ART PRESS n°531 - Page 1 - 531 AVRIL 2025 Mensuel bilingue paraissant le 25 de chaque mois Is published monthly 8, rue François-Villon, 75015 Paris Tél (33) 1 53 68 65 65 (de 9h30 à 13h) www.artpress.com * e-mail: initiale du prénom.nom@artpress.fr Comité de direction: Catherine Francblin, Guy Georges Daniel Gervis, Jacques Henric, Jean-Pierre de Kerraoul Catherine Millet, Myriam Salomon SARL artpress: Siège social 1, rue Robert Bichet 59440 Avesnes-sur-Helpe Gérant-directeur de la publication: J.-P. de Kerraoul jean-pierre.dekerraoul@sogemedia.fr Directrice de la rédaction: Catherine Millet* Rédacteur en chef adjoint: Étienne Hatt* Coordinatrice éditoriale et digital manager: Aurélie Cavanna* Assistante de direction: Mariia Rybalchenko* Conseiller: Myriam Salomon Système graphique: Roger Tallon (†2011) Maquette/système graphique: Magdalena Recordon, Frédéric Rey Traduction: Sauf mention contraire, Léon Marmor avec l’assistance de DeepL Collaborations: C.Catsaros, C.Le Gac (architecture) J.Henric, Ph.Forest (littérature), J.Aumont F.Lauterjung, J.-J.Manzanera, D.Païni (cinéma) A.Bureaud, D.Moulon (nouvelles techs), J.Bécourt J.Caux, M.Donnadieu, L.Goumarre, C.Kihm F.Macherez, L.Perez Correspondances: Bordeaux: D.Arnaudet Marseille: R. Mathieu, Rennes: J.-M.Huitorel Barcelone: A.Le Génissel, Berlin: T.de Ruyter Bruxelles: B.Marcelis, Hong Kong: C.Ha Thuc New York: E.Heartney, F.Joseph-Lowery, R.Storr Publicité/Advertising: Katia Mesbah /publicite@artpress.fr (33) 1 53 68 65 82 Agenda: Christel Brunet* Diffusion/Partenariats: Camille Chatelain* (33) 1 53 68 65 78 Abonnements/Subscriptions orders: (33) 3 27 61 30 82 (Alice Langella) serviceabonnements@artpress.fr France métropolitaine 79€/Autres pays 95€ Impression: Rotimpres (Espagne) Origine papier: Couché demi-mat 90gr UPM star Silk pâte mécanique: Finlande Contact distribution: Cauris Media (01 40 47 65 91) Dépôt légal du 1er trimestre 2025 CPPAP 0429K84708 ISSN 0245-5676 (imprimé) - ISSN 2777-2306 (en ligne) RCS Valenciennes 318 025 715 Couv.: Belkis Ayón. Sans titre (détail). 1993. Collographie, gélatine. 78,50 × 66 cm. (Coll. Royald Lally, Béziers; © Centre Pompidou-Metz /Ph. Patrick Brunet) © ADAGP, Paris, 2025, pour les œuvres de ses membres 531 ÉDITO 5 Beaux-Arts, régime de défaveur Unfavourable Treatment Étienne Hatt INTRODUCING DRAWING NOW 6 Farah Khelil Andréanne Béguin 8 Christelle Téa Chirine Hammouch 10 Baptiste Rabichon Étienne Hatt CHRONIQUES / COLUMNS 13 Hors-lieu carcéral, de l’intérieur Prison Off-Site, from the Inside Paul Ardenne 17 Images entre itinérance et sédentarité Between Itinerancy and Sedentariness Fabrice Lauterjung MONDE DE L’ART / ART WORLD 20 Berlin-Paris: le trajet de la galerie Bastian The Bastian Gallery’s Journey Annabelle Gugnon ACTUALITÉS / SPOTLIGHTS 24 Albert Serra, Tardes de Soledad Christian Milovanoff 28 Isabelle Prim, les Loups Fabrice Lauterjung DOSSIERS 30 GRANDE INTERVIEW CorinneVionnet, images collectives Collective Images Interview par Étienne Hatt 40 Prints Matter! Actualité de l’estampe Etching News Françoise Lonardoni 50 Sur le motif From the Motif Amélie Adamo 60 Quel art pour l’anthropocène? What Art for the Anthropocene? Interview de Paul Ardenne par Catherine Millet 65 EXPOSITIONS / REVIEWS Gloria Friedmann Après la fin In the Hours between Dawns Renaud Auguste-Dormeuil Nicola L Luxe, calme et volupté Raphaëlle Ricol Peter Knapp Terence Gower Silent Threads 82 AGENDA 85 LIVRES Jacques Henric, les profanateurs Carlo Ginzburg, la lettre tue ceux qui l’ignorent Olivier Cadiot, l’inextricable chute Arnaud Esquerre, «on ne peut plus rien dire» Éric Rondepierre, l’art de la fugue Pierre Apraxine, le passé a un avenir BillyWilder, Robert Altman, cinéastes iconoclastes 96 Comptes rendus 98 LE FEUILLETON DE JACQUES HENRIC Maurice Olender À VENIR, ARTPRESS N°532, MAI 2025 Peinture transatlantique: David Reed, Joan Mitchell, Rémy Hysbergue... Thomas Schütte à la Punta della Dogana Biennale d’architecture deVenise Les banlieues au Palais de la Porte dorée L’apocalypse à la BnF... PLUS, SUR ARTPRESS.COM À découvrir sur notre site, nos «actus en série», échos au numéro, Flashbacks en archives, Chefs-d’œuvre du moment, Points de vue, reviews spectacle vivant et expositions... 5 Le 4 février dernier, un communiqué de presse laconique du ministère de la Culture déclarait vacant le poste de directeur de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris (ENSBA): nommée en mars 2022, Alexia Fabre n’était pas reconduite dans ses fonctions, bien qu’elle en ait fait la demande. La nouvelle a ému étudiants et enseignants qui, à bon droit, ont jugé cette décision infondée et injuste. Elle a aussi ravivé des craintes quant à l’avenir de l’école. Voilà en effet plusieurs mois que l’ENSBA traverse de graves turbulences. À l’origine, la nécessité de procéder à des travaux dans des locaux vétustes, parfois dangereux, dont certains espaces ont même été condamnés alors que l’école est déjà à l’étroit. Cette urgence bâtimentaire concerne également l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais (ENSAPM) qui est aussi (mal) installée sur le même site. À cette occasion, sans en référer à la direction de l’ENSBA, le directeur de l’ENSAPM, Jean-Baptiste de Froment, a produit un document qui imaginait la «création d’un véritable campus des arts et de l’architecture ». Au-delà de la mutualisation des espaces et des moyens, son projet envisageait de réunir les enseignements et d’instaurer une spécialisation progressive vers les arts ou l’architecture, au mépris de la spécificité de l’ENSBA fondée sur le système des ateliers qui, mêlant les années, veut qu’un étudiant fasse toute sa scolarité auprès de l’un des artistes enseignants. Très mal reçu, on le comprend aisément, sur le fond comme sur la forme, par la direction, les enseignants et les étudiants de l’ENSBA, ce projet de rapprochement, pour ne pas dire de fusion, a suscité l’intérêt du ministère de la Culture dont dépendent les deux écoles. En juillet dernier, Rachida Dati a commandité une mission de réflexion dont les résultats se font toujours attendre, à moins qu’elle n’ait servi à rédiger la fiche de poste du prochain directeur où figure en bonne place la mission d’«inscrire l’établissement dans une dynamique de Campus, en redéfinissant les synergies avec l’Ensa-Malaquais». Au moment où vous lirez ces lignes, le processus de sélection du nouveau directeur ou de la nouvelle directrice aura probablement été bien avancé. Son profil en dira long sur la volonté de la ministre de calmer les esprits ou, au contraire, d’imposer une réforme qui pourrait, à l’avenir, être étendue afin de simplifier ce qu’elle a appelé «la jungle des écoles». Car, au-delà de l’ENSBA, cette crise interroge sur la stratégie mais aussi l’engagement du ministère à l’égard des écoles d’art qui sont pour la plupart dans des situations catastrophiques. Coïncidence malheureuse et révélatrice, ce même 4 février dernier, un autre communiqué de presse du ministère, beaucoup plus circonstancié, se réjouissait d’une «nouvelle stratégie nationale pour l’architecture» qui entend notamment, pour les cinq années à venir, «encourager les talents» et «renouveler l’enseignement et la recherche». Sa motivation: «L ’architecture constitue une discipline autant qu’une politique publique incontournable pour faire face aux défis de notre temps.» Est-ce parce que les arts visuels sont apparement moins utiles qu’ils doivent être laissés pour compte? Étienne Hatt ÉDITO ——— On February 4th this year, a terse press release from the Ministry of Culture declared vacant the post of Director of the École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris (ENSBA): appointed in March 2022, Alexia Fabre was not to be reappointed, even though she had applied for the position. The news came as a shock to students and teachers, who rightly felt the decision was unfounded and unfair. It also rekindled fears about the future of the school. For several months now, the ENSBA has been experiencing serious turbulence. At the root of this is the need to carry out work in dilapidated and sometimes dangerous premises, some of which have even been closed off at a time when the school is already cramped. This building emergency also concerns the École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais (ENSAPM), which is also (poorly) located on the same site. On this occasion, without consulting the management of the ENSBA, the director of the ENSAPM, Jean-Baptiste de Froment, produced a document imagining the “creation of a veritable arts and architecture campus.” In addition to pooling spaces and resources, his project envisaged combining courses and introducing progressive