LIRE - MAGAZINE LITTÉRAIRE n°539 - Page 5 - 539 U N E M A N I F E STAT I O N D U GRATUIT POUR LES MOINS DE 25 ANS TARIF PRÉFÉRENTIEL JUSQU’AU 09 AVRIL 2025* > FESTIVALDULIVREDEPARIS.FR ILLUSTRATION & DESIGN : LAURIN / MEERLOO - *CHANGEMENT TARIFAIRE SUR LA BILLETTERIE DU FESTIVAL À PARTIR DU 10 AVRIL À 00H01 - POUR PLUS D’INFORMATIONS, VEUILLEZ CONSULTER LE SITE INTERNET DU FESTIVAL. Le Maroc, invité d’honneur RÉSERVATION P A R T E N A I R E O F F I C I E L S O U T I E N S I N S T I T U T I O N N E L S P A R T E N A I R E S M É D I A S I N V I T É D ’ H O N N E U R P A R T E N A I R E P R E M I U M LIRE MAGAZINE • AVRIL 2025 • 3 JEAN-LUC BERTINI POUR LIRE MAGAZINE – STÉPHANIE LACOMBE POUR LIRE MAGAZINE – MUSÉE DE LA SACEM - ÉRIC GARAULT POUR LIRE MAGAZINE SOMMAIRE CRÉDIT COUVERTURE : SAM WARD Ce numéro comporte un encart Forum du Livre Saint-louis et un encart Lire à Gordes diffusés sur une sélection d’abonnés, ainsi qu’un encart Lire Magazine destiné à une partie des abonnés France. 4 L’ÉDITO Baptiste Liger 6 LE GRAND ENTRETIEN Camille Laurens 13 L’ACTUALITÉ 36 L’UNIVERS D’UN ÉCRIVAIN Niko Tackian 40 LE DOSSIER La Seconde Guerre mondiale vue et vécue par les écrivaines 54 LE PORTRAIT Patrick Autréaux 58 L’ENQUÊTE Paris est une fête littéraire 65 LE CAHIER CRITIQUE 66 l L’événement: Chimamanda Ngozi Adichie 72 l Littérature française 78 l Littérature étrangère 84 l Polars/Fantastique/Romance 86 l Jeunesse/Manga 88 l Bande dessinée 90 l Classiques/Études littéraires/Poésie 96 l Essais/Documents 68 LES EXTRAITS 68 l Les Immortels de Camille Kouchner 92 l Les Faux Sauveurs de Tristane Banon 104 LA LANGUE FRANÇAISE 114 LES LIVRES DE MA VIE Ali Rebeihi LA CHRONIQUE DE 39 Gérard Oberlé Livres méconnus ou oubliés 64 Bernard Lehut Le livre à lire 71 Patricia Reznikov Dans les piles 95 Solange Bied-Charreton Ordre d’idées 103 Pascal Ory Mot de tête 110 Éric-Emmanuel Schmitt L’atelier d’écriture ABONNEZ-VOUS EN 1 CLIC SUR WWW.LIRE.FR OU EN SCANNANT CE QR CODE POUR DÉCOUVRIR TOUTES NOS OFFRES ! N° 539 - AVRIL 2025 6 LE GRAND ENTRETIEN CAMILLE LAURENS 36 L’UNIVERS D’UN ÉCRIVAIN NIKO TACKIAN 40 LE DOSSIER LA SECONDE GUERRE MONDIALE VUE ET VÉCUE PAR LES ÉCRIVAINES 54 LE PORTRAIT PATRICKAUTRÉAUX Maryse Burgot INVITÉE DU LUNDI DES ÉCRIVAINS AUX DEUX MAGOTS Après quelques mois d’interruption (en raison de travaux), le Lundi des écrivains est de retour aux Deux Magots. Dans un décor tout neuf, ce rendez-vous en associationavecLireMagazine(lirepage 58)vousproposederencontrerunauteur dans l’actualité. Pour cette reprise, c’est la journaliste Maryse Burgot qui sera mise à l’honneur. Sélectionné dans notre dossier des « 100 livres de 2024 », son récit Loin de chez moi (Fayard) – une réussite, dans le genre – nous a permis de découvrir le parcours de cette femme grandreporter(parailleursfilledepaysans),quiaécumélemondeets’estretrouvéesurbiendesfronts.Elle viendra ainsi évoquer son histoire lors d’une rencontre animée par Baptiste Liger, le 7 avril à 18h30 dans le célèbre établissement parisien. Une discussion suivie, évidemment, d’une séance de dédicaces. Réservations et informations sur evenementiel@lesdeuxmagots.fr ou par téléphone: +33 (00) 1 45480033 Sociétééditrice EMC2 SAS au capital de 499400 euros Siègesocial 43, avenue du 11-Novembre, 94210 