LIRE - MAGAZINE LITTÉRAIRE n°517 - Page 5 - 517 LIRE MAGAZINE LITTÉRAIRE • AVRIL 2023 • 3 SOMMAIRE N° 517 - AVRIL 2023 6 LE GRAND ENTRETIEN CLAIRE MARIN 36 L’UNIVERS D’UNE ÉCRIVAINE DOMINIQUE BONA 40 LE DOSSIER LES ÉCRIVAINS SUR LA ROUTE 56 L’ENQUÊTE L’HISTOIRE SECRÈTE DES TROIS MOUSQUETAIRES Ce numéro comporte un encart Lire à Gordes diffusé sur une sélection d’abonnés. JEAN-LUCBERTINIPOURLIREMAGAZINELITTÉRAIRE-ALEXANDREISARDPOURLIREMAGAZINELITTÉRAIRE-BRIDGEMANIMAGES-CALMANN-LÉVYEDITION,PARIS,1894 4 L’ÉDITO Baptiste Liger 6 LE GRAND ENTRETIEN Claire Marin 13 L’ACTUALITÉ 36 L’UNIVERS D’UNE ÉCRIVAINE Dominique Bona 40 LE DOSSIER Les écrivains sur la route 52 LE PORTRAIT Christelle Dabos 56 L’ENQUÊTE L’histoire secrète des Trois Mousquetaires 63 LE CAHIER CRITIQUE 64 l L’événement: Pierre Michon 70 l Littérature française 76 l Littérature étrangère 82 l Polars 88 l BD/Jeunesse 90 l Classiques/Études littéraires/Poésie 96 l Essais/Documents LES EXTRAITS 66 l Un œil dans la nuit de Bernard Minier 84 l Le Passager du Polarlys de José-Louis Bocquet et Christian Cailleaux, d’après Simenon 92 l Courts-circuits d’Étienne Klein 104 LA LANGUE FRANÇAISE 114 LES LIVRES DE MA VIE Alexis Michalik LA CHRONIQUE DE 31 Marylin Maeso Philosophie 39 Gérard Oberlé Livres méconnus ou oubliés 62 Patricia Reznikov Dans les piles 103 Pascal Ory Mot de tête 109 Philippe Delerm Le sens de la formule 110 Éric-Emmanuel Schmitt L’atelier d’écriture CRÉDITS COUVERTURE : ILLUSTRATION :ANDERSON DESIGN GROUP, INC. ALL RIGHTS RESERVED. LICENSED BY ADGSTORE.COM. ABONNEZ-VOUS EN 1 CLIC SUR WWW.LIRE.FR OU EN SCANNANT CE QR CODE POUR DÉCOUVRIR TOUTES NOS OFFRES ! Sociétééditrice EMC2 SAS au capital de 325000 euros Siègesocial 43, avenue du 11-Novembre, 94210 Saint-Maur-des-Fossés. 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Ce mois-ci, Lire Magazine littéraire s’attarde sur quelques-uns de ces auteurs nous ayant fait partager leur expérience du déplacement, du trajet, entre découverte d’un nouvel espace et projection spatiale d’une intériorité à travers les mots. Parmi les guides réunis dans ce dossier, vous trouverez Jean-Jacques Rousseau, Alexandra David-Néel, Sylvain Tesson, Robert Walser, Éric-Emmanuel Schmitt ou Annemarie Schwarzenbach. On songera alors à l’expression « point de départ », qui pourrait facilement être associée au « début ». C’est à cette dernière notion que la philosophe Claire Marin consacre son essai, Les Débuts, et avec laquelle nous avons longuement discuté. Qui dit « départ » dit « retour », et l’on ne pourra que se réjouir de la publication d’un nouvel ouvrage du trop rare Pierre Michon, Les Deux Beune. D’ailleurs – petite nouveauté –, vous pourrez lire des extraits de ces deux livres (entre autres) grâce à des QR Codes à saisir avec votre smartphone, afin de découvrir, au-delà des pages de notre magazine, quelques parutions que nous avons choisi de mettre en avant. Afin de mieux partager le plaisir. n Imprimé sur du papier certifié PEFC, 100 % fabriqué en Autriche avec 15 % de fibres recyclées. Le Ptot est de 0,006 kg/tonne. ÉDITODE BAPTISTE LIGER LireMagazinelittéraire suriPad! Nouvelle liseuse pour lire votre magazine en ligne : lire.fr/pages/liseuse. L’application Lire Magazine littéraire est disponible sur l’App Store et sur Play Store. Notre boutique en ligne: lire.fr Oùadresservotrecourrier? • Par voie postale: 15 rue de la Fontaine-au-Roi 75011 Paris • Par courrier électronique: redaction@lire.fr • Sur la page Facebook du magazine: www.facebook.com/ Lire.Magazine.Litteraire • Instagram @lire.magazine.litteraire • Twitter @lire_ML Bernard Minier INVITÉ DES LUNDIS DES ÉCRIVAINS AUX DEUX MAGOTS On dit volontiers que l’horreur est humaine, et Bernard