est l’égalité, donc la citoyenneté. Cette minorité croît avec la loi de Messimy (1911) qui rend le service militaire obligatoire pour les musulmans; les jeunes hommes valides sont tirailleurs ou spahis lors de la Première Guerre mondiale. Au sortir du conflit, la revendication en faveur de la citoyenneté devient un enjeu majeur dans cette minorité. Clemenceau l’accorde à 40000 soldats mais elle n’est pas transmissible. Quand les Algériens francisés comprennent qu’ils ne pourront pas obtenir la citoyenneté française – les années trente sont décisives –, ils réclament l’indépendance. Cette demande, encore rare au sortir de la guerre, devient peu à peu la seule option. La guerre d’Algérie est finalement une réponse à notre bricolage institutionnel et juridique conçu au XIXe siècle. Paris est responsable. Pour preuve: lorsque de Gaulle accorde la citoyenneté à tous lors du fameux discours au Forum d’Alger en 1958, personne ne s’y oppose. Comment expliquez-vous l’extrême cruauté de la guerre d’Algérie? Elle a une dimension de guerre civile. On dit souvent que les guerres civiles sont les plus cruelles. C’est une guerre sans front: des Algériens combattent des Français mais il y a plus d’Algériens qui combattent auprès des Français que dans le Front de libération nationale (FLN). Personne ne veut céder. Celui qui perd perd tout: si les Européens perdent, COMPRENDRE L'ALGÉRIE 14 AVRIL 2025 il n’y a plus d’empire ni de colonie. Quant à l’armée française, humiliée en 1940 et en 1954 en Indochine, elle a une revanche à prendre. Enfin, les Algériens sont dos au mur. S’ils veulent un jour un pays et le diriger, il faut se battre. Les théoriciens qui ont lancé la guerre révolutionnaire se sont servis des outils inventés par Mao et par le Viêt-minh en Indochine. Ils ont utilisé une idéologie et un appareil totalitaire impitoyable qui châtie ou élimine les traîtres – les premiers ennemis, ce sont les Algériens, notables, caïds ou imams de la République. La guerre est impossible à gagner sur le terrain: ils peuvent tuer, faire des coups, mais ne peuvent pas remporter la victoire face à une telle armée. Leur seule option, c’est de rallier d’un côté la population par tous les moyens, et de l’autre les grandes puissances par la diplomatie. Ainsi, ils poussent à l’insurrection populaire en août 1955. Des villages d’Européens sont massacrés pour fracturer les populations. La France répond à la guerre révolutionnaire par la guerre contre- révolutionnaire, qui emploie les mêmes méthodes: quadrillage, regroupements, enlèvements, torture, liquidations… C’est une guerre ravageuse, asymétrique et cruelle. Son enjeu est le contrôle du peuple plus que du terrain. Pourquoi l’histoire de l’Algérie après les accords d’Évian est-elle si mal connue? Parce que les Français considèrent qu’au-delà de 1962, ce n’est plus leur histoire mais celle des Algériens. En 1992, on décide l’ouverture des archives françaises de l’Algérie coloniale, qui s’arrêtent en 1964. Des chercheurs se précipitent. Ils se concentrent sur la guerre d’Algérie, véritable traumatisme pour la société française – de Gaulle a essayé de l’enfouir dans l’amnésie et par l’amnistie. Aujourd’hui, ceux qui s’intéressent à la République algérienne ne sont pas les très bienvenus, et n’ont pas accès aux archives. L’histoire post-1962 doit être écrite sans archives publiques, à partir de la presse, des films, des ouvrages, des témoins, des rapports diplomatiques… Les historiens universitaires algériens n’ont d’ailleurs pas le droit d’enseigner l’histoire post-1962, et pour l’histoire coloniale et de la guerre d’indépendance, la version officielle écrite par l’armée s’impose. Certains historiens comme le prestigieux Mohammed Harbi, ont trouvé la parade: ils sont venus écrire l’histoire de leur pays en France, et de même d’autres en droit, en sociologie, en science politique… « NOUS SOMMES DANS UN PIÈGE FRANCO-ALGÉRIEN » 15 AVRIL 2025 Est-ce la raison pour laquelle la recherche universitaire est chez nous axée sur les études décoloniales? Quand j’ai commencé mes études dans les années quatre-vingt-dix, il était de bon ton de décrier les archives coloniales, considérées comme des sources biaisées. Les choses n’ont pas évolué. Le problème est que nous ne disposons pas de beaucoup d’autres documents. Ces archives coloniales constituent un patrimoine gigantesque, elles incluent les archives d’anthropologues coloniaux, de militaires, de la bureaucratie, de témoignages, de traductions… La France possède les plus volumineuses archives au monde, six fois plus importantes que celles de l’Angleterre, bien que son empire ait été bien plus vaste. Un étudiant en histoire qui s’intéresse en 