Saint-Maur-des-Fossés. Tél.: 0147004949 - RCS 832332399 Créteil Président/Directeurdelapublication Jean-Jacques Augier Directeurgénéral Stéphane Chabenat Adjointe Sophie Guerouazel RÉDACTION Directeurdelarédaction BaptisteLiger Rédacteurenchef AlexisBrocas Directionartistique/Maquette IsabelleGelbwachs Secrétariatderédaction MeriemDjebli,avecBrigittedeZélicourt Iconographie JanickBlanchard Chroniqueurs SolangeBied-Charreton,BernardLehut,GérardOberlé, PascalOry,PatriciaReznikov,Éric-EmmanuelSchmitt. Ont collaboré à ce numéro Fabrice d’Almeida, Frédérique Anne, Hubert Artus, Simon Bentolila, Boll, Patrice Bollon, Eugénie Bourlet, Olivier Cariguel, Mathieu Charrier, Jean-Pierre Colignon, Fabrice Colin, Léonard Desbrières, Bruno Dewaele, Sophie Di Malta, Marcus Dupont-Besnard, Nicolas d’Estienne d’Orves, Antoine Faure, Laëtitia Favro, Ilan Ferry, Ambre Gantner, Hélène Gestern, Aude Giger, Emmanuel Hecht, Jean Hurtin, Marie Jouvin, Étienne Kern, Robert Kopp, Louis-Henri de La Rochefoucauld, Xavier Le Clerc, Éric Libiot, Marylin Maeso, Gladys Marivat, Gabrielle Martin, Jean Montenot, Margaux Morasso, Jean-François Paillard, Jacques Perry-Salkow, Dominique Poncet, Bernard Quiriny, Christophe Rioux, Juliette Savard, Serge Sanchez. Publicitélittéraire,partenariatsetdéveloppement AstridPourbaix:0147000323 IsabelleMarnier:0147001177 publicite@lire.fr Photogravure/Impression MauryImprimeurS.AMalesherbes PublicationmensuelleéditéeparEMC2SAS. Siègesocial:43,avenuedu11-Novembre, 94210Saint-Maur-des-Fossés N°Commissionparitaire:0625K85621 Dépôtlégal:moisencours ISSNn°3038-3900 SecondClassPostagePaid AtLongIslandCityN.Y. Régiepublicitaire Mediaobs:0144889779 Directricegénérale:CorinneRougé Directricecommerciale:SandrineKirchthaler(8922) Ventesaunuméro:0488151241 Diffusion:MLP SERVICEABONNEMENTS ServiceAbonnementsLireMagazine 20,rueRouget-de-Lisle, 92130IssylesMoulineaux Boutiqueabonnement https://abonnements.lire.fr Courriel:abonnements@lire.fr-Tél.:0179921186 Tarifd’abonnement 1an,10numéros,55€(Francemétropolitaine) AUDREY SOVIGNET - CELINE NIESZAWER/LEEXTRA/FAYARD Imprimé sur du papier certifié PEFC, 100 % fabriqué en Autriche avec 15 % de fibres recyclées. Le Ptot est de 0,006 kg/tonne. LireMagazinesuriPad! Nouvelle liseuse pour lire votre magazine en ligne : lire.fr/pages/liseuse. L’application Lire Magazine est disponible sur l’App Store et sur Play Store. Notreboutiqueenligne: lire.fr Oùadresservotrecourrier? • Par voie postale: 15, rue de la Fontaine-au-Roi, 75011 Paris • Par courrier électronique: redaction@lire.fr • Sur la page Facebook du magazine: www.facebook.com/Lire.Magazine • Instagram www.instagram.com/lire.magazine/ • X : https://x.com/magazinelire 4 • LIRE MAGAZINE • AVRIL 2025 S i la guerre est un nom féminin, on a plutôt tendance à l’associer aux hommes – ne serait-ce qu’en raison des armées qui, dans l’histoire, étaient souvent majoritairement (pour ne pas dire exclusivement) masculines. Mais ce serait oublier – et comment! – la moitié de la population… Au moment de fêter le 80e anniversaire de l’armistice de la Seconde Guerre mondiale, Lire Magazine a choisi de revenir sur celles qui ont vu et vécu ces événements – avec quelques zones d’ombre et ambiguïtés –, et écrit sur cette période. Dans ce dossier, il sera ainsi question