L'HISTOIRE n°533 - Page 3 - 533 Le don des dieux ? H érodote, génial historien, et donc forcément géographe, l’a écrit il y a 2500 ans une fois pour toutes : l’Égypteestun«donduNil»(doron toupotamou).Al’heureoùs’impose l’immense chantier de l’histoire environnementale,nousavonsdécidé d’aller y voir d’un peu plus près. Ce que visait à vrai dire la formule du voyageur grec,plusagronomequ’iln’yparaît,cen’étaitpasles pyramides, mais plus précisément l’alluvionnement du Delta. Il n’était pas absurde qu’un observateur, habitué aux étés secs et aux pluies rares du régime méditerranéen, soit impressionné par une terre miraculeusement fécondée chaque année, entre juillet et octobre, par les eaux généreuses de la crue. Seuls desdieuxpouvaientêtreàl’origined’unepareilleaubaine : « Les bêtes en piétinant enfouissent la semence, l’homme n’a qu’à attendre le temps de la moisson. » Les historiens nous délivrent aujourd’hui un tout autre récit : celui du travail acharné fourni,danschaque village, par des paysans charriant dans des paniers la terre pour construire digues et bassins, et rivaliser d’efforts et d’ingéniosité pour transformer le don de l’eau en épis lourds. La crue est un miracle, soit. Encore faut-il savoir en tirer parti. L’Égypte, d’ailleurs, c’est vite dit. Le plus long fleuve du monde (environ 6800 km, dont à peu près seulement 1000 km sont égyptiens), revendiqué aujourd’hui par dix États riverains, a une histoire transnationale. Il n’allait pas de soi qu’il fût si fortement identifié à l’Égypte. Le Moyen Age l’imaginait surgir du paradis, et la recherche des sources poussa pendant trois cents ans les voyageurs les plus hardis, des Jésuites aux officiers britanniques de l’Armée des Indes, au cœur des forêts d’Afrique. Il y avait de quoi s’y perdre : deux bassins d’alimentation, l’un se déversant des montagnes du Rwanda et du Burundi vers le lac Victoria (le Nil Blanc), l’autre descendant de la « montagne de la Lune » et du lac Tana (le Nil Bleu), en Éthiopie, qui fournit jusqu’à 80 % de ses eaux. La confluence se fait à Khartoum, au Soudan, autre puissance nilotique, héritier lui aussi de brillantes civilisations, dont l’archéologie nubienne en plein essor nous fait découvrir aujourd’hui l’importance : à l’aube du IIe millénaire, les rois de Koush étaient assez puissants pour faire reculer la frontière égyptienne jusqu’à la 1re cataracte, à Assouan. Reste qu’au temps de Ramsès II, c’est bien l’Égypte qui prend possession du Nil. Sa civilisation en est indissociable : une mythologie née du fleuve où fut jeté le cercueil d’Osiris, des dieux en barque, des papyrus qui conservent sur des milliers de pages une des premières écritures du monde. Sans oublier les crocodiles, les oiseaux ou gibiers du Delta, ni les poissons qui inspirèrent à Geoffroy Saint- Hilaire ses théories sur l’unité du vivant. Les conquérants ne s’y sont pas trompés. Des Romains aux Arabes, qui plantent leur capitale, Fustat puis Le Caire, au creux d’un méandre, à la jonction stratégique du Delta et de la Vallée, tous les pouvoirs ont eu leur nilomètre, témoignant du caractère vital de la crue. Avec Méhémet-Ali vint le temps des ingénieurs, et de l’immense révolution de l’irrigation pérenne. Dans les années 1960, le barrage d’Assouan, nouveauchantierpharaonique,assureaupaysdugrain et de l’électricité à revendre, et à Nasser sa