ART PRESS n°534 - Page 3 - 534 JUILLET-AOÛT 2025 Mensuel bilingue paraissant le 25 de chaque mois Is published monthly 8, rue François-Villon, 75015 Paris Tél (33) 1 53 68 65 65 (de 9h30 à 13h) www.artpress.com * e-mail: initiale du prénom.nom@artpress.fr Comité de direction: Catherine Francblin, Guy Georges Daniel Gervis, Jacques Henric, Jean-Pierre de Kerraoul Catherine Millet, Myriam Salomon SARL artpress: Siège social 1, rue Robert Bichet 59440 Avesnes-sur-Helpe Gérant-directeur de la publication: J.-P. de Kerraoul jean-pierre.dekerraoul@sogemedia.fr Directrice de la rédaction: Catherine Millet* Rédacteur en chef adjoint: Étienne Hatt* Coordinatrice éditoriale et digital manager: Aurélie Cavanna* Assistante de direction: Mariia Rybalchenko* Conseiller: Myriam Salomon Système graphique: Roger Tallon (†2011) Maquette/système graphique: Magdalena Recordon, Frédéric Rey Traduction: Sauf mention contraire, Léon Marmor avec l’assistance de DeepL Collaborations: C.Catsaros, C.Le Gac (architecture) J.Henric, Ph.Forest (littérature), J.Aumont F.Lauterjung, J.-J.Manzanera, D.Païni (cinéma) A.Bureaud, D.Moulon (nouvelles techs), J.Bécourt J.Caux, M.Donnadieu, L.Goumarre, C.Kihm F.Macherez, L.Perez Correspondances: Bordeaux: D.Arnaudet Marseille: R. Mathieu, Rennes: J.-M.Huitorel Barcelone: A.Le Génissel, Berlin: T.de Ruyter Bruxelles: B.Marcelis, Hong Kong: C.Ha Thuc New York: E.Heartney, F.Joseph-Lowery, R.Storr Publicité/Advertising: Selene Loaiza /publicite@artpress.fr (33) 1 53 68 65 82 Agenda: Christel Brunet* Diffusion/Partenariats: Camille Chatelain* (33) 1 53 68 65 78 Abonnements/Subscriptions orders: (33) 3 27 61 30 82 (Alice Langella) serviceabonnements@artpress.fr France métropolitaine 79€/Autres pays 95€ Impression: Rotimpres (Espagne) Origine papier: Couché demi-mat 90gr UPM star Silk pâte mécanique: Finlande Contact distribution: Cauris Media (01 40 47 65 91) Dépôt légal du 2e trimestre 2025 CPPAP 0429K84708 ISSN 0245-5676 (imprimé) - ISSN 2777-2306 (en ligne) RCS Valenciennes 318 025 715 Couv.: Robert Longo. Untitled (Eric) [détail]. Série Men in the Cites.1979-1983. Fusain et graphite sur papier. 243,8 × 152,4 cm. (© Robert Longo; Court. Galerie Thaddaeus Ropac) © ADAGP, Paris, 2025, pour les œuvres de ses membres 534 ÉDITO 5 Artiste de mode Fashion Artist Catherine Millet INTRODUCING 6 Louis Le Kim Colin Lemoine CHRONIQUES / COLUMNS 11 Juste ciel Good Heavens Paul Ardenne 14 L’art en pochette Record Sleeve Art Steve Lacy & Robert Thompson Philippe Ducat ACTUALITÉS / SPOTLIGHTS 16 Catherine Issert, 50 ans de galerie 50 Years of Gallery Isabelle de Maison Rouge 20 Festival d’Aix, la Biche aux neuf bijoux The Nine Jewelled Deer Emmanuel Daydé DOSSIERS 24 GRANDE INTERVIEW Robert Longo, des miroirs qui se souviennent Mirrors with a Memory Interview par Guillaume Oranger 34 Un compagnonnage, Sigmar Polke et Bice Curiger A Companionship Anne Bertrand 40 Voir à travers l’IA Seeing through AI Interview d’Antonio Somaini par Aurélie Cavanna 48 Rick Owens, passion brute Raw Passion Annabelle Gugnon 54 Radu Jude, jeux de massacre Games of Massacre Interview par Julien Bécourt 61 EXPOSITIONS / REVIEWS Time forWomen! Tomaso Binga Jonathan Lasker L’Horizon sans fin Muriel Rodolosse Pollen Sophie Calle Laure Prouvost Dans le flou Énormément bizarre Stefan Bertalan Marcos Carrasquer Agathe Pitié Guillaume Barth Célia Muller 80 AGENDA 85 LIVRES GabrielleWittkop, l’amoraliste Pierre Bourgeade, examen du mal Dominique Fernandez, anti-manuel de survie en milieu hostile Virginia Woolf, enquête sur les femmes et l’art d’écrire Nathalie Quintane, la griffe et la caresse Laura Chomet, de l’acidité Houria Abdelouahed et Adonis, une invitation à désexualiser l’islam Pierre Vinclair, chants fluviaux Nadeije Laneyrie-Dagen, loin des yeux 95 Comptes rendus 98 LE FEUILLETON DE JACQUES HENRIC Aragon À VENIR, ARTPRESS N°535, SEPTEMBRE 2025 Interview Brice Dellsperger Lucas Arruda Tacita Dean Scène libanaise en exil Hermann Nitsch Galerie Dina Vierny... PLUS, SUR ARTPRESS.COM À découvrir sur notre site, nos «actus en série», échos au numéro, Flashbacks en archives, Chefs-d’œuvre du moment, Points de vue, reviews spectacle vivant et expositions... Nos lecteurs trouveront sur notre site une nouvelle version de l’article sur le centenaire de Joan Mitchell, paru dans notre numéro de mai, qui intègre des précisions demandées par la Joan Mitchell Foundation. 5 Louvre Couture. Objets d’art, objets de mode au Musée du Louvre à Paris (jusqu’au 24 août 2025), de même que S’habiller en artiste. L ’artiste et le vêtement au Louvre-Lens (jusqu’au 21 juillet 2025), Yves Saint Laurent en 2022 au Centre Pompidou, Raoul Dufy et la mode prochainement à La Banque-Musée des cultures et du paysage à Hyères, entre autres… Le succès des expositions organisées par les musées dédiés à la mode (rappelons le record de plus de 700000 visiteurs pour Christian Dior, couturier du rêve au Musée des arts décoratifs en 2017) fait tache d’huile. Les musées d’art rendent hommage à la mode qu’ils ont tant inspirée et qui parfois produit des vêtements dignes d’être regardés comme des œuvres d’art. Mais, bien en amont de cette actualité, et notamment au 20e siècle du temps des avant-gardes, influences, échanges, amitiés ont fait se côtoyer créateurs de mode et artistes. En 1997 , artpress publiait un gros hors-série intitulé «Art et Mode. Attirance et divergence», qui fit date. Cindy Sherman concevait alors les cartons d’invitation pour Comme des garçons, Jeremy Scott réalisait des robes en polyuréthane, Martin Margiela entrait chez Hermès. L ’époque était effervescente. Récemment, en 2022, nous réalisions à nouveau un dossier «art et mode» (n°496) parce que les collaborations se multipliaient – Eva Jospin avec Dior, Doug Aitken avec Saint Laurent – et parce que la mode offrait aux cinéastes un champ d’expérimentation pour des présentations de collections que venait de largement favoriser la Covid-19! Les films, diffusés en ligne, se substituaient aux défilés, touchant bien sûr un public beaucoup plus large. Entre les deux dates, nous ne nous sommes pas désintéressés de la mode mais elle connaissait un phénoménal développement lié à celui de l’industrie du luxe, et ces développements n’étaient pas sans conséquences sur la création. Pour envisager ce sujet, les outils de l’histoire et de la critique d’art ne suffisent pas… On peut néanmoins se poser la question: le système économique dans lequel un objet, sculpture, peinture, vêtement, est créé, suffit-il à faire la différence entre créateurs de mode et artistes? La question n’est pas sans pertinence quand on considère la manière dont s’est aussi développé, ces dernières décennies, le marché de l’art contemporain, et comment, il faut bien le dire, certains artistes y répondent. Juste en face du Palais deTokyo, là où il a présenté certains des fascinants spectacles que sont ses défilés, Rick Owens est accueilli au Palais Galliera pour une rétrospective intitulée Temple of Love (29 juin 2025-4 janvier 2026). Si nous publions à cette occasion l’article que lui consacre Annabelle Gugnon, ce n’est pas seulement parce que VladimirTatline ou Joseph Beuys sont pour lui des références revendiquées, c’est aussi pour la formidable liberté qu’il s’autorise: liberté d’outrepasser, comme jadis Matisse et Picasso, et ainsi qu’il le déclare luimême, les «standards de la beauté, lesquels sont très limités»; voire, liberté de la transgression, y compris des mœurs, comme lorsqu’il fit défiler des mannequins masculins, gland à l’air. (Après tout, pourquoi seuls les attributs féminins devraient-ils être dévoilés?) Il faut dire que, en collaboration avec sa femme, Michèle Lamy, Rick Owens sait préserver sa liberté: il est ce qu’on appelle un créateur indépendant. Une définition de l’artiste n’est-elle pas: celui qui se donne les moyens d’aller au bout de ses désirs? Catherine Millet ÉDITO ——— Louvre Couture. Art and Fashion: Statement Piece at the Louvre in Paris (until August 24th, 2025), as well as The Art of Dressing. Dressing like an Artist at the Louvre-Lens (until July 21st, 2025), Yves Saint Laurent in Museums in 2022 at the Centre Pompidou, and the upcoming Raoul