ART PRESS n°529 - Page 3 - 529 FÉVRIER 2025 Mensuel bilingue paraissant le 25 de chaque mois Is published monthly 8, rue François-Villon, 75015 Paris Tél (33) 1 53 68 65 65 (de 9h30 à 13h) www.artpress.com * e-mail: initiale du prénom.nom@artpress.fr Comité de direction: Catherine Francblin, Guy Georges Daniel Gervis, Jacques Henric, Jean-Pierre de Kerraoul Catherine Millet, Myriam Salomon SARL artpress: Siège social 1, rue Robert Bichet 59440 Avesnes-sur-Helpe Gérant-directeur de la publication: J.-P. de Kerraoul* Directrice de la rédaction: Catherine Millet* Rédacteur en chef adjoint: Étienne Hatt* Conseiller: Myriam Salomon* Coordinatrice éditoriale et digital manager: Aurélie Cavanna* Assistante de direction: Mariia Rybalchenko* Système graphique: Roger Tallon (†2011) Maquette/système graphique: Magdalena Recordon, Frédéric Rey Traduction: Sauf mention contraire, Léon Marmor avec l’assistance de DeepL Collaborations: C.Catsaros, C.Le Gac (architecture) J.Henric, Ph.Forest (littérature), J.Aumont F.Lauterjung, J.-J.Manzanera, D.Païni (cinéma) A.Bureaud, D.Moulon (nouvelles techs), J.Bécourt J.Caux, M.Donnadieu, L.Goumarre, C.Kihm F.Macherez, L.Perez Correspondances: Bordeaux: D.Arnaudet Marseille: R. Mathieu, Rennes: J.-M.Huitorel Barcelone: A.Le Génissel, Berlin: T.de Ruyter Bruxelles: B.Marcelis, Hong Kong: C.Ha Thuc New York: E.Heartney, F.Joseph-Lowery, R.Storr Publicité/Advertising: Katia Mesbah /publicite@artpress.fr (33) 1 53 68 65 82 Agenda: Christel Brunet* Diffusion/Partenariats: Camille Chatelain* (33) 1 53 68 65 78 Abonnements/Subscriptions orders: (33) 3 27 61 30 82 (Alice Langella) serviceabonnements@artpress.fr France métropolitaine 79€/Autres pays 95€ Impression: Rotimpres (Espagne) Origine papier: Couché demi-mat 90gr UPM star Silk pâte mécanique: Finlande Contact distribution: Cauris Media (01 40 47 65 91) Dépôt légal du 1er trimestre 2025 CPPAP 0429K84708 ISSN 0245-5676 (imprimé) - ISSN 2777-2306 (en ligne) RCS Valenciennes 318 025 715 Couv.: Roméo Mivekannin. La Blanche et la Noire (détail). 2022. Bains d’élixir et acrylique sur toile libre. (Court. Galerie Eric Dupont, Paris, et Galerie Cécile Fakhoury, Abidjan/Dakar; Ph. © Grégory Copitet) © ADAGP, Paris, 2025, pour les œuvres de ses membres 529 ÉDITO 5 Peindre l’irreprésentable Painting the Unrepresentable Catherine Millet INTRODUCING 6 Ece Bal Annabelle Gugnon CHRONIQUES / COLUMNS 11 Subversif? Subversive? Paul Ardenne 15 Des secondes légendaires Legendary Seconds Fabrice Lauterjung 19 Catalogue Pierre Soulages /John Chamberlain Colin Lemoine ACTUALITÉS / SPOTLIGHTS 22 Bozar: un siècle de peinture panafricaine A Century of Pan-African Painting Vanina Géré 26 Prix HCB: la Haute Kabylie de Karim Kal Upper Kabylia by Karim Kal Étienne Hatt DOSSIERS 30 GRANDE INTERVIEW Barthélémy Toguo, un monde en mouvement A Moving World Interview par Philippe Ducat 38 PEINDRE L’IRREPRÉSENTABLE PAINTING THE UNREPRESENTABLE 41 Gerhard Richter, donner à voir Allowing to See Erik Verhagen 44 Jérôme Zonder, reprendre l’Histoire en main Taking History back in Hand Interview par Catherine Francblin 47 Miriam Cahn, mon écriture rythmique My Rhythmic Writing 51 Stéphane Pencréac’h, le massacre des innocents The Massacre of the Innocents Julie Chaizemartin 54 Sur la piste du chocolat asiatique, une enquête artistique On the Trail of Asian Chocolate: an Artistic Investigation Caroline HaThuc 60 Jean-Luc Godard, de l’écran aux cimaises From Screen to Wall Dominique Païni 65 EXPOSITIONS / REVIEWS Chronoplasticity Air de repos Pauline Bazignan Marina Caneve Réouverture du MAMC+ Anita Molinero Word Is Round Aleksandra Kasuba Fertiles fantômes Alaïa/Kuramata Sophie Ristelhueber Thomas Hirschhorn 82 AGENDA 85 LIVRES Marguerite Duras, écriture audacieuse D.H. Lawrence, enfin Ramón Sender, œuvre au noir Jorge Luis Borges, l’énigme Thomas A.Ravier, Dieu, la littérature et le père Marie de Quatrebarbes, déambulation troublante Serge Gainsbourg, sous influences Federico Fellini, fragments d’un discours cinéphilique Derek Jarman, un jardin secret Marcel Duchamp, médium, aristocrate et thaumaturge Jean Clay, l’anonymat est un combat 96 Comptes rendus 98 LE FEUILLETON DE JACQUES HENRIC André S.Labarthe À VENIR, ARTPRESS N°530, MARS 2025 Interview Ugo Rondinone Francisco Tropa Aurélie Pétrel Art & Language L’art dégénéré au musée Picasso La galerie Duchamp à Yvetot Cinéma du réel... PLUS, SUR ARTPRESS.COM À découvrir sur notre site, la série «Art & Sport», des échos au numéro, nos Flashbacks en archives, Chefs-d’œuvre du moment, Points de vue, ainsi que nos reviews spectacle vivant et expositions... 5 Il y a exactement 21 ans, artpress était le lieu d’une polémique suscitée par un texte de Georges Didi-Huberman dans le catalogue de l’exposition Mémoire des camps: photographies des camps de concentration et d’extermination nazis, 1933-1999, organisée par Clément Chéroux (Hôtel de Sully, 2001). On pouvait voir dans l’exposition les quatre photographies, dont deux prises depuis l’intérieur d’un bâtiment où se trouvait une chambre à gaz, les deux autres à proximité, par des membres du Sonderkommando de Birkenau à l’été 1944. Les Sonderkommandos étaient les détenus contraints d’accompagner les autres prisonniers à la chambre à gaz, puis d’évacuer les corps, de les brûler, également de trier les vêtements. Avec un courage inouï, un petit groupe d’entre eux réalisa ces témoignages où l’on aperçoit un groupe de femmes forcées de se déshabiller avant d’être conduites à la mort, puis la crémation à l’air libre de corps gazés. Ce texte de Didi-Huberman suscita de violentes critiques dans les Temps modernes auxquelles il répondit tout en développant son propos dans Images malgré tout (Minuit, 2003). Jacques Henric et Philippe Forest défendirent le livre dans nos pages (artpress n°297), ce qui suscita des demandes de droit de réponse d’Élisabeth Pagnoux et de