REVUE DES DEUX MONDES n°3854 - Page 9 - 3854 dossier LES DROITES CONQUÉRANTES 10 Giorgia Meloni,ou l’ascension du post-populisme en Europe Thibault Muzergues 17 Le drame en trois actes de la droite française depuis 1789 Jacques de Saint Victor 25 Les visages de la droite depuis la IIIe République Éric Roussel 30 Entretien avec Chantal Delsol.Comment peut-on être de droite? Paul-François Paoli 37 Et si c’était « la droite » qui avait tué laVe République? Yves de Gaulle 45 Conservatrice,libérale et sociale: l’alliance des postures sages François Huguenin 52 La France se droitise-t-elle? Brice Teinturier 58 L’après-Macron: trois droites et autant de stratégies Charles Sapin 64 À la recherche de la droite littéraire: retour aux hussards Christian Authier 71 Des mots de droite? Jean Szlamowicz 80 L’Allemagne sur la ligne droite Eryck de Rubercy 10 MARS 2025 Giorgia Meloni,ou l’ascension du post-populisme en Europe Thibault Muzergues Les apparences sont parfois trompeuses. Et nombreux ont été ceux qui, à l’image de Silvio Berlusconi ou Matteo Salvini, ont sous-estimé à leurs frais les capacités de ce petit bout de femme d’un mètre soixante-trois qu’on voyait se faufiler dans les salles de réunion sans qu’on lui prête attention. Tout du moins jusqu’à ce que porte sa voix, forte et à l’accent romain inimitable, issu du quartier populaire du sud de Rome où elle a grandi, Garbatella. Giorgia Meloni est un ovni dans la politique européenne. D’abord par son origine, modeste, et son éducation politique, qu’elle a faite dans la rue – ce qui ne l’empêche ni de manier l’anglais, le français et l’espagnol avec maestria ni d’articuler ses idées de droite distinctement et directement. Avec Meloni comme avec la langue de Dante, il n’y a pas de lettre muette, pas de double sens, son programme est clair comme de l’eau de roche: conservateur, même très conservateur sur les questions sociales, mais pragmatique; l’essentiel est de parvenir à ses objectifs, et si Paris valait bien une messe, le palais Chigi, siège de la présidence du Conseil des ministres, à Rome, vaut bien de s’accommoder avec les institutions, y compris européennes – Bruxelles, elle aussi, vaut bien quelques compromis sur le patriotisme (bien réel) qui habite « la Meloni », comme on l’appelle en Italie. Thibault Muzergues est politologue. Dernier ouvrage publié: Post-populisme. La nouvelle vague qui va secouer l’Occident (L’Observatoire, 2024). 11 MARS 2025 LES DROITES CONQUÉRANTES « Je suis Giorgia. Je suis une femme. Je suis une mère. Je suis italienne. Je suis chrétienne. » C’est ainsi que celle qui devait devenir quelques années plus tard la première femme présidente du Conseil italien s’était présentée à ses compatriotes lors d’un meeting sur la place Saint-Jean-de-Latran, le 19 octobre 2019. À l’époque, son parti, Fratelli d’Italia, héritier de l’Alleanza nazionale qui avait rompu avec le post- fascisme de ses aïeux sous Gianfranco Fini, peinait à se faire une place sur l’échiquier politique italien, tant la dynamique à droite était favorable au courant populiste dominé par Matteo Salvini – lequel ne s’était pas gêné, pour accéder au poste de viceprésident du Conseil l’année précédente, de faire alliance avec le Mouvement 5 étoiles, autre parti populiste, issu de la gauche, une chose que Meloni avait alors fort peu goûtée. Face au leader de la Lega, qui comptait sur le clivage peuple contre élites pour devenir président du Conseil, Meloni avait été sans ambiguïté: pour elle, le clivage droite-gauche était plus important que celui entre populistes et establishment. Une différence bien entretenue qui lui donnera raison durant la période 2020-2022, durant laquelle la crise Covid, le Brexit ou encore l’invasion de l’Ukraine par la Russie vont briser les ailes des populistes et redistribuer les cartes sur la scène politique européenne. Aujourd’hui solidement installée à la tête de la