Dufy et la mode at La Banque—Museum of Cultures and Landscapes in Hyères, among others... The success of exhibitions organised by museums dedicated to fashion (let us recall the record-breaking attendance of over 700,000 visitors for Christian Dior: Designer of Dreams at the Musée des Arts Décoratifs in 2017) is spreading. Art museums are now paying tribute to fashion, which they have so often inspired, and which at times produces garments worthy of being viewed as works of art.Yet long before this current wave— particularly in the 20th century during the era of the avant-gardes— fashion designers and artists were already coming together through influence, exchange, and friendship. In 1997 , artpress published a substantial special issue entitled “Art and Fashion: Attraction and Divergence, ” which became a landmark. At the time, Cindy Sherman was designing invitation cards for Comme des Garçons, Jeremy Scott was creating polyurethane dresses, and Martin Margiela had just joined Hermès. It was a period of creative effervescence. More recently, in 2022, we published another feature on “art and fashion” (issue n°496), because collaborations were proliferating—Eva Jospin with Dior, Doug Aitken with Saint Laurent—and because fashion was offering filmmakers a new field of experimentation for presenting collections, greatly encouraged by the Covid-19 pandemic. Films, broadcast online, began to replace catwalk shows, reaching a much wider audience. Between those two dates, we never lost interest in fashion, but it underwent phenomenal growth linked to the expansion of the luxury industry, and this growth inevitably impacted creative expression.To understand this evolution, the tools of art history and criticism alone are no longer sufficient. Still, one may ask: does the economic system in which an object—a sculpture, a painting, a garment—is created suffice to distinguish fashion designers from artists?The question is a valid one, especially when we consider how the contemporary art market has evolved in recent decades—and, it must be said, how some artists have responded to it. Just across from the Palais deTokyo, where he has staged some of his mesmerising fashion shows, Rick Owens is now featured in a retrospective at the Palais Galliera entitled Temple of Love (June 29th, 2025—Jan. 4th, 2026). We are publishing Annabelle Gugnon’s article on this occasion not only because Owens openly cites VladimirTatlin and Joseph Beuys as references, but also because of the extraordinary freedom he claims for himself: the freedom to challenge, as Matisse and Picasso once did—and as he himself declares—“the standards of beauty, which are very limited”; and indeed, the freedom to transgress, including social norms, such as when he sent male models down the runway with their genitals exposed. (After all, why should only female attributes be revealed?)Together with his partner Michèle Lamy, Rick Owens manages to preserve his freedom: he is what one might call an independent creator. And is that not one definition of the artist—someone who gives themselves the means to follow through on their desires? Artiste de mode Fashion Artist 7 artpress 534 INTRODUCING De gauche à droite from left: Sans titre. 2024. Huile sur toile oil on canvas. 200 x 300 cm. Gloves Spiral. 2009-2015. Gants usés, cuivre used gloves, copper. Diam.: 64 cm de rire du condamné, l’enfant d’avant les mots, la peau de l’amante infinie. Que cela a un nom, la grâce. HYPOGÉE Jamais Louis Le Kim ne se paie de mots. Il ne se dit jamais artiste, plasticien ou que sais-je. Ce n’est pas son truc. Disons alors ceci: qu’il photographie, dessine, peint et assemble, sans qu’une manière prime l’autre, de sorte que ces gestes se fécondent les uns les autres sans discrimination. Ses photographies, dont certaines sont visibles sur son site internet – kaléidoscope merveilleux –, trahissent l’amplitude de son regard, l’exubérance de la nuit, la splendeur des lieux inoccupés, désertés, fuis, la grande vacance des hommes qui abandonnent la terre, et parfois la brûlent. Ici le corridor hypnotique d’un complexe soviétique, là le vestige de l’hôpital déflagré de Mossoul. Ici une usine chimique, là des puits de pétrole enflammés par l’État islamique. Ici la capitale du Kazakhstan vidée de ses habitants, comme si l’on eût enlevé la bonde de la grande baignoire humaine, là un peu d’herbe, mauvaise sans doute, s’évertuant au milieu de murs défoncés. Ici des pipelines, là des câbles. Louis Le Kim sait que le planisphère est un grand mastaba gorgé de longs tuyaux, que la sidérurgie égale l’archéologie car toutes deux peuvent dire le génie – civil ou non – ainsi que l’infinie beauté du royaume. En photographiant la salle désolée des machines et le manège éteint du monde, il fouille l’ombilic des limbes, car la vie vraie est un hypogée sublime. MÉTAPHYSIQUE Ces photographies nourrissent le paysage psychique du peintre Louis Le Kim, dans le silence de son atelier cathédral. Fondées rigoureusement par une structure sous-jacente au graphite – il fut lauréat du prix DDessin en 2020 –, ses toiles sont tantôt de petit format – 10 x 15 cm – ou de grandes dimensions – 3 mètres par 2. Mais l’échelle n’est rien, de sorte que ces premières pensées et ces déploiements grandioses révèlent une monumentalité majuscule et, avec, une virtuosité pour rendre les détails, comme si l’on eût réuni les architectures de Piero della Francesca et le sfumato de Léonard de Vinci. Ces architectures orthonormées ne s’exemptent pas d’une perspective atmosphérique dans les lointains, d’une douceur bleutée ou écarlate qui exhausse le gris de ces cosmogonies brutalistes, ainsi enluminées. De la lumière, issue de sources multiples comme un impossible faisceau – périphrase de la vérité –, vient fêler l’outrenoir du monde; Giorgio De Chirico et Lars von Trier paraissent avoir infusé ces œuvres métaphysiques, présentées en 2023 lors de l’exposition l’Univers sans l’Homme, au musée de Valence (2), régulièrement plébiscitées par de grandes collections et désormais soutenues par le programme curatorial Artuner d’Eugenio Sandretto Re Rebaudengo, qui leur consacre une exposition à Londres, en septembre (3). Face à cette apocalypse joyeuse, le regard est dessillé et la gorge serrée: entrevoir n’est pas rien, nous dit Louis Le Kim. Qui, lui, a vu. Pas de spectacularisation, pas de situation. Je ne saurai rien de ces peintures sans événement qui me rappellent que le réel est une expérience toujours limite, et que l’authenticité est l’estampille des imbéciles, et des puritains. Singulièrement, sur de petites peintures, l’artiste a parfois greffé des morceaux de réel – plexiglas, boulon, circuit électronique – comme pour dire «regarde, j’y étais si c’est cela qui t’importe». Mais ces assemblages ne sont pas des preuves, ils sont des suaires au même titre que les vidéos haletantes de l’artiste ou que l’enroulement hypnotique de ses gants usés formant un tondo de cuir. Ce sont des suaires, car quelque chose relève de la sainteté en cette beauté nue et violente, sans préjugé ni réflexivité, quand n’existe «plus aucun écart entre ce qu’on est, ce qu’on peut être et ce qu’on fait», comme l’écrit ailleurs Pierre Michon (4). L ’art de Louis Le Kim offre d’être démuni, car la puissance peut parfois tout ignorer du pouvoir. Et cela, c’est à pleurer. ■ 1 Mise à mort du taureau dans une corrida. 2 L ’Univers sans l’Homme. Les arts en quête d’autres mondes, Musée d’art et d’archéologie de Valence, 13 mai-17 sept. 2023. Commissariat Thomas Schlesser. 3 Bomb Factory Art Foundation, Londres, 17-24 sept. 2025. 4 Pierre Michon, J’écris l’Iliade, Gallimard, 2025. Colin Lemoine est directeur artistique, écrivain et éditeur. Auteur de nombreuses expositions et d’une trentaine d’ouvrages, il a approché la peinture, la littérature ou la psychanalyse, Michel-Ange, Beethoven, Giacometti, Cognée ou Cixous. Ses romans sont publiés chez Gallimard, dans la collection «Blanche». 