Claude Lanzmann (n°300 et 301), ce dernier dénonçant une prétendue «fétichisation» de ces images. Or, c’est le livre de Didi-Huberman qui incita Gerhard Richter à entreprendre une dizaine d’années plus tard quatre tableaux, reproduisant en grand format ce que le philosophe avait appelé «de pauvres lambeaux», puis à renoncer à les montrer, recouvrant ces images de couleurs étalées à la spatule, constatant que sa peinture ne pouvait atteindre «la puissance de vérité des photographies». Aujourd’hui, ces tableaux désormais abstraits sont conservés à la Neue Nationalgalerie de Berlin, dans une salle où ils font face à des miroirs de même format. Dispositif idéal pour les selfies! C’est cette spectacularisation, à l’envers des scrupules de l’artiste, qui a fait réagir Éric de Chassey dans un livre, Donner à voir. Images de Birkenau, du Sonderkommando à Gerhard Richter (Gallimard, 2024), qui commente autant le destin des photographies originales que celui des tableaux de Richter. Certes, des reproductions des photographies sont accrochées dans la même salle, mais bien discrètes. «Rien ne force les visiteurs, constate l’historien, à avoir conscience de cette co-présence.» Ajoutons: si les reproductions peintes par Richter n’avaient pas été recouvertes, y aurait-il autant d’amateurs de selfies? Dans le titre de notre dossier, «irreprésentable» (Undarstellbar) est emprunté au titre d’un tableau de Miriam Cahn. Il se trouve que c’est aussi le dernier mot de Jérôme Zonder dans l’interview qu’il a donnée à Catherine Francblin au sujet de ses dessins d’après les mêmes photographies du Sonderkommando, et que Julie Chaizemartin l’emploie dans sa présentation de l’œuvre de Stéphane Pencréac’h réalisée d’après une photographie du massacre du 7 octobre 2023. Les terroristes, auteurs de ce massacre, au contraire des nazis, en ont diffusé eux-mêmes des images pour amplifier la terreur, mais peu d’entre nous peuvent en supporter la vision, et les rechercher pour d’autres motifs que l’enquête historique relève sans doute, en effet, du voyeurisme. «Je pense que l’horreur se représente modestement», dit Pencréac’h. Modestes, des peintres se sentent toutefois le devoir de braver l’irreprésentable. Georges Didi-Huberman écrivait dans Images malgré tout: «Pour savoir, il faut s’imaginer.» Pour s’imaginer, il faut des images. Des peintres nous en proposent, que nous pouvons regarder sans être aveuglés ni par la peur, ni par la fascination. Catherine Millet ÉDITO ——— Exactly 21 years ago, artpress was the site of a controversy sparked by a text by Georges Didi-Huberman in the catalogue of the exhibition Memoire des camps: photographies des camps de concentration et d'extermination nazis, 1933-1999, curated by Clément Chéroux (Hôtel de Sully, 2001). The exhibition featured four photographs, two of which were taken from inside a building containing a gas chamber, the other two from nearby, by members of the Birkenau Sonderkommando in the summer of 1944.The Sonderkommandos were the prisoners forced to accompany the other prisoners to the gas chamber, then to evacuate the bodies, burn them and sort the clothes. With incredible courage, a small group of them produced these testimonies, which show a group of women forced to undress before being led to their deaths, followed by the open-air cremation of gassed bodies. Didi-Huberman’s text provoked violent criticism in Temps modernes, to which he responded while developing his point in Images in Spite of All (The University of Chicago Press, trans. by Shane B. Lillis, 2008). Jacques Henric and Philippe Forest defended the book in our pages (artpress n°297), prompting requests for a right to reply from Élisabeth Pagnoux and Claude Lanzmann (n°300 and 301), the latter denouncing an alleged “fetishisation” of these images. Yet it was Didi-Huberman’s book that prompted Gerhard Richter, some ten years later, to undertake four paintings, reproducing in large format what the philosopher had called “poor shreds, ” and then to stop showing them, covering the images with colours spread with a spatula, realising that his painting could not achieve “the power of truth of the photographs. ”Today, these now abstract paintings are kept at the Neue Nationalgalerie in Berlin, in a room where they face mirrors of the same format. Ideal for selfies! It was this spectacularisation, which runs counter to the artist’s scruples, that prompted Éric de Chassey to write a book, Donner à voir. Images de Birkenau, du Sonderkommando à Gerhard Richter (Gallimard, 2024), which comments as much on the fate of the original photographs as that of Richter’s paintings. Reproductions of the photographs hang in the same room, but they are very discreet. “Nothing forces visitors to be aware of this co-presence, ” notes the historian. And if the reproductions painted by Richter had not been covered up, would there be so many people taking selfies? In the title of our dossier, “unrepresentable” (Undarstellbar) is borrowed from the title of a painting by Miriam Cahn. It also happens to be the last word used by Jérôme Zonder in the interview he gave to Catherine Francblin about his drawings based on the same photographs of the Sonderkommando, and Julie Chaizemartin uses it in her presentation of Stéphane Pencréac’h’s work based on a photograph of the massacre of October 7th, 2023. The terrorists who carried out the massacre, unlike the Nazis, distributed the images themselves to amplify the terror, but few of us can bear to see them, and seeking them out for reasons other than historical investigation is undoubtedly voyeuristic. “I think that horror can be represented modestly, ” says Pencréac’h. Modest painters, however, feel it their duty to defy the unrepresentable. Georges Didi-Huberman wrote in Images in Spite of All: “To know, you have to imagine. ” To imagine, you need images. Painters offer us images