Minier, non content de ne pas dire le contraire, sortira même les crocs de boucher pour nous le rappeler. Depuis le succès de Glacé, l’ancien contrôleur principal des douanes est devenu l’un des auteurs de thrillers français les plus populaires et acclamés dans le monde entier. Le ténébreux écrivain des Pyrénées (certes désormais installé en Île-de-France) viendra ainsi évoquer son nouveau roman, le terrifiant Un œil dans la nuit (XO) [lire extraits page66] aux Deux Magots, lorsd’unediscussionavecBaptisteLiger,le24avrilà18h30.Ledébatserasuivid’uneséancededédicaceset, sans doute, de quelques nuits d’insomnie pour les lecteurs… Mais c’est une autre histoire! Réservations et informations sur evenementiel@lesdeuxmagots.fr ou par téléphone + 33(00)1 45480033 SERVICEABONNEMENTS ServiceAbonnementsLireMagazinelittéraire 235,avenueLe-Jour-Se-Lève, 92100Boulogne-Billancourt Boutiqueabonnement https://abonnements.lire.fr Courriel:abonnements@lire.fr-Tél.:0179921186 Tarifd’abonnement 1an,10numéros,55€(Francemétropolitaine) 4 • LIRE MAGAZINE LITTÉRAIRE • AVRIL 2023 AUDREYSOVIGNET-BRUNOLEVY/XO 3e édition touteslesinfos organisé par avec le soutien de CérémoniederemisedeprixàDimaAbdallah, lauréatedelatroisièmeédition le15avrilàMetzdanslecadreduFestival "LivreàMetz-LittératureetJournalisme". 6 • LIRE MAGAZINE LITTÉRAIRE • AVRIL 2023 S i elle publie des livres depuis 2008 (le roman Hors de soi), Claire Marin a fait une entrée fracassante pour un large public onze ans plus tard au rayon essais avec Rupture(s), et confirmé son statut d’autrice qui compte avec Être à sa place en 2022. Elle publie en ce printemps Les Débuts. Le sous-titre du livre? « Par où recommencer? » – et il est en l’espèce très important. Comme dans les ouvrages précédents, elle évoque des écrivains, cite des philosophes et illustre son propos par des moments personnels. Claire Marin fait du pêle-mêle, et ça n’a rien de péjoratif. Lorsqu’elle montre ses cahiers, bardés de Post-it de couleur, qui plus tard donneront corps à ses ouvrages, on saisit mieux pourquoi… Tout se mêle. La variété des références est l’une des particularités de son écriture. Elle qualifie cette dernière de « simple »; on pense plutôt qu’elle est accessible et qu’elle parle au lecteur – une sacrée qualité. Dans ses ouvrages revient un personnage: le garçon de café de Sartre, tiré de L’Être et le Néant. L’homme joue – avec application – au garçon de café et pose, avec cette imitation, la question de l’identité. Une question omniprésente et essentielle chez Claire Marin. Dans ce dernier livre, elle décortique ainsi la notion de « débuts », parle aussi bien du corps que d’abstraction, des premiers babillages à la question originelle: à quel moment commence-t-on à être soi? Début ou commen« La philosophie peut être accessible à chacun » cement ? En douceur ou soudain ? Commencer ou recommencer? Grâce à Merleau-Ponty, Rosset, Perec ou Pessoa, la quadragénaire, professeure de philosophie en classe préparatoire dans deux lycées à Paris et en région parisienne invite son lecteur à réfléchir aux « débuts décidés, ceux qui s’improvisent, ceux qui s’invitent dans notre existence comme une éclaircie inespérée ou qui frappent comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il y a aussi des débuts que l’on rate, par manque de courage, de confiance ou de lucidité, ceux qu’on attend en vain ». La maternité comme l’écriture sont des débuts sans cesse recommencés. L’autrice évoque cette impatience quasi infantile : « Ce que j’espère, c’est cette impression rare et intense d’une radicale nouveauté qui produit une émotion puissante, une déflagration », écritelle. « Ce que je veux, ce n’est pas une nouvelle histoire d’amour ou des paysages