stature de nouveau maître du Nil. Avec la bénédiction de l’Unesco, le transfert-sauvetage des temples d’Abou Simbel est un spectacle mondial. Undemi-siècleplustard,lebilanécologiqueetpolitique de cette affaire est mitigé. Avec la construction du grand barrage dit « de la Renaissance éthiopienne » la question de l’eau est devenue un enjeu régionalmajeur.Maisonrestesaisid’admirationdevant ce que, depuis 5000 ans, des hommes et des femmes ont su faire de ce ruban de vie au milieu du désert.Fairel’histoiredufleuve,c’estaussiuneautre façon de faire l’histoire de l’Égypte. n L’Histoire @ Retrouvez toute l’actualité de L’Histoire sur www.lhistoire.fr Faire l’histoire du fleuve, c’est aussi une autre façon de faire l’histoire de l’Égypte / 3 L’HISTOIREN°533-534 - JUILLET-AOÛT 2025 ÉDITO Sommaire Le Nil, COUVERTURE : Scène de chasse aux oiseaux dans les marais, détail des peintures funéraires de la tombe du scribe Nebamon, à Louxor, XVIIIe dynastie, vers 1350 avant notre ère (Londres, British Museum, inv. EA37977 ; AKG-images). 6 UNE VALLÉE ET DES ROIS 8 Le fleuve qui a fait l’Égypte par Damien Agut Le premier État fluvial par Julien Cooper Boire l’eau du Nil Le Nil, son Delta et sa crue Karl Wittfogel, le despotisme oriental et le contrôle des grands fleuves Hérodote et le vrai « don du Nil » Moïse, l’enfant du Nil 18 Égypte-Soudan. Deux royaumes face à face par Adeline Bats Immuable pharaon ? Construction des pyramides : la fin du mystère La splendeur de Napata et Méroé Carte : vers 2000 av. n. è., le pharaon et le roi de Koush Chronologie 26 La révolution du papyrus par Valérie Schram Hiéroglyphes sur pierre, hiératique sur papyrus par Damien Agut Secrets de fabrication 34 Osiris, Hâpy et l’eau primordiale par Laurent Coulon Osiris, en 42 morceaux Les autres dieux du fleuve Des temples et des prêtres La « belle fête de la Vallée » 40 Croisières romaines par Maurice Sartre 42 Le grenier à blé de Rome par François Lerouxel Naum Jasny, le blé vêtu et le blé dur Carte : Alexandrie-Ostie, vingt jours de trajet Nilomanie chez les Romains Carte : Alexandrie, deuxième ville de l’empire 4 / LOUXOR, TOMBE DE MENNA ; © MANUEL COHEN – ROBERTHARDING/AL AMY/HEMIS Revue mensuelle créée en 1978, éditée par les Éditions L’Histoire 41 bis, avenue Bosquet, 75007 Paris Président et directeur de la publication : Claude Perdriel Directeur général : Philippe Menat Directeur éditorial : Maurice Szafran Directeur éditorial adjoint : Guillaume Malaurie Conception graphique : Dominique Pasquet Pour toute question concernant votre abonnement Tél. : 01 55 56 71 19 Courriel : abo.histoire@groupe-gli.com L’Histoire, service abonnements 45,avenueduGénéral-Leclerc,60643ChantillyCedex Belgique : Édigroup Belgique, tél. : 070 233 304 Suisse : Édigroup SA, tél. : 022 860 84 01 Tarif France : 1 an, 12 nos : 67 € 1 an, 12 nos + 4 nos Hors-série.Collections : 89 € Tarif autres pays : nous consulter Achat de revues et d’écrins L’Histoire, 45,avenueduGénéral-Leclerc, 60643ChantillyCedex Tél. : 01 55 56 71 19 RÉDACTION, DOCUMENTATION, RÉALISATION Tél. : 01 70 98 suivi des 4 chiffres Courriel rédaction : courrier@histoire.presse.fr Directrice de la rédaction : Valérie Hannin (19 49) Assistante de rédaction : Marie Alberto Jeanjacques (19 51) Conseillers de la direction : Michel Winock, Jean-Noël Jeanneney Rédactrice en chef : Héloïse Kolebka (19 