LIRE - MAGAZINE LITTÉRAIRE n°542 - Page 3 - 542 Lesanimaux etnous Lesanimaux etnous LIRE MAGAZINE • JUILLET-AOÛT 2025 • 3 BENOÎT MUSEREAU POUR LIRE MAGAZINE – JEAN-LUC BERTINI POUR LIRE MAGAZINE – HBO/RAI – JEAN-LUC BERTINI POUR LIRE MAGAZINE SOMMAIRE CRÉDIT COUVERTURE: JULIE GUILLEM Ce numéro compte deux cahiers: 1er cahier « Les livres de votre été », 2d cahier « Spécial Jeux ». Il comporte également deux encarts Lire Magazine présents sur l’ensemble des abonnés France. 4 L’ÉDITO Baptiste Liger 6 LE GRAND ENTRETIEN Aurélie Valognes 13 L’ACTUALITÉ 36 L’UNIVERS D’UN ÉCRIVAIN Metin Arditi 40 LE DOSSIER La littérature italienne 52 LE PORTRAIT Jean-Philippe Blondel 56 L’ENQUÊTE Paroles d’écrivains: la métaphysique des tubes 63 LE CAHIER CRITIQUE 64 l Littérature française 68 l Littérature étrangère 72 l Polars 74 l Romance/Science-fiction/Fantastique 75 l Jeunesse 76 l Manga/Bande dessinée 78 l Classiques/Études littéraires/Poésie 80 l Essais/Documents 88 LA LANGUE FRANÇAISE 99 LES EXTRAITS DE LA RENTRÉE LITTÉRAIRE 100 l Tant mieux d’Amélie Nothomb 102 l Kolkhoze d’Emmanuel Carrère 105 l Tressaillir de Maria Pourchet 108 l Le Livre de Kells de Sorj Chalandon 111 l Onze extraits bonus 114 LES LIVRES DE MA VIE Jean-Alphonse Richard LES CHRONIQUES 39 Stéphanie Hochet Au café littéraire 62 Bernard Lehut Le livre à lire 87 Pascal Ory Mot de tête 95 Éric-Emmanuel Schmitt L’atelier d’écriture ABONNEZ!VOUS EN 1 CLIC SUR WWW.LIRE.FR OU EN SCANNANT CE QR CODE POUR DÉCOUVRIR TOUTES NOS OFFRES ! 6 LE GRAND ENTRETIEN AURÉLIE VALOGNES 36 L’UNIVERS D’UN ÉCRIVAIN METIN ARDITI 40 LE DOSSIER LA LITTÉRATURE ITALIENNE 52 LE PORTRAIT JEAN-PHILIPPE BLONDEL N° 542 - JUILLET-AOÛT 2025 O ui, bien sûr, il y a l’e!et Elena Ferrante. Depuis le triomphe de L’Amie prodigieuse, les éditeurs français ont senti l’engouement des lecteurs pour l’Italie, dans toute sa diversité. Et proposent, dès lors, de nombreuses traductions d’auteurs contemporains venus de la Botte. Mais cet appétit ne doit rien au hasard – notamment en raison de la proximité culturelle entre les deux pays. Pour son édition estivale, Lire Magazine a choisi de replonger dans l’histoire littéraire italienne, de Dante à Roberto Saviano en passant par Pétrarque, Carlo Goldoni, Leopardi, Elsa Morante, Alberto Moravia, Donna Leon ou Umberto Eco. Histoire d’avoir un petit parfum de Toscane ou des Pouilles, même en restant dans l’Hexagone. C’est d’ailleurs en Bretagne – du côté de Dinard – que nous sommes allés à la rencontre de l’une des romancières les plus populaires de ces dernières années. On avait parfois considéré sa littérature comme un peu légère, avec des titres tels que Mémé dans les orties ou Minute, papillon!. Mais, depuis trois livres, Aurélie Valognes a changé de ton, montre davantage de gravité et a!irme, dans La Fugue (une très bonne surprise), tout son amour pour les livres et les romancières. Cela méritait que l’on en discute avec celle qui vient de monter une résidence d’écriture réservée aux femmes: la « Maison des écrivaines »… Enfin, on aura une pensée pour celui qui fut longtemps le président du jury du grand prix RTL-Lire Magazine – une minuscule petite ligne dans son C.V., qui compterait plusieurs volumes (quelle vie!). Philippe Labro nous a quittés le 4 juin et l’on profite