inconnus, mais un coup de foudre, un éblouissement. Je veux la surprise, l’imprévu des instants “bénis” comme les nomme Jankélévitch […]. Ceux qui nous empêchent de sombrer dans l’automatisme. » Sa grande crainte est de se répéter. Aucun risque, car ses livres sont comme le kaléidoscope adoré de son enfance. « On l’a tourné d’un cran, et il y a eu métamorphose. On bouge imperceptiblement le jeu, et le spectacle se reconfigure, le monde devient tout autre. » Et chaque livre est un peu comme un nouveau monde. n CLAIRE MARIN lll HHH LESDÉBUTS. PAROÙRECOMMENCER? CLAIRE MARIN 160 P., AUTREMENT, 19 €. EN LIBRAIRIES LE 5 AVRIL. LIRE MAGAZINE LITTÉRAIRE • AVRIL 2023 • 7 LE GRAND ENTRETIEN PAR AURÉLIE MARCIREAU ET BAPTISTE LIGER EXTRAITÀDÉCOUVRIR ENFLASHANTCECODE Quels ont été les débuts des Débuts? Claire Marin. En réalité, il y a deux débuts, sinon ce serait trop facile… Tout d’abord un manuscrit inachevé, que j’ai écrit il y a longtemps, qui s’appelait « Le tout début ». Ensuite, une proposition du journaliste et philosophe Alexandre Lacroix, directeur de la collection « Les grands mots » chez Autrement, qui m’a suggéré de réfléchir à cette question autour des débuts. Je me suis dit qu’il avait eu une bonne intuition. Comment êtes-vous arrivée à la philosophie? C.M. Eh bien, par la scolarité. J’ai eu la chance d’avoir de bons enseignants au lycée. Notamment un excellent professeur de philo en terminale. Ce que j’aimais dans cette discipline, c’était l’alliance entre la structure logique – j’ai fait un bacscientifique–,l’effortdedémonstration intellectuelle et les questions existentielles philosophiques. Rétrospectivement, j’ai compris que c’étaient les questions philosophiques qui captaient mon attention dans les romans avant même de connaître cette discipline. Quand on lit Les Débuts, on sent vraiment que vous aimez mêler philosophie et littérature. Il y a un lien très ténu entre les deux… C.M. Quand on passe en khâgne, il faut choisir son option. Pour moi, c’était un dilemme. Idéalement, j’aurais aimé continuer à étudier la littérature autant que la philosophie. Aujourd’hui, je pense que ce qui me plairait si j’avais 20 ans, ce serait les cours d’écriture créative, qui se développent de plus en plus. À mon époque, en hypokhâgne et en khâgne, l’enseignement en littérature était très classique. On décortiquait les textes, à la virgule près, ce qui était parfois un peu assommant! Sont-ce les références philosophiques ou littéraires qui vous viennent à l’esprit en premier? C.M. Tout se fait assez spontanément. Quand je lis des romans, il m’arrive de repérertelleoutellequestionphilosophique, en effectuant une sorte de traduction intérieure : à la trame romanesque se superposent mentalement des « schémas » philosophiques. Ça se fait tout seul. C’est une habitude liée à la lecture universitaire sansdoute.Heureusement,j’arriveencoreà lirepourleseulplaisirdelire.Lalittérature nourritlesquestionnementsphilosophiques endoucejusqu’aumomentoùjem’ensaisis en écrivant un article ou un livre. C’est un travailintérieurassezlentetpasréellement conscient. Récemment, j’ai retrouvé des vieux cahiers datant des années 2000 avec des notes sur la notion de place. Je pensais n’avoir rien rédigé sur ce thème avant d’entamer le manuscrit d’Être à sa place; en fait, je l’avais déjà commencé depuis un bon moment. Même si vous publiez des livres depuis 2008, c’est vraiment en 2019 avec Rupture(s), puis trois ans plus tard avec Être à sa place, qu’un large public vous a découverte. Avez-vous l’impression d’avoir terminé un cycle sur le temps avec Les Débuts? C.M. Oui, je l’espère même. Et plus précisément, je parlerais de réflexion sur notre rapport au temps et à l’espace. Dans Les Débuts, la