50) Rédacteur(rice)s en chef adjoint(e)s : Géraldine Soudri (19 52), Olivier Thomas (19 54) Secrétaire général de rédaction: Raymond Lévêque (19 55) Chef de rubrique : Ariane Mathieu (19 53) Rédaction : Julia Bellot (19 60), Lucas Chabalier, Domitille de Gavriloff, François Mathou, Huguette Meunier, Nina Tapie (19 30) Rédaction-révision-correction : Hélène Valay Directrice artistique : Marie Toulouze (19 57) Service photo : Jérémy Suarez-Lalouni (19 58) COMITÉ SCIENTIFIQUE Pierre Assouline, Jacques Berlioz, Patrick Boucheron, Catherine Brice, Bruno Cabanes, Johann Chapoutot, JoëlCornette,Clément Fabre, Anaïs Fléchet, Jean-NoëlJeanneney,PhilippeJoutard, Emmanuel Laurentin, Julien Loiseau, Pap Ndiaye, Fabien Paquet, Olivier Postel-Vinay, Yann Potin, Yves Saint-Geours, MauriceSartre,ClaireSotinel, Pierre-FrançoisSouyri,Laurent Theis, Annette Wieviorka, Olivier Wieviorka, Michel Winock CORRESPONDANTS Dominique Alibert, Claude Aziza, Vincent Azoulay, Antoine de Baecque, Esther Benbassa, Françoise Briquel-Chatonnet, Guillaume Calafat, Jacques Chiffoleau, Alain Dieckhoff, Jean-Luc Domenach, Hervé Duchêne, Olivier Faron, Marie Favereau, Christopher Goscha, Christian Grataloup, Isabelle Heullant-Donat, Gilles Kepel, Matthieu Lahaye, Marc Lazar, Olivier Loubes, Gabriel Martinez-Gros, Marie-Anne Matard-Bonucci, Guillaume Mazeau, Nicolas Offenstadt, Pascal Ory, Michel Porret, Yann Rivière, Isabelle Surun, Boris Valentin, Sylvain Venayre, Catherine Virlouvet, Nicolas Werth Ont collaboré à ce numéro : Romain Alibert, Gaultier Déjean, Grégoire Delatouche, Lucile Juteau (partenariats),SophieLeGallo(secrétariat derédaction),ClaraMénard,SamuelRevise,ReineVitry (maquette) FABRICATION Responsable de fabrication : Sarah Rabbah (19 21) ACTIVITÉS NUMÉRIQUES Erwan Treyz (19 08) PARTENARIATS ET ÉVÉNEMENTS Alain Scemama (06 60 49 12 34) SERVICES ADMINISTRATIFS ET FINANCIERS Directrice administrative et financière : Jaye Reig MARKETING DIRECT ET ABONNEMENTS Directeur : Luc Bonardi Responsable du marketing direct : Magali Viette (19 12) VENTES ET PROMOTION Directeur : Valéry-Sébastien Sourieau (19 11) Ventes messageries : Mercuri Presse Conseil, Frédéric Vinot (01 42 36 80 52) Diffusion librairies Pollen/Dif’pop’ Tél. : 01 43 62 08 07, fax : 01 72 71 84 51 RÉGIE PUBLICITAIRE Mediaobs 44, rue Notre-Dame-des-Victoires, 75002 Paris Tél. : 01 44 88 suivi des 4 chiffres Courriel : pnom@mediaobs.com Directeur général : Corinne Rougé (93 70) Directeur de publicité : Romain Provost (89 27) Directeur de clientèle : Antoine Kodio (97 79) Studio : Vincent Curet (89 26) Gestion : Catherine Fernandes (89 20) mediaobs.com Antiquité 6 L’HISTOIREN°533-534 - JUILLET-AOÛT 2025 Moyen Age 48 AU CŒUR DE L’ISLAM 50 Le Caire, la plus peuplée des villes d’Afrique par Julien Loiseau Le nilomètre de Rawda Le Caire vu par les Ottomans Dongola, capitale chrétienne Chronologie 58 Saint Louis piégé par le Nil ! par Jacques Berlioz Les quatre fleuves du Paradis 60 Géographes arabes et latins. A la frontière des mondes par Robin Seignobos 64 L’angoisse de la crue. Prières coptes et rites musulmans par Robin Seignobos Les dompteurs de crocodiles 68 Le fellah, le cheikh et le multazim par Nicolas Michel Chadouf et digue : tradition et innovation Riz, lin et canne à sucre Le bœuf et le dromadaire « Fellah » : histoire d’un mot XIXe siècle 74 RÊVE COLONIAL ET