LES VEILLEES DES CHAUMIERES n°3532 - Page 8 - 3532 2 Actualité Pas folle, l’abeille SHUTTERSTOCK par Hugues Berthon C e n’est pas une lubie bucolique qui a conduit l’ONU à décréter le 20 mai Journée mondiale des abeilles, mais une réalité scientifique. La pollinisation des plantes à fleurs, c’est-à-dire le processus de fécondation indispensable à leur reproduction, se porte mal. Et pour cause, elle est assurée par le transport des grains de pollen grâce au vent, à quelques espèces d’oiseaux, de rongeurs, d’insectes comme les papillons, mais surtout aux abeilles. Une seule abeille peut en effet stocker 500 000 grains de pollen sur une seule patte et butiner 250 fleurs en une heure. Sacrée performance ! Si les abeilles disparaissaient, c’est une grande partie de nos plantes sauvages, de nos cultures vivrières et, dans une moindre mesure, de nos terres agricoles qui serait rayée de la carte car, sur la centaine d’espèces de plantes alimentaires les plus cultivées au monde, elles en pollinisent plus de 70 %. « Nous dépendons tous de la survie des abeilles », précise sans détour l’ONU. « Sans abeilles, notre régime alimentaire deviendrait très monotone, renchérit l’Union nationale de l’apiculture française, syndicat apicole. Dans la pire des hypothèses, en dehors des céréales et du riz, il ne resterait plus grand-chose pour ravir nos papilles. Sans oublier bien sûr que nous n’aurions plus de miel ! » Une perspective qui fait froid dans le dos. Pour lutter contre la disparition des abeilles, le 20 mai, chacun peut prendre quelques initiatives simples : diversifier ses plantations au jardin ou au balcon, bannir pesticides, fongicides et herbicides, protéger les nids sauvages, laisser dehors un récipient propre avec de l’eau, mais aussi acheter du miel brut aux apiculteurs locaux, parrainer une ruche ou soutenir la reforestation. Bzzz… • Déforestation, pesticides, changement climatique, pollution urbaine… on dirait que l’Homme fait tout pour se débarrasser de ces précieux insectes auxquels il doit tant. Un constat qui donne le bourdon. Réagissons ! SOMMAIREHEBDOMADAIRE N° 3532 – 18 MAI 2022 NOTRE COUVERTURE : Arroser et regarder pousser les fleurs, une satisfaction pour tout jardinier ! Photo : Shutterstock 2 Actualité par Hugues Berthon Pas folle, l’abeille 4 Exposition par Antoine Bienvenu Voyage au pays des objets précieux 8 Nouvelle par Gabrielle Adam Avares, snobs et envieux 18 Lemondereligieux par Karine Touboul Anne de Guigné, l’enfant qu’on appelait « la petite sainte » 20 Agendamédical par Sandrine Catalan-Massé Méfiez-vous du syndrome de la cabane ! 22 Feuilleton par Gabrielle Adam En justes noces 28 Ilétaitunefois… par Paul Lapaque Casablanca. Ça, c’est Hollywood ! 30 Nosjeuxdelasemaine par Laurence Tournay 32 Lessœurscélèbres par Victor Cascales Françoise et Catherine Laborde, unies pour le meilleur et pour le pire 35 Feuilleton par Suzanne de Arriba Les héritiers de Val-Vert 42 Capsur… par Jean-Philippe Noël Madère, un jardin sur l’océan 44 C’estarrivéle… par Astrid Delarue 21 mai 1927. Charles Lindbergh réussit la traversée de l’Atlantique 46 Toutesvoslettres par Ouarda Akdache 47 Série par Anne Rondepierre 1 – Les Paimpolaises à la plage 52 Labonnecuisine par Caroline Alice Grandes salades de printemps 56 Nosamislesanimaux par Karine Touboul Des animaux à l’hôpital 58 Allonsaujardin par Carole Bourset Le chardon bleu, roi incontesté des Alpes 60 LemuséedesVeillées SERVICE ABONNEMENT Tél. 01-46-48-48-99 Du lundi au samedi de 8 h à 20 h Mail : formulaire sur www.serviceabomag.fr Courrier : Service abonnement Les Veillées des Chaumières 59898 LILLE Cedex 9. 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Dans nos textes de fiction, toute ressemblance avec des situations, des personnes ou des patronymes existant ou ayant existé serait purement fortuite. 