de cet édito pour recommander certains de ses ouvrages,parfois mal jugés en raison de son image d’« homme de média », comme Des feux mal éteints, L’Étudiant étranger ou Tomber sept fois, se relever huit. Un titre emblématique de son parcours, qu’on devrait tous méditer. n ÉDITO DE BAPTISTE LIGER Lire à Gordes UNE EXPOSITION DÉDIÉE À PLANTU Depuis le 26 avril, le jardin de la mairie de Gordes accueille les visiteurs pour une exposition dédiée à Plantu. Ouverte dans le cadre du salon littéraire Lire à Gordes (évoqué dans notre précédent numéro), l’exposition se prolonge jusqu’au 15 septembre pour le plus grand plaisir des visiteurs de l’un des plus beaux villages de France… Un détour ensoleillé entre art et satire, à ne manquer sous aucun prétexte! Jardin de la mairie de Gordes, entrée libre. lireagordes.fr RÉDACTION Directeurdelarédaction BaptisteLiger Rédacteurenchef AlexisBrocas Directionartistique/Maquette IsabelleGelbwachs Secrétariatderédaction MeriemDjebli,avecBrigittedeZélicourt Iconographie JanickBlanchard Rédactrice MargauxMorasso Chroniqueurs StéphanieHochet,BernardLehut,PascalOry, DanielPicouly,Éric-EmmanuelSchmitt. Ontcollaboréàcenuméro Fabriced’Almeida,MathieuAlterman,FrédériqueAnne, HubertArtus,SimonBentolila,SolangeBied-Charreton, Boll,PatriceBollon,EugénieBourlet,OlivierCariguel, MathieuCharrier,Jean-PierreColignon,FabriceColin, LéonardDesbrières,BrunoDewaele,SophieDiMalta, MarcusDupont-Besnard,Nicolasd’Estienned’Orves, AntoineFaure,LaëtitiaFavro,IlanFerry,FabriceGaignault, AmbreGantner,HélèneGestern,AudeGiger,MarieJouvin, ÉtienneKern,RobertKopp,AntoineLeiris,ÉricLibiot,Gladys Marivat,GabrielleMartin,JeanMontenot,MariannePayot, JacquesPerry-Salkow,DominiquePoncet, HubertProlongeau,BernardQuiriny,ChristopheRioux, SergeSanchez,JulietteSavard. Publicitélittéraire,partenariatsetdéveloppement AstridPourbaix:0147000323 IsabelleMarnier:0147001177 publicite@lire.fr Photogravure/Impression MauryImprimeurS.AMalesherbes PublicationmensuelleéditéeparEMC2SAS. Siègesocial:43,avenuedu11-Novembre, 94210Saint-Maur-des-Fossés N°Commissionparitaire:0625K85621 Dépôtlégal:moisencours ISSNn°3038-3900 SecondClassPostagePaid AtLongIslandCityN.Y. Régiepublicitaire Mediaobs:0144889779 Directricegénérale:CorinneRougé Directricecommerciale:SandrineKirchthaler(8922) Ventesaunuméro:0488151241 Diffusion:MLP SERVICEABONNEMENTS ServiceAbonnementsLireMagazine 20,rueRouget-de-Lisle, 92130IssylesMoulineaux. Boutiqueabonnement https://abonnements.lire.fr Courriel:abonnements@lire.fr-Tél.:0179921186 Tarifd’abonnement 1an,10numéros,55!(Francemétropolitaine) AUDREY SOVIGNET Imprimé sur du papier certifié PEFC, 100 % fabriqué en Autriche avec 15 % de fibres recyclées. Le Ptot est de 0,006 kg/tonne. LireMagazinesuriPad! Nouvelle liseuse pour lire votre magazine en ligne : lire.fr/pages/liseuse. L’application Lire Magazine est disponible sur l’App Store et sur Play Store. 