specialisation in the arts or architecture, in defiance of the ENSBA’s specificity, based on the studio system which, by mixing the years, means that students spend the whole of their studies with one of the teaching artists. Understandably very poorly received, both in terms of content and form, by the ENSBA’s management, teaching staff and students, this plan to merge the two schools has aroused the interest of the Ministry of Culture in charge of the two schools. Last July, Rachida Dati commissioned a reflection mission, the results of which are still awaited, unless it has been used to draft the job description of the next director, which includes the mission to “make the school part of a Campus dynamic, by redefining synergies with Ensa-Malaquais. ” By the time you read this, the selection process for the new Director will probably be well under way. His or her profile will speak volumes about the Minister’s desire to calm tempers or, on the contrary, to impose a reform that could, in future, be extended to simplify what she has called “the jungle of schools. ” Beyond the ENSBA case, this crisis raises questions about the Ministry’s strategy and commitment to art schools, most of which are in dire straits. By an unfortunate and revealing coincidence, on February 4th this year, another press release from the Ministry, much more detailed, welcomed a “new national strategy for architecture” which, for the next five years, aims to “encourage talent” and “renew teaching and research. ” Its motivation: “Architecture is both a discipline and a public policy that cannot be ignored if we are to meet the challenges of our time. ” Is it because the visual arts are apparently less useful that they should be left behind? Beaux-Arts, régime de défaveur Unfavourable Treatment DRAWING NOW 27-30 mars 2025 7 artpress 531 liserés et des ponctuations abstraites grâce à un travail de composition qui est déjà celui de l’agencement d’un plan dans un espace délimité, ici la page. Plus récemment, dans Histoire en flottaison, grisaille (2023), la ligne devient corde de piano et le point un cercle de papier-mâché; l’agencement, quant à lui, se fait ombre portée. Par cette attention passionnée à la composition, le geste de Farah Khelil est bien celui du dessin, qui dispose, par des moyens graphiques divers, des objets pluriels sur une surface, que celle-ci soit celle du papier, un mur ou des porte-documents. Parfois, la composition produit une représentation, dans les petits formats de la série Lignes (2015), les miettes de papier issues du dictionnaire sont assemblées pour créer une ligne d’horizon, dessinant un paysage visuel. Parfois, la composition restitue le processus de recherche et de travail. La dernière série, Feuillage, initiée en 2023 et toujours en cours, procède par strate, avec des transparents, des calques, jusqu’à des supports d’impression plus opaques comme le cuir. L ’artiste y déploie et aménage son paysage mental: cyanotypes, aquarelles, archives personnelles, fragments de texte, partitions, reproductions d’œuvres d’art, objets et ready-made. Elle nous ouvre les portes de son atelier, nous dévoile ses ressources, et partage avec nous les références qui l’animent et lui permettent la définition de soi par rapport à l’art. n Andréanne Béguin est critique d’art et commissaire d’exposition indépendante. Elle est lauréate du Nouveau Grand Tour de l’Institut français des Pays-Bas (2024), de la bourse de recherche de l’Institut français d’Allemagne (2024) et du programme Cura du Cnap (2024-25). ——— Born in Carthage in 1980 and now living in Paris, Farah Khelil interweaves the formalisation of knowledge with writing. At Drawing Now, the Lilia Ben Salah gallery is devoting a solo show to her. Presented in the “Insight” sector dedicated to artists to be discovered, Farah Khelil is one of five artists nominated for the 14th Drawing Now Prize. In 2012, on the death of her grandfather, a professor of literature and theology inTunis, Farah Khelil collected a family dictionary full of personal history. As a child, helped by her grandfather, she used it to do her Arabic homework. Time has left its mark on this volume, eaten away by parasites. Despite its deterioration, it has become a founding matrix for the artist’s practice. The cerebral essence of her creative desire finds its source in this encyclopaedic learning of things.This relationship and perception of the world through the prism of knowledge and transmission gave rise to a state of belief that she rediscovered during her studies at the BeauxArts inTunis in the early 2000s.The theoretical education she received there accentuated her training through the document. For want of being able to experience the masterpieces of Western art history in person, she discovered them through printed reproductions, in books and handouts. This documentary formalisation of the sensibility and encounter with art is still with her today, and her many series preserve its legacy: from the bargainhunted slides of 2017 to the document holders of 2023. This assertive aesthetic of the formalisation of knowledge is interwoven with Farah Khelil’s inclination for writing, in its primitive appearances between cuneiform and calligraphy. She draws on the very etymology of the word “writing, ” Latin for “incision” and Arabic for “ligature. ” For the series Iqra (2013), around a microchip, she repeats in ink as often as possible, without ever raising her hand, the first verb of the Koran addressed to Mohammed, “read” . On slides, in Effet de surface (2018), or on postcards in Musée du silence (2018), she makes incisions in the motifs to release hollow matter. She draws by notching and traces by cutting, sometimes with a cutter, sometimes with a laser. In the publishing venture undertaken with Antoine Lefebvre Éditions in 2015, the process involved a graphic subtraction of the family dictionary. Only the grids and tabs that organised the writing were extracted and copied. All the signs and tools that structure the written thought, thus detached from their content, become geometric figures. These schematic elements are the roots of her thesis L’Artiste en traducteur: la pensée du diagramme comme expérience de création defended in 2014. In the publication Mo’jam Al Arabia (2015) and in Encyclopédisme (2016), they are set against other outlines, these more figurative: all the naturalistic illustrations in the work. Fauna and flora coexist with abstract edgings and punctuations, thanks to a compositional process that is already that of arranging a plan in a delimited space, in this case the page. More recently, in Histoire en flottaison, grisaille (2023), the line becomes a piano wire and the dot a papier-mâché circle; the arrangement, for its part, becomes a drop shadow. Through this passionate attention to composition, Farah Khelil’s gesture is very much that of drawing, which uses a variety of graphic means to arrange multiple objects on a surface, whether that surface is paper, a wall or briefcases. Sometimes the composition produces a representation, as in the small formats of the Lignes series (2015), paper crumbs from the dictionary are assembled to create a horizon line, drawing a visual landscape. Sometimes the composition reflects the process of research and work.The latest series, Feuillage, begun in 2023 and still in progress, works in layers, using transparencies, tracing paper and even more opaque print media such as leather. In it, the artist unfurls and arranges her mental landscape: cyanotypes, watercolours, personal archives, fragments of text, scores, reproductions of works of art, objects and readymades. She opens the doors of her studio, reveals her resources, and shares with us the references that drive her and allow her to define herself in relation to art.n Andréanne Béguin is an art critic, curator and recipient of the grants from the Institut français des PaysBas (2024) and the Institut français d’Allemagne (2024) and the Cura programme of the Cnap (2024-25). INTRODUCING 6 artpress 531 L ’essence cérébrale de son désir créatif trouve sa source dans cet apprentissage encyclopédique des choses. De ce rapport et de cette perception du monde par le prisme du savoir et de la transmission découle un état de croyance qu’elle retrouvera pendant ses études aux Beaux-Arts de Tunis au début des années 2000. L ’enseignement théorique qu’elle y reçoit accentue sa formation à travers le document. À défaut de pouvoir s’initier, par la présence physique, aux chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art occidental, elle les découvre par des reproductions imprimées, dans des livres et des polycopiés. Cette formalisation documentaire du