4 Exposition D es trésors fabuleux venus de contrées lointaines : bijoux, vases, horloges, statuettes, services à thé, coffrets, éventails… sont exposés dans la Petite Galerie, au cœur du Louvre. Ils viennent d’Irak, Iran, Afghanistan, Chine, Inde, Japon, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Sri Lanka, Philippines, Égypte, Nigeria, Soudan, Mexique maisaussideFrance,Espagne,ItalieouAllemagne. Certainsontétéfabriquésdansunpaysavantd’être transformés, magnifiés dans un autre. Ilsmettentainsienlumièreleséchangesavecdes mondes lointains bien avant les grandes explorationsduXVIe siècle.« Lematériausignifiebeaucoup de choses, explique Philippe Malgouyres, conservateur en chef au département des objets d’art du musée du Louvre et commissaire de l’exposition. Voyage au pays des objets précieux Antonio Tempesta, La Pêche des perles aux Indes (XVI-XVIIe siècles). Huile sur lapis-lazuli. RMN-GRANDPALAIS(MUSÉEDULOUVRE)-FRANCKRAUX L’exposition Venus d’ailleurs du Louvre offre au public un périple aux multiples surprises via des objets en matériaux rares et précieux, importés et sublimés loin de leur pays d’origine, depuis la plus Haute Antiquité. 5 Sa présence loin de sa sourcedessineenpointillé des réseaux d’échanges quel’onconnaissaitparfois ou que l’on ignorait. Nous voulons montrer comment les objets portent en eux-mêmes l’empreinte complexe du monde dans lequel ils ont été produits. Les artistes choisissent de les créer à partirdematériauxqu’ilsn’ontpas,qui ne sont pas disponibles sur place, qu’il faut donc faire venir de loin. Parfois, ce matériau est plus important même que la fonction de l’objet ou que son iconographie. » Des matériaux rares venus de loin Sculptés,ciselés,modelés…certainsobjetssonten ivoire, d’autres en pierres et bois précieux, écailles de tortue, coquillages rares, concrétions, corne… L’exposition met en avant le dialogue entre matériauetforme.« Elleassumeunenouvellefaçond’envisager les œuvres, dont elle dresse de véritables biographies, rendant ainsi les objets plus vivants pour les visiteurs », explique Jean-Luc Martinez, président-directeurhonorairedumuséeduLouvre. L’un des plus anciens de ces objets est une perle en lapis-lazuli, une pierre outremer sculptée en forme de grenouille. Sa datation couvre une fourchette assez large, entre 2900 et 2340 avant notre ère. Elle a été découverte à Tell Asmar, en Irak, qui est l’ancienne ville sumérienne d’Eshnunna. Cette probableamulettepeutêtrerattachéeàEnki,ledieu des eaux et de la sagesse du Proche-Orient ancien. Unélémentdemobilier,unpiedsculpté,datéentre 780-656 avant J.-C, c’est-à-dire de la XXVe dynastie égyptienne, en bois de dalbergia melanoxylon, aussi appelé ébène du Mozambique, représente un nain grimaçant. Il s’agit aussi d’un dieu, certainement originaire de Nubie, le dieu Bès, devenu en Égypte le protecteur du foyer. La rareté, et donc la préciosité, d’un objet sont variables d’une contrée à une autre. Dans les pays pauvres en forêts, comme l’Égypte, on fait venir du bois, notamment de l’ébène. L’une des parties les plus fournies de l’exposition concerne les objets fabriqués à partir des défenses d’éléphants. L’ivoire restant rare, il est très souvent importé.« Nousavonsmiscematériauenavant,car chacunsaitd’oùilvient,àladifférencedecertaines pierres », explique Philippe Malgouyres. Son autre particularité, c’est que sa forme détermine toujours la sculpture à venir. Comme toute contrainte, elle obligelesartistesàfairepreuvedecréativité.