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Ainsi, Aurélie Valognes n’avait pas conscience de ce qui allait lui arriver, ce jour de 2014 où elle publiait – via le système d’autoédition d’Amazon, KDP – son premier roman, Mémé dans les orties. Le mode de publication, l’intitulé aux airs de blague, une comédie pour des débuts, la couverture à imprimé vichy : on était très loin des codes traditionnels de l’écrivain français. Pourtant, très vite, les lecteurs ont plébiscité le ton de cette native de Châtenay-Malabry (alors partie travailler en Suisse), qui allait enchaîner avec Minute, Papillon!, La Cerise sur le gâteau ou Née sous une bonne étoile. De quoi faire d’Aurélie Valognes, l’air de rien, l’une des romancières préférées des Français, avec plusieurs millions de volumes écoulés. Le tout loin des rentrées littéraires et des sacro-saintes listes de prix. Mais on a senti un changement, une rupture en 2023 avec la parution de L’Envol, constat confirmé depuis avec La Lignée et aujourd’hui La Fugue. Dans ce nouveau roman, Aurélie Valognes met en scène une quadragénaire, Inès, mère de deux enfants, fermement décidée à entamer une « nouvelle vie ». Celle-ci prendra les traits d’une maison, dans le Finistère, avec une bibliothèque exclusivement féminine, où siègent, entre autres autrices, Daphné du Maurier, Emily Brontë, Emily Dickinson, Maggie Nelson, Monique Wittig, Deborah Levy ou Virginia Woolf. Si Inès trouve là de quoi s’occuper, elle doit toutefois aussi prendre soin du jardin et de cette bâtisse, dont les fêlures font écho aux siennes. Au fil des jours, la nouvelle arrivée fera la connaissance de « Si j’avais un seul combat, ce serait la lecture » ses voisines – Morgane la factrice, Alicia l’ostréicultrice, Sacha la peintre, sans oublier l’étrange Servanne et ses moutons. Mais Inès peut aussi compter sur sa mère qui, malgré son cancer, se veut positive. Et il faut savoir l’être quand les éléments se déchaînent et ne vous épargnent pas. Construit en quatre (enfin, cinq) saisons, La Fugue est un récit de reconstruction, avec quelques portraits bien croqués, doublé d’un cri d’amour sincère pour la littérature. On peut également y voir le désir d’Aurélie Valognes de lâcher les chevaux (on ose l’expression, car elle adore les animaux!), d’assumer qui elle est, de faire œuvre de transmission, de passeuse – un rôle qu’elle va aussi endosser avec la création de sa « Maison des écrivaines », résidence d’écriture qu’elle vient de créer dans sa demeure récemment achetée (qui appartenait à Jane Birkin). Di!icile de ne pas faire de lien avec son roman… En attendant, nous avons fait le déplacement jusqu’à Dinard, où elle réside encore aujourd’hui, non loin de la plage. Dans une maison avec jardin, chérie des oiseaux, créatures à plumes qui hantent ses romans. n LA FUGUE EST UN RÉCIT DE RECONSTRUCTION DOUBLÉ D’UN CRI D’AMOUR POUR LA LITTÉRATURE AURÉLIE VALOGNES lll HHH LAFUGUE AURÉLIE VALOGNES 360 P., JC LATTÈS, 20,90 € LE GRAND ENTRETIEN PAR BAPTISTE LIGER À quand remonte votre envie d’écrire? Aurélie Valognes. Au premier livre que j’ai lu. J’avais 6 ans et c’était L’Histoire sans fin. Ma grand-mère m’avait o!ert cet ouvrage parce que j’entrais au CP, même si elle avait rechigné au départ, pensant que c’était trop dur pour moi – je savais à peine lire, c’est vrai. Pourtant, je l’ai fini. Et j’avais adoré. Je me souviens encore de lui avoir envoyé une carte postale, dans laquelle je lui disais: « Ça y est, mémé, j’ai trouvé: quand je serai grande, je serai écrivain. » Parce que j’avais adoré l’idée de plonger littéralement dans une histoire, de passer de simple lecteur à une position active. Plus tard, j’ai