droite italienne et de son pays, Giorgia Meloni a le vent en poupe: elle est l’une des rares leaders à avoir survécu sans égratignure aux échéances électorales de 2024, s’offrant même le luxe d’améliorer le score de Fratelli d’Italia aux élections européennes par rapport aux élections législatives de 2022 qui l’avaient portée au pouvoir. Les Italiens apprécient son franc-parler, ses expressions faciales parfois fort peu diplomatiques (Emmanuel Macron et Viktor Orbán en ont fait les frais l’an dernier), mais aussi ses efforts pour remettre du sérieux et du contenu (certes brut) dans la politique italienne – et notamment à droite, là où des Silvio Berlusconi ou Matteo Salvini avaient trop souvent réduit la politique à un gigantesque cirque où des danseuses exotiques côtoyaient les préparations de pizzas au feu de bois en direct à la télévision. Ne plus renverser le système Donner du sens à la politique, c’est un objectif de toujours de Giorgia Meloni, de ses années militantes, dans sa jeunesse, au Mouvement social italien, le parti post-fasciste de la Ire République italienne alors en voie de normalisation dans les années quatre-vingt-dix, à la fondation de Fratelli d’Italia en 2012, dont elle devient présidente dès 2014, à une époque où le LES DROITES CONQUÉRANTES 12 MARS 2025 populisme était en pleine ascension – à gauche d’abord, puis à droite, avec beaucoup plus de succès. Dans ses premières années à la tête de cette formation politique, Meloni n’a d’ailleurs pas résisté aux sirènes du populisme, fustigeant un système qu’elle jugeait alors indéfendable et se prononçant pour un référendum sur la sortie de l’euro ou encore pour la suppression des régions italiennes, une vraie bombe dans un pays où le particularisme local (le fameux campanilismo) est tout autant constitutif du caractère national italien que source d’inefficacité du point de vue de l’État central. Que Meloni ait exprimé des idées et fait des propositions qui l’apparentaient à l’extrême droite dans les années deux mille dix, cela ne fait aucun doute. Qu’elle ait progressivement changé son fusil d’épaule, cela n’en fait guère plus, dans la mesure où sa campagne électorale de 2022, et sa gouvernance depuis lors, la rapproche plus de la droite traditionnelle que de l’extrême droite populiste qui sévissait en 2018 en Italie, ou encore celle actuellement au pouvoir en Hongrie sous Viktor Orbán. Contrairement à ce que prédisaient les plus pessimistes il y a encore quelques années, l’arrivée au pouvoir de Meloni n’a signifié ni le retour des Chemises noires dans les rues de Rome ni la mise en place d’un programme de transformation radical de la société, selon les critères corporatistes et racialistes du fascisme mussolinien. Avec Meloni, on a plutôt affaire à une nouvelle droite, certes très conservatrice sur le plan des mœurs, protectionniste quant à sa politique industrielle (une idée dans l’air du temps, par ailleurs), anti-immigration, mais également d’un libéralisme classique sur le plan économique, et surtout respectueuse des institutions en place, que celles-ci soient des institutions nationales (qui n’ont pas plus souffert de la gouvernance Meloni que sous d’autres gouvernements, de droite comme de gauche) ou même européennes et atlantiques: non seulement Meloni a très tôt fait le choix de soutenir l’Ukraine et l’Otan après des années de rapprochement de l’Italie avec la Russie et la Chine, mais son gouvernement italien a adopté une attitude conciliante avec l’Union européenne, à l’inverse d’un Viktor Orbán toujours prêt à chercher noise avec Bruxelles, le plus souvent pour mieux se positionner en victime lorsqu’il rentre à Budapest. À l’instar d’autres leaders et partis, dont beaucoup issus de sa famille politique européenne des Conservateurs et réformistes européens (CRE), la leader de Fratelli d’Italia a en fait opéré une fusion en alliant les idées qui faisaient la