aussi bien de Colette que de Geneviève de Gaulle-Anthonioz, de Marguerite Duras que d’Hélène Berr, de Simone de Beauvoir que d’Irène Némirovsky. Laquelle (décédée en 1942 à Auschwitz), rappelons-le, eut une reconnaissance posthume avec le Renaudot attribué à sa Suite française en 2004. Pour rester – de manière plus légère – dans les distinctions, c’est une jurée Goncourt qui se retrouve aujourd’hui saluée. En effet, Camille Laurens reçoit le grand prix RTL-Lire Magazine 2025 pour son roman Ta promesse (Gallimard). Un ouvrage plébiscité par la rédaction, qui a donc su toucher les cent lecteurs composant le jury final de ce trophée, décerné en association avec la célèbre station. Mais, ici, la guerre est intime, sournoise, avec un couple où les règles sont faussées. La romancière revient dans le grand entretien du mois sur la genèse de ce vrai-faux thriller, qui arrive après le succès de son précédent livre, Fille. Un titre qui, on y revient, mettait à l’honneur celles qu’on ne considérait pas assez (ou mal). n ÉDITO DE BAPTISTE LIGER gudrunsjoden.com Un design suédois à l’âme colorée Numéro vert 01 75 79 40 25 | order@gudrunsjoden.fr SUÈDE ALLEMAGNE NORVÈGE DANEMARK FINLANDE ROYAUMEUNI USA CANADA FRANCE SUISSE PAYSBAS Robe ”Suzani”, 139 € 2025 La Route delasoie 6 • LIRE MAGAZINE • AVRIL 2025 JEAN-LUC BERTINI POUR LIRE MAGAZINE LITTÉRAIRE U n monde à refaire. Tel était le titre du roman de Claire Deya, salué l’an dernier par le grand prix RTL-Lire Magazine. Mais cet intitulé aurait très bien pu convenir au livre qui lui succède cette année au palmarès. Le public a parlé ! Ou, plus précisément, cent lecteurs parrainés en groupes de cinq par vingt librairies réparties sur toute la France : c’est donc l’excellent Ta promesse de Camille Laurens1 qui est désigné vainqueur parmi les cinq finalistes (Sophie de Baere, Mathieu Menegaux , Jean Echenoz et Sophie Brocas). Une fiction qui repose ainsi sur un monde à refaire : celui de l’héroïne, Claire, une écrivaine à succès qui vit une passion amoureuse avec Gilles, metteur en scène entre autres dans les marionnettes. La romance pourrait être belle si, très tôt, des indices ne dévoilaient pas une situation qui craquelle. Incohérences, mensonges, manipulation, mots qui font mal vont révéler la réalité que Claire ne peut – ou ne veut – pas voir: Gilles n’est autre qu’un pur pervers narcissique. Auquel elle avait fait une promesse: celle de ne jamais écrire sur lui… La vérité va peut-être éclater, à travers un procès, qui rythmera la narration et donnera la parole à l’avocate, aux témoins, etc. Mêlant avec maestria la chronique sociale, le roman psychologique et le thriller, Ta promesse tient en haleine le lecteur, au-delà des seuls faits, grâce à une construction virtuose, qui sait ne « Est écrivain celui qui cherche la vérité à travers la langue » jamais en dire trop et qui superpose différentes formes d’écriture (on a même des passages en vers libres). Surtout, Camille Laurens s’empare de son sujet sans tomber dans le manichéisme et dépasse sa seule histoire pour s’interroger, comme elle le fait souvent, sur les méandres de l’écriture. Une réussite littéraire, qui prouve qu’on peut avoir une certaine ambition théorique sans pour autant oublier le plaisir du lecteur – une règle qui s’applique