été emballée par Les Quatre Filles du docteur March. Jo, c’était mon modèle absolu, celui d’une jeune femme qui avait décidé de parcourir le monde, d’être journaliste, d’écrire, et de ne surtout pas avoir le même destin que ses sœurs et que sa mère en particulier. Le cadeau d’anniversaire ou de Noël dont je rêvais? Une machine à écrire… Mais je n’osais pas demander un tel objet. Au collège, quand on nous demandait notre métier idéal, j’ai enlevé écrivaine, parce que je n’en connaissais pas, qu’il n’y a pas d’école pour ça et qu’on n’est pas sûr de gagner sa vie avec cette activité. J’avais remplacé par journaliste… Au lycée, j’avais envie de faire un cursus littéraire, mais les débouchés ne semblaient pas o!rir la situation la plus stable financièrement pour rassurer mes parents. Je pensais à ma mère qui nous a élevés toute seule dans notre HLM. J’ai donc pris la voie du milieu en tentant le Celsa [école de journalisme], que je n’ai pas eu, et me suis finalement retrouvée en école de commerce à Reims. Quel a été le premier manuscrit que vous avez considéré comme achevé? A.V. C’est vraiment Mémé dans les orties. Je n’avais rien fait avant ou, tout du moins, rien de notable. J’avais éteint cette passion-là, l’avaismisedecôté.N’ayantpasencoreentenduparlerdelaLettre à un jeune poète deRilke,jenepouvaispasmedire:neteposepasde question, et vas-y… J’ai donc pris un métier plus « normal ». Après mes études de commerce, j’ai fait du marketing. Et j’ai travaillé à Genève, puis Paris, avant de partir pour Milan en 2013. Ce départ en Italie a été une sorte de déclic, non? A.V. C’était une période très compliquée de ma vie: j’avais démissionnépoursuivremonmari,jevenaisd’avoirunbébé,macousine était atteinte d’un cancer du sein, et ça ne s’est pas bien fini. J’ai alors pris conscience que je n’aurais peut-être plus l’occasion d’accomplir mon rêve de petite fille. Alors, pendant quatre mois, j’ai écrit tous les matins de 8h30 à 13h59 – juste avant l’arrivée de ma prof d’italien. J’écrivais, j’écrivais. Après bien des sursauts, j’ai peaufiné le manuscrit et, voilà, il était prêt en juin. Mon mari le lit, mameilleureamieaussi. Lesdeuxmedisentquec’estsuper,etlàje me dis que c’est vraiment une bande de menteurs [rires]! Je devais donctrouverdeslecteursneutres,quipourraientnepasmeprendre avec de pincettes. Je cherche alors une plateforme d’autoédition, et jetombesurKDP[Kindle Direct Publishing, service d’autoédition proposé par Amazon]. Pour le titre, j’avais au départ songé à « Un renarddanslepoulailler »,avantd’opterpourMémé dans les orties. J’aichoisiunecouverturerappelantlanappeVichy,quimerappelait mesdéjeunersavecmongrand-père.J’appliqueledocumentWord de mon texte, et j’appuie sur « Publier ». Le 13 juillet, ma vie avait changé. Le premier avis est arrivé, puis un autre, et un autre. Il y a euune!etbouledeneige,jusqu’àcequemontextefinissenuméro 1993 Née à Chatenay-Malabry, Aurélie Valognes grandit du côté de Massy, dans l’Essonne. Après des études de commerce, elle travaille dans la communication. En 2013, la jeune femme, qui vient d’avoir son premier enfant, part pour Milan en compagnie de son mari (cadre chez L’Oréal). Un changement de vie qui en entraînera d’autres… 2014 Celle qui n’avait pas abandonné son désir d’écriture rédige, en quatre mois, Mémé dans les orties, qu’elle publie en autoédition. Bien lui en a pris: le succès, fulgurant, sur Amazon, lui vaut d’être récupérée par l’édition traditionnelle, sous l’égide de Michel Lafon. L’engouement des lecteurs l’amènera, depuis, à signer environ un livre par an– parmi lesquels Minute, papillon!, La Cerise sur le gâteau ou Né sous une bonne étoile. 