question est celle de l’interruption du temps, de sa linéarité. Quelque chose opère une coupe nette, il y a un avant et un après, le monde est transformé. Et effectivement, dans les trois ouvrages, il y a des thèmes qui se recoupent et une forme d’écho entre tous ces textes, c’est certain. Quel serait alors le fil conducteur précis de cette « trilogie »? C.M. On tourne toujours autour de la question de l’identité. Dans le rapport aux événements, à ce qui nous arrive, en bien ou en mal, ce qui nous oblige à nous redéfinir, nous repositionner, à repenser les liens… La tonalité est plus joyeuse dans Les Débuts; Rupture(s) était quand même assez sombre [rires]. Dans Être à sa place, ilyavaitunedimensionsociologique qui ouvrait la réflexion à des situations qu’on avait vécues collectivement, par exemple pendant le confinement, ou que les membres d’un groupe social pouvaient ressentir. Dans Les Débuts, on revient à la subjectivité, à l’intériorité. Vos titres reposent toujours sur un mot-clé: « rupture », « place », « début ». Vous cherchez à définir le terme jusque dans ses moindres recoins, et vous le confrontez à d’autres. Par exemple, vous associez ici « début » et « commencement ». Qu’est-ce qui les différencie? C.M. Cette démarche est assez intuitive chez moi, c’est un jeu avec les mots et tout ce qu’ils suggèrent, y compris comme impression ou comme image. Mon «Certainsdébuts sontbeaux parcequ’ilssont éphémèreset nes’obstinentpas àdurer» BIO-BIBLIOGRAPHIE 1974 Naissance à Paris d’une mère secrétaire et d’un père informaticien. De 5 ans à 17 ans, Claire Marin vit ensuite à Nantes, où elle obtient son bac scientifique. 1994 Début des études à Paris à l’ENS Fontenay-Saint-Cloud. L’étudiante s’intéresse également à la littérature et aux langues et avoue un petit regret de ne pas avoir fait médecine. 2008 Elle publie Hors de moi (Allia) et puis Violences de la maladie, violence de la vie (Armand Colin). En 2019, Rupture(s) paraît et s’écoule à plus de 32000 exemplaires. Même succès pour Être à sa place en 2022. LE GRAND ENTRETIEN l CLAIRE MARIN 8 • LIRE MAGAZINE LITTÉRAIRE • AVRIL 2023 sentiment sera sans doute contesté par des spécialistes, mais je me représente la différence entre ces deux termes de cette manière: dans le « commencement », quelque chose se déroule presque paresseusement, de manière horizontale. Alors que le « début », même dans sa sonorité, c’est bref, vif, comme un coup de dé. On retrouverait la même différence entre la « rupture » et l’« interruption ». Dans la première, une trace du lien persiste, alors que dans l’« interruption », on arrête le son et l’image, il se passe quelque chose qu’on n’avait pas prévu. C’est ce qui m’intéresse dans un début, ce surgissement de l’ordre de la surprise, de l’événement ou de la révélation – lorsque je comprends que je suis amoureux, par exemple… Dans les débuts d’une relation, on rencontre une personne, un univers, on découvre une langue. Ensuite on essaie d’apprivoiser les gestes, les techniques, la logique. Alors, les débuts peuvent se transformer en des commencements. Mais il y a également des débuts qui ne mènent nulle part, comme un roman inachevé. Dans ce cas, on suit une impulsion qui produit une idée, puis on se dit qu’elle n’est pas faite pour durer. Ça peut être une relation amoureuse, un projetprofessionnel,uneenviedevoyage… Je crois même que certains débuts sont beaux parce qu’ils sont éphémères et ne s’obstinent pas à durer. Ce livre est dédié, de manière ô combien symbolique, à votre fille. Quel est le rapport entre la maternité et cette envie de début? C.M.La maternité est un début très spécial, et c’est pour ça qu’il s’agit en même temps d’un vrai bouleversement. L’expérience de