sensible et de la rencontre avec l’art l’habite encore aujourd’hui et ses nombreuses séries en conservent l’héritage: des diapositives chinées de 2017 jusqu’aux porte-documents de 2023. Cette esthétique affirmée de la formalisation du savoir s’entremêle à l’inclinaison de Farah Khelil pour l’écriture, dans ses apparitions primitives entre cunéiforme et calligraphie. Elle convoque à la fois l’étymologie même du mot «écriture», latine du côté de l’incision, arabe par ligature. Pour la série Iqra (2013), autour d’une puce électronique, elle répète à l’encre autant que possible, sans jamais lever la main, le premier verbe du Coran adressé à Mahomet, «lis». Sur des diapositives, dans Effet de surface (2018), ou sur des cartes postales dans Musée du silence (2018), elle vient inciser les motifs pour dégager de la matière en creux. Elle dessine par entaille et trace par découpage, tantôt au cutter, tantôt au laser. Dans l’aventure éditoriale menée avec Antoine Lefebvre Éditions en 2015, le processus s’est fait selon une soustraction graphique du dictionnaire familial. Ne sont extraites et copiées que les grilles et tabulations qui organisaient l’écriture. Tous les signes et outils qui structurent la pensée rédigée, ainsi détachés de leurs contenus, deviennent des figures géométriques. Ces éléments schématiques sont les racines de sa thèse l’Artiste en traducteur: la pensée du diagramme comme expérience de création soutenue en 2014. Dans la publication Mo’jam Al Arabia (2015) et dans Encyclopédisme (2016), ils sont mis en regard d’autres contours, ceux-ci plus figuratifs: toutes les illustrations naturalistes de l’ouvrage. La faune et la flore cohabitent avec des ■ En 2012, à la mort de son grand-père, professeur de lettres et de théologie à Tunis, Farah Khelil recueille un dictionnaire familial chargé d’histoire personnelle. Enfant, aidée par son aïeul, elle s’en servait pour faire ses devoirs d’arabe. Le temps a laissé son empreinte sur ce volume, rongé par des parasites. Malgré sa détérioration, il devient une matrice fondatrice pour la pratique de l’artiste. FARAH KHELIL Andréanne Béguin Née à Carthage en 1980, vivant aujourd’hui à Paris, Farah Khelil entremêle formalisation du savoir et écriture. À Drawing Now, la galerie Lilia Ben Salah lui consacre un solo show. Présentée dans le secteur «Insight» dédié aux artistes à découvrir, Farah Khelil fait partie des cinq artistes nommés au 14e prix Drawing Now. De gauche à droite from left: Feuillage. 2023. Porte-documents, cyanotype, aquarelle, documents. 31,5 x 22,5 cm. (Ph. Romain Darnaud; Court. l’artiste et lilia ben salah gallery). Iqra. 2013. Encre et puce électronique sur papier. 50 x 40 cm. (Ph. Farah Khelil) DRAWING NOW 27-30 mars 2025 9 artpress 531 For several years now, Christelle Téa has been known for her virtuoso line drawings, an inimitable style that in many ways brings her closer to the world of illustration.We first discovered her in 2021, when she produced a series for the library of the Institut national d’histoire de l’art. At the time, it was fun to recognise the familiar faces of the researchers in the Salle Labrouste, and to take a fresh look at the caryatids at the entrance to the central shop. Christelle Téa is a wellknown name to collectors, but also and above all to museums and cultural institutions, having been invited to take up residencies there. We remember her work on the collections of the Musée national JeanJacques Henner (2017), those of the Musée Cognacq-Jay (2019), the reserves of the Palais Galliera (2019) and the staircase of the Fondation Custodia (2021). We think nostalgically of Sempé’s humour, but the artist claims a more direct lineage with Bernadette Després (1), Quentin Blake (the historic illustrator of Roald Dahl’s novels), Albrecht Dürer (for Das große Rasenstück, 1503) and Sam Szafran. In videos posted on social networks, the artist shows herself at work, and we discover her sure hand, her unmistakable line, which reproduces reality as faithfully as possible, without artifice. A quest “for resemblance, not realism, ” by choosing “the most significant elements in the complexity of the visible. ” Her interest in drawing stems from the bored evenings she spent as a child waiting for her parents to finish their day’s work in the family restaurant. Then came her training at the Beaux-Arts in Paris (2010-15), where students and teachers did not understand her taste for drawing, a medium that was disparaged. But the artist is stubborn, and proves wrong all those who did not believe in this desire, and even less in that of figuration. Her work also includes “drawings of places, ” views, in the style of paintings by Caillebotte and Monet, of the Gare Saint-Lazare (2023), the Rue de Londres (2023), the Palais Garnier (2018) and the Galerie Chaptal (2018). She also has a taste for the anecdotal, the banal, the surprising, like the rubbish piled up in the streets of the capital as a result of the dustmen’s strike in March 2023. Sitting on her occasional stool, the draughtswoman set about describing in minute detail, without any preparatory studies or photographs, a mountain of rubbish to convey the incongruity of the situation. For her third participation at Drawing Now, ChristelleTéa is initiating a collaboration with London’s Purdy Hicks Gallery, after first being presented under the curatorship of Philippe Piguet in 2018, and then by the former Jean Brolly gallery in 2019. Alongside Pierre Bergian, Jonathan Delafield, Alice Maher and Ciara Roche, she is now exhibiting a series of self-portraits in fascinator, an elegance that has characterised her for several years. In her portraits, made on the spot, her face appears smiling and friendly. Alongside these Indian ink drawings and works on paper sketched on the spot at the Musée Gustave Moreau, there is a series of 200 pastries produced during various trips and strolls around Paris. Colour is used for the “sweet treat. ” On the back of each work: the place and day on which the dish was discovered, to create an inventory of gustatory memories. Most recently, ChristelleTéa has been in residence at the Muséum national d’Histoire naturelle (2020-2021), the Aquarium de Paris (2023-2024), exhibited at the Propriété Caillebotte (2020), the Bibliothèque Sainte-Geneviève (2022) and the Château de Malmaison (2024). Since then, she has travelled to neighbouring countries to get inside the finest opera houses. Sometimes, when her presence is authorised, she becomes a discreet but passionate spectator at an orchestra rehearsal. Characters—hitherto almost absent from her compositions—and words appear here and there, almost foreshadowing a forthcoming comic strip project. n 1 Comic strip author and illustrator, notably of the series Tom-Tom et Nana published in J’aime lire magazine. Chirine Hammouch is an art historian and art critic. De gauche à droite from left: Vue depuis les coursives, Salle Labrouste, Bibliothèque de l’INHA, 13.I.2021. Encre de Chine sur papier. 50 x 65 cm. (Coll. part.). L ’Escalier, Musée national Gustave Moreau, 13.XI.2024. Encre de Chine sur papier. 65 x 50 cm. (Court. l’artiste et Purdy Hicks). (© Ch.Téa) INTRODUCING 8 artpress 531 ■ Cela fait plusieurs années déjà que Christelle Téa est connue pour ses dessins à la ligne virtuose, ce style inimitable qui la rapproche, à bien des égards, du monde de l’illustration. On la découvrit en 2021, à l’occasion d’une série réalisée à la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art. On s’amusait alors à reconnaître les visages familiers des chercheurs de la Salle Labrouste, à regarder d’un autre œil les cariatides de l’entrée du magasin central. Christelle Téa est un nom bien identifié des collectionneurs mais aussi, et surtout, des musées et des institutions culturelles pour y avoir été conviée dans le cadre de résidences. On se souvient de ce regard posé sur les collections du Musée national Jean-Jacques Henner (2017), celles du musée Cognacq-Jay (2019), les réserves du Palais Galliera (2019) et l’escalier de la fondation Custodia (2021). On pense avec nostalgie à l’humour de Sempé mais l’artiste revendique davantage une filiation avec Bernadette Després (connue notamment pour être l’illustratrice de la série Tom-Tom et Nana parue dans J’aime lire), Quentin Blake (illustrateur historique des romans de Roald Dahl), Albrecht Dürer (pour les plantes de Das große Rasenstück, 1503) et Sam Szafran. Dans des vidéos publiées sur les réseaux sociaux, la dessinatrice se met en scène travaillant et l’on découvre cette main sûre, ce trait qui ne ment pas et qui reproduit le plus fidèlement possible, sans artifices, le réel. Une quête «de ressemblance et non de réalisme» en