Àeux de jouer avec, de tenir compte de sa courbure ou de nepasenfairelecentredeleurœuvre.Unexemple magnifiquenousestoffertparunesculpturereprésentant saint Michel terrassant les démons, œuvre Pyxide au nom d’Al-Mughira (968, Cordoue, Espagne). Ivoire d’éléphant. Petite perle en forme de grenouille (2900-2340 av. J.-C., Irak). Lapis-lazuli. Colporteur (17021703, Allemagne). Ivoire d’éléphant, diamants, or émaillé, argent doré. Le rhinocéros Clara (XVIIIe siècle, Allemagne). Porcelaine de Meissen. MUSÉE DU LOUVRE, DIST. RMN-GP PHILIPPE FUZEAU RMN-GRANDPALAIS(MUSÉEDU LOUVRE)-MARTINEBECK-COPPOLA MUSÉEDULOUVRE,DIST.RMN-GRANDPALAIS-HUGUESDUBOIS RMN - GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE) - JEAN-GILLES BERIZZI 6 Exposition d’unsculpteurgermaniqueactif à Naples vers 1 700. À partir d’un unique bloc d’ivoire, il a produit une scène aérée. Les ailes des démons sont aussi fines que du papier et leurs queues filiformes. L’artisterappellel’originedumatériauen donnant une forme incurvée à cet ensemble. Un autre objet en ivoire attire l’attention des visiteurs. Fabriqué en Chine, il est destiné au monde occidental puisqu’il s’agit d’un crucifix. Ilestcrééavecdestechniqueslocalesd’après des modèles importés, et est destiné à un marché lointain. À l’époque, la Chine fabriquait déjà de nombreux objets pour l’exportation. C’est notamment le cas de ses porcelaines. Des millionsdepiècesétaientenvoyéespar bateau vers l’Europe et en Amérique aux XVII et XVIIIe siècles. Minutie et orfèvrerie « Ces objets ne sont pas là pour illustrer l’Histoire. Ils ont leur propre histoire. L’idée est de s’arrêter pour les regarder attentivement et écouter ce qu’ils nous racontent », poursuit Philippe Malgouyres.Àcetitre,unautreobjeten ivoireestextraordinaire.Enrichid’oret dediamants,ilprovientdescollections d’Ana Maria Luisa (1667-1743), dernière représentante des Médicis. Plus tard,ilaappartenuàMarie-Antoinette, qui l’a apporté de Vienne. Il s’agit de la représentation d’un colporteur qui tend la main. « Au début du XVIIIe siècle, l’aristocratiesepassionnepourlespetits métiersdelarue,racontelecommissaire. Notamment leur représentation sous forme de petites statuettes précieuses. Aussiétonnantquecelapuisseparaître, desgensfortunésachetaientcesbabioles de luxe représentant des personnes un peu misérables, mendiants ou rémouleurs. Le sujet est rendu agréable parce que c’est une œuvre à petite échelle et qu’elle est constituée de matériaux très précieux. Derrière la passion pour ces objets se dessine une coutume : dans les cours allemandes, à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle,desfêtesétaientorganisées où les gens se déguisaient en personnes exerçant de petits métiers, tenant des stands de marchands. » En observant de près ce colporteur en ivoire, on remarque que son chapeau trop grand lui couvre à moitié les yeux et lui tombe sur le nez. Il est vêtu d’une épaisse veste et de guêtres. On comprend que sonaccoutrementvientd’unfripier.Samalle, qui devait être une tabatière, s’ouvre et contient encore des surprises. À l’intérieur, une plaque émaillée : l’une de ses faces montre un homme qui court sur une grève. Une inscription dans une langue latineindéterminéeindique :Sperantomioniento,que l’onpeuttraduirepar« l’espoirestanéanti »,avec,en arrière-plan, un bateau qui brûle et de la fumée. Le revers indique « Marchandise de Vigos » et présente des bagues, des couverts, un canif, un petit miroir, trois flacons de parfum, une lancette et un clystère, un compas, du ruban et des perles, une tasse et sa soucoupe en porcelaine, du café et du chocolat. Des objets sublimés Parfois, dans leur pays d’origine, les matériaux nevalentrien.CommecettecalebassedesCaraïbes montéeenAllemagnevers1585-1615surunestructure en argent doré, jaspe sanguin, améthyste, grenat et topaze. Ou une noix de coco, montée en vermeil, avec également un travail d’orfèvre. Ces objetsexotiquesontétérendusencoreplusextraordinaires par leur transformation. Parfois, des objets finis sont retravaillés pour devenir encore plus extraordinaires. L’un d’eux est un coffret en teck couvert d’écailles de nacre découpées dans un coquillage, le turbo, pêché en Inde.Cetteproductionartisanale,simpleetrelativementsérielle,revêtaituncaractèreprécieuxpourles Européensparsonoriginelointaine.