la maternité, qu’elle soit heureuse ou difficile – et c’est souvent les deux à la fois – est très particulière dans les émotions et les métamorphoses corporelles et psychiques qu’elle produit. Mon point de départ, c’était cette intensité-là, ce renversement du monde. J’emploie dans le livre l’expression de « catastrophe heureuse » parce que le monde est littéralement retourné. À ce titre, la société s’interroge régulièrement sur la fin de vie, par exemple sur le suicide assisté, et le début de vie, avec, entre autres, la question de l’IVG. Pour vous, à quel moment débute une vie? C.M. J’ai un peu travaillé dans le secteur de la philosophie de la médecine, où l’on se pose en effet cette question. À quel moment commence la vie d’un individu? La réponse est éminemment subjective, comme l’analyse Paul Ricœur. Ma vie, d’une certaine manière, a commencé avant moi. C’est aussi un problème de perspective. Pour une mère, le début de la vie de son enfant peut être antérieur à son existence biologique. On peut fantasmer l’enfant bien avant sa naissance, indépendamment même de celle-ci. Et pourtant, d’une certaine manière, il peut avoir existé pour nous. On peut écrire à un enfant qui ne naîtra jamais. Dans la mesure où ce n’est pas « seulement » une existence mais une relation ou une projection, « l’enfant » peut exister de différentes manières pour son « parent ». Cela peut même devenir conflictuel ou douloureux, cet écart entre l’enfant imaginé et l’enfant réel… Comment les idées naissentelles chez vous? C.M. Dans une autre vie, j’aurais aimé dessiner – et savoir dessiner –, je dirais que les idées m’apparaissent de manière graphique; maintenant, on parle de cartes mentales… J’aime suivre intérieurement toutes les pistes qu’un mot peut déclencher, dessinant un système d’intuitions, une espèce d’arborescence. Donc, souvent, je commence par des schémas. Avez-vous connu un grand début ou un grand recommencement? C.M. Il y a des jours que je pourrais identifiercommedesdébuts:parexemple,lejour où mon premier manuscrit, Hors de moi, a été accepté par le directeur des éditions Allia. Je pense aussi au jour où je suis arrivée à Paris, au début d’un mois d’octobre. C’était l’entrée dans la vie d’étudiante, je m’en souviens bien. Il y a eu également le premier jour devant une classe… Et puis l’année d’après, quand on recommence, c’est encore la première fois devant une classe ou c’est quelque chose de nouveau? C.M. À chaque rentrée, c’est différent, et c’est toujours une émotion forte, avec une certaine inquiétude… On sent que quelque chose se joue dans les premiers jours avec une classe. C’est presque physique. Le début est important; si on le rate, on peut rattraper le coup, mais on rame [rires]! Votre expérience d’enseignante at-elle une influence sur l’écriture de vos livres? Vous avez, d’un côté, une certaine exigence dans le traitement du sujet et, de l’autre, un soin à toujours rester simple et accessible… C.M. Oui, c’est directement lié. La philosophie peut être accessible à chacun. Quandj’étaisàCergy,j’avaisdesclassesqui venaient de terminales technologiques… La matière de la philosophie peut sembler impressionnante, on ne l’étudie pas avant le lycée, c’est écrit dans une langue presque étrangère, difficile à comprendre. Faire lire du Descartes, c’est compliqué, y compris en classe préparatoire. Il faut donc faire l’effort de le rendre accessible, pour permettre aux élèves d’accéder à des réflexions passionnantes. Quand on y parvient, c’est très satisfaisant: partager les auteurs qu’on aime, quoi de mieux? Si mon écriture est assez simple, c’est aussi la transformation d’un défaut en capacité. Quand je suis Quand une vie débute-t-elle? C’est l’une des questions