choisissant «les éléments les plus signifiants dans la complexité du visible». La pratique du dessin lui vient de ses soirées d’ennui passées, enfant, à attendre que ses parents achèvent leur journée de travail dans le restaurant familial. Viendra ensuite la formation dispensée aux Beaux-Arts de Paris (201015) où élèves et enseignants ne comprendront pas son goût pour le dessin, médium déprécié. Mais l’artiste s’entête et donne tort à tous ceux qui n’ont pas cru en ce désir et encore moins à celui de figuration. Dans son œuvre, il y a aussi ces «dessins de lieux», ces vues, à la manière des tableaux de Caillebotte et Monet, de la gare Saint-Lazare (2023), de la rue de Londres (2023), du Palais Garnier (2018) et de la galerie Chaptal (2018). Un goût, également, pour l’anecdote, le banal qui surprend, comme les immondices entassées dans les rues de la capitale causées par la grève des éboueurs en mars 2023. Assise sur son tabouret d’appoint, la dessinatrice s’était attelée à la description minutieuse, sans aucune étude préparatoire ni photographie, d’une montagne de déchets pour retranscrire l’incongruité de la situation. Pour sa troisième participation à Drawing Now, ChristelleTéa initie une collaboration avec l’enseigne londonienne Purdy Hicks Gallery après avoir d’abord été présentée sous le commissariat de Philippe Piguet en 2018, puis par l’ancienne galerie Jean Brolly en 2019. Aux côtés de Pierre Bergian, Jonathan Delafield, Alice Maher, Ciara Roche, elle expose aujourd’hui un ensemble d’autoportraits au bibi, une élégance qui la caractérise depuis plusieurs années. Dans ses portraits, réalisés sur le vif, son visage apparaît souriant, amical. Près de ces dessins à l’encre de Chine et des travaux sur papier croqués sur le motif au musée Gustave Moreau, une série de 200 pâtisseries réalisée à l’occasion de différents voyages et flâneries parisiennes. La couleur apparaît pour la «gourmandise». Au dos de chaque œuvre: le lieu et le jour de la découverte du mets pour composer un inventaire de souvenirs gustatifs. Dernièrement, ChristelleTéa fut en résidence au Muséum national d’histoire naturelle (2020-21), à l’Aquarium de Paris (2023-24), exposée à la Propriété Caillebotte (2020), à la bibliothèque Sainte-Geneviève (2022) et au château de Malmaison (2024). Depuis, elle sillonne les pays voisins pour pénétrer l’intérieur des plus belles maisons d’opéra. Parfois, lorsqu’on autorise sa présence, elle se rend témoin, en spectatrice discrète et passionnée, de la répétition d’un orchestre. Surgissent alors des personnages – jusqu’ici quasi absents dans ses compositions – et des paroles de ci de là qui annoncent, on le souhaiterait presque, un projet de bande dessinée à venir. ■ Chirine Hammouch est historienne de l’art et critique d’art. ——— ChristelleTéa, born in 1988, is a French artist who excels in line drawing, with a particular penchant for depicting places, both indoors and outdoors, and the people who inhabit them. In the “General” section of Drawing Now, the London gallery Purdy Hicks is devoting a focus to her work. CHRISTELLE TÉA Chirine Hammouch Attachée à le représentation de lieux, extérieurs et intérieurs, la Française née en 1988 ChristelleTéa excelle dans le dessin au trait. Dans le secteur «Général» de Drawing Now, la galerie londonienne Purdy Hicks lui consacre un focus où elle montre, notamment, une série d’autoportraits au bibi. DRAWING NOW 27-30 mars 2025 11 artpress 531 However, beyond Rabichon’s fascination with spatial imagery, his Vues d’artiste are above all a pretext for experimentation aimed at blending the properties of drawing and photography. For each of them, the artist has drawn his composition in coloured pencil, with a few additions in ink, on a sheet of tracing paper. The lines are deliberately clumsy and obvious, as are the blurring. He then used his drawing to make a photographic print, either by direct contact for the smaller works, or with an enlarger for the larger ones (1). In all cases, the sheet of tracing paper is a negative, the preparation of which must anticipate the inversion of colours and values in the print.To obtain a red planet, he has to draw it in blue—i.e. show the Earth to obtain Mars. For the greens of the vegetation, he had to vary the pinks and purples—pure science fiction. But the main inversion is of course that of the black background of space which, left in reserve on the tracing paper, only speckled with small black dots that will form distant stars, becomes a photographic black purely when printed. Sometimes, to reinforce the depth, for example when he wants to represent a black hole, he removes all filters by cutting the sheet of tracing paper. Therein lies the interest of his Vues (indeed) d’artiste: in the combined effects of drawing and photographic matter. ■ 1 Contact print: the tracing paper is placed on a sheet of photosensitive paper and exposed. The artist calls these “photogrammed drawings. ” The dimensions of the image are the same as those of the original drawing. Enlarger print: the sheet of tracing paper is placed in an enlarger, at a distance from the photosensitive paper. cially the most hybrid.The presentation of a single series by the Binome gallery at Drawing Now invites us to approach his work through the small end of the telescope. Produced compulsively in the summer of 2022, at the very moment when the James Webb telescope was sending out its first-ever images of the cosmos, Rabichon’s almost 90 Vues d’artiste take their title from the representations that were long commissioned from illustrators to put into images astrological and cosmic realities that technical tools were unable to render or even capture. Rabichon was fond of the artist’s views that he sometimes collected. He adopted certain principles from them, such as landscape views that responded to the laws of the pictorial genre. In fact, several of Rabichon’s Vues d’artiste seem to place the observer on a star as if in front of a terrestrial landscape, and extend the ranges to the planets, stars and galaxies of the surrounding cosmos. The others follow the model of artist’s views, giving the impression of being captured by telescopes on land or in space. But the comparison with scientific images ends there. Rabichon’s childlike representations of space lack the precision and rigour of artist’s views. In fact, they are pure fantasy. Often, his planets are covered in lush vegetation, reminiscent of gardens of Eden. More rarely, there are monumental sculptures in the style of the monoliths on Easter Island, or ruined architectural structures that seem to suggest the existence of past extraterrestrial civilisations. Did they disappear as a result of collisions? Dangerously close together, Rabichon’s stars produce cast shadows that the artist seems to revel in. à l’existence de civilisations extraterrestres passées. Ont-elles disparu à la suite de collisions? Dangereusement proches les uns des autres, les astres de Rabichon produisent des ombres portées dont l’artiste semble se délecter. Pourtant, au-delà de la fascination de Rabichon pour l’imagerie spatiale, ses Vues d’artiste sont surtout un prétexte à une expérimentation visant à mêler les propriétés du dessin et de la photographie. Pour chacune d’entre elles, l’artiste a dessiné sa composition au crayon de couleur, avec quelques ajouts à l’encre, sur une feuille de calque. Le trait est volontairement maladroit, apparent, de même que les estompages. Il utilise ensuite son dessin pour réaliser un tirage photographique, soit par contact direct pour les plus petites, soit avec un agrandisseur pour les plus grandes (1). Dans tous les cas, la feuille de calque est un négatif dont la confection doit anticiper l’inversion des couleurs et des valeurs au tirage. Pour obtenir une planète rouge, il doit la dessiner en bleu – soit figurer laTerre pour obtenir Mars. Pour les verts de la végétation, il doit varier les roses et les violets – pure science-fiction. Mais la principale inversion est bien sûr celle du fond noir de l’espace qui, laissé en réserve sur la feuille de calque, seulement moucheté de petits points noirs qui formeront des étoiles lointaines, devient au tirage un noir purement photographique. Parfois, pour en renforcer la profondeur, par exemple lorsqu’il veut représenter un trou noir, il supprime tout filtre en découpant la feuille de calque. C’est là que réside tout l’intérêt de ses Vues (bel et bien) d’artiste: dans les effets du dessin et la matière photographique conjugués. ■ 1Tirage par contact: la feuille de calque est posée sur une feuille de papier photosensible et insolée. L ’artiste parle de «dessins photogrammés». Les dimensions de l’image sont les