6 artpress 534 INTRODUCING décombres et les ruines, en Éthiopie ou en Arménie, prouve combien le monde est un cloaque et un vertige, une nef grandiose. Reste à parfois forer et à souvent grimper. Et, ici, Louis Le Kim a beaucoup foré, et beaucoup grimpé. Au risque de sa vie, qui est une crête, une joie et une ivresse, une joie car une ivresse. Ils sont quelques-uns sur terre à vivre ainsi, à vivre cela. Ils sont rares à nous rapporter du précipice des pièces qui ne soient pas seulement des constats, mais aussi des œuvres d’art. INNOCENCE Disons alors ceci, et dans cet ordre. Que Louis Le Kim est né à Paris en 1990, qu’il fut aimé, que certains de ses aïeux sont vietnamiens, qu’il en tient des yeux en forme de mandorles, qu’à six ans il vit Plight (1985) de Joseph Beuys, au Centre Pompidou, que cette baie feutrée vers un espace inapparent le gratifia d’une révélation, qu’il comprit que quelque LOUIS LE KIM Colin Lemoine ■ La tentation est grande de céder au biographique, tant les œuvres de Louis Le Kim sont indissociables d’une histoire, peut-être même de l’Histoire. Quoique soustraites à la représentation – elles ne représentent rien –, elles sont toutes issues d’une vie qui, amalgamant l’extase, la beauté et la mort, ainsi que le font le descabello (1), la mescaline ou la jouissance, ouvre aux largesses infinies du mystère. L ’expérience intérieure de l’artiste, nourrie dans les souterrains et les tunnels, parmi les La création multiforme de Louis Le Kim imprime sur l’œil des images obsédantes et métaphysiques, virtuoses et troubles. Indifférent au regain figuratif qui réinvestit le désenchantement du monde, l’artiste élabore des œuvres souveraines et dangereuses, à l’ombre du Quattrocento, du cinéma et de la poésie. À la rentrée, il bénéficiera de deux expositions, à Londres et Paris. chose se poursuit quelque part, que cela devint l’épigraphe de son avidité, qu’il s’est emmerdé au collège, qu’il s’est emmerdé au lycée, qu’il étudia à l’Atelier de Sèvres de Paris puis à la Villa Arson de Nice, qu’une nuit il ouvrit une grille d’égout et qu’il n’en sortit pas pendant des mois, qu’il a goûté tant de poésie, tant de substances, qu’il connaît par cœur la conformation des sous-sols, la topographie des usines et le nom des câbles haute tension, de Charleroi à Bagdad, qu’il sait que l’espace n’est pas bien grand entre les voitures du métro MF77 ni pour l’index dans la gâchette d’une kalachnikov, que ses passeports se remplissent aussi vite que nos verres vides d’ennui, que de rares personnes autorisées entrouvrent son atelier de Gennevilliers, que les dates ici non pas de sens car il passe sa vie à rejouer une même scène où la mort, tangentiellement approchée, est déjouée par une innocence désarmante, que celle-ci m’évoque la biche dans l’halali sans fin, l’éclat METAPHYSICS These photographs nourish the psychic landscape of painter Louis Le Kim, in the silence of his cathedral studio. Roughly grounded by anunderlyinggraphitestructure—hewonthe DDessinprizein2020—hiscanvasesaresometimes small—10 x 15 cm—and sometimes large—3metresby2.Butscaledoesn’tmatter, sothesefirstthoughtsandgrandiosedeployments reveal a majestic monumentality and, with it, a virtuosity for rendering detail, as if the architectures of Piero della Francesca and the sfumato of Leonardo da Vinci had been brought together. These orthonormal architectures are not exempt from an atmospheric perspectiveinthedistance,abluishorscarlet softness that enhances the grey of these brutalist cosmogonies, thus illuminated. Giorgio De Chirico and Lars von Trier seem to have infused these metaphysical works, whichwerepresentedin2023attheexhibition The Universe Without Man at the Musée de Valence (2).They are regularly acclaimed by major collections and are now supported by Eugenio Sandretto Re Rebaudengo’sArtuner curatorial programme, which is devoting an exhibitiontotheminLondoninSeptember (3). Faced with this joyous apocalypse, our eyes areopenedandourthroatstighten:toglimpse is no small thing, says Louis Le Kim. He himselfhasseen.Nospectacularisation,nosituation. I will know nothing of these uneventful paintings, which remind me that reality is always a borderline experience, and that authenticity is the hallmark of fools and puritans.Strikingly,onsomesmallpaintings, the artist has grafted fragments of reality— Plexiglas, a bolt, an electronic circuit—as if tosay,“Look,Iwasthere,ifthat’swhatmatters to you.” But these assemblages are not evidence, they are ointments in the same way as the artist’s breathless videos or the hypnotic winding of his worn gloves forming a leather tondo.They are ointments, because there is something of sanctity in this naked and violent beauty, without prejudice or reflexivity, when there is “no longer any gap between what we are, what we can be and what we do, ” as Pierre Michon wrote elsewhere (4). Louis Le Kim’s art embraces vulnerability, revealing that power can at times be blindtoitsownauthority.Andthat,onecould weep over. n 1 Killing the bull in a corrida. 2 The Universe without Man, Musée d’art et d’archéologie de Valence, May 13th—Sept. 17th, 2023. Curated by Thomas Schlesser. 3 Bomb Factory Art Foundation, London, Sept. 17th-24th, 2025. 4 Pierre Michon, J’écris l’Iliade, Gallimard, 2025. Colin Lemoine is an artistic director, writer and publisher. Author of numerous exhibitions and some thirty books,he has explored painting, literature and psychoanalysis, as well as Michelangelo, Beethoven, Giacometti, Cognée and Cixous. His novels are published by Gallimard, in the “Blanche” collection. Louis Le Kim Né en born in 1990 à in Paris Vit à lives in Paris Travaille à works in Gennevilliers Formation Education: 2013-2014 Beaux-Arts, Paris 2010-2013 Villa Arson, Nice 2009-2010 Atelier de Sèvres, Paris Résidences Residencies: 2021 Villa N’Dar, Saint-Louis, Sénégal Exposition personnelle Solo show: 2025 Galerie Sultana, Paris (oct.) Expositions collectives Group shows: 2025 Bomb Factory Art Foundation, Londres (sept.); Supernature, Palazzo Capris, Turin 2024 NO FUTURE, comme disaient les punks, Les Jardiniers, Montrouge 2023 L’Univers sans l’Homme, Musée de Valence Oil. Irak, 2016. Photographie numérique digital photography 8 artpress 534 INTRODUCING vacancy of men who abandon the earth, and sometimes burn it. Here the hypnotic corridor of a Soviet complex, there the remains of the bombed-out hospital in Mosul. Here a chemical factory, there oil wells set alight by the Islamic State. Here, the capital of Kazakhstan emptied of its inhabitants, as if the drain had been removed from the great human bathtub; there, a bit of grass, no doubt weedy, struggling to grow amidst the smashed walls. Here pipelines, there cables. Louis Le Kim knows that the planisphere is a great mastaba bursting with long pipes, that steelmaking is the equal of archaeology, because both can tell the story of engineering—civil or otherwise—as well as the infinite beauty of the kingdom. By photographing the desolate machine room and the extinct merry-go-round of the world, he excavates the umbilicus of limbo, because real life is a sublime hypogeum. same scene in which death, tangentially approached, is thwarted by a disarming innocence, that this reminds me of the deer in the endless death knell, the burst of laughter from the condemned man, the child before words, the skin of the infinite lover. It has a name: grace. HYPOGEUM Louis Le Kim never indulges in empty words. He never calls himself an artist, a visual artist or anything else. That’s not his thing. Let’s just say that he photographs, draws, paints and assembles, without one method taking precedence over the other, so that these gestures fertilise each other without discrimination. His photographs, some of which can be seen on his website—a marvellous kaleidoscope—betray the amplitude of his gaze, the exuberance of the night, the splendour of unoccupied, deserted places, the great ——— Those in the know understand: Louis Le Kim’s multi-faceted work is imprinted on the eye with images that are haunting, metaphysical, virtuoso and troubled. Indifferent to the figurative revival, which pitifully reinvents the disenchantment of the world, the artist creates sovereign and dangerous works, in the shadow of the Quattrocento, cinema and poetry. He will have two exhibitions in Paris and London in the autumn. The temptation is great to give in to biography, so