depuis bien longtemps à la jurée Goncourt, saluée par le Femina 2000 pour Dans ces bras-là. Et pour rester dans les lauriers, ce qui ne manque pas d’ironie, c’est que l’écrivaine avait déjà reçu pour Fille le titre de Livre de l’année 2020 décerné par la rédaction de Lire! Un doublé sous l’égide de notre publication qui ne compte qu’un seul précédent: Boualem Sansal. Auquel on pense, bien évidemment. Et pour lequel on se dit qu’il y aurait bien, là aussi, un monde à refaire… n 1. Retrouvez la critique du livre dans notre numéro de février. TA PROMESSE MÊLE AVEC MAESTRIA LA CHRONIQUE SOCIALE, LE ROMAN PSYCHOLOGIQUE ET LE THRILLER CAMILLE LAURENS HHHHH TAPROMESSE CAMILLE LAURENS 368 P., GALLIMARD, 22,50 € EXTRAIT CAMILLE LAURENS est lauréate du grand prix RTLLire Magazine 2025 LIRE MAGAZINE • AVRIL 2025 • 7 LE GRAND ENTRETIEN PAR BAPTISTE LIGER P ourquoi avez-vous choisi ce titre, Ta promesse? Camille Laurens. Au départ, j’étais partie sur « La » promesse, mais plusieurs livres étaient parus récemment sous ce titre – notamment un essai d’Anne Lauvergeon sur sa relation avec François Mitterrand. Il y avait aussi le film des frères Dardenne, et Une promesse de Sorj Chalandon. A priori, « promesse » est un mot porteur! Et « Ta » promesse fonctionnait bien, car cela repose sur une adresse. Mais à qui est-elle destinée? Qui parle? À qui? Que signifie cette deuxième personne? Vous êtes une grande amoureuse des mots, et vos titres reposent souvent sur leur sens. C’était évidemment le cas avec votre précédent livre, Fille. Aussi, petit jeu des définitions: qu’est-ce qu’une promesse? C.L. Spontanément, je dirais à la fois une chose à laquelle on veut croire et quelque chose qu’on ne tiendra sans doute pas. Dans le fait de promettre, n’y aurait-il pas la crainte, pour ne pas dire la quasi-certitude, que le serment sera difficile à tenir? Quel a été votre point de départ pour vous lancer dans cette histoire? Le désir de parler d’un pervers narcissique? L’envie de signer un « roman de procès »? C.L. Je vais probablement vous surprendre, mais le point de départ, c’est le mimosa… On le trouve dans la dernière scène – je l’ai déjà dit dans le passé: je commence toujours mes romans par la fin. J’avais cette scène finale en tête, ainsi que les dernières phrases. Il fallait que ce mimosa soit une image pour ainsi dire « tissée » dans leroman.Unefoiscetélémententête,jemesuisdemandécomment je pourrais raconter l’histoire d’un couple qui va se défaire à travers des mensonges et un jeu de manipulation. Je souhaitais évoquer ce thème car il s’agit d’une problématique très contemporaine, en premier lieu dans les relations amoureuses: on appelle cela de l’amour, mais il n’y a que peu d’empathie, d’attachement véritable à l’autre. Juste un jeu de dupes. Ce manque d’attention envers autrui est hélas de plus en plus fréquent. La disparition de l’empathie, comme l’« un des premiers signes et le plus révélateur d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie », vous l’imaginez d’ailleurs dans un petit passage tiré d’une fable dystopique… C.L. C’est une référence à Hannah Arendt… Oui, j’ai imaginé un texte, une dystopie pas si éloignée dans le temps d’ailleurs, que je ne pourrais pas développer sur 200 pages – enfin qui sait, il faudrait peut-être