soulevées dans le nouvel ouvrage de la philosophe. LIRE MAGAZINE LITTÉRAIRE • AVRIL 2023 • 9 REBECCASPICTURES/PIXABAY arrivée en classe préparatoire, j’étais complexéeparmonvocabulaireplutôtrestreint, comparé à celui d’autres étudiants. S’il y a une recherche « stylistique », c’est peut-être dans le choix sensible de certains mots, qui me plaisent pour leur sonorité. Vous citez à de nombreuses reprises Maurice Merleau-Ponty. Pourquoi? C.M. Pour ses travaux sur le corps! J’avais fait mon mémoire de DEA à l’époque sur le corps chez Sartre et Merleau-Ponty. Leur phénoménologie est incarnée, elle s’intéresse à ce qu’on ressent. Tout ce qu’on vitrésonnedansnotrecorps,c’estlepremier contactqu’onaaveclesautres.Quandonne peut plus parler, quand il n’y a plus rien de possible pour soigner par exemple, il reste le toucher. Quelqu’un qui ne voit plus, qui n’entendplus,peutencoresentirlachaleur de notre main… Tout ce qu’on vit passe par des sensations. Celles-ci traduisent la réalitépournous,bienavantlesidées.C’est d’ailleurs étonnant qu’on ait une connaissance aussi limitée de notre corps. C’est incroyable qu’on l’étudie si peu ou si mal, qu’on ne sache pas très bien s’en servir… Vos essais sont parfois classés dans les librairies au rayon « développement personnel ». Est-ce que cela vous gêne? C.M. Parmi mes lectrices et lecteurs, je compte en effet des coachs, des spécialistes dansl’accompagnementdevie,danslapsychologie du quotidien, des « sorcières »… Ce qu’il y a de commun avec la littérature de développement personnel, c’est l’attente de lecteurs qui sont à la recherche d’un sens. Ils veulent comprendre ce qui les fragilise, mettre des mots sur des souffrances. Onme demande souvent d’intervenir à des colloques de psychologie ou de psychanalyse. On croit parfois que je suis psy. Donc oui, il y a peut-être un petit flou autour du contenu de mes livres, ce qui importe est le fait qu’ils puissent aider, peut-être, à poser des mots sur les épreuves qu’on traverse. Tiendrait-on là la raison de votre succès? C.M. Je le crois, si je me fie à ce que disent les lecteurs dans les rencontres en librairies ou dans leurs messages. Ils font systématiquement le parallèle avec leur expérience. Hier, j’ai reçu un message très émouvant sur Être à sa place, dont l’auteur disait que le texte résonnait avec ses propres questions sur le rapport au lieu, le sentiment de culpabilité quand on part, les fantasmes qui paraissent étrangers à ce qu’on est censé être. Pour certains lecteurs, il y a une identification assez forte, alors même qu’il n’y a pas de « personnage » auquel s’identifier, mais des sentiments et des vécus familiers. Dans Les Débuts, vous évoquez les nouveaux départs, qui nous évitent de tomber dans une certaine routine, et vous analysez le fait qu’on aime bien, à tout âge, commencer des choses. Qu’aimeriez-vous commencer ou recommencer, maintenant? Un nouveau roman, puisque vous n’en avez pas publié depuis 2008? C.M. Pourquoi pas. Ce qui me plairait, ce serait une autre écriture, un autre type de langage, une autre forme. Quelque chose de visuel, un changement de support pour continuer à dire des choses, mais différemment, sans être dans la répétition. Je ne sais pas ce que je ferai « plus tard », mais j’y pense… Tous vos chapitres ont une forme hybride, synthétisant toutes vos envies. On y trouve de la philosophie avec des définitions de concepts, du récit plus ou moins autobiographique et de la critique littéraire, s’appuyant sur de nombreux écrivains et leurs œuvres… C.M. Là encore, c’est presque une incompétence qui devient une force ou, tout du moins, une marque de fabrique… Je n’ai vraiment aucune imagination, je suis nulle pour raconter des histoires – particulièrement