inseparable are the works of Louis Le Kim from a story, perhaps even from history. Although they are removed from representation—they represent nothing—they are all the product of a life which, by combining ecstasy, beauty and death in the same way as descabello (1), mescaline or jouissance, opens up the infinite riches of mystery. The artist’s inner experience, nourished in underground passages and tunnels, among rubble and ruins, in Ethiopia or Armenia, proves just how much the world is a cesspool and a vertigo, a grandiose nave. All that remains is to sometimes drill and often climb. And here, Louis Le Kim has drilled a lot and climbed a lot. At the risk of his life, which is a crest, a joy and an intoxication, a joy because it is an intoxication.There are only a few people on earth who live like this. Rare are those who bring back from the brink pieces that are not just reports, but genuine works of art. INNOCENCE So let’s say, and in this order, that Louis Le Kim was born in Paris in 1990, that he was loved, that some of his ancestors areVietnamese, that his eyes are mandorla-shaped, that at the age of six he saw Joseph Beuys’ Plight (1985) at the Centre Pompidou, that this muffled window into an unknown space gave him a revelation, that he understood that something was going on somewhere, that it became the epigraph of his greed, that he got bored in secondary school, that he got bored in highscool, that he studied at the Atelier de Sèvres in Paris and then at theVilla Arson in Nice, that one night he opened a sewer grate and didn’t come out for months, that he tasted so much poetry, so many substances, that he knows by heart the layout of basements, the topography of factories and the names of high-voltage cables from Charleroi to Baghdad, that he knows that there isn’t much space between the cars on the MF77 metro nor for his index finger on the trigger of a Kalashnikov, that his passports fill up as quickly as our glasses empty from boredom, that only a select few are permitted to glimpse inside his Gennevilliers studio, that the dates here are meaningless because he spends his life replaying the Sans titre. 2024. Graphite sur papier on paper. 45 x 35 cm artpress 534 11 intervielllw COLUMN ■ À la question «Pourquoi regardonsnous le ciel?», l’agent conversationnel de Google répond: «Admirer le ciel et les étoiles permet de prendre conscience de l’immensité du monde dans lequel nous évoluons. C’est une opportunité de prendre du recul et de méditer sur le sens de son existence.» Réponse pertinente qui indexe les deux catégorisations du ciel tel que l’humanité le considère depuis l’aube de la pensée: d’une part, réalité physique; d’autre part, espace métaphysique inspirant. La création artistique entretient avec le ciel une relation immémoriale. On représente le ciel, aux premiers temps de l’Histoire, eny installant les créatures surnaturelles censées l’habiter, esprits, divinités aux figures multiples venant orner les temples. Primat de la métaphysique. À partir de l’âge classique, le ciel tel que le figurent plus volontiers les artistes se désencombre, laissant leur place à l’atmosphère et à ces «merveilleux nuages» qui ravissent les yeux de l’Étranger (1862) de Baudelaire. Glissement, cette fois, vers la physique. Léonard deVinci, puis Johan Christian Dahl, John Constable, William Turner et les impressionnistes… Cette veine admirative des molécules d’air et du plafond cosmique se prolonge longtemps, au 20e siècle encore, dans la représentation récurrente des ciels: série Sterne (1989-1992) de Thomas Ruff, Ciels nocturnes (2002) de Vija Celmins, Orage (2000) d’Ange Leccia ou Cloud in The Eye (2024) de Juan Manuel Rodriguez, sans oublier Horizons (2020), création vidéo sublime de Jean-Baptiste Sauvage – combinaison de 2000 images quotidiennes de l’aube méditerranéenne à Marseille. Ajoutons enfin les observatoires d’artistes, Robert Morris (Velsen puis Flevoland dans les années 1970) ou Charles Ross au Nouveau-Mexique (projet Star Axis depuis 1971). Une véritable passion. Longue est la liste des points de vue esthétiques sur le ciel, jusqu’à être parcouru en marchant dans les airs, accroché à la structure d’un ballon, comme s’y emploie Abraham Poincheval lors de sa performance Walk on Clouds (2019). DIVORCE Physique et métaphysique du ciel, un lien fécond? Oui, mais sujet à caution. Renaud Auguste-Dormeuil, avec sa série The Day Before_Star System (2004), enfonce le clou. L ’artiste y montre, sur de grands formats photographiques, des vues de la voûte céleste (des points lumineux sur un fond noir, en tout et pour tout) le jour précédant un événement historique d’importance: veille de l’assaut américain sur Bagdad le 19 mars 2003 ou du largage sur Hiroshima de la bombe A le 6 août 1945. Qu’annoncent ces cieux des plus impassibles? Rien. S’intéressent-ils aux déboires et aux vicissitudes des Terriens ? Pas le moins du monde. Ici atmosphère, sphères cosmiques et galaxies, avec l’humanité, ne «matchent» pas: cette réalité parallèle ne peut rien pour nous parce qu’elle n’est pas nous, parce que si cet univers-là nous constitue, l’inverse n’est en revanche pas vrai. Et que dire, tout aussi décourageante, de Strates (2020-24) d’Yves Monnier, création arts-sciences dont l’objectif est d’«aiguiser notre regard sur le paysage qui compose la strate de l’ère anthropocène»? De grandes toiles sur des cimaises, préalablement installées au grand air en divers endroits de Grenoble, ont capté la salissure dont le ciel isérois est devenu prodigue, par dépôt de matières souillées.Triomphe du statut physique du ciel, mais alors en très mauvaise posture dans sa partie basse, cette troposphère où nous respirons, un ciel pollué venu imprimer sa marque jusqu’au cœur de nos musées aseptisés. «Aide-toi, le ciel t’aidera»? Il n’est plus l’heure, au constat d’une telle cosmogonie sans attache, de faire confiance au vieil adage incitant à miser sur la Providence, censée nicher «là-haut». Aide-toi en solitude plutôt, puisque le ciel ne t’aidera plus. RÉCONCILIATION Dès lors, rêver de réconciliation entre physique et métaphysique du ciel estil encore possible? Comment rendre compte, notoirement, de ce qu’on dénommera la «totalité» du ciel, à savoir à la fois sa réalité matérielle et les configurations transcendantales que nous en formons – au moins, du point de vue de cette chronique, de façon symbolique, sans déployer de multiples traités? Il échoit à Erwan Le Bourdonnec, décrété «ciélologue» par le théoricien du «jardin planétaire» et grand ami des nuages Gilles Clément, d’avoir réalisé cette sorte de prodige, présenté ce printemps passé au centre d’art La Tannerie, non loin de Guingamp. Basé en Bretagne, où les cieux sont réputés changeants, cet artiste que seul intéresse ce qui dépasse du sol s’est fait le spécialiste du Piège à ciel, une installation qui incite à lever la tête (ancien bunker de l’île d’Hœdic, dans le Morbihan, 2008-2010). Son chefd’œuvre, l’Atlas des formes du ciel (2024), prend la forme d’un polyptyque de dix panneaux rectangulaires de papier, tous de mêmes dimensions et se lisant de gauche à droite, aux airs de planches de l’Encyclopédie. Mix de formes graphiques et de notations savantes, cette œuvre textes-images entend définir comment, du ciel, on appréhende la réalité. Par l’observation, qui s’incarne dans de multiples procédures: la vue naturelle, les lunettes de visée, le plan, la fixation d’un horizon… Par la représentation, encore: cartographie, images d’art… Par la religion et le récit mythologique également, qui font du ciel un territoire de repli pour l’âme. Par la «construction», enfin, l’insert de tout ce que les humains envoient dans le ciel et y ajoutent. De quoi donner corps en équité à la matière-ciel, de concert avec l’offre à nos regards, en forme de synthèse, d’un ciel juste.■ L’ÉPOQUE paul ardenne JUSTE CIEL GOOD HEAVENS Renaud Auguste-Dormeuil. The Day Before_Star System (Baghdad). 