que je me lance? Je m’inquiète de constater l’essor de tous ces troubles de la personnalité narcissique, avec des gens de plus en plus centrés sur eux-mêmes, incapables de saisir la détresse de l’autre, de le comprendre. C’est également le cas en politique. Nous sommes dans l’ère de l’objet et de l’être jetable! On évoquait une fiction de pure imagination. Mais on vous connaît particulièrement pour votre travail sur l’autofiction. Lorsque vous écrivez un « vrai » roman, jouez-vous avec le fait que nombre de vos lecteurs connaissent un pan de votre autobiographie? C.L. J’aime bien le concept, élaboré par de Roland Barthes, des « biographèmes », ces petits morceaux de vie qu’on retrouve de roman en roman. On sait que j’ai perdu un enfant, que j’ai subi un abus sexuel quand j’étais très jeune. Cela revient de livre en livre. Je songe aussi à l’image du kaléidoscope, composé de petits 1957 Naissance à Dijon. De son vrai nom Laurence Ruel, elle obtient l’agrégation de lettres et est titulaire d’un doctorat en création littéraire. C’est en 1991 qu’elle publie son premier livre, Index. Quatre ans plus tard, elle signe un récit autofictionnel très remarqué, Philippe, autour de la perte de son fils. 2000 Dans ces bras-là reçoit le prix Femina et le prix Renaudot des lycéens, ce qui permet à Camille Laurens d’être connue d’un très large lectorat. Suivront, entre autres, L’Amour, roman, Cet absent-là, Ni toi ni moi, Romance nerveuse ou Celle que vous croyez – qui sera porté à l’écran par Safy Nebbou avec Juliette Binoche. 2020 Après douze ans au sein du jury Femina, Camille Laurens intègre la table du Goncourt – en même temps que Pascal Bruckner. En outre, elle publie Fille, exploration de la condition féminine sur plus d’un demi-siècle, qui recevra le titre de Livre de l’année par la rédaction de Lire. Et qui connaîtra un beau succès en librairies. BIObibliographie LE GRAND ENTRETIEN l CAMILLE LAURENS 8 • LIRE MAGAZINE • AVRIL 2025 morceaux de verre colorés: quand on tourne cet objet, cela crée des rosaces différentes. Mes romans sont ces différentes rosaces… Cela forme mon « livre intérieur ». Ainsi, dans chaque roman, le lecteur peut reconnaître mon paysage mental, un ensemble d’émotions, de chagrins. Je n’écris pas sur ce que je ne connais pas, je réagence simplement mon savoir dans une structure fictive. Même si certaines choses sont inventées, même si les faits ne sont pas forcément avérés, le sous-texte psychologique, émotionnel appartient toujours à mon expérience. Mais attention, je crée aussi d’autres personnages! Bien sûr, mais attardons-nous un instant sur l’héroïne, Claire. Cette romancière vous ressemble, mais ce n’est pas vous… C.L. Elle naît et grandit au fil du texte. Il m’est difficile de donner une recette pour expliquer la création d’un tel personnage. D’autant qu’elle existe, se définit, se détermine par interactions. Voyez le personnage de Carole, sa meilleure amie très « cash » et ironique, eh bien c’est moi aussi. Carole n’est pas un personnage qui « existe » tel quel dans la vie réelle. Elle aide à peaufiner celui de Claire. Mais j’ai conscience qu’elle est composée à partir de certaines de mes amies puis d’une mise à distance fictionnelle. Et comment avez-vous imaginé Gilles? Pourquoi avez-vous choisi d’en faire un