GRANDS TRAVAUX 76 Les poissons du Nil et « l’effet Bonaparte » par Patrice Bret 80 Maxime Du Camp. Photographier Ramsès par Michel Winock 82 Méhémet-Ali. La révolution des ingénieurs par Ghislaine Alleaume 86 A la recherche des sources du Nil par Isabelle Surun Carte : par Khartoum ou Zanzibar Explorateurs et exploratrices 92 Français-Anglais. Qu’allaient-ils faire à Fachoda ? par Luc Chantre Marchand : mission Congo-Nil Carte : guerre sur le Nil, le choc des impérialismes 98 La passagère Agatha par Marie-Hélène Baylac / 5 BNF, ARSENAL, FOL. H-3124 – TOPFOTO/ROGER-VIOLLET histoire d’un fleuve Ce numéro comporte un message Sciences et Avenir posé sur une partie de la diffusion abonnés. FRANCE CULTURE Le jeudi 26 juin à 9 heures, retrouvez L’Histoire dans l’émission de Xavier Mauduit « Le Cours de l’histoire » XXe -XXIe siècle 100 GIGANTISME ET NOUVEAUX DÉFIS 102 Le haut barrage d’Assouan. Le coup de maître de Nasser par Matthieu Rey Suez, maître des eaux de circulation Abou Simbel sauvé des eaux 108 Bilharziose : alerte en eau douce par Anne Marie Moulin Infographie : le cycle infernal 110 Afrique de l’Est. Demain, la guerre pour l’eau ? par Guillaume Blanc Carte : 2025, hydropolitique du bassin du Nil 114 Pour en savoir plus 48 74 100 L’HISTOIREN°533-534 - JUILLET-AOÛT 2025 Une vallée Antiquité 6 / XXXXX et des rois L’HISTOIREN°533-534 - JUILLET-AOÛT 2025 / 7 Marais fertiles A Louxor, le tombeau de Menna est orné de superbes fresques colorées. Celle-ci montre le scribe et sa famille pêchant et chassant dans les marais du Nil, qui abritaient des milliers d’oiseaux et de poissons, telle la délicieuse perche du Nil, qui se dégustait farcie. LOUXOR, TOMBE DE MENNA ; © MANUEL COHEN L’HISTOIREN°533-534 - JUILLET-AOÛT 2025 8 / Le Nil SPÉCIAL PHOTO PERSONNELLE Le fleuve qui a fait l’Égypte Plus long fleuve du monde, coulant du sud au nord depuis l’Afrique équatoriale jusqu’à la Méditerranée, le Nil constitue l’unique source d’eau et la principale voie de communication au milieu du Sahara. C’est au fil de cette étroite bande fertile qu’est née une civilisation singulière : l’Égypte pharaonique. Par Damien Agut L’AUTEUR Chargé de recherche au CNRS, Damien Agut a notamment dirigé, avec Juan Carlos Moreno-Garcia, L’Égypte des pharaons (Belin, « Mondes anciens », rééd., 2022). L a f a s c i n a t i o n qu’exerce l’Égypte conduit trop souvent à réduire le Nil à son ultime étape : celle qui traverse le pays des pharaons. Onperdalorsdevuelalongueurexceptionnelle du fleuve, environ 6800 km (le plus long au monde avec l’Amazone), et le fait que son bassin-versant draine près d’un dixième du continent africain. Phénomène remarquable, un tiers de son parcours s’effectue en milieu hyperaride. Aucun autre fleuve ne connaît une aussi longue « étape sèche ». Avant cela, le Nil reçoit les apports de trois affluents : le Nil Blanc, le Nil Bleu et l’Atbara. Le premier prend sa source dans les hautes terres équatoriales de l’Ouganda, du Rwanda et du Burundi. Il s’écoule du lac Victoria dans le lac Kyoga, puis dans le lac Albert. Il suit, ensuite, une faible pente jusqu’aux marais du Sudd, dans le sud du Soudan, avant de rejoindre le Nil Bleu à Khartoum. Alimenté par de nombreux petits affluents dans son cours supérieur montagneux, le Nil Bleu descend des hauts plateaux éthiopiens, jusqu’au lac Tana, avant de rejoindre le Nil