si elles relèvent de la fiction –, ma fille est toujours atterrée [rires]… D’ailleurs, si j’écris, c’est parce que je n’aime pas parler. Mon trait de caractère principal est d’être silencieuse. J’ai appris à parler en public pour devenir prof, mais ça n’a pas été du tout évident! Ce sur quoi j’arrive à écrire, ce sont des choses que j’ai éprouvées. Et là aussi, quasiment physiquement. Lorsque j’évoque des situations que j’ai traversées, il me semble que ça peut sonner juste, d’où l’origine parfois autobiographique des réflexions philosophiques. Si je dois imaginer une vie radicalement différente de la mienne, je ne me sens pas légitime, pas autorisée à parler à sa place, et le texte risque d’être inauthentique. Chez vous, répétons-le, littérature et philosophie sont entremêlées. Et la théorie n’est pas toujours là où on l’imagine. Ainsi, l’un des plus grands penseurs du temps est tout de même Marcel Proust. Or, il n’est pas vraiment présent dans Les Débuts. Pourquoi? C.M. Il n’y a pas Descartes non plus dans Les Débuts! Ils ont déjà été si bien analysés par des spécialistes, des philosophes tellement plus compétents… Sur Proust, comment passer après Deleuze par exemple? Aborder les grands monuments de la littérature ou de la philosophie, ça m’impressionne un peu. En revanche, j’adore évoquer les auteurs très contemporains, parce qu’on n’est pas écrasé de la même manière par des interprétations érudites de leurs œuvres, par l’autorité de lectures antérieures. On est plus libre dans notre manière d’en parler. «J’évoquedes situationsquej’ai traversées,d’où l’origineparfois autobiographique demesréflexions philosophiques » Maurice Merleau-Ponty, l’une des références de Claire Marin pour ses travaux sur le corps. LE GRAND ENTRETIEN l CLAIRE MARIN 10 • LIRE MAGAZINE LITTÉRAIRE • AVRIL 2023 WIKIPEDIA On croise en effet dans Les Débuts Annie Ernaux, Jean-Philippe Toussaint, Santiago H.Amigorena ou Olivia Rosenthal. Tiens, quelles sont vos dernières lectures? C.M. En ce moment, je suis en train de lire Le cœur ne cède pas, de Grégoire Bouillier, extraordinaire, comme toujours. Une véritable expérience de lecture. Dans les autres lectures marquantes cette année, je pense à Marie-Hélène Lafon, Mariette Navarro, Laurent Petitmangin, Guillaume Perilhou, Laurence Potte-Bonneville, Christophe Bataille, Akira Mizubayashi et tous ceux évidemment sur lesquels je m’appuie dans Les Débuts. À ce titre, êtes-vous une lectrice de littérature autobiographique? C.M. Oui. De l’autofiction, bien sûr. Mais pas uniquement. Ce qui m’intéresse aussi, ce sont les journaux de philosophes, parce nous les y découvrons d’une manière plus singulière, on sent leurs doutes… Dans leurs correspondances également ! Les lettres de Hume, par exemple, où il est pétri d’inquiétude… Sa philosophie a une dimension sceptique, et les moments d’angoissequ’ontrouvedanssacorrespondance résonnent avec elle. Ce que j’aime dans l’écriture personnelle des philosophes, c’est la trace de vulnérabilité, la sincérité qu’on y décèle. Nous ne sommes plus face à la grande architecture de la pensée philosophique, mais dans ses inquiétudes. Et ça me parle. Le début, c’est aussi celui d’un livre. Qu’est-ce, une bonne première phrase? C.M. C’est celle qui s’impose. Peut-être que c’est une pathologie psychiatrique, mais certainesphrasessontcommeunemusique entêtante, un refrain, comme les chansons des comptines, courtes mais obsédantes. Il y a des moments où elles deviennent envahissantes, intérieurement. Dit comme ça, ça a l’air d’être inquiétant. Parfois, c’est un rythme et des mots qui viennent se poser sur lui. Comme pour les musiciens sans doute: on a l’impression que tout est bien calé, que ça tient en