maître des marionnettes? C.L. Quand j’ai eu cette idée, je me suis demandé si ça n’était pas un peu gros que le manipulateur sentimental soit un manipulateur dans son métier. Mais, en fait non. Cela s’explique par la scène finale sur son enfance. Souvent on choisit son métier selon ce que l’on a vécu dans ses jeunes années. Si on a eu un frère malade, par exemple, on peut être enclin à devenir médecin. Gilles a très tôt utilisé les marionnettes comme un langage et une protection, au point que tirer les ficelles est devenu une arme et une jouissance. Connaissiez-vous un peu le milieu des marionnettes avant de vous lancer dans Ta promesse? C.L. Non. Mais un ami m’avait parlé des marionnettes de glace. Je me suis renseignée, et j’ai trouvé ça extraordinaire. Cet art est très beau, avec ces formes qui fondent, se défont. Le hasard m’a amenéeàLisbonne,àl’occasionduGoncourtduPortugal.Nonloin du lieu où j’étais logée se trouvait le musée des marionnettes. J’ai passé plusieurs heures là-bas, en prenant des notes. Et puis j’aimais beaucoup Guignol et l’histoire de Pinocchio, quand j’étais petite. Pour en revenir à Gilles, vous le définissez dans un premier temps comme le pervers narcissique le plus caricatural, avant de le singulariser… C.L.Jen’utilise,jecrois,qu’uneseulefoisl’expression,danslabouche del’expertjudiciaire,ettrèstarddanslelivre.Jenevoulaispasfaire de Ta promesse un roman diagnostic. L’humanité est toujours plus complexe qu’un cas clinique. Cependant, j’ai enquêté, notamment dansmaproprehistoire.J’aieul’occasionderencontrerdesindividus de ce type – parfois des femmes, d’ailleurs! J’ai aussi lu des livres théoriques: Le Pervers et la Femme de Paul-Laurent Assoun. Ou l’ouvrage de Paul-Claude Racamier sur le sujet, paru en 1992. Le terme « pervers narcissique » s’est imposé dans le langage courant, unpeucommel’« autofiction »deSergeDoubrovsky.Lecomblede l’hommeperversnarcissique,c’estqu’ilestceluiquiconnaîtlemieux les femmes, leurs fragilités, leurs faiblesses, leurs désirs. Et qui sait mieuxquequiconquecommentetoùlesfrapperpsychologiquement. Au niveau disons « symbolique », le romancier n’utilise-t-il pas les mêmes méthodes? C.L..Laconnaissancedel’âmehumaineestessentielleauromancier. Maislagrandedifférence,c’estquelebutduperversnarcissiqueest de vous détruire, de vous faire du mal. La manipulation à travers l’écriture repose sur le désir de procurer une certaine jouissance, sous une forme ou une autre. Ses moyens de séduction sont esthétiques. Ensuite, le romancier poursuit une quête de vérité, non la manipulation toxique du lecteur. On mettra peut-être à part le cas du thriller, qui repose pour partie sur le fait de faire peur… À ce titre, Ta promesse fonctionne un peu comme un thriller. C’est ce qu’ont remarqué nombre de lecteurs. Qu’avez-vous l’impression d’avoir emprunté à ce genre? C.L. Surtout la façon de distiller les informations. J’avais un peu travaillédecettemanièredansCellequevouscroyez.Petitàpetit,je donnedesindices,desinformations,onapprendqu’ilyaunprocès. Maisquiestl’accusé?Qu’est-cequiestreproché?Commentenest-on arrivé là? Je laisse travailler l’imagination du lecteur, et compte sur son envie d’en savoir plus, en utilisant les règles les plus classiques du suspense. Il faut que l’angoisse monte. Vous-même, êtes-vous