mêmes que celles du dessin original. Tirage à l’agrandisseur: la feuille de calque est placée dans un agrandisseur, à distance du papier photosensible. ——— Photographer Baptiste Rabichon at Drawing Now? In the “Process” section, dedicated to “experimentation with new approaches to contemporary drawing,” the Binome gallery is presenting his Vues d’artiste series alongside works that combine drawing and photography by Corinne Mercadier and AurelK. Nothing resembles a series by Baptiste Rabichon less than another series by Baptiste Rabichon: born in 1987, the artist has studied at the Beaux-Arts in Dijon, Lyon and Paris, as well as at Le Fresnoy, and is the author of a virtuoso and prolific experimental body of work that takes photography as its subject and material, exploring all its states, espeINTRODUCING 10 artpress 531 ■ Rien ne ressemble moins à une série de Baptiste Rabichon qu’une autre série de Baptiste Rabichon: né en 1987 , l’artiste passé par les Beaux-Arts de Dijon, Lyon et Paris, ainsi que par Le Fresnoy, est l’auteur d’une œuvre expérimentale virtuose et prolixe qui prend pour matière et sujet la photographie dont il explore tous les états, surtout les plus hybrides. La présentation d’une seule série par la galerie Binome à Drawing Now invite à aborder son œuvre par le petit bout de la lorgnette ou, faudrait-il dire, du télescope. Réalisées de manière compulsive au cours de l’été 2022, au moment même où le télescope James Webb faisait parvenir ses premières images jamais vues du cosmos, les presque 90 Vues d’artiste de Rabichon empruntent leur titre à ces représentations qui furent longtemps commandées à des illustrateurs pour mettre en image des réalités astrologiques et cosmiques que les outils techniques ne pouvaient restituer ni même capter. Rabichon est friand de ces vues d’artiste qu’il lui arrive de collecter. Il en reprend certains principes comme les vues paysagères répondant aux lois du genre pictural. De fait, plusieurs des Vues d’artiste de Rabichon semblent placer l’observateur sur un astre comme devant un paysage terrestre et échelonnent les plans jusqu’aux planètes, étoiles et galaxies du cosmos environnant. Les autres reprennent le modèle de vues d’artiste donnant l’impression d’être saisies par des télescopes terrestres ou spatiaux. Mais la comparaison avec les images scientifiques s’arrête là. Les représentations spatiales volontiers enfantines de Rabichon n’ont pas la précision et la rigueur des vues d’artiste. Elles sont même purement fantaisistes. Souvent, ses planètes sont recouvertes d’une végétation luxuriante qui peut faire penser à des jardins d’Éden. Plus rarement, se dressent des sculptures monumentales à la manière des monolithes de l’île de Pâques ou des structures architecturales en ruine qui semblent laisser croire BAPTISTE RABICHON Étienne Hatt Le photographe Baptiste Rabichon à Drawing Now? Dans le secteur «Process» dédié aux «expérimentations des voies nouvelles du dessin contemporain», la galerie Binome présente sa série Vues d’artiste conjointement aux travaux entre dessin et photographie de Corinne Mercadier et AurelK. De gauche à droite from left: Vue d’artiste 043.Vue d’artiste 003. 2022. Dessins photogrammés sur papier chromogène. 30 x 40 cm. (Court. l’artiste et Binome) artpress 531 HORS-LIEU CARCÉRAL, DE L’INTÉRIEUR PRISON OFF-SITE, FROM THE INSIDE 13 intervielllw COLUMN PHOTOGRAPHIE étienne hatt ■ Le printemps est là et, avec lui, les projets d’évasion. Où partir cet été? Cette question, le détenu, cette personne retenue prisonnière, ne peut se la poser. Programmer une levée d’écrou providentielle, la grâce qui libère ou l’envol discret au moyen de cette « belle » devenue plus qu’improbable dans nos prisons high tech – ne rêvons pas, vae victis, malheur aux vaincus de la société ayant eu le tort de violer ses lois. Partir? Sûrement pas. L ’enfermement, donc. Et cette occupation d’intérieur, pour le peuple des prisonniers et prisonnières qui y consent: créer, au sein de l’espace de détention, de toutes les manières possibles. Écrire, beaucoup s’y adonnent, mais aussi peindre, sculpter, à plusieurs fins: surtout, s’apaiser et surmonter ses conditions d’incarcération, jamais faciles; préparer aussi une exposition, certes plus rarement. Ceci, seul et pour soi ou sous la conduite de plasticiens intervenants accrédités par l’autorité pénitentiaire, guides du goût autant que soutiens bienveillants. PLUS PRÈS DE LA VÉRITÉ Leur bonne réputation serait-elle minorée (pas de publicité pour l’univers carcéral, comme l’exige en général l’administration gestionnaire des prisons), on ne compte plus, à ce jour, les ateliers d’artiste en prison, à l’image de celui dirigé, par l’intermédiaire du musée des beaux-arts du Locle (MBAL, en Suisse), jusqu’en mars dernier (12 oct. 2024-16 mars 2025), par l’artiste suisse d’origine iranienne Laurence Rasti dans le cadre de la 11e triennale de l’art imprimé contemporain, Pr3 : Prison, Protest, Print. Au creux d’un atelier significativement intitulé «Un mur comme horizon», cette photographe plasticienne prend ses quartiers dans le centre de détention La Promenade de La Chaux-de-Fonds où elle propose aux détenus de donner une représentation imagée de leurs ressentis. Les clichés nés de cette collaboration s’attardent en priorité sur les lieux, représentés souvent vides, ainsi que sur le corps du détenu, saisi avant tout dans des poses d’attente. L ’impression dominante est celle de l’isolement, d’un décentrement asocial vécu non dans un banal «nonlieu» (Marc Augé) mais bien plutôt en un hors-lieu. Le monde de l’art s’est peu intéressé, et rarement avec sérieux, à la prison, jusqu’à une date récente en tout cas. Les martyrs chrétiens emprisonnés que l’on représente à l’orée des temps modernes bénéficient de cellules qui ressemblent à des intérieurs d’église (Pieter Neefs, Intérieur d’une prison où l’on voit saint Pierre délivré par un ange, c.1620-1630). Les Prisons imaginaires de Piranèse (Carceri d’invenzione, 1750), plus que des descriptions rigoureuses, s’avèrent, elles, des exercices de style. Gustave Courbet, emprisonné pour son rôle durant la Commune de Paris, met à profit son séjour à Sainte-Pélagie pour brosser un autoportrait – un de plus (le Prisonnier de Sainte-Pélagie, 1872). Van Gogh représente-t-il une ronde de prisonniers dans la prison anglaise de Newgate (la Cour de la prison, 1890)? Rien de vécu, il s’agit là de la copie du tableau d’un autre artiste… Le 20e siècle change la donne. Le projet d’humanisation de la prison que l’on y forme (jusqu’à concevoir une prison sans murs) et le souci de réhabilitation de la personne incarcérée aboutissent à la mise en place d’ateliers d’art au sein de nombre de centres de détention, en Europe particulièrement. De même, les prisonnier(ère)s-artistes commencent à exister, voire à être reconnus, autour de quelques «stars» issues de ce vivier plutôt peu attendu. Citons, parmi les historiques, Francis Lagrange dit «F’lag», qui donne de la vie au bagne de Cayenne durant les années 1930-1940 dessins et peintures tant documentaires qu’intimes, au-delà des clichés, ou, pour la période récente, le Panaméen Jhafis Quintero, auteur de performances filmées où ce condamné à une lourde peine met en scène les techniques de survie utilisées dans les prisons sud-américaines, violentissimes. Si bien des artistes contemporains non incarcérés travaillent à présent sur le thème de la prison (cf. la passionnante exposition le Sens de la peine organisée en 2016 à la Terrasse-Espace d’art contemporain de Nanterre par Barbara Polla), à l’instar, après Steve McQueen et OlivieroToscani, de Frank Smith, Joachim Olender, Mohamed L’ÉPOQUE paul ardenne Laurence Rasti avec A., D., G., L., M., N.,T., Z. Sténopé réalisé par N., atelier Un mur comme horizon, 2023. (© Laurence Rasti / Enquête photographique neuchâteloise 2024) artpress 531 CHRONIQUE 14 Bourouissa, Jean-Michel Pancin ou encore Nicolas Daubanes (parmi bien d’autres qui mériteraient d’être cités), il reste que la perception de l’incarcération et de ses lieux par l’incarcéré(e) en personne se tient plus près de la vérité. Le condamné-artiste n’esthétise pas seulement la vie carcérale, il l’incarne. Sa condition de reclus phagocyte son être jusqu’à cette obsession qui fait si souvent le lit des œuvres d’intérêt. Il convient à ce titre de rendre hommage au tandem d’artistes anglais Jeremy Deller et John Costi, commissaires, l’automne dernier, de l’exposition londonienne grand format No Comment à Koestler Arts (1er nov.