that we can look at without being blinded by fear or fascination. Peindre l’irreprésentable Painting the Unrepresentable INTRODUCING 6 artpress 529 INTRODUCING 7 artpress 529 ECE BAL Annabelle Gugnon Récemment présentée, avec Louisa Marajo et Célia Muller, à la galerie Maïa Muller dans l’exposition In the Making. Chapitre 1, Ece Bal développe une pratique organique et synesthésique qui joue de la liberté des éléments. ■ Ece Bal a un nom qui danse. Et ses œuvres tiennent d’une subtile chorégraphie entre performance, poésie, expériences scientifiques, transmutations végétalistes, pigments organiques, envolées olfactives… Elle est née en 1992, enTurquie, elle a vécu à Izmir, est venue à Paris pour faire des études de cinéma expérimental, puis a atterri aux Beaux-Arts, sous les lumières de Dove Allouche, puis d’Ann Veronica Janssens, deux ateliers donnant la part belle à l’expérimentation. Car Ece Bal est une artiste qui expérimente, qui reprend des pratiques de laboratoire, qui produit des œuvres sur des lames de microscope géantes, qui fait des décoctions de rose, de sauge, de romarin dans des flacons à bouillir, qui a une palette d’artiste très organique. On y trouve de la suie, du sel, de la bile de bœuf, de la pierre d’alun… Elle réalise ses propres pigments avec de l’indigo fermenté, avec des noyaux de cerises ou d’abricots brûlés. PRENDRE SOIN Tout comme les plantes qu’elle utilise, son art prend soin. Soin du monde, soin des humains, soin de l’imagination, soin de la biodiversité… Ainsi le millepertuis, cette délicate fleur jaune connue pour ses vertus cicatrisantes, est au cœur de Olfictions I (2024), une ligne de huit petites fioles de verre qu’elle a soufflées ellemême. Dans chaque fiole, une base d’essence végétale de millepertuis devenue rouge après trois mois de macération dans l’huile d’olive. Chaque fiole offre une autre nuance, allant du vermillon au carmin, par des concentrations plus ou moins denses de substrat auquel elle ajoute différentes huiles essentielles très odorantes. Cette suite cherche à sortir du monde rétinien pour aller vers un univers de musicalité, de gamme musicale par l’odeur. Avec cette question synesthésique: peut-on entendre ou sentir une couleur plutôt que la voir? Dans un monde contemporain aux prises avec la toute-puissance des images et leur pouvoir de fascination, cette question ouvre un espace de liberté, voire de soin psychique. Le dispositif hypnotique Souffle (2022) installe l’interrogation au cœur de la respiration. Il consiste en un plateau de cuivre rempli d’eau de rose sur laquelle une vidéo projette une goutte de pigment blanc (du carbonate de calcium) qui se dilate et se rétracte avec régularité. En se mettant au diapason de cette alternance, le visiteur devient présent à son propre souffle. L ’image se dissout pour devenir rythme et conscience. Elle devient également odeur grâce au parfum diffus de l’eau de rose. «Ce à quoi je veux arriver, dit Ece Bal, c’est réussir à intervenir le moins possible pour laisser s’exprimer les éléments et les dispositifs (1).» Ainsi son installation De la ronde au noyau (2022), présentée pour son diplôme de fin d’études aux Beaux-Arts de Paris, met en relation des tasseaux de bois de pin avec de gigantesques lames de microscope sur lesquelles elle a transféré le dessin noir formé par un goutte-à-goutte à la surface de l’eau. Ce dessin est réalisé en noir de pêche, d’abricot, de cerise, de sarment de vigne, selon l’ancestrale technique de «l’ebru» que sa grand-mère lui a enseignée. En français, nous disons «marbrure». C’est une technique qui repose sur des tensions de surface où les matières interagissent. Grâce à une poudre d’algue, la surface de l’eau se transforme en une toile transparente, support à la formation de motifs. Sur les lames de microscope, Ece Bal transfère la fine pellicule d’eau sur laquelle le goutte-à-goutte a dessiné ses ondes. Ce dernier entre en résonance avec les cernes du bois: la notion de temps est exprimée de deux matières différentes. L ’une massive, posée à même le sol, et l’autre, dynamique, traversée par des jeux de lumière, de reflets et de transparences. Pour les Jeux olympiques et paralympiques de Paris, elle a fait partie des six artistes sélectionnés par la Manufacture de Sèvres pour créer des vases-trophées offerts aux médaillés d’or. Elle a utilisé la technique de la marbrure et des pigments bleus dont le fameux bleu cobalt de Sèvres pour créer Sèvres Blues (2024). Une série de vases cuits dans l’un des six fours à bois du 19e siècle que la Manufacture avait restauré à l’occasion de l’événement sportif. CHEMIN VERS L’IMMATÉRIALITÉ «J’essaie d’arriver à l’essence de la matière, des choses, dit-elle. L ’essence est presque immatérielle. C’est pourquoi l’odeur est importante dans mon travail. Elle est, pour moi, un chemin vers l’immatérialité.» Ainsi le projet Olfiction – qu’on entend «olfaction» par paronomase – se prolonge dans plusieurs protocoles comme celui de la Bibliothèque olfictive (2022 et en cours) qui est la traduction, en Cette double page this spread: De la ronde au noyau. 