une grande lectrice de thrillers? C.L. J’aime les films, surtout. Et évidemment ceux d’Hitchcock, toujoursassezpervers.J’aimebienaussilesadaptationsdesromansde StephenKing.Autrefois,jedévoraisdesromanspoliciers–Raymond Chandler, Dashiell Hammett, Agatha Christie, etc. «Leperversnarcissique saitmieuxquequiconque oùetcommentfrapper psychologiquement lesfemmes» Dans Ta promesse, grand prix RTL-Lire Magazine, le personnage de Gilles manipule aussi bien les marionettes que les sentiments. lll LIRE MAGAZINE • AVRIL 2025 • 9 DR Vous évoquiez le septième art. En lisant Ta promesse, il est difficile de ne pas penser à un succès récent: Anatomie d’une chute de Justine Triet… C.L. Bien sûr. Quand j’ai vu ce film, j’étais déjà très avancée dans l’écriture de Ta promesse. Dans Anatomie d’une chute, l’héroïne est aussi écrivaine, il y a le procès. C’est fou! Mais je crois que ça n’a rien d’un hasard: toutes ces histoires sont dans l’air du temps. Jepensenotammentàl’interrogationsurlacréationauféminin,et lesdifficultésquelesfemmespeuventconnaîtredanscecadre.Vous savez, j’ai plusieurs amies qui ont divorcé dès qu’elles ont connu le succès. Leurs compagnons ne supportaient pas cette situation. En fin de compte, votre roman repose sur une histoire très classique mais, ce qui fait sa force, sa singularité, repose sur sa structure, son côté patchwork avec ces voix, ces formes narratives qui se superposent. Comment avez-vous travaillé l’organisation de tous ces éléments disparates? C.L. C’est une forme que j’affectionne. Je ne suis pas quelqu’un de très linéaire dans la narration. J’apprécie le côté labyrinthique, le fait qu’on revienne en arrière, qu’on change soudain de forme narrative, etc. Je le dis souvent dans mes ateliers: écrire, c’est une sorte de bricolage, c’est un artisanat. On veut écrire, on a une histoire, très bien. Mais tant de questions surviennent: ai-je raison d’écrire au présent? Au passé? Qui assume la narration? La première, la deuxième ou la troisième personne? Il faut faire des essais. Parfois, au bout d’un moment – qui peut se révéler tardif, d’ailleurs –, on s’aperçoit que quelque chose bloque et qu’un changement de focalisation marcherait mieux. Écrivez-vous « dans l’ordre »? D’une traite? Ou composezvous l’ensemble comme un puzzle, à la fin? C.L. J’ai tendance à avancer chronologiquement. Je ne peux pas passer à la page deux si je ne suis pas satisfaite de la page une. Enfin, c’est un peu paradoxal pour quelqu’un qui commence toujours par la fin! Vous connaissez donc ma névrose à moi, mon rituel [rires]. Je ne fais pas de plan. Tout s’échafaude au fur et à mesure, selon mes besoins romanesques. Et je travaille différemment la langue d’un personnage à l’autre. J’ai mis deux ans à écrire Ta promesse. Il ne s’agit pas d’un collage car ce ne sont pas des morceaux que j’ai écrits dans le désordre. Il y a des ruptures de ton, des ruptures narratives. Je voulais que le lecteur soit toujours surpris. À un niveau plus inconscient, comme c’est l’histoire d’une femme qui va être lâchée, je voulais qu’on reste avec elle, qu’on ne la lâche pas, qu’on soit en empathie avec elle. Même si elle n’est, parfois, pas si sympathique que ça! Pour en revenir à certains mots clés du livre, il y en a un qui revient de manière très