2004. Baghdad_March 18, 2003_23h59. (© Renaud Auguste-Dormeuil; Court. l’artiste & galerie In Situ-fabienne leclerc, Grand Paris) artpress 534 CHRONIQUE 12 — — — In the hopefully sunny summer of 2025, Google’s conversational agent, to the question “Why do we look to the sky?” , answers: “Admiring the sky and the stars makes us aware of the immensity of the world in which we live. It’s an opportunity to step back and meditate on the meaning of our existence. ” This response is pertinent. It indexes the two categorisations of the sky as humanity has considered it since the dawn of thought: on the one hand, a physical reality; on the other, an inspiring metaphysical space. Artistic creation has had a close, immemorial relationship with the sky. In the early days of history, the sky was represented by the supernatural creatures that were supposed to inhabit it, spirits and divinities in a multitude of figures adorning temples of all faiths.The primacy of metaphysics. From the classical age onwards, the sky, as it was more commonly depicted by artists, became less cluttered, giving way to the atmosphere and the clouds, those “marvellous clouds” that delight the eyes of Baudelaire’s The Stranger (1862).This time, the focus shifts to physics. Leonardo daVinci, then Johan Christian Dahl, John Constable, William Turner and the Impressionists...This vein of admiration for air molecules and the cosmic ceiling continued long into the 20th century, in the recurring representation of skies: series Sterne (1989-1992) byThomas Ruff, Night Sky (2002) by Vija Celmins, Orage (2000) by Ange Leccia or Cloud in the Eye (2024) by Juan Manuel Rodriguez, not forgetting Horizons (2020), a sublime video creation by Jean-Baptiste Sauvage—a combination of 2,000 daily images of the Mediterranean dawn in Marseille, presented compressed in time and continuously. Last but not least, there are the observatories of artists such as Robert Morris (Velsen then Flevoland in the 1970s) and Charles Ross in New Mexico (Star Axis project since 1971). A real passion. There is a long list of aesthetic points of view offered by the sky, captured in all its forms and even travelled by walking in the air, clinging to the structure of a balloon, as Abraham Poincheval does in his performance Walk on Clouds (2019). DIVORCE The physics and metaphysics of the sky: a fertile link? Yes, but it’s always open to question. Renaud Auguste-Dormeuil’s series The Day Before_Star System (2004) drives the point home. In these large-forlel reality can do nothing for us because it is not us, because while this universe constitutes us, the reverse is not true. And what about Yves Monnier’s equally discouraging Strates (2020-24), an artscience creation whose aim is to “sharpen our gaze on the landscape that makes up the stratum of the Anthropocene era”? Large canvases soon to be displayed on picture rails, previously installed in the open air in various parts of Grenoble, have captured the soiling that the Isère sky has become lavish with, through the deposition of soiled matter. A triumph for the sky’s physical status, but then in a very bad position in its lower reaches, the troposphere where we breathe, a polluted sky that has left its mark right into the heart of our aseptic museums. “Help yourself, and the sky will help you”? Now is not the time, in the face of such an unattached cosmogony, to put our trust in the old adage encouraging us to put our faith in Providence, supposedly nested “up there. ” Instead, help yourself in solitude, because heaven won’t help you any more. RECONCILIATION So is it still possible to dream of reconciling the physical and metaphysical aspects of the sky? How can we account for what we will call the “totality” of the sky, i.e. both its material reality and the transcendental configurations that we form of it—at least, from the point of view of this chronicle, in a symbolic way, without deploying multiple treatises? Erwan Le Bourdonnec, described as a “cielologist” by “planetary garden” theorist and great friend of clouds Gilles Clément, has achieved this kind of prodigy, presented this spring at the La Tannerie art centre, not far from Guingamp. Based in Brittany, where the skies are reputed to be changeable, this artist who is only interested in what rises above the ground has become a specialist in Piège à ciel, an installation that encourages you to look up (former bunker on the island of Hœdic, in Morbihan, 2008-2010). His masterpiece, the Atlas des formes du ciel (2024), takes the form of a polyptych of ten rectangular paper panels, all the same size and reading from left to right, looking like plates from the Encyclopédie. A mix of graphic forms and scholarly notations, this text-image work sets out to define how, from the sky, we apprehend reality.Through observation, which is embodied in a wide range of procedures: natural sight, telescopic sights, the plane, the fixation of a horizon, etc. Through representation, again: cartography, art images, etc., and also through religion and mythology, which make the sky a retreat for the soul. And finally, through “construction, ” the insertion of everything that humans send into the sky and add to it. This is how we give substance to the matter of the sky, and how we offer it to our gaze, in the form of a synthesis, of a righteous sky. n mat photographs, the artist shows views of the celestial vault (dots of light against a black background) on the day before a major historical event: the day before the deadly bombardment of Guernica by the Condor Legion on April 26th, 1937, the American assault on Baghdad on March 19th, 2003, or the dropping of the A-bomb on Hiroshima by the B29 Enola Gay on August 6th, 1945.What do these impassive skies foretell? They say nothing. Are they interested in the trials and tribulations of Earth’s tragic history? Not in the least.This paralErwan Le Bourdonnec. Atlas des formes du ciel (détail). 2024. (Ph. Nicolas Bouriette) 14 artpress 534 CHRONIQUE and adding his own touch with highly colourful and expressive ghostly figures. He said he was “interested in the relationship between figure and landscape, mass and movement. ” And Steve Lacy said: “There is no distance between [Robert] and music. His way of painting is like jazz. He takes liberties with colours. That’s what we do. Indeed, Lacy’s playing is colourful, bouncy and expressive, influenced initially by that of Ornette Coleman, and he certainly plays the soprano in reference to John positions en décalant les sujets et en apportant sa propre touche avec des personnages fantomatiques très colorés et expressifs. Il déclarait «s’intéresser aux relations entre la figure et le paysage, la masse et le mouvement». Et Steve Lacy disait: «Il n’y a pas de distance entre [Robert] et la musique. Sa façon de peindre est comme le jazz. Il prend des libertés avec les couleurs. C’est ce que nous faisons.» Effectivement, Lacy a un jeu coloré, sautillant et expressif, influencé au départ par celui d’Ornette Coleman, et joue certainement du soprano en référence à John Coltrane qui affectionnait particulièrement cet instrument. Lacy a vendu la cassette de ce concert du 8 octobre 1966, enregistré en Argentine, à Bernard Stollman, fondateur du label ESP . Emballé, ce dernier l’a édité tel quel. Il se trouve que toutes les prises sont en déphasage...n Trois tableaux de Robert Thompson sont exposés dans Paris noir au Centre Pompidou, Paris (19 mars-30 juin 2025). — — — The African-American painter RobertThompson is viscerally linked to the New York freejazzosphere. After his death, Archie Shepp dedicated the title “A Portrait of RobertThompson (As aYoung Man)” on the album Mama Too Tight (1966) to him, and Steve Lacy (1934-2004) reproduced the painting La Caprice (1963) on the cover of this album The Forest and the Zoo, accompanied on the reverse by a photograph showingThompson in his studio in Rome in 1966, in the foreground, in front of the drummer and double bass player on the right—Lacy with his soprano sax stands in the background, on the left. Thompson studied in Louisville under the German expressionist artist Ulfert Wilke. In 1958, he moved to New York, became friends with Ornette Coleman and Charlie Haden and regularly frequented the Five Spot. One thing led to another and he forged links with LeRoi Jones, Allen Ginsberg and Allan Kaprow. His first exhibition was at the Delancey Street