-15 déc. 2024), institution caritative de soutien au milieu pénitentiaire et de diffusion de créations nées derrière les barreaux britanniques. Sur la base d’une sélection de 7500 œuvres de détenu(e)s, Deller et Costi (ce dernier a passé six ans, pour vol à main armée, enfermé à Felton Young Offenders, où il a initié sa pratique artistique) ont offert au public un panel significatif de la création plastique «emprisonnée». Qu’en dire? Celle-ci, d’une richesse insoupçonnée, signale que l’artiste détenu(e), s’il (elle) donne beaucoup figure à des personnes aimées de son entourage (portraits de famille, amitiés), à des animaux familiers et à des paysages souvent ouverts, n’est pas ennemi non plus de la recherche artistique, ce que démontrent certaines installations ou sculptures. Difficile en revanche d’établir un palmarès, pour cause d’anonymat des œuvres présentées, règlement pénitentiaire oblige. Qu’à cela ne tienne, le plus important à retenir est que l’art sert l’humain, et qu’il le sert partout.n depicted as empty, and on the inmates’ bodies, captured primarily in waiting poses.The dominant impression is one of isolation, of an asocial decentring experienced not in a banal“non-place” (MarcAugé) but rather in an “off-site” . The art world has shown little, if any, serious interest in prisons, until recently.The imprisoned Christian martyrs depicted at the dawn of modern times have cells that resemble church interiors (Pieter Neefs, Intérieur d’une prison où l’on voit saint Pierre délivré par un ange, c. 1620-1630). Piranesi’s Carceri d’invenzione (1750), more than rigorous descriptions, are exercises in style. Gustave Courbet, imprisoned for his role during the Paris Commune, took advantage of his stay at Sainte-Pélagie to paint a selfportrait—yet another (Le Prisonnier de Sainte-Pélagie, 1872). Did Van Gogh depict a round of prisoners in the English prison of Newgate (The PrisonYard, 1890)? No, it’s just a copy of another artist’s painting. The 20th century changed all that. The project to humanise prisons (to the point of conceiving a prison without walls) and the concern to rehabilitate prisoners led to the setting up of art workshops in many detention centres, particularly in Europe. Similarly, prisoner-artists are beginning to exist, and even to be recognised, around a few “stars” from this rather unexpected pool. Francis Lagrange, known as“F’lag, ” who brought life to the Cayenne penal colony in the 1930s and 1940s, through drawings and paintings that were both documentary and intimate. Or, more recently, Panamanian artist Jhafis Quintero, who filmed a series of performances in which this heavily sentenced prisoner demonstrated the survival techniques used in South American prisons. While many non-incarcerated contemporary artists are now working on the theme of prison (cf. the fascinating exhibition Le Sens de la peine organised in 2016 at La Terrasse-Espace d’art contemporain de Nanterre by Barbara Polla), such as, after Steve McQueen and OlivieroToscani, Frank Smith, Joachim Olender, Mohamed Bourouissa, Jean-Michel Pancin and Nicolas Daubanes (among many others who deserve to be mentioned), the fact remains that the perception of incarceration and its sites by the prisoner himself is closer to the truth. The convict-artist not only aesthetises prison life, he embodies it. His condition as a recluse engulfs his being to the point of obsession, which is so often the bedrock of works of interest. IN THE SERVICE OF HUMANITY In this respect, it is appropriate to pay tribute to the English artist duo Jeremy Deller and John Costi, who last autumn curated the largeformat London exhibition No Comment at Koestler Arts (Nov. 1st—Dec. 15th, 2024), a charitable institution that supports the prison environment and disseminates works created behind British bars. On the basis of a selection of 7,500 works by prisoners, Deller and Costi (the latter spent six years, for armed robbery, locked up at Felton Young Offenders, where he initiated his artistic practice) offered the public a significant panel of “imprisoned” plastic art. What can we say? The unsuspected richness of this work shows that, while the imprisoned artist often depicts loved ones (family portraits, friendships), familiar animals and often open landscapes, he or she is no stranger to artistic research, as some of the installations and sculptures demonstrate. However, due to prison regulations, it is difficult to draw up a list of winners, as the works on display remain anonymous. Whatever the case, the most important thing to remember is that art serves human beings, and serves them everywhere.n ——— Spring is here, and with it, escape plans. Where to go this summer? This is a question the inmate, the person being held prisoner, cannot ask himself. Plan a providential release, a pardon that will set you free, or a discreet flight in one of the “beauties” that have become more than improbable in our hightech prisons—let’s not dream, vae victis, woe betide those defeated by society who have had the misfortune to break its laws. Leave? Certainly not. Confinement, then.And this indoor occupation, for those prisoners who agree to it: creating, within the confines of the prison, in every possible way. Many of them write, but they also paint and sculpt, for a variety of purposes: above all, to soothe themselves and overcome the never easy conditions of incarceration; they also prepare an exhibition, although this is less common.All this, alone and for oneself, or under the guidance of visual artists accredited by the prison authorities, guides to taste as much as benevolent supporters. Despite their good reputation (no publicity for the prison world, as is generally required by the prison authorities), there are now countless artists’ workshops in prisons, such as the one run by the Musée des BeauxArts du Locle (MBAL, in Switzerland) until last March (Oct. 12th, 2024—March 16th, 2025), by the Swiss artist of Irani origin Laurence Rasti as part of the 11thTriennial of Contemporary PrintArt, Pr³: Prison, Protest, Print.As part of a workshop entitled “Un mur comme horizon” (“A wall as a horizon”), this visual artist-photographer took up residence in La Promenade detention centre in La Chaux-de-Fonds, where she asked prisoners to give a pictorial representation of their feelings.The images that emerge from this collaboration focus primarily on the premises, which are often De gauche à droite from left: Life Inside. HM Prison Isle of Wight, 2024. Teddy Bear Soap. HM Prison Maghaberry, 2024. Positive Thoughts in Dark Places. HM Prison Erlestoke, 2024. Cette page this page: No Comment, commissariat Jeremy Deller & John Costi, 2024 17 intervielllw COLUMN artpress 531 n Le 11 mars 1963 pourrait être à la vidéo ce que le 28 décembre 1895 fut au cinéma: un emblématique commencement. Les projections des vues Lumière au Salon indien du Grand Café du boulevard des Capucines à Paris avaient consacré la naissance du spectacle cinématographique. Exposition of Music: Electronic Television par Nam June Paik à la galerie Parnass de Wuppertal marquera, rétrospectivement, le début «officiel» de l’art vidéo. Si ces deux moments ont fait date, c’est à avoir su, chacun, définir un modèle: la salle comme lieu d’accueil des séances publiques (et payantes) du cinématographe et, présenté dans un espace d’exposition, l’art vidéo comme une hybridation entre images en mouvement et formes sculpturales (basées sur l’objet téléviseur) [1]. Soit deux dispositifs pour deux manières d’investir l’espace engageant le corps dans des attitudes opposées. Dans une salle de cinéma, le spectateur est immobile, assis dans un fauteuil face à un grand écran, plus ou moins en état «d’hypnose» (Raymond Bellour), tandis que le visiteur errant au milieu d’œuvres vidéo disséminées au sein d’une exposition est libre de ses déplacements, entre «flânerie» (Domique Païni) et «somnambulisme» (Élie During). Le corps du «regardeur» comme variable d’ajustement permettant de définir ce que seraient, d’un côté, le cinéma, de l’autre, l’art vidéo, voilà une définition bien commode… et tout à fait insatisfaisante à décrire ces deux formes artistiques, si proches et si différentes. L ’histoire de l’art a toujours été concomitante de celle des techniques. Sans l’invention des systèmes optiques, pas de photographie. Sans photographie, pas de cinéma. Sans télévision, pas d’art vidéo. Sans art vidéo et, quelques décennies plus tôt, sans l’époque du cinéma muet, avec ses projections foraines jusqu’en 1908, ses accompagnements musicaux, ses bonimenteurs commentant les films et ses premières tentatives multiécrans, l’utopie d’un cinéma élargi et toutes les heureuses «dérives» du cinéma dit expérimental auraient-elles pareillement vu le jour? Et sans l’arrivée des caméras numériques, l’inféodation du cinéma au support de fixation des images qu’est la pellicule