Blanc. Les pluies de la mousson Quelquescentainesdekilomètresplus au nord, ce qui est désormais le Nil reçoit son dernier apport d’importance avec l’Atbara, qui dévale des hauts plateaux éthiopiens. Et puis, plus rien (ou presque) pour parcourir les 2700 kilomètres qui restent jusqu’à rallier la Méditerranée. Comme les sources du Nil Blanc se trouvent dans la zone équatoriale, il est alimenté de pluies régulières et abondantes. C’est donc lui qui assure un débit pérenne à l’ensemble du fleuve. La crue qui, en Égypte, commençait en été et s’achevait dans le courant du mois de septembre, dépendait donc entièrement de l’accroissement du débit des deux affluents éthiopiens, Nil Bleu et Atbara, grossis par les pluies de la mousson. Pour les anciens Égyptiens, le Nil émanait du Noun, de l’Océan primordial, d’où avaient émergé les terres habitées (cf. p. 34). Plusieurs mythes ont été élaborés pour expliquer le lien entre le grand fleuve et l’immense nappe d’eau originelle. Selon les habitants d’Éléphantine, ce serait le dieu local, Khnoum, qui provoquerait l’inondation et ouvrirait les vannes situées dans une grotte reliée au Noun. Dans le nord du pays, un autre mythe situait à Kher-Aha, un port fluvial à une dizaine de kilomètres d’Héliopolis (non loin de l’actuel aéroport du Caire), une autre « grotte du Noun » appelée « Iméhet ». C’est d’elle que surgirait la crue qui recouvrait le Delta. Plus encore, l’eau descendant depuis Éléphantine s’y serait engouffrée pour retourner ensuite en HauteÉgypteparunfleuvesouterrainquiremontait vers le sud, sous le Nil. Loin de ces complexités mytho graphiques, la littérature de l’ancienne Égypte a laissé quelques récits plus réalistes. L’un des plus complets fut gravé sur la stèle dite « Kawa V », L’HISTOIREN°533-534 - JUILLET-AOÛT 2025 / 9 A la pêche Sur ce bas-relief en calcaire datant de plus de 4000 ans, un pêcheur, ceint d’une bouée en roseau, tente de capturer à l’épuisette un poisson. On notera la présence de grenouilles, de sauterelles et de libellules perchées au-dessus de l’eau. Les plus vieilles civilisations agricoles sont toutes nées dans les vallées de fleuves : Nil, mais aussi Tigre et Euphrate, Huang He et Indus. Un fleuve africain Par satellite, le Nil, long d’environ 6800 kilomètres, apparaît comme un large ruban bleu au milieu du Sahara. Il constitue la source d’eau quasi unique de la région. Au sud, on distingue le lac Nasser, remplissant les vallées autrefois désertiques. Au nord, on aperçoit l’excroissance de l’oasis du Fayoum, puis le Delta, large de 250 kilomètres. NÉCROPOLE DE SAQQARA, MASTABA DE KAGEMNI ; NPL-DEA PICTURE LIBRARY/C. SAPPA/BRIDGEMAN IMAGES – NASA/NOVAPIX/BRIDGEMAN IMAGES L’HISTOIREN°533-534 - JUILLET-AOÛT 2025 10 / Le Nil SPÉCIAL découverte au Soudan. Ce monument est daté de l’an 6 (vers 684 av. n. è.) du règne du pharaon Taharqa, qui gouvernait à la fois l’Égypte et la Nubie. Il commémore une crue exceptionnelle : « Le moment de la crue du fleuve était en train d’arriver et il [le fleuve] se mit à gonfler de manière considérable chaque jour. Et il enfla pendant de très nombreux jours, [montant] quotidiennement de 1 coudée. Il pénétra dans les collines de la HauteÉgypte et submergea les buttes de la Basse-Égypte. » La fin du récit donne la hauteur atteinte par l’eau : 21 coudées et 2 doigts et demi, soit près de 10 mètres. Ainsi