ÀParis,l’orfèvre PierreMangotletransformaenœuvred’artunique de grand luxe en lui créant une monture en 1532. D’autres matières issues de la mer reçoivent des montures d’orfèvrerie, comme le nautile, un céphalopode des plus extraordinaires qui soit. La coquille de cet animal marin est une merveille de perfection géométrique. En effet, sa croissance se Coupe : nautile monté en orfèvrerie. (1617-1618, Allemagne). Nautile, argent, argent doré, camées. MUSÉEDULOUVRECHRISTIANDÉCAMPS RMN-GRANDPALAIS (MUSÉEDULOUVRE)JEAN-GILLESBERIZZI Pied de meuble : le dieu Bès (780-656 av. J.-C., Égypte). Ébène. 7 fait selon une spirale logarithmique qui se décomposeenrectanglesauxproportionsparfaites,lerectangle d’or selon lequel est construit le Parthénon. Fabriqués pour l’export L’histoire complexe de certains des objets n’est pas forcément évidente au premier abord. Ainsi, l’exposition montre deux aiguières de bois laqué au décor japonais, fabriquées au Japon pour l’exportation. Mais leur long col, terminé par un fin bec verseur, est d’origine perse. « Ces aiguières devaient être exportées où ? Vers l’Europe ? Il serait bizarre d’avoir choisi une forme qui ne parlait pas particulièrement aux Européens, remarque Philippe Malgouyres. Ceux-ci préféraient des objets soit conçus pour eux, soit à la forme purement japonaise. Cette formeci est perse, mais elle est courante dans toutlemondemusulman,parexempleau Maghreb. Aujourd’hui encore, on vend dans les souks des aiguières en laiton de cette forme, qui existe depuis le Ve ou le VIe siècle et a été copiée dans tous les matériaux, y compris la porcelaine. »Onenconclutdoncquecesaiguières furent conçues pour le marché ottoman. Une exposition à aborder comme un véritable voyage,trufféd’objetsetdedécouvertesétonnantes qui évoquent les échanges entre pays éloignés. Antoine BIENVENU Triptyque : Le Christ en croix entre saint François d’Assise et saint Jérôme, la Vierge et saint Jean. (1530-1570, Mexique). Plumes, feuilles d’or, rehauts peints, bois, cuir. Coffret (1500-1530, Gujarat, Inde), monté à Paris en 1532-33. Nacre sur âme de teck, argent émaillé et doré, or, chromojadéite, grenats, cornaline, agates. RMN-GRANDPALAIS(MUSÉEDELARENAISSANCE,CHÂTEAUD’ÉCOUEN)/RENÉ-GABRIELOJEDA RMN-GRANDPALAIS(MUSÉE DULOUVRE)-MICHÈLEBELLOT Exposition Venus d’ailleurs, matériaux et objets voyageurs, musée du Louvre, 75001 Paris. Jusqu’au 4 juillet. Rens. : petitegalerie.louvre.fr 8 Nouvelle E h bien, dis-moi, tes parents, ils avaient déjà les moyens, à peine fiancés, d’avoir une aussi belle voiture ? – Et regarde le manteau de maman, du vison ! Mathilde avait invité son amie Clémence à venir passer ce mercredi après-midi chez elle, et elle avait sorti l’album de photos de famille. Sur celle qu’elles étaient en train de contempler, un jeune couple, appuyé sur la carrosserie d’un magnifique coupé Triumph, souriait à pleines dents à l’objectif. Clémence fit remarquer en riant que des passants, à l’arrière-plan de la photo, étaient en tee-shirt et que sa mère devait mourir de chaud sous son manteau en fourrure. – Tu veux visiter la maison ? éluda Mathilde. Cette dernière venait d’arriver dans la région – où son père avait pris la direction d’une petite entreprise de menuiserie industrielle – avec sa sœur, un peu plus jeune qu’elle, et leur mère, et Mathilde