2022. Installation. Noir de cerise, d’abricot, de pêche et de vigne sur verre, bois de pin black of cherry, apricot, peach and vine on glass, wood.193 x 83 x 70 cm chaque each. Ci-dessous below: Cerise. (Ph. Sacha Boccara) INTRODUCING 8 artpress 529 ganic artist’s palette. She makes her own pigments with fermented indigo and burnt cherry or apricot pits. TAKING CARE Like the plants she uses, her art takes care. Care for the world, care for people, care for the imagination, care for biodiversity... The hypericum, the delicate yellow flower known for its healing properties, is at the heart of Olfictions I (2024), a line of eight small glass vials that she blew herself. Each vial contains a base of hypericum essence, which turns red after three months soaking in olive oil. Each vial offers a different shade, ranging from vermilion to carmine, thanks to more or less dense concentrations of substrate to which she adds various highly fragrant essential oils. This suite seeks to move away from the retinal world towards a universe of musicality, a musical range through smell. With this synaesthetic question: can we hear or smell a colour rather than seeing it? In a contemporary world grappling with the omnipotence of images and their power to fascinate, this question opens up a space of freedom, even of psychic healing. The hypnotic installation Souffle (2022) places the question at the heart of breathing. It consists of a copper tray filled with rosewater, onto which a video projects a drop of white pigment (calcium carbonate) that expands and retracts with regularity. By tuning into this alternation, visitors become aware of their own breath.The image dissolves into rhythm and consciousness. It also becomes a fragrance, thanks to the diffuse scent of rosewater. “What I want to achieve, says Ece Bal, is to intervene as little as possible to let the elements and installations express themodeurs, des livres ou des extraits de livres importants à diffuser. Jouant sur la polysémie du mot diffusion (d’un texte ou d’une odeur), elle a ainsi déjà traduit Penser comme un iceberg d’Olivier Remaud (2) en un mélange d’essences de bois mêlées. Autre protocole olfictif, élaboré, celui-ci, avec l’artiste Leïla White-Vilmouth: le Bureau des olfictions (2024 et en cours). Il s’agit de séances au cours desquelles les visiteurs, les uns après les autres, racontent un souvenir marquant – bon ou mauvais – qu’ils souhaitent réactiver. LeïlaWhite-Vilmouth l’écoute et le transcrit et Ece Bal le traduit en odeurs grâce à ses essences de plantes. «L ’odorat est en lien avec la mémoire émotive, affective. Ce n’est pas intellectuel, c’est immédiat», dit-elle. C’est pourquoi cette mémoire olfactive correspond à son projet général de vouloir toucher les expériences multi-sensorielles au cœur de l’élaboration d’une histoire, d’une personnalité, d’une sensibilité. Là où l’organique rejoint les fictions personnelles, les mythologies intimes. Elle a ainsi créé, avec les élèves du lycée Saint-Joseph d’Istanbul, un herbier de plantes imaginaires assorties chacune d’un texte définissant leurs vertus thérapeutiques (la Possibilité d’un jardin des plantes, 2024). En cherchant la connaissance poétique du monde, Ece Bal prend aussi soin de l’art. ■ 1 Pour toutes les citations, propos recueillis par l’auteure le 28 novembre 2024 à Paris. 2 Olivier Remaud, Penser commeuniceberg,ActesSud,«Mondessauvages»,2020. Annabelle Gugnon est critique d’art et psychanalyste. ——— Recently presented with Louisa Marajo and Célia Muller at the Maïa Muller gallery in the exhibition In the Making. Chapter 1, Ece Bal is developing an organic, synaesthetic practice that plays on the freedom of the elements. Ece Bal has a dancing name. And her works are a subtle choreography of performance, poetry, scientific experiments, plant transmutations, organic pigments, olfactory flights... She was born in Turkey in 1992, lived in Izmir, came to Paris to study experimental cinema, then landed at the BeauxArts, under the guidance of Dove Allouche, then AnnVeronica Janssens, two workshops that gave pride of place to experimentation. For Ece Bal is an artist who experiments, who takes up laboratory practices, who produces works on giant microscope slides, who makes decoctions of rose, sage and rosemary in boiling flasks, who has a very orSouffle. 2022. Projection vidéo sur cuivre et eau de rose on copper and rosewater. (Ph. Leila Vilmouth) INTRODUCING 9 artpress 529 selves (1). ” For example, her installation De la ronde au noyau (2022), presented as part of her final year diploma at the Beaux-Arts in Paris, combines pine slats with gigantic microscope slides onto which she has transferred the black drawing formed by a drip on the surface of the water. This drawing is made from the black of peaches, apricots, cherries and vine shoots, using the ancient “ebru” technique that her grandmother taught her. In French, we say “marbrure. ” It’s a technique based on surface tensions where the materials interact.Thanks to a seaweed powder, the surface of the water is transformed into a transparent canvas, supporting the formation of patterns. On the microscope slides, Ece Bal transfers the thin film of water on which the drip has drawn its waves.This drip resonates with the rings of the wood: the notion of time is expressed by two different materials. One is solid, laid directly on the ground, and the other is dynamic, with its play of light, reflection and transparency. THE PATH TO IMMATERIALITY For the Paris Olympic and Paralympic Games, she was one of six artists selected by the Manufacture de Sèvres to create trophy vases for the gold medallists. She used the marbling technique and blue pigments, including the famous Sèvres cobalt blue, to create Sèvres Blues (2024). A series of vases fired in one of the six 19th century woodfired kilns that the Manufacture had restored for the sporting event. “I try to get to the essence of matter, of things, she says. The essence is almost immaterial. That’s why smell is important in my work. For me, it’s a pathway to immateriality. ”Thus, the project Olfiction—we hear “olfaction” , by paronomasia—extends into several protocols, such as that of the Bibliothèque olfictive (2022 and ongoing), which is the translation, into odours, of books or excerpts from important books to be disseminated. Playing on the polysemy of the word diffusion (of a text or an odour), she has already translated Penser comme un iceberg by Olivier Remaud (2) into a blend of mixed wood essences. Another olfactory protocol, this one developed with the artist Leïla White-Vilmouth: Le Bureau des olfictions (2024 and ongoing). These are