noyé, l’ensemble de la vallée du Nil était alors « semblable à l’eau primordiale : une étendue d’eau inerte ». La crue interrompait alors toute activité agricole. Durant deux mois et demi, l’Égypte demeurait suspendue. Le pays retrouvait le calme des origines. La décrue, qui survenait dans le courant du mois de septembre, marquait le retour aux champs. La terre alluvionnaire, grasse, humide, se dévoilait peu à peu, comme une véritable bénédiction. L’historien grec Hérodote décrit les labours dans le Delta comme une opération d’une facilité déconcertante si on la compare à la peine que se donnent les paysans grecs : « [Les habitants du Delta] sont, aujourd’hui, ceux qui se donnent le moins de mal pour obtenir leurs récoltes ; ils n’ont pas la peine d’ouvrir les sillons à la charrue et de sarcler, ils ignorent tout des autres travaux que la moisson demande ailleurs. […] Quand le fleuve est venu lui-même arroser leurs champs, et sa tâche faite, s’est retiré, chacun ensemence sa terre et y lâche ses porcs : en piétinant, les bêtes enfoncent le grain, et l’homme n’a plus qu’à attendre le temps de la moisson, puis quand ses porcs ont foulé sur l’aire les épis, à rentrer son blé. » L’emploi d’un troupeau de porcs pour enfouir les semailles est attesté par une peinture murale du tombeau de Nebamon, un dignitaire de l’époque deThoutmosisIII(env.1481-1425av. n.è.).Le«donduNil»,pourreprendre l’expression d’Hérodote, c’est, bien sûr, l’abondance des alluvions déposées par le fleuve jusqu’aux rives de la Méditerranée. Une abondance qui procure à l’Égypte sa physionomie unique, faisant d’elle « le pays le moins méditerranéen de tous les pays méditerranéens », selon la formule récemment proposée par le papyrologue Brendan Haug. Cette association étroite entre la terre alluvionnaire et l’Égypte ellemême se trouve dans l’étymologie NEW YORK, THE METROPOLITAN MUSEUM, 91.8/GIFT OF GEORGE F. BAKER, 1891/CCØ « L’Égypte serait un don du Nil » : la formule, attribuée à Hérodote, est devenue célèbre. Mais est-ce bien ce qu’a écrit l’historien du ve siècle av. n. è. ? S’adressant à un auditoire grec, Hérodote entame son vaste tableau de l’Égypte par une peinture de la région « où abordent les vaisseaux grecs », c’est-à-dire la partie occidentale du Delta. C’est cette partie-là du pays qu’il qualifie de dôron tou potamou, « don du fleuve ». Il la dit aussi epiktètos, c’est-à-dire « acquise ensuite », indiquant qu’elle serait apparue après le comblement de la vallée par le limon du Nil. C’est donc avec raison que l’helléniste Andrée Barguet traduisit epiktètos, dans ce contexte, par « alluvionnaire ». Ainsi, la fameuse formule ne s’appliquait pas à l’Égypte dans son ensemble, mais uniquement au plat pays que le fleuve avait patiemment gagné sur la mer. À SAVOIR Hérodote et le vrai « don du Nil » Travaux Fresque de la tombe de Sennedjem (xiiie siècle av. n. è.) représentant des scènes de travaux agricoles : au-dessus d’un canal bordé de palmiers-dattiers, Sennedjem et son épouse moissonnent des céréales à la faucille. Au registre inférieur, ils arrachent du lin et dirigent un araire. Après la décrue, la terre alluvionnaire se dévoilait peu à peu, comme une véritable bénédiction L’HISTOIREN°533-534 - JUILLET-AOÛT 2025 / 11 du nom égyptien du pays, Kémy : « l’Égypte », c’est aussi, littéralement, « la noire ». En suggérant