2024 Devenue l’un des écrivains préférés des Français – traduite dans de très nombreux pays –, Aurélie Valognes vit désormais à Dinard, même si elle a récemment acheté l’ancienne maison de Jane Birkin, dans le Finistère, surnommée « Kachalou ». Cette demeure aura une fonction bien particulière, puisque, devenue « maison des écrivaines », elle servira de résidence à des autrices pour développer leurs projets littéraires. BIObibliographie LE GRAND ENTRETIEN l AURÉLIE VALOGNES 8 • LIRE MAGAZINE • JUILLET-AOÛT 2025 un en catégorie « humour ». Rassurée – ou inconsciente –, je me suis dit que je pouvais l’envoyer à des éditeurs. Je l’ai donc fait parvenir à quatre maisons, parmi lesquelles Le Dilettante, qui m’envoie une lettre plutôt polie, et Albin Michel qui est intéressé par les exemplaires écoulés via Amazon, mais n’est pas convaincu par le texte. C’est alors que Florian Lafani, chez Michel Lafon, me contactesurFacebooketmeconfiesonenthousiasme.C’estledébut de l’aventure, sans prendre vraiment conscience du phénomène. Je ne suis revenue en France qu’en 2018 et c’est à ce moment que j’ai compris que mes ouvrages se vendaient bien. Dans votre cas, le bouche-à-oreille est notamment passé par le format poche… A.V.C’estsûrquepourmoi,c’estlepochequiafaitlesuccèscolossal. VéroniqueCardi,quejeretrouveaujourd’huichezJCLattèsetqui étaitàl’époqueauxcommandesduLivredePoche,sent,dèsqu’elle lance Mémé en petit format, qu’il se passe un truc. Verdict: des dizaines de rééditions la première année et, au bout de deux ans, le livre dépasse le million. C’est fou. Ce succès immédiat n’a-t-il pas eu pour effet de vous cataloguer « reine du feel-good » – alors que certains de vos ouvrages ne relèvent pas de ce domaine – et d’être un peu méprisée par le milieu littéraire? A.V. C’est aussi pour ça que j’ai écrit La Lignée l’année dernière… J’avaisressentipendantdesannéesungrosmalentendu.Jemecache derrièredespersonnages–notammentmasculins–,àlatroisième personne, qui sont peut-être proches de moi, mais personne ne le sait. J’ai donc une part de responsabilité. Aussi, Mémé dans les orties a immédiatement marché et, pour le deuxième, j’ai eu besoin d’enchaîner tout de suite et de me raccrocher à des choses qui me rassurent et à rester pour partie dans la même veine que le premier. Notamment avec le vichy des couvertures! Il me fallait des béquilles. J’avais peur de ne pas être assez identifiée, et que les lecteurs ne me reconnaissent pas en librairie. À un moment, j’ai senti que je risquais de me caricaturer. Avoir œuvré dans le domaine humoristique, dès vos débuts, n’a-t-il pas nui à votre crédibilité d’autrice, dans un pays où on ne prend pas forcément ce registre au sérieux? A.V. Au cinéma, c’est la même chose… Mais je ne connaissais pas les codes, je suis arrivée par la toute petite porte, avec un ovni éditorial.Letitren’allaitpas,lacouverturevichynonplus,lecontenu est une comédie. On