Museum in 1960. He later exhibited at the Martha Jackson Gallery, also in NewYork. His admirers included Sheila Jordan, Jackie McLean, Meyer Schapiro and Nina Simone—not to mention the friends mentioned above. Thompson used to paint while listening to music. His works were almost always inspired by the great European masters of the Renaissance, whose compositions he adopted, shifting the subjects n Le peintre africain-américain RobertThompson est viscéralement lié à la freejazzosphère new-yorkaise. Après son décès, Archie Shepp lui dédie le titre «A Portrait of Robert Thompson (As a Young Man)» dans l’album Mama Too Tight (1966) et Steve Lacy (1934-2004) reproduit le tableau La Caprice (1963) en couverture de cet album The Forest and the Zoo, accompagné au verso d’une photographie montrant Thompson dans son atelier à Rome en 1966, au premier plan, devant le batteur et le contrebassiste à droite – Lacy avec son saxo soprano se tient au fond, sur la gauche. Thompson a étudié à Louisville sous la direction de l’artiste expressionniste allemand Ulfert Wilke. En 1958, il s’installe à New York, devient ami avec Ornette Coleman et Charlie Haden et fréquente régulièrement le Five Spot. De fil en aiguille, il noue des liens avec LeRoi Jones, Allen Ginsberg et Allan Kaprow. Sa première exposition a lieu au Delancey Street Museum en 1960. Il expose ensuite à la Martha Jackson Gallery, toujours à New York. Parmi ses admirateurs, on compte aussi bien Sheila Jordan, Jackie McLean que Meyer Schapiro ou Nina Simone – sans parler de ses amis cités plus haut. Thompson avait pour habitude de peindre en musique. Ses œuvres sont presque toujours issues des grands maîtres européens de la Renaissance dont il reprend les comART ENPOCHETTE philippe ducat Coltrane, who was particularly fond of that instrument. Lacy sold the cassette of this concert on October 8th, 1966, recorded in Argentina, to Bernard Stollman, founder of the ESP label. Stollman was delighted and released it as was. It turns out that all the takes are out of phase...n Three paintings by Robert Thompson can be seen in the exhibition Paris noir (March 19th—June 30th, 2025) at the Centre Pompidou in Paris. STEVE LACY The Forest and the Zoo, 1967 Steve Lacy Quartet Label ESP 1060 Pressage italien ROBERT THOMPSON (États-Unis, 1937-1966) Illustration de la pochette cover art 17 artpress 534 SPOTLIGHTS enrichir une offre existante, se démarquant par une approche plus pointue de l’art contemporain. Cependant, le risque était important, puisque Paris restait le centre dominant du marché de l’art en France, concentrant les galeries les plus importantes, les collectionneurs majeurs et les événements artistiques d’envergure. En quittant ce point névralgique, Catherine Issert sait pertinemment qu’elle sera toujours taxée de galerie de province par cet épouvantable centralisme français. Ça a été, toute sa vie, une source d’irritation. Son but sera donc d’être une galerie pionnière, loin de la capitale, devant jouer un rôle crucial dans la découverte, la promotion et la légitimation des artistes contemporains par un travail sérieux en contribuant à éduquer le goût des collectionneurs et à construire la valeur marchande des œuvres. Un pari audacieux. Elle participe au développement de nouveaux mouvements de l’avant-garde française qui remettent en question les pratiques artistiques traditionnelles, tels Support-Surface, l’art conceptuel, Fluxus, le land art, l’arte povera, la Figuration libre qui commençaient à gagner en visibilité et à trouver leur place sur le marché, malgré les difficultés initiales. Catherine Issert se présente alors comme une défricheuse en exposant à Saint-Paul de Vence des artistes dont le travail s’inscrit dans des elle est toujours rue du Bac, mais chez Aimé Maeght cette fois, pour poursuivre son expérience au cœur des livres. Pourtant, ce sont les artistes vivants qui l’intéressent et les rencontres qu’elle fait avec eux lui paraissent essentielles. Grâce à cette double expérience, Catherine Issert, avec l’aval de Jean Fournier, demande à Claude Viallat s’il accepterait de vivre l’aventure de l’ouverture de sa galerie avec elle. Et c’est ainsi que l’entreprise démarre en 1975, à Saint-Paul de Vence. Comme ça, juste pour faire une tentative, pour se dire qu’on va commencer par trois ans dans le Sud avant d’aller à Paris. Finalement, Catherine Issert ne s’est jamais décidée à remonter à la capitale. UNE GALERIE PIONNIÈRE Cela fait maintenant 50 ans que l’histoire dure. Il faut dire que Saint-Paul de Vence était déjà, en 1975, un lieu emblématique pour l’art moderne, notamment grâce à la présence de la fondation Maeght qui montrait des figures majeures de l’art du 20e siècle, créant un environnement culturel riche. Le village lui-même, sous l’impulsion de Marius Issert, le père de Catherine, maire de 1945 à 1995, bénéficiait d’un tourisme sensible aux arts et potentiellement intéressé par l’acquisition d’œuvres. L ’apparition de cette nouvelle galerie venait Stand de la galerie Catherine Issert, Fiac 1987. Avec with Vincent Barrelet, Jean-Louis Isler, Cécile Vaiarelli, Catherine Issert esthétiques variées, tout en étant attentive aux nouvelles tendances, contribuant ainsi à diversifier l’offre artistique locale, avec une programmation exigeante. Sa chance sera de bénéficier de l’installation sur les collines avoisinantes de collectionneurs, pour la plupart étrangers d’origine nordique qu’elle saura fidéliser, des Suédois ou des Hollandais aux mentalités plus ouvertes à l’expression contemporaine, tant dans le design que dans l’art, que ne le sont encore les Français, souvent plus frileux. DÉNOMINATEUR COMMUN L ’autre raison de son rayonnement, sera, bien consciente que «la cour est à Paris, la presse est à Paris, tout est à Paris», de participer dès le début à la Fiac ainsi qu’à des foires à l’étranger. Depuis, sa ligne s’est consolidée au gré de ses rencontres et de ses envies. Le dénominateur commun de ses choix reste tout de même la peinture, mais ce n’est pas tant le médium en soi que des approches qui prennent en compte la littérature et la fiction qui l’intéressent beaucoup, avec des gens qui sont du côté de l’écriture qu’ils réussissent à 16 artpress 534 ACTUALITÉS Michel Verjux. Poursuite à la façade. 2009. Projecteur à découpe cut-out projector. Dimensions variables. (© François Fernandez) CATHERINE ISSERT, 50 ANS DE GALERIE 50 YEARS OF GALLERY Isabelle de Maison Rouge Comment, à l’entrée du merveilleux village de Saint-Paul de Vence, fréquenté jadis par les plus grands artistes, hélas devenu temple du kitsch, la galerie Catherine Issert a-t-elle réussi à maintenir une programmation toujours aussi rigoureuse? L’explication en est sans doute l’esprit pionnier de sa fondatrice et directrice autant que sa fidélité aux artistes dont elle a choisi de défendre le travail. Elle fête ses 50 ans d’activité en revenant sur son histoire avec une exposition collective à la galerie (28 juin-20 sept. 2025) et une publication (Bernard Chauveau, 325 p., 45 euros). Hommage. ■ Après des études de lettres à Nice, en bonne provinciale, Catherine Issert, selon l’expression consacrée, est montée à Paris: histoire de l’art à la Sorbonne dans les locaux de l’institut Michelet, à l’école du Louvre ainsi que les Arts et Métiers, entre 1969 et 1972. On n’apprend pas encore l’art contemporain dans les enseignements qui y sont dispensés, mais la jeune étudiante est déjà en quête des artistes qui font l’époque. Dès le début, Catherine Issert n’a qu’une idée en tête, se souviennent les étudiants qui étaient ses copains sur les bancs de la fac et qui sont conservateurs maintenant: ouvrir sa propre galerie. Aussi visite-t-elle assidûment les galeries parisiennes qui montrent de l’art contemporain. À cette époque, elles se comptent encore sur les doigts des deux mains. Celles de Denise René, Iris Clert,Yvon Lambert, DanielTemplon, Jean Chauvelin, Ileana Sonnabend, Claude Bernard, Aimé Maeght, Jean Fournier, la galerie de France… Catherine Issert se rappelle de sa première révélation devant les dessins constructivistes de Malevitch chez Jean Chauvelin. Arpentant les galeries, elle s’initie ainsi à tout ce