que la vallée du Nil était formée d’un bras de mer progressivement comblé par les alluvionsquecharriaitlefleuve,Hérodote retrouvait cette conception duale séparant la terre alluvionnaire du substrat rocheux. Mais, avant les alluvions, le don du Nil était celui de l’eau. Et, d’abord, de l’eau de boisson. Du point de vue des voyageurs circulant en Afrique du Nord-Est, l’Égypte se présente comme une longue oasis fluviale, la seule qui DEIR EL-MEDINEH, TOMBE TT1 DE SENNEDJEM ; NPL/OPALE.PHOTO perce le Sahara sur l’ensemble de sa largeur, du Sahel à la Méditerranée. Seul le Nil permet ainsi de relier le cœurdel’Afriqueauxparagesdel’Asie sans se risquer dans le désert. Le caractère quelque peu providentiel de cetteeauexpliquepeut-êtrelefaitque, dans le monde méditerranéen, l’eau du Nil jouissait d’une curieuse réputation d’incorruptibilité. En témoigne notamment le rhéteur grec Aelius Aristide (v. 117-185) qui souligne le faitquel’eau«nes’abîmepas,niquand on la garde en Égypte, ni quand elle est emportée au-delà des frontières ». Il En raison du climat aride ou semi-aride du territoire égyptien, le Nil constitue la seule source d’eau de la région. L’Égypte ou Kémy signifie « la noire », renvoyant à l’espace cultivable opposé au « rouge » des déserts environnants. FOCUS Kémy, le pays de la terre noire Alluvion Dépôt émergé de sédiments (cailloux, sables, boues) provenant d’un transport par les eaux courantes. Crue Élévation du niveau d’un cours d’eau, résultant de la fonte des neiges ou des glaces ou de pluies abondantes. Delta Dépôt d’alluvions émergeant à l’embouchure d’un fleuve et la divisant en bras de plus en plus ramifiés. Marais Région recouverte par des eaux peu profondes, en partie envahie par la végétation. Limon Boue fertile déposée par le Nil lors de sa crue annuelle. Cataracte Chute d’eau ou zone de rapides sur le cours d’un fleuve. Six cataractes ponctuent le Nil. MOTS-CLÉS L’HISTOIREN°533-534 - JUILLET-AOÛT 2025 12 / Le Nil SPÉCIAL Le Nil prend sa source dans les hautes terres équatoriales, qui alimentent les lacs Albert, Édouard et Victoria (Nil Blanc), et dans les monts d’Éthiopie (lac Tana, Nil Bleu). Au sud d’Assouan, la 1re cataracte (zone de rapides) délimite la frontière méridionale de l’Égypte. Durant sa période d’étiage, le Nil Blanc fournit 83 % du débit du Nil, mais durant sa crue, en été, c’est le Nil Bleu et un autre affluent éthiopien, l’Atbara, qui prennent le relais (90 % du débit). Le Delta était constitué de cinq branches selon Hérodote. Il a beaucoup évolué au fil du temps : certaines branches ont disparu et de nouveaux canaux ont été créés. 1. L’inondation En été, au moment où les autres fleuves de la Méditerranée connaissent leurs basses eaux, le niveau du Nil s’élève. A son plus haut stade, le fleuve inonde la vallée dans toute sa largeur et les champs restent sous l’eau entre six et huit semaines. 2. Les semailles Le fleuve retrouve son étiage à la fin du mois d’octobre. Les paysans jetaient alors à la volée les semences, que les troupeaux enfouissaient en piétinant le sol encore humide. 3. La récolte Au début du printemps, avant la montée des eaux, on récoltait les céréales. La crue rythmait ainsi l’année égyptienne et le calendrier des saisons était fondé sur ce cycle. FOCUS Le Nil, son Delta et sa crue LE DELTA
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