force, notamment électorale, des populistes à la reconnaissance des institutions déjà en place – il ne s’agit plus de renverser un système présenté comme corrompu et instrument d’oppression des élites contre le peuple, mais au contraire de faire de la politique et de poursuivre une politique de changement à l’intérieur du système, en acceptant de jouer GIORGIA MELONI, OU L’ASCENSION DU POST-POPULISME EN EUROPE 13 MARS 2025 selon ses règles et donc de devoir faire des compromis, voire de perdre des batailles. Le gouvernement Meloni travaille strictement dans le cadre des institutions, ce qui tempère ses excès, mais l’establishment a aussi concédé à la droite melonienne des victoires précieuses, tant sur le besoin de juguler et contrôler l’immigration que sur l’importance de protéger l’industrie nationale contre la concurrence déloyale d’acteurs comme la Chine. En somme, là où les populistes avaient comme principal objectif de redéfinir les rapports de force et les pouvoirs dans le système politique en misant sur le clivage entre peuple et élites, les post-populistes jouent sur le clivage gauche-droite traditionnel pour faire passer leurs idées. Certes, ce clivage a bougé depuis les années deux mille, et la droite melonienne (mais aussi suédoise ou belge) est beaucoup plus conservatrice sur le plan des mœurs (et parfois plus libérale économiquement) que la droite d’antan, mais elle se positionne finalement comme le nouveau parti de la droite traditionnelle, sans volonté de renverser le système. Plus question de démocratie directe ou de leadership charismatique, les choses se passent selon les règles du jeu parlementaire. Plus question non plus de fascination pour la croissance chinoise ou pour le charisme de Vladimir Poutine, dans la mesure où les post-populistes, en tant que conservateurs culturels, restent fortement attachés à l’idée de l’Occident, et revendiquent une proximité avec les États-Unis, y compris lorsque les démocrates sont au pouvoir, en témoigne l’amitié nouée par Meloni avec Joe Biden, par exemple. La difficile relation entre populisme et post-populisme À bien des égards, le post-populisme est donc une façon de dépasser le populisme, de se débarrasser de ses excès tout en admettant que sur bien des sujets, les populistes avaient initialement raison contre l’establishment. C’est ce qui pousse certains partis de centre droit, comme l’Union chrétienne-démocrate allemande ou le Parti populaire espagnol, à adopter des politiques plus conservatrices en matière sociétale et une offre générale plus démarquée des politiques centristes des années deux mille dix. D’ailleurs, la plupart des pays encore touchés de plein fouet par la crise populiste sont des systèmes politiques où le retour à un clivage droite-gauche a été empêché soit par des grandes coalitions centristes (c’est le cas en Roumanie, enAllemagne ou enAutriche), soit, comme en France, par la formation d’un grand centre attrape-tout monopolisant le pouvoir. Qu’on ne s’y trompe pas néanmoins: malgré le développement rapide du post-populisme dans les années 2022 à 2024, marqué par la progression LES DROITES CONQUÉRANTES 14 MARS 2025 spectaculaire du groupe Conservateurs et réformistes européens (CRE) lors des dernières élections européennes (de 62 à 82 sièges dans l’enceinte strasbourgeoise) et la droitisation du Parti populaire européen de centre droit, le populisme n’est pas mort – en effet, les deux autres groupes à la droite du CRE, qui s’identifient beaucoup plus nettement avec le populisme, ont fortement progressé en 2024-2025. Même s’il marque le pas dans de nombreux autres pays européens, par exemple en Estonie où le Parti populaire conservateur (EKRE) a pratiquement disparu, ou encore en Italie où la Lega de Matteo Salvini en est réduite à un rôle mineur dans la coalition actuelle, le populisme reste influent. Du fait des conséquences économiques de la guerre