se félicitait d’avoir déjà trouvé une amie. Leur nouvelle maison était grande, lumineuse, et donnait sur un grand parc arboré. Ils avaient eu la chance de pouvoir l’acheter car les anciens propriétaires, très pressés Avares, snobs et envieux ©SHUTTERSTOCK 9 de vendre, en avaient considérablement baissé le prix. « Une affaire en or ! Une bouchée de pain ! », s’était réjoui le père. Les deux adolescentes s’engagèrent dans le couloir. Mathilde ouvrait une à une toutes les pièces. Il y en avait huit en tout. Elle la fit entrer dans sa chambre où son amie remarqua tout de suite le papier peint défraîchi, où se multipliaient à l’infini de petits oursons, ce qui aurait mieux convenu à un bébé qu’à une fille de quatorze ans. – Nous allons le changer, bien entendu ! dit Mathilde. Clémence avisa ensuite les deux lits qui occupaient la pièce et s’étonna qu’avec tant d’espace à disposition, les deux sœurs n’aient pas chacune leur chambre. – Louise a peur la nuit. Tu te rends compte ? À bientôt douze ans, elle ne peut encore pas dormir toute seule ! Une porte coulissante masquait au fond de la pièce une petite salle de bains, dont les étagères étaient vides. – Ouah ! c’est le grand luxe ! Vous allez avoir votre propre salle de bains ! C’est bien pratique le matin, quand il n’y en a qu’une et que tout le monde se dispute pour l’occuper ! Mathilde sourit modestement, avançant que son père gagnait très bien sa vie. Elle dit ensuite que, par discrétion, elle ne montrerait pas la chambre de ses parents. Elles retournèrent à la cuisine où l’albumphotos était resté ouvert sur la table. Clémence sortit alors d’un sac en plastique une bouteille de jus de fruits et une autre de Coca-Cola. – Ma mère a dit que, comme ça, on aurait le choix ! – Je suis désolée, je t’avais dit que la mienne ferait un gâteau, mais apparemment, elle n’a pas eu le temps. Je n’ai trouvé que ça dans le placard. Et elle déposa sur la table un paquet de petits-beurre déjà entamé. Elles grignotèrent les biscuits en papotant gaiement. – Oh ! je ne t’ai pas montré le salon ! Elle entraîna par la main sa camarade dans le vestibule et ouvrit une double porte qui donnait sur une vaste pièce vitrée sur trois côtés. Clémence perçut tout de suite un courant d’air froid qui parvint jusqu’à elle et ne demanda pas à pénétrer dans cette glacière. Elle montra juste du doigt, impressionnée, un majestueux piano à queue qui trônait au milieu de la salle et demanda qui en jouait dans la famille. – Oh ! ma mère tapote un peu de temps en temps. Elle était assez douée étant jeune, paraît-il, lui fut-il répondu d’un air faussement distrait. Son amie jeta un œil à l’horloge comtoise qui trônait dans l’entrée. – Ne t’y fie pas, elle n’est pas à l’heure. Elle s’est détraquée dans le déménagement. – Mon grand frère doit venir me chercher à cinq heures. Il devrait déjà être là. Dis, tu ne m’as pas dit que vous aviez un portail automatique ? Je n’ai jamais vu comment ça fonctionne. Tu me montres ? – Désolée, c’est mon père qui a la télécommande. Une autre fois ! C lémence enfila son manteau et, en attendant son frère, jeta un œil à la rangée de livres, à la tranche dorée, qui ornait un des murs de l’entrée. Folle de littérature, elle poussa un petit cri : – Oh ! Tolstoï, Balzac… tout ce que j’aime ! Et elle voulut s’emparer d’un livre. Une espèce de longue boîte vide lui tomba dans les mains. Elle regarda son amie qui affichait une mine un peu dépitée. – Oh ! je comprends ! C’est pour la déco ! Il faut avouer que ça fait son petit effet. Je m’y suis laissée prendre. Un coup de klaxon se fit entendre à l’extérieur. En marchant vers le portail, Clémence remarqua un bassin vide et couvert de mousse, dit qu’il faudrait y mettre des poissons. – C’est