sessions in which visitors, one after the other, recount an important memory—good or bad—that they wish to rekindle. Leïla White-Vilmouth listens and transcribes it, and Ece Bal translates it into smells using her plant essences. “The sense of smell is linked to emotional memory. It’s not intellectual, it’s immediate, ” she says. That’s why this olfactory memory fits in with her overall project to touch on the multi-sensory experiences at the heart of the development of a story, a personality, a sensibility. Where the organic meets the personal fiction, the intimate mythology. With pupils from the Lycée Saint-Joseph in Istanbul, she created a herbarium of imaginary plants, each with a text defining its therapeutic virtues (La Possibilité d’un jardin des plantes, 2024). In seeking poetic knowledge of the world, Ece Bal also takes care of art.n 1 All quotes were recorded during a conversation with the author in Paris on November 28th, 2024. 2 Olivier Remaud, Penser comme un iceberg, Actes Sud, “Mondes sauvages, ” 2020. Annabelle Gugnon is an art critic and psychoanalyst. Ece Bal Née en born in 1992 en in Turquie Vit et travaille à lives and works in Paris Formation Education: 2016-2022 Beaux-Arts de Paris 2018-2019 Central Saint Martins, Londres 2014-2016 Master Design, média et technologie, départment «Arts et médias numériques», Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne 2011-2014 Licence de cinéma, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Résidences Residencies: 2024 Écurey Pôles d’avenir, Montiers-sur-Saulx, en collaboration avec ACB, scène nationale de Bar-le-Duc; Manufacture de Sèvres, Paris; Lycée Saint-Joseph, Istanbul Expositions personnelles Solo shows: 2022 De la ronde au noyau, DNSAP, Beaux-Arts de Paris 2016 I Lift My Lids and All Is Born Again, Space Debris Art, Istanbul Expositions collectives Group shows: 2024 L’Eau qui dore, Vi.vid, Grenoble; Mycélium & Co, Écurey Pôles d’avenir, Montiers-sur-Saulx; La Possibilité d’un jardin des plantes, Maison Caporal, Lycée Saint-Joseph, Istanbul, 2023 Sexifiction, Espace Nonono, Paris; Troglodyte Guided Tour, Non-Étoile, Paris; Sur le feu, Palais des Beaux-Arts, Paris 2022 Décorama, Espace Voltaire, Paris; Koyun Koyuna, Arter, Istanbul; Atmosphères sensibilisées, Café Reflets, Paris; Coup d’éclats, Musée du Louvre, Paris; Movement of Wai, Le Lac, Bruxelles Olfictions I. 2024. Verre soufflé, huile de millepertuis, mélange d’extraits de plantes blown glass, St John’s wort oil, blend of plant extracts. (Court. l’artiste & Galerie Maïa Muller; Ph. Rebecca Fanuele) artpress 529 11 intervielllw COLUMN L’ÉPOQUE paul ardenne SUBVERSIF ? SUBVERSIVE? ■ Le pouvoir, disent les anarchistes, n’existe que pour être anéanti. Sinon par la révolution violente, une bonne manière de le réduire à rien est de le fragiliser, décrédibiliser, démoraliser, le corrompre en sous-main, dans le cas où l’affronter de face, sur la barricade, est a priori trop risqué. Là se fait opportune la subversion, du latin subvertere (renverser, bouleverser), «processus d’action sur l’opinion par lequel les valeurs d’un ordre établi sont contredites ou renversées», dit le dictionnaire. La subversion? L ’intrigue du soumis qui aspire à ne plus l’être, David rusant contre Goliath en infectant en douce ses muscles d’un venin annihilateur. En ce début d’année, deux livres d’artistes plasticiens récemment parus nous rappellent combien la subversion est toujours à l’ordre du jour, y compris dans nos sociétés démocratiques où la liberté reste sujette à de possibles restrictions. Répertoire des subversions. Art, activisme, méthodes (Zones, 296 p., 21,50 euros), le premier de ces ouvrages, est signé Martin Le Chevallier, artiste-chercheur à l’université Rennes-2. Sous forme d’abécédaire, il compile sans les commenter une multitude d’actes subversifs réalisés urbi et orbi par des créateurs en butte avec le pouvoir, hier et aujourd’hui. L ’inventivité, pour la circonstance, est vertigineuse: s’aliter pour la paix (Yoko Ono), éclairer en rouge la statue de la Liberté (p.t.t.red, ou paint the town red, duo formé par Hans Winkler et Stefan Micheel), peindre des pistes cyclables (Reclaim the Streets), changer les prix dans un magasin (collectif « artiviste » Conglomco). L ’auteur explique ainsi sa démarche: «J’ai réuni dans ce livre des gestes d’artistes, d’activistes ayant combattu une oppression ou d’individus ayant fait, un jour, un pas de côté. J’ai choisi ces exemples pour leur ingéniosité, leur capacité à perturber l’ordre établi, à résister aux dominations ou à subvertir le monde, avec courage, humour ou poésie.» L ’imagination contest et protest, de manière indéniable et cinglante, est au pouvoir. Portrait d’un terroriste en amateur d’art (Presses du réel, 268 p., 20 euros), second ouvrage faisant de l’utilité de la subversion son argument, voit son auteur, Laurent Marissal, mettre en scène par le verbe et graphiquement Jann-Marc Rouillan, membre du groupuscule Action directe ayant opté pour l’action politique violente au prix de dizaines d’années de détention: modèle du proscrit en guerre perpétuelle contre le pouvoir (ici, le capitalisme et l’autorité étatique). Documentaire texte-image aussi inattendu qu’instructif que ce livre illustré où le terroriste détaille pour l’artiste, qui les illustre, ses dilections artistiques, panthéon d’une culture révolutionnaire radicale et intransigeante. Endossant l’identité anonyme du «Painterman», Laurent Marissal fait de cette évocation originale l’occasion d’un mémorial de la guérilla gauchiste française des années 19701980, la thèse implicite soutenue surfant sur la célèbre formule de Sartre: «On a raison de se révolter.» EFFICIENCE EN QUESTION L’art peut-il renverser les trônes ? Moins abruptement dit: quel est l’impact réel, en termes de nocivité, de la création artistique d’esprit perturbateur sur le pouvoir