place. Cette idée d’une phrase qui donne l’impulsion au texte, ça marche pour des textes courts. Pour un livre, il faut quand même un travail de reconfiguration. La première phrase peut arriver tout à la fin de la rédaction. Souvent, mes débuts de textes sont très laborieux, je répète mille fois la même chose comme pour me convaincre que ça vaut la peine d’écrire sur ce thème. J’ai fait ma thèse sur l’habitude, ça n’a donc rien d’un hasard, l’idée de la répétition m’est familière [rires]! La plupart du temps, mes débuts sont poussifs, je peine à trouver une bonne première phrase. Lorsque vous composez un livre comme Les Débuts, avez-vous un grand plan avec une idée du déroulement général et du contenu de vos chapitres ? Ou votre démarche est-elle bien plus libre? C.M. Ah, structurée, ce n’est pas un terme qui me qualifie [rires]. Certains thèmes étaient de l’ordre de l’évidence. Le début d’une vie, ça m’intéressait beaucoup mais, au départ, avant de commencer le travail de recherche, je pensais parler davantage de la création, biologique ou esthétique. Finalement, c’est une autre thématique qui s’est imposée, celle des débuts dans une vie. Mais peut-être que je reviendrai plus tard vers le thème de la création. Le problème, c’est aussi que j’écris sur plein de cahiers différents – attendez, je vais vous montrer [Claire Marin s’éclipse, avant de revenir avec d’innombrables carnets remplis de notes]. Vous voyez, pour essayer de structurer les choses, j’ai des Post-it, des feuilles volantes, des plannings de rédaction jamais tenus… Souvent je réécris dans les marges des textes imprimés, je m’appuie aussi sur des images mentales, des dessins, des fiches, là, vous voyez, il y a des références de Deleuze que j’ai oubliées d’intégrer… Donc j’essaie de m’organiser avec ce bazar, et après, ça donne un livre. Vous aimez les puzzles, en fait! C.M.Oui. Et ça me plaît de constater qu’un simple déplacement fait que les choses, soudain, fonctionnent. Le déroulé linéaire, c’est une structure qu’on s’impose. Quand on pense, on ne réfléchit pas de manière linéaire, mais d’une façon très différente de la retranscription écrite ou orale qu’on en donne par la suite. J’adore le désordre du moment de la création… Et puis après, il faut trouver les références, même si cette étape s’avère plus facile lorsqu’on touche à un sujet auquel on réfléchit depuis longtemps. Et il ne faut pas sous-estimer le hasard des bibliothèques: en traînant dans les rayonnages, on tombe parfois sur des œuvres qui deviendront centrales dans notre réflexion. Enfin, votre début préféré, en littérature? C.M. Peut-être celui de La Modification de Michel Butor, avec l’ampoule bleue… Et votre fin préférée? C.M. Celle de La Promesse de l’aube de Romain Gary: « J’ai vécu. » n Propos recueillis par Aurélie Marcireau et Baptiste Liger Photos: Jean-Luc Bertini pour Lire Magazine littéraire LIRE MAGAZINE LITTÉRAIRE • AVRIL 2023 • 11 OUI je désire bénéficier de votre offre spéciale : 1 an d’abonnement à LIRE MAGAZINE LITTÉRAIRE (10 numéros) + Un oeil dans la nuit pour 49€ seulement au lieu de 101,90€ LIRE MAGAZINE LITTÉRAIRE EST ÉDITÉ PAR EMC2 SAS AU CAPITAL DE 325 000 € 15, RUE DE LA FONTAINE AU ROI, 75011 PARIS Nom :.............................................................................................................. Prénom :.................................................................................................... Adresse :................................................................................................... Code postal : Ville :.......................................................................................................... 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