prévu, répondit Mathilde. Elles rejoignirent le frère de Clémence qui tournait, admiratif, autour d’une imposante Mercedes. par Gabrielle Adam 10 Avares, snobs et envieux – Vieux modèle, dit le jeune homme, mais c’est de la bonne camelote. – Oui. Papa n’arrive pas à s’en séparer. Il se ruine en réparations, mais c’est son père qui la lui a donnée avant de mourir, alors… Les deux adolescentes se firent la bise et se donnèrent rendez-vous le lendemain au lycée. – J’en ai marre de ne jamais avoir de vêtements neufs, à moi ! se plaignait la petite sœur de Louise, en aidant sa mère à mettre le couvert dans la cuisine. Tu as déjà défait deux fois l’ourlet de la veste verte et ça se voit ! – Pourquoi acheter des habits neufs alors que ta sœur les a si peu usés ? Vous n’êtes pas dans le même établissement scolaire. Alors, qui s’en apercevra ? « Heureusement que nous n’avons pas eu des jumelles ! » songeait la mère. À croire que la nature avait tout prévu. – Mets de l’eau dans la bouteille, Louise. Ton père va bientôt arriver. – Elle pue l’eau de Javel, maman ! Mathilde, qui déballait une baguette de pain de supermarché, dit qu’elle avait lu quelque part qu’en laissant reposer l’eau quelque temps, l’eau du robinet perdait son affreux goût. L a porte de la cuisine s’ouvrit et laissa place au père de famille. – Tu es trempé ! Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda la mère. – Il s’est mis à pleuvoir des cordes sur le trajet entre mon bureau et la gare, et j’avais oublié mon parapluie, voilà ce qui s’est passé. – Pourquoi ne prends-tu pas le métro ? demanda Mathilde. Tu gagnerais un bon quart d’heure. – Et je perdrais le prix d’un ticket. Deux, même, si je fais cette dépense à l’aller et au retour. Multiplié par cinq jours par semaine, ça fait… Et, le nez en l’air, plongé soudain dans une espèce de ravissement, il se livrait à son passe-temps favori : calculer. – En marchant, j’économise près de quatre euros par jour. Et même si j’achète les tickets par carnets, je gagne quand même presque quinze euros par… – On a compris, papa. Moi, j’ai faim, dit Louise, déjà à table. – J’arrive, ma puce. Juste le temps d’enlever mon costume. Il ne manquerait plus que j’y fasse une tache. Il réapparut bientôt, dans un survêtement hors d’âge, d’un orange clinquant, qui datait, il s’en vantait, de son service militaire. À l’époque, les produits étaient de meilleure qualité. Il n’y avait pas, disait-il, cette ruineuse obsolescence programmée. – Rentre tes coudes, Louise ! Tu prends trop de place. Les deux gamines, comme souvent, se chamaillaient. Ce soir-là, serrées sur la petite table en Formica achetée dans une brocante (« ça fait vintage », avait dit Clémence), elles ne perdaient pas une occasion. La mère se mit de la partie : – Louise, ne mets pas tant de sucre dans ton yaourt ! Ce n’est pas bon pour la santé. La fillette soupira et sortit de table en ayant encore faim, comme tous les soirs, car la mère prétendait qu’il n’était pas bon de trop manger au dîner. Heureusement qu’il y avait toujours du supplément à la cantine du collège, au repas de midi. Pour un peu, les parents auraient fait graver sur le mur de la cuisine, tel l’Harpagon de Molière : « Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger. » Mathilde se retira dans sa chambre pour lire, avec la recommandation expresse de son père de ne pas éteindre trop tard. Les ampoules étaient homologuées « basse consommation », mais bon… Quant aux parents, ils s’installèrent bientôt à cette même table de la cuisine. Madame avait fini la vaisselle. Il y avait bien un lave-vaisselle, qui faisait partie de la cuisine intégrée quand ils avaient acheté la maison, mais puisqu’elle avait l’habitude de la faire à la main depuis son mariage, pourquoi se mettre maintenant à cette pratique mangeuse d’eau et d’électricité ? 