qu’elle incrimine, exècre et voudrait voir à terre? Audelà de leur intérêt intrinsèque, ces deux ouvrages incitent l’un comme l’autre à s’interroger sur la qualité même de la subversion émanant des cercles culturels. Étant entendu qu’il convient bien, toujours, de ne pas systématiquement associer l’esprit de subversion (on médite celle-ci, on la figure) à la pratique subversive (on agit, on sabote). Si la seconde est inconcevable sans le premier, le premier n’implique pas de façon mécanique la seconde. Depuis les Lumières au moins, un pan de la production culturelle crée contre l’oppression et fait de l’agit-prop un des beaux-arts, de façon missionnaire. De haut en bas from top: Anonyme. Shell – Hell. Extrait from Répertoire des subversions: «Durant des années, le slogan de la multinationale pétrolière Shell est “Go to Shell” . Des activistes en profitent pour [...] transformer l’injonction en “Go to hell” .». John Lennon & Yoko Ono. Bed-in. Amsterdam,1969 artpress 529 CHRONIQUE 12 Ainsi, en raccourci, du Voltaire de l’affaire Calas, du poète Gary Snyder auteur de Buddhist Anarchism (1961), de l’Art Workers’ Coalition, du théoricien du terrorisme poétique Hakim Bey, plus les nombreux artistes militants que compte le mouvement moderne au rythme de ses luttes d’émancipation, sociales comme féministes, identitaires ou de genre. Cet art engagé, politique dans l’âme, estil efficient ? La création artistique éprise de subversion, de pourrissement ou de renversement des valeurs établies est-elle ou non, comme disent les stratèges, «opérationnelle»? Réponse: oui et non. Pour le oui: l’art engagé possède une indéniable capacité à ébranler les consciences, à pousser à réviser le point de vue, à inciter à l’action. Pour le non: ce type d’art, pour qui le pratique ou l’apprécie, peut se résumer à la seule fabrique de la bonne conscience, outre générer l’impression fallacieuse que l’on mène le combat de façon décisive. Courbet, Zola, Dada, ainsi, «impactent», sans aucun doute. Guernica (1937) de Picasso, tableau dénonciateur de la brutalité guerrière du franquisme et de ses alliés, fait-il de même? Ce chef-d’œuvre, a priori, n’a pas arrêté la guerre d’Espagne – mais peut-être convoquait-il avant tout Vélazquez et ses Ménines (1656), comme le prétend l’essayiste Juan Marín… Les élucubrations des artistes Fluxus, quant à elles, qui relèvent bientôt de la poilade potache, sont-elles vraiment, tout compte fait, davantage qu’une distraction, quoiqu’elles se prétendent championnes de subversion? L ’activiste subversif avisé, toujours, évalue son action en fonction du résultat obtenu. À cette aune, pointons que moult expressions artistiques se voulant subversives s’avèrent à l’évidence, au regard de leur effet réel, d’une efficience plutôt mesurée. Jugeons-en au regard de notre présent. without commenting on them, a multitude of subversive acts carried out Urbi et Orbi by creators at odds with power, past and present. The inventiveness is breathtaking: bedding down for peace (Yoko Ono), lighting up the Statue of Liberty in red (p.t.t.red, or paint the town red, a duo formed by HansWinkler and Stefan Micheel), painting cycle paths (Reclaim the Streets), changing prices in a shop (the “artivist” collective Conglomco). The author explains his approach as follows: “In this book, I have brought together the actions of artists and activists who have fought against oppression or individuals who have taken a step aside. I have chosen these examples for their ingenuity, their ability to disrupt the established order, to resist domination or to subvert the world, with courage, humour or poetry. ”The contest and protest imagination, undeniably and scathingly, is in power. With Portrait d’un terroriste en amateur d’art (Presses du réel, 268 p., 20 euros)—the second book to take the usefulness of subversion as its argument—Laurent Marissal stages (with words and graphics) Jann-Marc Rouillan, a member of the Action directe group who opted for violent political action at the cost of decades in prison: a model of the outlaw in perpetual war against power (in this case, capitalism and state authority). This book is a text-image documentary as unexpected as it is instructive, with the terrorist detailing his artistic dilections to the artist who illustrates them, a pantheon of radical, uncompromising revolutionary culture. Assuming the anonymous identity of the “Painterman, ” Laurent Marissal turns this original evocation into a memorial to the French leftist guerrilla movement of the 1970s and 1980s, the implicit thesis surfing on Sartre’s famous formula: “We are right to revolt. ” EFFICIENCY IN QUESTION Can art topple thrones? Less bluntly put: what is the real impact, in terms of harmfulness, of disruptive artistic creation on the power it incriminates, reviles and would like to see brought down? Beyond their intrinsic interest, these two works both encourage us to question the very quality of subversion emanating from cultural circles. As always, it is important not to systematically associate the spirit of subversion (we meditate on it, we figure it out) with the practice of subversion (we act, we sabotage). While the latter is inconceivable without the former, the former does not automatically imply the latter. L ’industrie culturelle, le marché, la mode, la commande publique qui subventionne y imposent à ce jour, plus que jamais, leurs codes esthétiques propres, consensuels, intéressés, ciblés à leur avantage. Tout comme le soft power, homéopathe productif, répand avec efficacité ses messages selon ce qu’il entend valoriser. La culture subversive peut-elle en venir à bout? La seule preuve que la subversion a agi, c’est le pouvoir honni à la fin vaincu. Pas sûr que l’activisme artistique de combat, dans cette perspective, soit à ce jour l’arme fatale. n ——— Power, say the anarchists, exists only to be destroyed. If