en Ukraine (notamment sur les prix du gaz, et plus généralement l’inflation), il a progressé en Roumanie, en République tchèque, en Slovaquie, en Allemagne ou encore en Autriche. Qui plus est, il est parfois difficile de faire la différence entre populistes et post-populistes: certains partis, comme Droit et justice en Pologne, balancent entre ces deux visions du combat politique, l’un centré sur le combat contre les élites, l’autre sur la bataille économique et culturelle contre la gauche. De plus, l’irruption d’un wokisme de droite, avec son obsession maladive de l’identité, sa victimisation systématique et son intolérance, complique la donne, dans la mesure où elle creuse les divisions des droites et menace même parfois de prendre en étau les populistes, proposant une offre plus radicale encore sur leur droite. Matteo Salvini en fait les frais actuellement, alors qu’il se débat pour garder l’unité de sa Lega face à l’irruption du général Roberto Vannacci dans le jeu interne du parti – irruption qu’il avait pourtant lui-même organisée pour rassurer l’aile populiste du parti. Pour aggraver les choses, lorsqu’elle est au pouvoir, la droite postpopuliste s’appuie également sur des partis populistes pour gouverner: Giorgia Meloni doit composer avec Matteo Salvini comme viceprésident du Conseil, ce qui ne manque pas de lui causer régulièrement des maux de tête. C’est là le prix à payer lorsqu’on réalise l’union des droites pour exercer le pouvoir dans le contexte d’un retour du clivage droite-gauche: même lorsqu’il redevient politiquement marginal, le mouvement populiste demeure numériquement incontournable à l’intérieur de la droite, ce qui lui permet de poser des conditions lors de négociations pour obtenir une majorité. C’est un des éléments que doivent prendre en compte les dirigeants d’une droite qui reste tout aussi plurielle que la gauche – il s’agit alors de garder ses minorités agissantes sous contrôle pour pouvoir gouverner. Le phénomène n’est pas nouveau, il est même un classique des systèmes bipartites: comme le GIORGIA MELONI, OU L’ASCENSION DU POST-POPULISME EN EUROPE 15 MARS 2025 disait le baron von Beust au Premier ministre hongrois Gyula Andrássy lors du compromis historique séparant Hongrois et Autrichiens en une double monarchie danubienne, « gardez vos hordes, nous garderons les nôtres ». Domine,quo vadis? On pourrait voir dans ce jeu de cohabitation-compétition entre la droite populiste et la droite post-populiste une contradiction – après tout, le préfixe post renvoie à un certain séquençage, et il pourrait paraître incongru de voir les deux doctrines se présenter en même temps aux électeurs. Ce n’est pourtant pas si illogique que cela: pendant plusieurs siècles à la charnière du monde classique et du Moyen Âge, le post-paganisme qu’est le christianisme a dû cohabiter avec l’ancienne religion. Une certaine permanence du populisme alors que l’Europe continue de traverser une période de difficultés économiques marquées non plus par un chômage de masse mais par une croissance lente et une productivité stagnante paraît somme toute logique – même s’il faut répéter que dans nombre de cas, cette permanence est surtout le fruit du refus d’une partie des élites de revenir à un clivage droite-gauche et à sa dialectique plus prévisible entre conservateurs et progressistes. Reste à savoir quel sera l’impact de la présidence Trump sur cette cohabitation – et plus généralement sur l’avenir des droites en Europe. Qu’on le veuille ou non, le conservatisme américain possède un pouvoir d’attraction très fort, en témoigne par exemple l’inspiration tirée par Éric Zemmour (pourtant peu suspect d’atlantisme) pour les thèses d’un Pat Buchanan. Or Trump, le disrupteur-en-chef de 2016 élu dans son premier mandat sur le clivage peuple-élites, doit d’abord sa victoire de 2024 à son positionnement clair sur la division droite-gauche et le