qui pouvait être présenté en art contemporain, en même temps qu’elle découvre la musique expérimentale. Pour son premier job, elle devient documentaliste chez Jean Fournier et fait des fiches biographiques, ce qui ne la passionne guère. L ’année suivante, 19 artpress 534 SPOTLIGHTS rience with books. However, it was the living artists who interested her, and the encounters she had with them seemed essential. Thanks to this twofold experience, Catherine Issert, with the backing of Jean Fournier, asked Claude Viallat if he would agree to share the adventure of opening his gallery with her. And so the venture began in 1975, in Saint-Paul de Vence. Just like that, to give it a try, to say to ourselves that we were going to start with three years in the South before moving to Paris. In the end, Catherine Issert never decided to move back to the capital. A PIONEERING GALLERY The story has been going on for 50 years now. It has to be said that Saint-Paul-deVence was already, in 1975, an emblematic place for modern art, thanks in particular to the presence of the Maeght foundation, which showed major figures in 20th century art, creating a rich cultural environment.The village itself, under the impetus of Catherine’s father Marius Issert, mayor from 1945 to 1995, benefited from a tourist industry that was sensitive to the arts and potentially interested in acquiring works of art.The arrival of this new gallery was a welcome addition to an existing offering, with a more cutting-edge approach to contemporary art. However, the risk was significant, as Paris remained the dominant centre of the art market in France, concentrating the most important galleries, major collectors and major artistic events. By leaving this nerve centre, Catherine Issert knew full well that she would always be branded a provincial gallery by this appalling French centralism. It has been a source of irritation all her life. So her aim will be to be a pioneering gallery, far from the capital, playing a crucial role in discovering, promoting and legitimising contemporary artists through serious work, helping to educate collectors’ tastes and build up the market value of works. A bold gamble. She participated in the development of new movements in the French avant-garde that challenged traditional artistic practices, such as Support-Surface, conceptual art, Fluxus, land art, Arte Povera and Figuration Libre, which were beginning to gain visibility and find their place on the market, despite initial difficulties. Catherine Issert then took on the role of a pioneer, exhibiting artists in Saint-Paul de Vence whose work was rooted in a variety of aesthetics, while remaining attentive to new trends, thus helping to diversify the local artistic offering with a demanding programme. She will be fortunate to benefit from the fact that the surrounding hills are home to collectors, most of them foreigners of Nordic origin, whom she will be able to win over. The Swedes and Dutch are more open to contemporary expression in both design and art than the often more cautious French. Aware that “the court is in Paris, the press is in Paris, everything is in Paris, ” the other reason for her influence was to take part in the Fiac and foreign fairs from the outset. Since then, she has consolidated her line of work as she has met new people and followed her own desires. The common thread running through her choices remains painting, but it’s not so much the medium itself that interests her as certain elements that incorporate literature and fiction—particularly involving people who come from a writing background and successfully combine it with conceptual approaches, drawing on references and contexts, often with a certain offbeat sense of humour. In no particular order, and across all generations, we find: Claude Catherine Issert, Chloë Stephan, Pascal Marius. Saint-Paul de Vence, février 2025. Au mur, œuvre de on the wall, work by Claude Viallat (© A. Lanneretonne) Viallat, Simon Hantaï, Gérard Gasiorowski, Gérard Traquandi, Cécile Bart, Jean-Charles Blais, François Morellet, Jean-Michel Alberola, Ben, Felice Varini, Michel Verjux, Denis Castellas, Gautier Ferrero, Mathieu Schmitt, Marine Wallon, John M. Armleder, Olivier Mosset, Christo, Lars Fredrikson, Pier Paolo Calzolari, Minjung Kim,Thomas Müller. Catherine Issert’s personal life remains intrinsically linked to that of her gallery, since it is above all a human adventure of accompanying artists over the long term, of stories of friendship and family. And currently, she sees it as a gift to have two wonderful collaborators, Pascal Marius and Chloë Stephan, who bring her an energy that supports her own and enables her to look to the future with confidence. n Isabelle de Maison Rouge is an art critic, member of AICA, and an independent curator, member of c-e-a. She is the author of books on contemporary art. She hosts the podcast les voix d’Artémisia: paroles de plasticiennes which succeeds cube rouge created in 2021. 18 artpress 534 ACTUALITÉS concilier avec le concept, au service de références et de contextes, et aussi un certain humour décalé. On y retrouve dans un joyeux désordre et toutes générations confondues: Claude Viallat, Simon Hantaï, Gérard Gasiorowski, Gérard Traquandi, Cécile Bart, JeanCharles Blais, François Morellet, Jean-Michel Alberola, Ben, Felice Varini, Michel Verjux, Denis Castellas, Gautier Ferrero, Mathieu Schmitt, Marine Wallon, John M. Armleder, Olivier Mosset, Christo, Lars Fredrikson, Pier Paolo Calzolari, Minjung Kim, Thomas Müller. La vie personnelle de Catherine Issert reste intrinsèquement liée à celle de sa galerie puisqu’il s’agit avant tout d’une aventure humaine d’accompagnement d’artistes sur la durée, d’histoires d’amitié et de famille. Et actuellement, elle perçoit comme un cadeau d’avoir deux collaborateurs formidables, Pascal Marius et Chloë Stephan, qui lui apportent une énergie qui soutient la sienne et lui permettent d’envisager sereinement l’avenir. ■ Isabelle de Maison Rouge est critique d’art, membre de l’ AICA, et commissaire d’exposition indépendante, membre de c-e-a. Auteure d’ouvrages sur l’art contemporain. Elle anime le podcast les voix d’Artémisia: paroles de plasticiennes qui succède à cube rouge créé en 2021. ——— How has the Catherine Issert Gallery managed to maintain such a consistently rigorous programme, right at the entrance to the once-wonderful village of Saint-Paul de Vence—once frequented by the greatest artists, now sadly a temple of kitsch?The explanation likely lies in the pioneering spirit of its founder and director, as well as in her unwavering commitment to the artists whose work she has chosen to champion.The gallery is celebrating its 50th anniversary by looking back on its history with a group exhibition (June 28th—Sept. 20th, 2025) and a publication (Bernard Chauveau, 325 p., 45 euros). A tribute. After studying literature in Nice, Catherine Issert, a good provincial, went to Paris to study art history at the Sorbonne in the Michelet Institute, at the École du Louvre and at Arts et Métiers, between 1969 and 1972. Contemporary art was not yet taught there, but the young student was already on the lookout for the artists of the time. Right from the start, Catherine Issert had just one idea in mind, remember the students who were her friends on the benches of the university and who are now curators: to open her own gallery. So she made a point of visiting Parisian galleries that showed contemporary art. At the time, they could still be counted on the fingers of two hands. Denise René, Iris Clert, Yvon Lambert, Daniel Templon, Jean Chauvelin, Ileana Sonnabend, Claude Bernard, Aimé Maeght, Jean Fournier, the Galerie de France... Catherine Issert remembers her first revelation in front of Malevitch’s constructivist drawings at Jean Chauvelin. Wandering the galleries, she was introduced to everything that could be presented in contemporary art, at the same time as discovering experimental music. For her first job, she became a documentalist at Jean Fournier and did biographical files, which she was not very keen on. The following year, she was still on rue du Bac, but this