not by violent revolution, a good way of reducing it to nothing is to weaken it, to discredit it, to demoralise it, to corrupt it underhand, in cases where confronting it head-on, on the barricade, is a priori too risky. This is where subversion comes in, from the Latin subvertere (to overturn, to upset), “a process of influencing opinion by which the values of an established order are contradicted or overturned, ” says the dictionary. Subversion? The plot of the submissive who aspires to be one no longer, David cunningly fighting Goliath by secretly infecting his muscles with an annihilating venom. At the start of this year, two recently published books by visual artists remind us that subversion is always on the agenda, even in our democratic societies where freedom remains subject to possible restrictions. Répertoire des subversions. Art, activisme, méthodes (Zones, 296 p., 21,50 euros), the first of these books, is by Martin Le Chevallier, an artist and researcher at the University of Rennes-2. In the form of a primer, he compiles, Since the Enlightenment, at least, there has been a strand of cultural production that works against oppression and makes agitprop one of the fine arts, in a missionary way. So, in a nutshell, the Voltaire of the Calas affair, the poet Gary Snyder, author of Buddhist Anarchism (1961), the Art Workers’ Coalition, the theorist of poetic terrorism Hakim Bey, plus the many militant artists who make up the modern movement to the rhythm of its struggles for emancipation, social as well as feminist, identity or gender. Is this politically committed art efficient? Is artistic creation that seeks to subvert, undermine or overturn established values “operational” or not, as the strategists say? Answer: yes and no. Yes: committed art has an undeniable capacity to shake people’s consciences, to prompt them to reconsider their point of view and to encourage them to take action. No: for those who practise or appreciate it, this type of art can boil down to the mere manufacture of a good conscience, in addition to generating the false impression that we are decisively leading the fight. Courbet, Zola and Dada, for example, undoubtedly have an “impact. ” Does Picasso’s Guernica (1937), a painting denouncing the warlike brutality of Francoism and its allies, do the same? A priori, this masterpiece did not stop the Spanish CivilWar—but perhaps, as the essayist Juan Marín claims, it did, first and foremost, summon Velázquez and his Meninas (1656)... As for the ravings of Fluxus artists, are they really, all things considered, more than a distraction, even though they claim to be champions of subversion? The wise subversive activists always evaluate their action according to the results obtained. With this in mind, it’s worth pointing out that many artistic expressions that claim to be subversive are clearly not very effective in terms of their actual effect. Let’s take a look at our present situation. The cultural industry, the market, fashion and public subsidies are now, more than ever, imposing their own aesthetic codes, which are consensual, selfinterested and targeted to their own advantage. Just as soft power, a productive homeopath, effectively spreads its messages according to what it intends to promote. Can subversive culture overcome this?The only proof that subversion has worked is in the fact that the despised power is once and for all defeated. It’s not certain that, from this point of view, artistic activism is the fatal weapon. n Laurent Marissal. Portrait d’un terroriste en amateur d’art. 2024. Double page spread 15 intervielllw COLUMN artpress 529 n Il est 18h11, le 13 juillet 2024, à Meridian en Pennsylvanie, quand retentissent des coups de feu tirés en direction de Donald Trump, alors en meeting pour la présidentielle américaine. Les images ont fait le tour du monde et le poing dressé d’unTrump «bullet proof» et victorieux du destin, encerclé de gardes du corps aux abois, affirmait avec une telle impudeur l’héroïsme du personnage qu’en cet instant, le camp républicain était assuré de ne pouvoir perdre la bataille des images. Une tentative d’assassinat sur un ancien – et désormais nouveau – président américain n’est évidemment pas chose anodine. Cependant, la dimension historique de cet événement n’aurait jamais été si instantanément identifiée s’il n’y avait eu, auparavant, une image matricielle. «z.313», c’est par ce nom de code qu’est désigné le 313e photogramme du film 8 mm tourné le 22 novembre 1963, à Dallas, par Abraham Zapruder. Perché au-dessus d’Elm Street, entouré de badauds venus, comme lui, assister à la parade du 35e président des États-Unis en campagne pour sa réélection, le cinéaste amateur, en déclenchant l’enregistrement de sa petite caméra, allait «immortaliser» l’un des plus emblématiques et traumatisants moments de l’histoire américaine et, sur le mince ruban de pellicule, fixer une image à l’impact rétinien décisif: l’instant fatal d’un assassinat, quand une hébétante masse rouge, soudainement, éclaboussait le lobe frontal droit de John Fitzgerald Kennedy – conséquence d’un projectile lui ayant perforé le crâne. Les 26 brèves secondes du film de Zapruder et, plus encore, ce 313e photogramme, marquent un tournant, en tant qu’à leur suite, une nouvelle représentation de la violence allait faire son apparition, d’abord au cinéma, puis dans tous les espaces audiovisuels. Et parce que ce film fut espéré comme ultime pièce à conviction accréditant la théorie du complot plutôt que celle du tireur isolé (Lee Harvey Oswald), mais jamais ne permit de résoudre l’énigme, symbole déchu de notre quête de vérité, il fut aussi précurseur d’une ère du soupçon aux Garrison (en possession du film en raison du procès qu’il intenta à Clay Shaw, soupçonné d’avoir conspiré contre Kennedy) afin d’être distribué en masse, sous le manteau, dans les