combat contre le wokisme, d’où le succès de ses slogans de campagne « Comrade Kamala » ou encore « Kamala est pour iel, Trump est pour vous ». L’évolution du Parti républicain, et plus généralement du mouvement conservateur, lui aussi fracturé en multiples chapelles, sous la présidence Trump aura à son tour une influence sur l’évolution des droites en Europe, y compris sur la relation entre populisme et post-populisme. Dans cette perspective, il y aura bien une sorte de match entre Giorgia Meloni et Viktor Orbán, tout du moins pour l’attention du président, et plus largement des conservateurs. Le second pourra se targuer de sa proximité idéologique de la première heure avec le trumpisme et de son réseau auprès des think tanks LES DROITES CONQUÉRANTES 16 MARS 2025 et lobbyistes proches du mouvement Maga (Make America Great Again) à Washington. La première aura l’avantage de sa bonne entente avec les appareils institutionnels des deux côtés de l’Atlantique (Union européenne et États-Unis), de la densité du réseau italo-américain au sein du Parti républicain, mais aussi, tout du moins tant qu’il sera dans les grâces du président, d’une relation personnelle très proche avec Elon Musk. Ce dernier est un apport nouveau dans la coalition trumpienne, et il ne correspond ni à l’image de l’establishment du républicain traditionnel ni à celle du mouvement Maga, beaucoup plus populiste et révolutionnaire – la relation Musk-Maga est à suivre, dans la mesure où elle est conflictuelle à la fois sur un plan personnel (Musk représentant l’oligarchie et la tech que les populistes rejettent), mais aussi sur le plan intellectuel: les passes d’armes au sujet de l’immigration sur la plateforme X entre le géant de la tech et des représentants du mouvement pendant les fêtes de fin d’année 2024 en disent long sur les tensions qui peuvent exister à l’intérieur de la coalition trumpienne (tensions qu’on retrouve au niveau des droites européennes, encore que la famille muskienne des libertaires-identitaires soit encore très réduite en Europe, du fait de la concentration des millionnaires des nouvelles technologies sur la côte ouest des États-Unis, et leur très faible implantation en Europe). La vision techno-utopienne de Musk sur l’avenir n’est en outre pas forcément (ou tout du moins pas totalement) partagée par la présidente du Conseil italien – signe que l’émergence d’une Silicon Valley de droite risque de complexifier encore plus la donne intellectuelle du conservatisme moderne, des deux côtés de l’Atlantique. Mais, pour en revenir à l’Europe où l’équation reste pour l’instant limitée à des dilemmes de pouvoir entre centre droit classique, populistes de diverses obédiences et conservateurs post-populistes, Giorgia Meloni se retrouve dans une situation idéale, à l’intersection de plusieurs mondes: celui des droites, mais aussi celui de l’establishment européen et du nouvel establishment trumpien (qui inclut actuellement Elon Musk, mais aussi d’autres entrepreneurs de la Silicon Valley comme Peter Thiel). Si Meloni parvient à s’imposer à ces intersections clés, elle pourrait ainsi faire de l’Italie le principal partenaire des Américains sur le sol européen, ce qui permettrait à Rome d’utiliser ce levier pour être traité d’égal à égal par Paris et Berlin – une approche diplomatique finalement classique de la part du gouvernement transalpin: dans les affaires internationales comme dans le combat politique national, l’ère des révolutions est peut-être bien finie, laissant la place à un retour à la normale. 