dirait presque que je le fais exprès! Et je peux comprendre qu’on ait pu s’interroger sur les références littéraires, l’intelligence, la culture de celle qui est entrée en littérature avec Mémé dans les orties [rires]! Est-ce ce recul qui vous a menée à aller vers un registre plus sombre, plus « sérieux », depuis L’Envol paru en 2023? A.V. Comme je vous le disais tout à l’heure, j’étais juste une élève quiavaitbienréussiàl’école,ayantdesparentsquin’avaientjamais fait d’études. D’un coup, j’ai eu envie de raconter une histoire plus personnelle en décrivant l’injustice, le fait de s’échapper de son milieu familial, de créer une distance avec ses parents. J’ai ainsi écrit L’Envol et c’était la première fois que j’osais le « je ». Je me suis autorisée des choses beaucoup plus personnelles, beaucoup plus intimes–aussipourdonnerle« je »àmamère,afinqu’elleraconte savérité.C’étaitaussipourmoil’occasiondedresserlebilandedix années d’écriture, au moment de mes 40 ans. Tout ce que j’avais appris. Tout ce qui avait été dur. Tout ce que j’avais peut-être eu, moi,depluslourdsurlesépaulesqued’autres.Ilyavaitaussitoutes meslecturesdumoment–leJournaldeKafka,VirginiaWoolf,Jack London… Je souhaitais faire quelque chose de tous ces livres qui m’ont nourrie, et régler mes comptes avec tous mes doutes. Il se trouve que ça a correspondu au moment où Sophie de Closets, qui dirigeaitFayardoùjepubliaisalorsmeslivres,estpartie.Justement, cesdeuxderniersromanschezFayard,L’EnvoletLaLignée,jelesai conçusdansuneformedesolitudeetdeliberté.LaFuguen’auraitpas puêtreécritsanslesdeuxprécédents.Ilyaicilamortquim’obsède, monrapportàlanatureetàlalittératureet,enpremierlieu,tousles livresquiontétéessentielspourmoi.Despiliers.Etj’avaisenviede les mettre sur le chemin d’un large public – oui, d’accord, Simone Weil, c’est assez ardu. Mais c’est quand même un plaisir fou de se plonger dans L’Art de la joie de Goliarda Sapienza! C’est ce désir de transmission qui est à l’origine de La Fugue? A.V.Laquestionquejemesuistoujoursposée,c’est:« Maisqu’est-ce qu’on laisse derrière nous? » La transmission est toute la clé. Transmettre aux lecteurs, aux apprentis écrivains, c’est important pour moi. Mais si j’avais un seul combat, ce serait la lecture. Notamment pour les jeunes… A.V. Tout à fait. Je suis marraine de Silence, on lit! , depuis plus de trois ans, une association qui ne se porte pas forcément très bien aujourd’hui… Il est important d’aller à la rencontre de ces jeunes lecteurspourleurrappelerl’importancedecetteactivité–parce L’anciennepropriétédeJaneBirkindansleFinistère,acquiseparAurélieValognes. lll « Je peux inventer autant que je veux, rien ne sera mieux que la réalité qu’il y a sous mes yeux » LIRE MAGAZINE • JUILLET-AOÛT 2025 • 9 BRETAGNE NORD SOTHEBY’S INT. REALTY que parfois ils ont des parents qui leur disent que lire est une perte detemps…Ilyaaussid’autresparentsdésespérésdevoirqueleurs enfantsnelisentquedesmangas.J’auraistendanceàleurrépondre que c’est toujours du temps volé aux écrans! Tenez, mon premier fils ne lit que des mangas, le deuxième aussi – même s’il tente également des BD. L’autre jour, le premier a commencé L’Envol en me disant: « C’est pas mal. » C’est déjà un imaginaire qui s’ouvre, unecuriositésurlemonde.Ilyatroisjours,jelevoyaissurl’escalier, dehors, en