11 ‘‘ En plus d’être pingres à l’extrême, les époux tenaient à afficher un certain standing ’’ Monsieur sortit alors d’un tiroir le fameux carnet noir, son fétiche, son doudou. Tous les soirs, il y notait scrupuleusement les dépenses de la journée, des uns et des autres. Au début du mois, il inscrivait en haut d’une colonne la somme qu’il donnait à son épouse (en liquide, car il jugeait qu’on maîtrisait mieux les espèces sonnantes et trébuchantes que ces fichues cartes bancaires qui rendaient l’argent complètement immatériel) pour les dépenses du ménage, puis, chaque jour, lui demandait des comptes. Les dépenses imprévues ou exceptionnelles lui arrachaient presque des larmes. Madame alla chercher son porte-monnaie où elle devait conserver tous les justificatifs de ses achats. Elle se vanta ce soir-là d’avoir fait de bonnes affaires au supermarché. Elle avait sauté sur une promotion de vingt paquets de pâtes (cela se conserve longtemps, n’est-ce pas) et réalisé une affaire dont elle n’était pas peu fière. Ayant pris dans un rayon un paquet de lentilles, elle s’était aperçue qu’il avait un minuscule trou, d’où avaient pu s’échapper au pire quinze misérables lentilles. Elle s’en était plainte au responsable du rayon qui, affable, lui avait proposé d’aller en chercher un autre. Mais non, elle avait insisté pour qu’on lui fasse un rabais sur le paquet endommagé. Et, ça avait été décidément un jour faste, elle avait trouvé plusieurs lots de produits frais dont la date de péremption proche réduisait le prix de moitié. Il y en avait peut-être beaucoup, mais bon, on n’allait pas en mourir, de manger des yaourts dont la date serait un peu dépassée. Pour le reste, elle avait utilisé des bons de réduction distribués dans la boîte aux lettres. – Et puis, j’ai bien dû aller chez le coiffeur, ajouta-t-elle, contrite. Tu sais, la petite échoppe au coin de la rue. Mais j’ai demandé qu’on me les coupe bien court. Cela tiendra au moins trois mois. – Bon, admit monsieur. Combien ? – Trente euros. Il ajouta la somme dans sa colonne. – Mais… ajouta sa femme. J’ai laissé un euro de pourboire. – Chérie ! dit le mari avec un air de reproche. Est-ce qu’on te donne des pourboires, à toi, au bureau ? – Je n’ai pas pu faire autrement, je t’assure. Notre voisine, pas de chance, était venue aussi se faire coiffer aujourd’hui, et elle était derrière moi à la caisse. Elle s’en serait aperçue si je n’avais pas… Car, en plus d’être pingres à l’extrême, les époux tenaient à afficher un certain standing, ne serait-ce qu’eu égard à la profession de monsieur. Mais tout ce qui était censé faire de l’effet était faux, hors d’usage, ou abîmé. Dans ce dernier cas, on mettait en avant « la patine du temps ». La voiture et la fourrure de la photo de fiançailles avaient été empruntées, et tant pis effectivement si elle avait été prise en été. L’essentiel était d’afficher une certaine aisance. Il manquait des touches au piano du salon et la comtoise n’avait jamais fonctionné, mais ils provenaient tous deux d’un héritage et donc n’avaient rien coûté. P ourtant, monsieur avait un bon salaire, mais il rognait sur tout, jamais si content que lorsque les dépenses prévues s’avéraient en fait moins importantes. Il chérissait les économies, regardait grimper les tas de grosses coupures dans les différentes cachettes qu’il avait ménagées dans la maison. En cas de cambriolage, n’est-ce pas, mieux valait ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, et surtout pas à la banque, en laquelle il n’avait qu’une confiance limitée. Et puis, quelle jouissance de palper
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