2025 à l’Algérie peut puiser à foison dans les archives coloniales. C’est ce qui explique le succès de l’histoire coloniale et de la guerre d’Algérie depuis une vingtaine d’années. Nous pouvons étudier longuement la période, nous continuerons à faire des découvertes. Mais pendant ce temps-là, le monde actuel s’éloigne, et il est de plus en plus méconnu. L’Algérie est aujourd’hui tenue par des généraux. Peut-on parler d’une dictature militaire? Hélas, cela y ressemble de plus en plus, même s’il s’est longtemps agi d’un régime policier, autoritaire et de répression, qui tient la société en respect par des mesures symboliques et parfois cruelles – comme c’est le cas pour Boualem Sansal –, ou par une surveillance omniprésente. L’armée algérienne est une instance à la fois politique et sécuritaire. Elle incorpore la police et les services de renseignement. Elle contrôle le pétrole, donc l’économie. D’une manière directe ou indirecte, elle a la main sur le FLN. C’est moins un parti-État qu’une armée-État. Tout remonte à l’indépendance. La guerre d’Algérie a physiquement détruit la société politique algérienne composée de personnes cultivées et forgées à la vie politique. Soit les hommes politiques ont été tués, soit ils ont rallié le FLN, soit ils sont partis en France. Ce qui subsistait de la société politique algérienne, c’était le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) proclamé en 1958, juste après le retour de De Gaulle au pouvoir. En août 1962, Houari Boumediene organise un coup d’État militaire qui élimine le GPRA: Ben Bella devient président. En 1965, il est chassé par le même Boumediene, chef de l’état-major de l’armée. À sa mort en 1978, le plus haut gradé de l’armée, le général Chadli, le remplace. En janvier 1992, un nouveau coup d’État militaire chasse Chadli: l’état- COMPRENDRE L'ALGÉRIE 16 AVRIL 2025 major prend le pouvoir pour lutter contre le Front islamique du salut (FIS) et le djihad armé. Le premier civil élu à la demande de l’armée est Abdelaziz Bouteflika en 1999. L’homme de confiance de Boumediene est un diplomate mondialement connu dans les années soixante et soixantedix. Pendant vingt ans, il dirige le pays et essaie de trouver une autonomie en prenant ses distances avec l’armée et les services de renseignement. La république reprend timidement ses droits. Mais en 2013, Bouteflika est victime d’un accident vasculaire cérébral. Immobile, ne pouvant plus s’exprimer, il est néanmoins maintenu au pouvoir… Son frère et les réseaux mafieux prennent les rênes. Cet abus permet après le Hirak le retour de l’armée qui impose le haut fonctionnaire Tebboune. En 2019 s’organise un mouvement en effet populaire appelé « Hirak ». Comment le décrire? Ce fut un mouvement pacifiste de revendication démocratique contre Bouteflika et pour la démocratisation du régime. Ses principales revendications? Le départ de Bouteflika, puis une nouvelle Constitution et des élections libres. Cette opposition a fortement inquiété les patrons du pays par son ampleur et sa détermination. L’armée a joué finement: elle a d’abord laissé la police, une de ses composantes, gérer sans violence le Hirak. Elle a réussi à l’endiguer par étapes: les drapeaux kabyles ont d’abord été interdits, puis les déplacements des provinciaux, avant les intimidations puis les emprisonnements de blogueurs. Pendant ce temps, les amis de Bouteflika étaient emprisonnés et jugés. Le Covid est arrivé et a achevé le processus après plus d’un an de manifestations monstres. Pendant deux ans, la population a été enfermée. L’armée a repris le contrôle en mettant ses adversaires en prison, en multipliant de vrais-faux procès, en censurant journaux et blogs indépendants. Les élections ont eu lieu: Tebboune est devenu président, imposant une réforme cosmétique de la Constitution… qui permet néanmoins à l’administration de sanctionner toute présumée déstabilisation. Que reste-t-il du Hirak? Des souvenirs d’une éphémère euphorie collective. On a vu uneAlgérie défiler dans un grand pacifisme. On sait que des millions d’Algériens de toutes conditions et régions ne sont pas satisfaits. Lorsqu’ils ont compris que le Hirak avait perdu, ils ont cessé de participer aux élections. Les derniers scrutins ont été catastrophiques avec un taux de participation à moins de 10 %. De fait, l’Algérie est beaucoup moins libre qu’à l’époque « NOUS SOMMES DANS UN PIÈGE FRANCO-ALGÉRIEN » 17 AVRIL 2025 de Bouteflika. La presse est soumise aux ordres, les associations comme la Ligue des droits de l’homme sont supprimées, des organisations non gouvernementales étrangères criminalisées. On surveille les réseaux sociaux, les téléphones, la population immigrée en France… Il