time at Aimé Maeght, to continue her expeFrançois Morellet. Correspondances amicales. Vue de l’exposition show view galerie Catherine Issert, en collaboration avec la galerie Zlotowski, 2017 . De gauche à droite, œuvres de from left, works by François Morellet, Felice Varini, Michel Verjux, Léon Tutundjian. (© François Fernandez) 21 artpress 534 SPOTLIGHTS of contemporary creation, creating the hugely successful Innocence (2021) by Finnish composer Kaija Saariaho, IlViaggio, Dante (2022) by Frenchman Pascal Dusapin and Picture a Day Like This (2023) by British composer George Benjamin. For this 77th edition of the festival, “resolutely placed under the sign of the ineluctable mutability of all things as well as the perpetual reinvention of oneself, ” as he liked to point out, Audi was preparing to follow the rehearsals of The Nine Jewelled Deer, a commission for a chamber opera, given in concert with the LUMA founlement l’idée de franchissement, de traversée et d’au-delà. Considérant ses expositions comme des bandes originales de cinéma, Mehretu fait confiance à son abstraction vivement colorée pour communiquer le viscéral, le ressenti – pour lequel, dit-elle, nous n’avons pas de langage approprié. Sivan Eldar, de son côté, ne peut concevoir de musique sans l’intervention des arts plastiques. Invitée en 2023 par l’Ircam à écrire une musique concrète sur la fontaine Stravinsky à partir de poèmes de Laura Vazquez, elle s’est souvenue d’une autre sculpture de Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, le Golem (1971), sur laquelle elle jouait enfant dans un parc à Jérusalem. Devant cette créature, tout à la fois mère et monstre, Eldar s’avoue conquise par le pouvoir de l’art, seul capable de signifier la vie confrontée aux forces de destruction. Lors de leur visite aux grottes des mille Bouddhas de Mogao pour contempler la peinture du cerf aux neuf couleurs (ou biche aux neuf bijoux), autre monstre-merveille qui rend meilleur, Peter Sellars voyait comme un sari dans les bordures ornementales qui entourent chaque grotte: «C’est là une tranche d’infini, s’enthousiasmait-il. Il y a 700 ans, les hommes peignaient des motifs en une seule ligne fine afin de nous rappeler que l’infini existe dans toutes les directions. Un potentiel infini de violence, un potentiel infini d’amour.» Il ajoute aujourd’hui: «Le souvenir de Pierre Audi donnera aux représentations de cet été une autre dimension, comme une dédicace.» ■ Emmanuel Daydé est historien de l’art, critique dramatique et musical. ——— The Nine Jewelled Deer is the latest commission by Pierre Audi, director of the Aix-en-Provence Festival of Lyric Art, who died suddenly last May.A world premiere for the 2025 edition, this Buddhist opera combines the talents of composer Sivan Eldar, singer Ganavya Doraiswamy, writer Lauren Groff and visual artist Julie Mehretu, all directed by Peter Sellars.An ultimate world of magic, desire and hope to be discovered at LUMA Arles from July 7th to 9th, then at theThéâtre du Jeu de Paume, in Aix, from July 13th to 16th. “What interests me most is what I don’t know, ” declared Pierre Audi. He believed in the need to broaden the meaning of the word “lyrical” and dreamt of a theatre “without walls, without the dictates of dramaturgy, without overly rigid visual proposals or staging. ” The former director of the Aix Festival, appointed in 2019 and who died this year, shared “exile and opera as a horizon” (Jack Lang). He was a tireless champion Julie Mehretu.TRANSpaintings (green ecstatic). 2024. (Ph.Tom Powel) 20 artpress 534 ACTUALITÉS Ganavya Doraiswamy, élevée entre New York et le Tamil Nadu indien, qui fait dialoguer les improvisations traditionnelles d’Inde du Sud avec la musique très écrite d’Eldar. Ganawya a quant à elle demandé à l’États-unienne Lauren Groff d’introduire dans le livret, outre sa mémoire familiale, le Sūtra de Vimalakīrti. «Vimalakīrti ne parle pas de personnes privilégiées se promenant pour en sauver d’autres qui sont pauvres, avance Ganavya. Il fait émerger le principe d’amour – tout comme le principe d’humilité, d’égalité et de connaissance – afin de le rendre accessible à tous et à toutes, que ce soit dans une cuisine, un bordel, au coin de la rue ou dans une salle de concert.» TRANCHE D’INFINI Ayant rencontré Sivan Eldar par l’entremise attentionnée de Kaija Saariaho, avec laquelle il avait créé son opéra Only the Sound Remains (2016) dans des décors de la plasticienne Julie Mehretu, Peter Sellars, juste après la disparition de la Finlandaise, a eu le sentiment d’un passage de flambeau entre les deux compositrices. Pour le metteur en scène, la conjugaison des paysages intérieurs méticuleux et surnaturels d’Eldar avec d’autres cultures permet «l’émergence fragile et chatoyante d’un nouvel être, ou peut-être d’une nouvelle ère». Et, une nouvelle fois, Mehretu seconde avec délicatesse la vision de Sellars. Renonçant au grand kakemono gris-beige raturé qui évoquait la peinture à l’encre de Chine dans l’opéra de Saariaho, elle préfère ici la transparence de sa récente série des TRANSpaintings. Si le préfixe «TRANS» décrit la transparence des peintures, il évoque éga■ «Ce qui m’intéresse le plus est ce que je ne connais pas », déclarait Pierre Audi. Il croyait au nécessaire élargissement du mot «lyrique» et rêvait d’un théâtre «sans murs, sans diktat de la dramaturgie, sans proposition visuelle ou mise en scène trop verrouillées ». L ’ancien directeur du festival d’Aix, nommé en 2019, décédé cette année, avait «l’exil en partage et l’opéra pour horizon» (Jack Lang). Il n’aura eu de cesse de défendre la création contemporaine, créant, avec un immense succès, Innocence (2021) de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho, Il Viaggio, Dante (2022) du Français Pascal Dusapin ou Picture a Day Like This (2023) du Britannique George Benjamin. Pour cette 77e édition du festival, «résolument placée sous le signe de la mutabilité inéluctable de toute chose comme de la perpétuelle réinvention de soi», comme il aimait à le rappeler, Audi s’apprêtait à suivre les répétitions de The Nine Jewelled Deer (La biche aux neuf bijoux), commande d’un opéra de chambre, passée de concert avec la fondation LUMA, à la compositrice israélo-américaine Sivan Eldar. Il n’en aura pas eu le temps. Soucieux «de voir comment le contemporain est remonté à la source du rituel pour inventer une nouvelle modernité», cet ami intime d’Anish Kapoor, Georg Baselitz ou Karel Appel – scénographes de certaines de ses propres mises en scène – ne pouvait que s’intéresser à l’art éthéré et transcendantal d’Eldar, où la question du rituel joue justement un rôle central. Après Like Flesh (2022), premier opéra d’Eldar, librement inspiré des Métamorphoses d’Ovide, qui raconte la relation conflictuelle entre nature et humanité, son second opéra, The Nine Jewelled Deer part également d’une légende, issue cette fois d’une fresque de la dynastie des Wei du Nord (386-534) peinte dans les grottes de Mogao en Chine. Cette fresque conte les vies antérieures du Bouddha et ses différentes incarnations, humaines ou animales. En l’occurrence, une biche merveilleuse, couverte de bijoux, vivant dans la forêt, dont la vue fait perdre la raison, rendant les humains capables de toute violence. S’y ajoutent les souvenirs de «l’orchestre de cuisine» de la grand-mère de la chanteuse et poétesse FESTIVAL D’AIX LA BICHE AUX NEUF BIJOUX THE NINE JEWELLED DEER Emmanuel Daydé Fresque du cerf aux neuf couleurs. Grottes bouddhiques de Mogao, Chine de l’Ouest The Nine Jewelled Deer (La biche aux neuf bijoux) est la dernière commande de Pierre Audi, directeur du festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, brutalement décédé en mai dernier. Création mondiale pour l’édition 2025, cet opéra bouddhiste conjugue les talents de la compositrice Sivan Eldar, de la chanteuse Ganavya Doraiswamy, de l’écrivaine Lauren Groff et de la plasticienne Julie Mehretu, le tout mis en scène par Peter Sellars. Un monde ultime de magie, de désir et d’espoir à découvrir à LUMA Arles du 7 au 9 juillet, puis auThéâtre du Jeu de Paume, à Aix, du 13 au 16 juillet.
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