aurait-elle été si rapidement contestée? Un accroissement de la mobilité résultant de l’ère industrielle aura aussi bouleversé notre perception du monde. Dans son livre Paysages en mouvement (Gallimard, 2005), Marc Desportes explique, entre autres, la relation modifiée du territoire par l’arrivée du train: le défilement et l’ouverture à de plus grands espaces embrassés en un regard auront eu des conséquences esthétiques engendrées par des corps transportés. De ce point de vue, le rituel cinématographique de la projection de films en salles paraît être à contre-courant d’une ère marquée par la vitesse et l’irrépressible besoin de bouger. Sauf à consentir au paradoxe, y voir la possibilité d’un voyage immobile; et le IMAGES ENTRE ITINÉRANCE ET SÉDENTARITÉ BETWEEN ITINERANCY AND SEDENTARINESS CINÉMA fabrice lauterjung déplacement ferroviaire comme une proto-expérience cinématographique (pas surprenant, du reste, que le train ait été autant filmé). Cette nouvelle ère, dont l’époque actuelle n’est qu’un prolongement, semble perpétuellement tiraillée entre itinérance et sédentarité, entre locomotions et corps apathiques – le plus souvent assis: dans un bureau, un salon, un cinéma, un métro… devant des écrans, à regarder des images bouger (2). IMAGES APATRIDES Les images ne bougent pas seulement sur les écrans, elles passent, au gré des besoins, d’un écran à l’autre, mobiles comme celles et ceux qui les regardent. Sous ce prisme, les pionniers que furent Nam June Paik et Wolf Vostell, auront été visionnaires: l’objet symptomatique de leurs expérimentations – le téléviseur – est aujourd’hui un contenant de plus en plus désolidarisé de son contenu initial – la télévision. Les techniques de captation et de restitution des images (caméscopes, magnétoscopes, lecteurs DVD, Blu-Ray), les jeux vidéo, les média-centers, les passerelles multimédia (Chromecast) sont autant de moyens ayant permis d’interrompre le flux télévisuel et de se réapproprier, en le déviant de sa fonction première, le téléviseur devenu un écran parmi d’autres (ordinateurs, smartphones, tablettes) sur lesquels migrent des images de plus en plus apatrides. Cette dissémination des écrans – et, donc, des images –, qui ne se limite plus à une invasion de nos espaces publics et privés mais à une sollicitation engageant nos corps à une interactivité tactile et immersive (dont les jeux vidéo auront fourni les premières ébauches), représente, pour le cinéma, un matériau avant tout narratif (le Diabolique Docteur Mabuse [1961] de June Balthazard & Pierre Pauze. Demain, si le jour se lève. Exposition 3bisF , Aix-en-Provence, 2024-25. (© Jean-Christophe Lett) artpress 531 CHRONIQUE 18 Fritz Lang, Videodrome [1983] de David Cronenberg, The Blackout [1997] d’Abel Ferrara), sans conséquences réelles sur le modèle de la projection en salle, mais s’avère, en revanche, constitutive de l’art vidéo, dont les enjeux formels engagent autant (et parfois davantage) le dispositif de monstration des images que les images elles-mêmes. Si les deux arts réussissent à prendre le pouls de leur époque, la pulsation cinématographique est avant tout celle d’une projection incorporée à un dispositif pensé pour s’effacer au profit du film. Bien qu’il y ait évidemment un écran, la physicalité de celui-ci doit être niée pour que les images opèrent comme «une fenêtre ouverte sur le monde» (Alberti). La tridimensionnalité y est un leurre de l’écran, tandis qu’elle est, pour l’art vidéo, un espace d’affirmation de sa présence. Si cette distinction paraît convaincante à définir une ligne de partage, elle n’en demeure pas moins réductrice. Dans sa configuration avant-gardiste, le cinéma n’aura eu de cesse de remettre en question le modèle de la projection en salle, dominant à partir de 1910, et sa dimension illusionniste. L ’art vidéo, tout au long de son évolution, s’est engouffré dans les brèches du dispositif cinématographique. C’est ce dont témoignait l’exposition Demain, si le jour se lève de June Balthazard et Pierre Pauze au 3bisF , à Aix-en-Provence, composée d’objets sculpturaux intégrant des écrans plats et de trois films: une double projection côtoyant les sculptures-vidéo dans l’espace principal, et deux mono-projections plus «cinématographiques» dans deux petites pièces fermées. Peut-être cette «évolution» de l’art vidéo s’apparente-telle davantage à une «révolution», par un retour aux origines d’un cinéma dont l’histoire, alors naissante, n’était pas encore assurée de commencer par une séance au Grand Café du boulevard des Capucines, un 28 décembre 1895.n 1 Que la notion de sculpture ait été immédiatement convoquée au début de l’art vidéo est, du reste, symptomatique de la mobilité requise par ce nouveau médium. 2 L ’art vidéo serait comme une confirmation de ce tiraillement. ——— March 11th, 1963 could be to video what December 28th, 1895 was to cinema: an emblematic beginning. The Lumière screenings in the Salon Indien of the Grand Café on the Boulevard des Capucines in Paris marked the birth of the cinematographic spectacle. Nam June Paik’s Exposition of Music: Electronic Television at the Parnass gallery in Wuppertal marked, in retrospect, the “official” beginning of video art. If these two events were milestones, it was because they each defined a model: the cinema as a venue for public (and paying) screenings of the cinematograph and, presented in an exhibition space, video art as a hybrid between moving images and sculptural forms (based on the television object) [1]. In other words, two devices for two ways of taking over the space, by encouraging the body to adopt opposing attitudes. In a cinema, the viewer is immobile, seated in an armchair facing a large screen, more or less in a state of “hypnosis” (Raymond Bellour), while the visitor wandering among video works scattered throughout an exhibition is free to move about, between “strolling” (Domique Païni) and “somnambulism” (Élie During). The body of the “viewer” as an adjustment variable for defining cinema and video art, on the one hand, and video art on the other, is a convenient definition... and a totally unsatisfactory one for describing these two art forms, which are so close and yet so different. The history of art has always run parallel to that of technology. Without the invention of optical systems, there would be no photography. Without photography, there would be no cinema. Without television, there would be no video art. Without video art and, a few decades earlier, without the era of silent cinema, with its fairground shows until 1908, its musical accompaniments, its hucksters commenting on the films and its first multi-screen attempts, would the utopia of an enlarged cinema and all the happy “drifts” of so-called experimental cinema have seen the light of day in the same way? And without the arrival of digital cameras, would cinema’s dependence on film as a medium for fixing images have been so quickly challenged? An increase in mobility resulting from the industrial age will also have changed our perception of the world. In his book Paysages en mouvement (Gallimard, 2005), Marc Desportes describes, among other things, how the arrival of the train altered our relationship with the land: the scrolling of trains and the opening up of larger spaces to be embraced in a single glance will have had aesthetic consequences engendered by transported bodies. From this point of view, the cinematic ritual of screening films in cinemas seems to run counter to an era marked by speed and the irrepressible need to move. Unless we agree to the paradox, seeing in it the possibility of an immobile journey, and rail travel as a proto-cinematic experience (it’s not surprising, incidentally, that trains have been filmed so much). This new era, of which the current one is an extension, seems perpetually torn between itinerancy and sedentariness, between locomotion and apathetic bodies—most often seated: in an office, a living room, a cinema, the underground... in front of screens, watching images move (2). STATELESS IMAGES Images don’t just move around on screens, they move from one screen to another as and when required, as mobile as the people who watch them. In this respect, the pioneers Nam June Paik and Wolf Vostell were visionaries: the symptomatic object of their experiments—the television set—is now an increasingly disconnected container from its original content—television.Techniques for capturing and reproducing images (camcorders, video recorders, DVD players, BluRay), video games, media centres and multimedia gateways (Chromecast) are all ways of interrupting the flow of television and reappropriating it by diverting it from its original function, with the television set