n’y a plus de liberté publique et culturelle. Les Algériens ont peur, ils n’osent plus protester. Les moments de liberté qu’ont été le « printemps arabe » et le Hirak se sont soldés par davantage d’autoritarisme. Le pouvoir semble avoir retenu qu’il ne faut rien laisser passer. Comment interprétez-vous l’arrestation de Boualem Sansal? C’est un message envoyé à la France, certes, mais surtout aux fonctionnaires, intellectuels, écrivains, militants politiques ou des droits de l’homme algériens: faites attention, nous pouvons emprisonner l’un des Algériens les plus connus au monde. Cette arrestation manifeste une sorte d’impasse interne et externe d’un régime usé face au retour des tensions économiques et internationales. Quel est le statut des femmes algériennes? Elles sont soumises au code de la famille restauré par les militaires en 1983. Il s’agit d’un code islamique, version algérienne. Dépendant d’un homme tuteur, les femmes ne sont pas majeures, ne peuvent pas voyager librement ni épouser un étranger, elles ne peuvent pas divorcer sans l’accord de leur mari… Les femmes ont vécu sous le droit civil français entre 1958 et 1983. La parenthèse ne s’est jamais rouverte. Les Algériennes ne subissent pas les mêmes pressions que les Iraniennes: elles ont le droit de se promener tête nue, de ne pas se marier, de ne pas avoir d’enfants… L’Algérie n’est pas une théocratie, c’est une république socialiste, sur le papier. C’est la société plus que le pouvoir qui fait régner la morale islamique. Pourquoi l’Algérie et le Maroc s’opposent-ils constamment? C’est une très vieille histoire. Pendant les trois siècles ottomans, la régence d’Alger et le royaume du Maroc se sont fait quatorze guerres. Puis lors de la période coloniale, il y a eu une sorte de paix des braves au Maghreb: les Marocains ont aidé et soutenu les Algériens. Mais les querelles ont repris au départ des Français. La « guerre des sables » a éclaté en 1963 et ne s’est en réalité jamais arrêtée. COMPRENDRE L'ALGÉRIE 18 AVRIL 2025 La cause principale? La France coloniale a donné le Sahara à l’Algérie, soit deux millions de kilomètres carrés. Durant la colonisation, elle a spolié les Tunisiens et les Marocains, et s’est octroyé le gros morceau. Cela se traduit par l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS), inventée par la IVe République. De Gaulle y a renoncé en 1961, ce qui a permis les accords d’Évian. La France voulait garder le Sahara en raison du pétrole. Le FLN s’est battu pour la même raison afin que le pétrole finance le pays. La guerre d’Algérie entre 1958 et 1961 est aussi une guerre pour le pétrole. C’est également une guerre diplomatique avec les États-Unis, l’ONU, la Chine, l’Allemagne, l’Italie. De Gaulle décide d’abandonner le Sahara parce que la France a trop à perdre au plan international. Le Maroc refuse la perte de « son » Sahara, et l’Algérie n’a jamais pardonné la guerre de 1963… Quand l’Espagne, qui en avait fait une colonie en 1884, quitte le Sahara occidental à la mort de Franco en 1975, le territoire devient l’objet d’une nouvelle guerre. Nous en sommes toujours là cinquante ans après. Personne ne veut céder: c’est devenu une querelle d’honneur et de gros sous. De quand la présence russe en Algérie date-t-elle et quelle est son influence? Elle est moins importante qu’elle ne l’était en Syrie. Les Algériens ont toujours été plus prudents que les Syriens, voire les Égyptiens: ils n’ont jamais accueilli des dizaines de milliers de coopérants russes. Les Algériens ont une gamme d’alliances complexe avec les régimes arabes, les Chinois, les Américains, les Russes, les Français (toujours!), les Allemands, les ex-Yougoslaves… Ils ne se sont pas mis entre les mains des Russes, sauf pour l’armement. Ils envoient des soldats se former à Moscou en matière de renseignement et de haute technologie. Toute une partie de l’état-major, des techniciens et des ingénieurs militaires parlent russe. Il y a donc une tradition de coopération militaire ancienne. LesAlgériens ont cependant commis une erreur: ils ont aidé les Russes à chasser les Français du Sahel. Or les intérêts russes et les intérêts algériens divergent. Les Russes soutiennent la junte à Bamako au Mali qui fait la guerre aux Touaregs, alliés des Algériens. Fâchés, les Algériens ont annoncé qu’ils allaient (aussi) se fournir en armes auprès des Américains depuis l’élection de Donald Trump. Les relations entre la France et l’Algérie sont très dégradées.À qui la faute? Elle est partagée. La France aurait dû depuis longtemps normaliser ses relations qui reposent sur un héritage colonial et affectif. De Gaulle a créé
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