17 MARS 2025 Le drame en trois actes de la droite française depuis 1789 Jacques de Saint Victor Nombre de commentateurs estiment que l’Occident vit depuis quelques années un « moment conservateur ». En France, dès 2007, le candidat Nicolas Sarkozy, en se réclamant d’Antonio Gramsci, se proposait de lancer une bataille pour l’hégémonie culturelle, mais, près de vingt ans plus tard, les résultats ne sont pas encore très clairs (1). Si la gauche a perdu une partie de son magistère moral, la droite n’a pas encore su gagner le sien (2). Dès qu’un thème dérange, il est toujours aisé de le délégitimer en lui collant l’étiquette de « l’extrême droite », de la « réaction », du fascisme, de Vichy, etc. (3). Pourquoi? Au-delà des provocations verbales de certains de ses récents leaders, l’histoire de la droite rend compte de cet ostracisme. Même si elle n’explique pas tout, elle n’est pas étrangère à ce que Mauriac, dans le Cahier noir, appelait un « drame particulier à notre pays » et qui court, en renversant la chronologie, de Vichy à l’affaire Dreyfus pour prendre sa source en 1789. Un drame en trois actes, donc, qui a eu, plus que dans les autres pays d’Europe, des répercussions, y compris stratégiques, car il réveille toujours de vieux réflexes qui n’ont plus cours ailleurs. Un seul exemple: il n’a pas été difficile en Italie à un parti de centre Jacques de SaintVictor est historien du droit,professeur des universités et critique au Figaro littéraire. Derniers ouvrages publiés: Histoire de la République en France (Economica, 2018); Mafias et pouvoir.XIXe -XXIe siècles (édition revue et augmentée, Folio histoire,2025). LES DROITES CONQUÉRANTES 18 MARS 2025 droit, Forza Italia, de participer à une coalition gouvernementale avec les héritiers du néofascisme, chose encore inconcevable en France (4). Un bref aperçu historique permettra de mieux rendre compte de ce passé qui, même en partie oublié, a laissé des traces dans une sorte d’inconscient collectif national. Il illustre aussi l’échec d’un conservatisme « à la française », toujours confondu ou associé à la réaction (5). L’an zéro de la droite En ce domaine de l’imaginaire, où tout reste assez subjectif, il faut toujours revenir aux moments fondateurs. Le grand historien de l’idée républicaine, Claude Nicolet, comparait la Révolution française au christianisme parce que, dans les deux cas, on aurait affaire, selon lui, à une « doctrine historique incarnée qui, à chaque génération, réécrira une histoire toujours nouvelle d’un événement considéré comme un point zéro absolu » (6). Et, de fait, la Révolution est la grande matrice en France. Avec la Déclaration des droits de l’homme, elle incarne, plus que dans les autres pays d’Europe, ce « point zéro » de la politique. La droite et la gauche naissent à cette époque. Elles font leur apparition en septembre 1789, lors de la discussion sur le veto royal (7). À la différence de la gauche, la droite se pose, dès l’origine, comme un adversaire de ce nouvel évangile révolutionnaire universaliste mais, à l’époque, elle le fait sans nier son passé prérévolutionnaire et libéral. Roger Scruton disait que le conservatisme est né comme une « hésitation dans le libéralisme » (8). C’est bien le cas de cette aristocratie française qui a voulu combattre l’absolutisme en 1788 et se retrouve à devoir défendre l’Ancien Régime en 1789 face à la tabula rasa révolutionnaire. Le côté droit, aristocrates plus que monarchiens, associés à de brillants journalistes comme Rivarol, défend la Couronne en se réclamant de l’autorité du temps (la prescription) contre la raison, car « le temps est juge et arbitre de toute chose », proclame le député aristocrate Jacques de Cazalès. Si une institution tient bon, pourquoi la changer? Ainsi raisonne aussi Burke, auteur en 1790 de la bible du conservatisme, les Réflexions sur la Révolution de France. Les influences semblent alors encore réciproques des deux côtés de la Manche et Burke reconnaîtra s’être inspiré des discours des Français comme Cazalès pour rédiger son œuvre (9). De part et d’autre de la Manche, on cherche encore à concilier l’apport positif des Lumières (liberté d’opinion, égalité fiscale, habeas corpus, etc.) avec
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