train de lire son livre, à mes côtés en pleine lecture en compagnie de notre chienne. On prenait le soleil après l’école: c’était le bonheur absolu. La transmission est faite. La Fugue s’ancre dans un sous-genre littéraire, celui du « roman de maison ». Le point de départ a-t-il un lien avec votre acquisition de l’ancienne propriété de Jane Birkin, dans le Finistère? A.V. Quand j’écris, je ne vois rien de ce que je vais faire en avance. Commeuntableautrèsflou.Laseulechosequej’avaisentête,c’était unpersonnageféminin,aumilieudesavie.À40 ans,a-t-onledroit de pouvoir tout recommencer? Dès le début, je voyais la nature sauvage, j’imaginais un roman en cinq parties, suivant quatre saisons,s’ouvrantsurleprintempsetquis’achèveraitsurunsecond printemps,histoiredemontrerunerenaissance.J’avaisconscience que c’était mon onzième roman et le chi!re onze correspond au renouveau. Aussi, j’avais envie que ces saisons-là se passent dans un jardin avec une maison. La Fugue, c’est l’histoire d’une femme, Inès,quipart,quitrouveunemaison,qu’ellevaretaper.Celle-civa lui résister et, à la fin, l’héroïne sera fière. Inès va se reconstruire, notamment parce qu’elle va tomber sur des livres. Et va faire des rencontres avec d’autres femmes – le meilleur chemin passe toujours par les autres. Ah, j’avais également en tête qu’elle aurait unegrossetuileenhiver,parcequ’onnechoisitpasleFinistèrepour sa douceur… Mais c’est quand les choses sont dures que l’humain revient et que la solidarité fait son œuvre. Donc, au mois d’août, j’ai réservé ma chambre d’hôtel dans le Finistère pour écrire – oui, j’ai toujours ce rythme d’écriture, qui me mène jusqu’à la rentrée scolaire de mes enfants, et j’écris jour et nuit… D’habitude, j’allais àParis,maisj’airenoncéaveclesJO.J’avaisl’histoireentêteetlavie m’arattrapéeaveclesloisduhasardet,donc,cettenouvellemaison que j’ai achetée… Et tout est allé très vite. Jusqu’à quel point, dans les faits, la fiction et la « vraie vie » se sont-elles croisées? A.V.Çaaététrèsfou.Depuislongtemps,mamaisonidéaleétaitdéjà calquée,jecrois,surlamaisondeJaneBirkin.Quandontombesur la maison de ses rêves, qu’elle est à vendre et qu’on a les moyens de se l’o!rir, on n’hésite pas longtemps! Je peux inventer autant que je veux, rien ne sera mieux que la réalité qu’il y a sous mes yeux. Il a fallu que j’accepte de faire entrer la réalité dans un roman alors que j’ai toujours essayé de garder les choses très cloisonnées. En tant qu’artiste, on est forcément poreux. Par exemple, il y avait tousceslivresqu’onmelaissait.J’héritaisdeceux-cid’unecertaine façon–Proust,Faulkner…Mêmesi,dansLa Fugue,iln’yaquedes livres de femmes. Et il y avait aussi le jardin, dans lequel passaient des lapins et d’autres animaux… J’ai une passion absolue pour les oiseaux, déjà très présents dans mes précédents romans, et je me force à ne pas trop en mettre [rires]. Même chose avec les chiens. La nature, la mer, les vagues, les saisons, les fleurs, c’est vraiment ce que je préfère. Dès que je suis entrée dans cette maison, j’ai tenu un journal. Bien vite, je me suis dit que je devais intégrer tous ces petits détails de journal de bord au cœur de mon roman. . Le parcours de libération de La Fugue, ne serait-ce pas aussi le vôtre en tant que