becoming just another screen (computers, smartphones, tablets) onto which increasingly stateless images migrate. This dissemination of screens—and therefore of images— , which is no longer limited to an invasion of our public and private spaces but involves our bodies in a tactile and immersive interactivity (of which video games provided the first sketches), represents, for cinema, a primarily narrative material (Fritz Lang’s The Evil Doctor Mabuse [1961], David Cronenberg’s Videodrome [1983], Abel Ferrara’s The Blackout [1997]), with no real consequences. On the other hand, it is a constituent part of video art, where the formal issues are as much (and sometimes more) about the way the images are shown as about the images themselves. While both arts succeed in taking the pulse of their times, the cinematic pulse is above all that of a projection incorporated into a device designed to fade into the background in favour of the film. Although there is obviously a screen, its physicality must be denied if the images are to operate as “a window open onto the world” (Alberti). Tridimensionality is a lure of the screen, whereas in video art it is a space for asserting its presence. While this distinction may seem convincing in defining a dividing line, it is nonetheless reductive. In its avant-garde configuration, cinema never ceased to challenge the model of theatrical projection, dominant from 1910 onwards, and its illusionist dimension. Video art, throughout its development, has always been caught in the loopholes of the cinematographic system.This was demonstrated by June Balthazard and Pierre Pauze’s exhibition Demain, si le jour se lève at 3bisF , in Aix-en-Provence, which featured sculptural objects incorporating flat screens and three films: a doubleprojection alongside the video sculptures in the main space, and two more “cinematic” single-projections in two small closed rooms. Perhaps this “evolution” of video art is more akin to a “revolution, ” a return to the origins of a cinema whose history, then in its infancy, was not yet certain to begin with a screening at the Grand Café on the Boulevard des Capucines on December 28th, 1895. n 1The fact that the notion of sculpture was immediately invoked at the beginning of video art is symptomatic of the mobility required by this new medium. 2Video art is like a confirmation of this hesitation. David Cronenberg. Videodrome. 1984. 87 min 21 artpress 531 SPOTLIGHTS auprès des conservateurs du musée. Ainsi s’est nouée une vive amitié. Puis il y eut Cy Twombly, rencontré pour une publication dédiée à Picasso à l’occasion du décès de celuici. Il y eut Warhol aussi. La visite à la Factory est pour Aeneas Bastian un souvenir marquant. Il a alors 7 ans. Il fait son premier voyage à New York avec son père et Beuys et les accompagne à la Factory où Warhol souhaite photographier une nouvelle fois Beuys (il réalisa des sérigraphies de l’Allemand de 1980 à 1986). C’est ainsi que Warhol, dans la foulée de ses prises de vue de Beuys, réalise le portrait du petit Aeneas qui a cru pendant quelques années que le comédien déguisé en Mickey Mouse et l’autre en Oncle Sam, et d’autres personnages vus à la Factory, étaient les amis réels de Warhol. «J’ai compris un peu plus tard comment il travaillait…» La succession a commencé à Berlin, en 2016, quand le bâtiment historique de la galerie, près de l’île aux musées de Berlin, a été offert à l’État pour en faire un centre d’éducation à l’art pour les écoliers et les étudiants, ainsi 20 artpress 531 ACTUALITÉS Et encore une! Paris attire les galeries du monde entier et, à son tour, la galerie berlinoise Bastian ouvre, ce printemps, un lieu (150 m2 ) dans le quartier du Marais, à côté du musée Picasso.À Berlin, la galerie représente Joseph Beuys, CyTwombly,AndyWarhol,Anselm Kiefer, Damien Hirst et une vingtaine d’autres artistes, parmi lesquels Ulrich Erben et PaulWallach.À l’exception de Sonia Delaunay et d’Emma Stibbon, surtout des hommes. Son installation à Paris lui fait prendre un tournant résolument féminin en intégrant d’un coup sept artistes, toutes des femmes. Pour l’ouverture, elles ont réalisé une exposition de groupe, The Seven Magnificent:Valérie Favre, Xenia Hausner, Ingeborg Lüscher, Simone Haack, LilianTomasko, Cristina Lucas, SandraVásquez de la Horra. ■ « La galerie a été fondée par mon père, Heiner Bastian, en 1989, et je la dirige depuis 2016, raconte Aeneas Bastian qui aura 50 ans cette année. Jusqu’à présent, je n’avais introduit que peu d’artistes en mon nom propre. Là, j’ai désiré me lancer en invitant ces sept femmes à rejoindre la galerie. J’ai voulu exprimer quelle était l’essence de mes rencontres de ces dernières années.» Aeneas Bastian – dont le prénom (Énée, en français) a été suggéré à ses parents par Cy Twombly – n’arrive pas à Paris par hasard. Il est très francophile, parle le français couramment, a entamé ses études de littérature comparée à la Sorbonne, pour les finir à Berlin. Il est l’auteur d’une thèse sur Albert Camus, et plus précisément sur le Mythe de Sisyphe (1942). «La découverte de Camus a été décisive pour moi», dit-il. Qui sont ces sept artistes? Elles sont toutes internationalement reconnues. Commençons par la peintre Valérie Favre (née en 1959, en Suisse) qui a été remarquée sur la scène française avant de partir pour Berlin dans les années 1990. Citons ensuite la peintre autrichienne Xenia Hausner (née en 1951) qui a réalisé de nombreux décors de théâtre et d’opéra, entre autres pour Covent Garden à Londres, avant de se consacrer exclusivement, depuis 1990, à une peinture hybridée à la photographie. Ingeborg Lüscher (née en 1936, en Allemagne), veuve de Harald Szeemann, est, elle, une artiste protéiforme, photographe, vidéaste, sculptrice… La plus jeune des sept est la peintre allemande Simone Haack (née en 1978) qui vient d’exposer ses étranges peintures à Paris dans le cadre de Paris surréaliste (cf. artpress nº524). Son Neuer Magischer Realismus (Nouveau réalisme magique) à la Kunsthalle de Dessau (17 janvier-22 février 2025) a inauguré l’ensemble des expositions du centenaire du Bauhaus en ce début d’année. La remarquable peintre et sculptrice suisse LilianTomasko (née en 1967) est basée à Londres. «Qu’est-ce le Self [le Soi] ? » est la question qu’elle explore sans relâche. L ’Espagnole Cristina Lucas (née en 1973) révèle le pouvoir et ses mécanismes par des vidéos, des dessins, des performances et des installations. Elle a été exposée au musée du Jeu de Paume, à Paris, en 2010. Enfin, les dessins cirés de l’Allemande Sandra Vásquez de la Horra (née en 1973, au Chili) sont peuplés de créatures étranges, hybrides, surréalistes provenues de la culture populaire, de la religion, des mythes. Elle a participé à la 59e biennale de Venise. «Les femmes sont le futur du monde. Avec ces sept artistes, la galerie Bastian entre dans l’art actuel. Je les ai choisies pour leur sensibilité et leur forte singularité, explique Aeneas Bastian. J’aimerais, si elles le souhaitent, qu’elles forment comme une communauté. J’aime cette idée de partir ensemble montrer des œuvres en France.» Quand on lui demande pourquoi aucune Française ne fait partie de son choix, en faisant remarquer que nombre BERLIN-PARIS : LE TRAJET DE LA GALERIE BASTIAN THE BASTIAN GALLERY’S JOURNEY Annabelle Gugnon de galeries étrangères choisissent de s’installer à Paris sans faire entrer dans leur programme des artistes français, il répond: «Je ne voulais pas apporter de l’eau à la rivière. C’est une question de respect pour ce qui existe déjà. Sachant que de nombreux artistes français sont déjà exposés par les galeries françaises, je ne pensais pas pouvoir apporter quelque chose de plus.» NOUVEAU CHAPITRE En tout cas, l’ouverture de ce lieu parisien offre à Aeneas Bastian l’occasion d’ouvrir un nouveau chapitre de la galerie Bastian, de faire ses propres choix artistiques, tout en conservant les artistes actuels de la galerie. Laquelle fait partie de l’histoire de l’art. Son père, Heiner Bastian, auteur des sept volumes du catalogue raisonné de Cy Twombly, a été un proche de Joseph Beuys qu’il a rencontré à Berlin à la fin des années 1970. Pour sa grande exposition au musée Guggenheim de NewYork (2 nov. 1979-2 janv. 1980), Beuys avait demandé à Heiner Bastian d’être son logisticien et son interlocuteur anglophone (l’artiste, alors, ne parlait pas bien l’anglais) De gauche à droite from left: Aeneas Bastian. 2019. (Ph. Christoph Petras). LilianeTomasko. Shapeshifter (In a state of frenzy). 2024. Acrylique et spray sur toile on linen. 193 x 193 cm. (© LilianeTomasko). (Pour tous les visuels all pictures: Court. Bastian)
ART PRESS n°531 - Page 1
ART PRESS n°531 - Page 2
viapresse