récurrente, celui de « vérité ». En quoi est-il si important dans ce projet? C.L. Pour moi, c’est la définition même de l’écrivain: celui qui cherche la vérité à travers la langue. Même si elle s’est illusionnée et a voulu croire à cette histoire d’amour, il y a un moment où Claire ne peut pas sacrifier la vérité au bonheur. Être dupe. On peut avoir des œillères, mais il y a un moment où il faut préférer la vérité. Ta promesse compte aussi un certain nombre de considérations sur le processus d’écriture. Pourquoi avezvous envie ou besoin d’insérer de telles dispositions? C.L. J’aime réfléchir à la littérature en général et à l’acte de création qui est train de s’opérer sous les yeux du lecteur. C’est pourquoi la plupart de mes personnages ont un rapport intime avec la littérature. Je donne à mes personnages l’occasion d’en parler. Paradoxalement, Ta promesse ne peut-il pas aussi être lu comme un roman d’amour, certes un peu particulier… C.L. Oui,j’aieudesretoursd’amisquiontressentil’amourjusqu’au bout de leur lecture. Ça m’a beaucoup touchée, car c’est ainsi que je l’ai écrit. Il y a quelque chose de l’ordre de la persistance de la foi en l’amour. Je crois que c’est François Truffaut qui disait qu’il fallait aimer tous ses personnages. Dans mon roman, il aurait été trop facile que Gilles soit un salaud absolu. Vous posez ici également la question essentielle pour tout écrivain: qu’est-ce qu’on a le droit de dire, d’écrire, ou pas? C.L. Chaque auteur a sa petite balance personnelle. C’est la liberté quechacunsedonne.Jefaisconfianceàl’éthiquedel’écrivain–oui, c’estunequestiond’éthique,cequ’onpeutdirede soi, mais aussi des autres s’ils peuvent se reconnaître. Cela dépend aussi, disons-le, du talent du romancier à transposer, modifier, recréer le réel… Vous revenez du succès de Fille – désigné livre de l’année 2020 par la rédaction de Lire – qui a su toucher un très large lectorat, notamment chez les plus jeunes. Comment expliquez-vous cet intérêt? C.L. Il y a une dimension historique dans Fille car le livre commence dans les années 1960 jusqu’à maintenant. Pour les jeunes générations, le livre reprend l’histoire des générations précédentes, mais pas de façon théorique, à travers des personnages. C’est incarné. Fille est porté par un féminisme qui n’est pas radical, et cela fédère davantage que les courants actuels les plus durs. Enfin, vous êtes jurée Goncourt. Cette lourde activité de lecture a-t-elle une influence sur votre manière d’écrire? C.L. Oh, j’essaie de séparer au maximum. Pendant la période intensive de lecture, disons entre fin mai et la première réunion de septembre,jen’écrispasdutout.Etquandjesuisenphased’écriture, j’essaie de ne pas trop lire – ou des classiques, à la rigueur… Ce serait comme écouter deux chansons en même temps! n ProposrecueillisparBaptisteLiger Photos:Jean-LucBertinipourLireMagazine Anatomie d’une chute de Justine Triet partage de nombreux points communs avec Ta promesse de Camille Laurens. 10 • LIRE MAGAZINE • AVRIL 2025 LE GRAND ENTRETIEN l CAMILLE LAURENS 2023 LES FILMS PELLÉAS/LES FILMS DE PIERRE C’ESTPRESQUEL’ÉTÉ, C’ESTPRESQUEL’ÉTÉ, PRESQUELAPAIX. PRESQUELAPAIX. L’URGENCE, L’URGENCE, RÉINVENTER RÉINVENTER LEURVIE. LEURVIE. GRAND PRIX RTL-LIRE 2024
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