romancière? A.V. Je ne l’ai pas vu comme ça mais, e!ectivement, il y a de ça. J’ai acquisoujesuisalléechercheruneénormelibertéquejen’avaispas il y a trois ans. Il me fallait prendre le « je » et me dire que j’avais peut-être quelque chose d’intéressant à dire et à assumer. Je dois l’avouer:d’uncoup,çavamieux!Onselibèrepourdevrai.Etc’est tellement beau d’avoir le regard des libraires qui changent, des critiques, des lecteurs. C’est anecdotique, mais j’ai fait pour mes réseauxsociauxunephotodeLa Fugue avecunegrandepartiedes livres et des auteurs qui sont cités dedans. Dans les commentaires sur Instagram, des lecteurs et lectrices disaient volontiers qu’ils avaientaimételoutellivreprésenté.Certainespersonnesnelisent qu’un livre par an et c’est le mien; d’autres en dévorent cinquante etlemienfiguredanscetteliste.Quoiqu’ilensoit,c’estunegrande fierté d’être lue. On sent votre désir, votre envie de faire lire dans La Fugue… A.M. Lire est mon moteur. Sans cela, je n’aurais pas pu faire d’études. Je n’aurais pas eu de parcours scolaire sans l’amour des livres. Grâce à eux, j’ai eu la curiosité du monde. Quand je vois toute ma famille – aujourd’hui, ils habitent tous là où ils sont nés ou à peu près – et moi, c’est un peu le Jack London dans Martin Eden, c’est mon alter ego. Cette envie de fugue, pour moi j’arrive dans le Finistère, mais la fugue n’est peut-être pas finie. Il y a la mer en face. Un jour je prendrai le bateau et je ne sais pas ce qui va arriver. C’est sûr que le monde, il est là, devant nous, et il est à traversleslivres.C’estparleslivresqu’onpeutdonnerdenouveaux imaginaires, qu’on pourra ensuite recréer pour de vrai dans ce monde qui est un peu pourri parfois. Enfin, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la transformation de votre nouvelle propriété en « maison des écrivaines », une résidence d’écriture pour les femmes? A.V. Avecunegrandemaisoncommeça,jemesuisspontanément ditquejedevaislapartager.Rapidement,beaucoupd’autricesm’ont faitsavoirqu’ellesadoreraientvenirpourtravailler.Jeprécisequ’elle sera surtout réservée à des femmes qui n’ont pas les moyens, ne sont pas encore écrivaines et qui ont potentiellement un métier à côté. Je sais très bien que c’est essentiel de s’exiler pour pouvoir écrire. C’était donc normal de partager. n Propos recueillis par Baptiste Liger Photos: Benoît Musereau pour Lire Magazine « L’Envol et La Lignée, je les ai conçus dans une forme de solitude et de liberté. La Fugue n’aurait pas pu être écrit sans ces deux livres » LE GRAND ENTRETIEN l AURÉLIE VALOGNES 10 • LIRE MAGAZINE • JUILLET-AOÛT 2025 © SAPIN-DEFOUR – MUNUERA / LE LOMBARD 2025 Une histoire d’amour, de vie et de mort entre un homme et son chien, qui a déjà ému plus d’un million de lecteurs ! L’avis de CÉDRIC SAPIN-DEFOUR, l’auteur du roman, à propos de l’adaptation par JOSÉ LUIS MUNUERA : «Si j’avais su que cet homme aux crayons détenait de si grands pouvoirs, dont celui de faire revivreUbacetsajoyeusecompagniedemilleetunefaçons,jeluiauraisdemandés’ilétait possible qu’ils ne meurent jamais. Je lui aurais dit: – S’il vous plaît, dessine-moi l’éternel.» A C T U E L L E M E N T D I S P O N I B L E E N L I B R A I R I E PARMI LES 100 MEILLEURS LIVRES DE L’ANNÉE 2023 SELON
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