campus universitaires américains et inexorablement proliférer. Zapruder avait, très involontairement, encapsuler un bout d’histoire et devait, involontairement encore, participer à l’écriture de celle-ci. L ’histoire du 20e siècle aura largement été écrite avec des films – et l’histoire des États-Unis plus encore –, avant d’avoir été progressivement concurrencée par la télévision et son intrusive capacité de s’inviter dans les foyers, à grande échelle – avec toutes les réserves, de rigueur, quant aux capacités réelles de ce média à savoir appréhender les faits historiques. L ’étape suivante aura été celle permise par internet, aidé d’un redoutable cheval de Troie né en 2008: le smartphone. C’est aujourd’hui sur ce support que sont majoritairement vues les images de l’assassinat de Kennedy autant que celles de la tentative d’assassinat de Trump, le 13 juillet 2024. Se poser la question des médias par lesquels se forgent les récits de notre temps est certainement un des moyens permettant de mieux le comprendre; et c’est aussi l’un des réjouissants aspects de The Apprentice (2024) d’Ali Abbasi, film retraçant l’ascension du jeune Donald Trump que prit sous sa coupe le sulfureux avocat Roy Cohn (superbement interprété par Jeremy Strong). On assiste d’abord à l’émergence d’un jeune gosse de riches, bon et studieux élève de son mentor, avant de le voir progressivement prendre son indépendance et s’affranchir du père «spirituel». Tant que Trump est sous la férule de Cohn, l’image du film se fonde sur des caractéristiques visuelles empruntées à un cinéma «classique»; pour le dire vite, l’image est belle et soignée. Dès que les rôles s’inversent, que «l’élève dépasse le maître», l’image devient plus criarde, plus contrastée, moins chaleureuse. Ainsi correspond-elle à l’esthétique médiatique dans laquelle les deux personnes ont su investir les arcanes du pouvoir et devenir leur propre fiction. Cohn était un homme de l’ère cinématographique, Trump en est un de l’ère télévisuelle (et désormais d’internet et des réseaux sociaux [1]). Ce choix stylistique, qui aurait pu n’être qu’un effet facile et de surface, s’avère porteur d’une réflexion plus profonde: remarquables capacités contaminatrices, ayant, là aussi, fait l’objet de maintes déclinaisons, avec, en prime, quelques œuvres cinématographiques marquantes: Blow Up (1966) de Michelangelo Antonioni; Conversation secrète (1974) de Francis Ford Coppola; Klute (1971) et À cause d’un assassinat (1974) d’Alan J. Pakula; Greetings (1968) et Blow Out (1981) de Brian De Palma – et d’ailleurs presque tout De Palma –; Dans la ligne de mire (1993) de Wolfgang Petersen; évidemment JFK (1991) d’OliverStone, etc.Tout cela, avec bien plus de détails et de précisions, se retrouve dans l’ouvrage 26 secondes: l’Amérique éclaboussée (Rouge profond, 2003) de Jean-Baptiste Thoret. ESTHÉTIQUES D’ÉPOQUE Ces nombreuses excroissances narratives confèrent au film de Zapruder un statut ambigu, à la fois document historique et matériau nimbé de fictions, car l’ampleur de l’événement était trop grande pour être contenue dans un simple film amateur. Mais en réalité, le sort du film était joué à l’instant même où les images furent divulguées, d’abord par grappes de photogrammes dans le magazine Life, puis copié en douce par l’avocat Jim DES SECONDES LÉGENDAIRES LEGENDARY SECONDS CINÉMA fabrice lauterjung Ali Abbasi.The Apprentice. 2024.120 min. (© Apprentice Productions Ontario Inc.,Profile Productions,Tailored Films Ltd.) artpress 529 CHRONIQUE 16 chaque époque produit sa propre esthétique et celles et ceux capables de l’apprivoiser et de s’y fondre accroissent leur chance d’en être les élus. À l’inverse, gare aux indociles! Le pouvoir n’est pas seulement une histoire de gros sous… The Apprentice se termine avant même que Trump ne devienne l’animateur vedette de l’émission de téléréalité éponyme. L ’homme d’affaires convoque dans son bureau un journaliste chargé de rédiger un livre mettant à l’honneur son commanditaire. Le film s’achève donc quand sa légende, littéralement, commence de s’écrire; et Trump d’entrer dans une ère post-cinématographique envahie de médiocrité télévisuelle, puis de séquences vidéo – dimensionnées aux petits écrans qui les diffusent en flux –, plus courtes encore que les 26 secondes du film de Zapruder.n 1 Cf. Dork Zabunyan, Fictions deTrump, Le Point du jour, 2020. ——— It was 6.11pm on July 13th, 2024 in Meridian, Pennsylvania, when shots rang out in the direction of Donald Trump, then at a meeting for the American presidential election. The images went round the world, and the raised fist of a “bulletproof” Trump—and victorious over fate—, surrounded by desperate bodyguards, so shamelessly asserted his heroism that, at that moment, the Republican camp was sure he could not lose the battle of the images. An assassination attempt on a former—and now new—American president is obviously no trivial matter. However, the historic dimension of this event would never have been so instantly identified if there hadn’t been a matrix image beforehand. racy theory rather than that of the lone gunman (Lee Harvey Oswald), but never allowing us to solve the enigma, the fallen symbol of our quest for truth, it was also the precursor of an era of suspicion with a remarkable capacity to contaminate, which again has been the subject of many variations, with, as a bonus, some outstanding cinematographic works: Blow Up (1966) by Michelangelo Antonioni; The Conversation (1974) by Francis Ford Coppola; Klute (1971) and The Parallax View (1974) by Alan J. Pakula; Brian De Palma’s Greetings (1968) and Blow Out (1981)—indeed, almost all of De Palma’s films—;Wolfgang Petersen’s In the Line of Fire (1993); Oliver Stone’s JFK (1991), and so on. All this, in much greater detail, can be found in Jean-Baptiste Thoret’s book 26 secondes: l’Amérique éclaboussée (Rouge profond, 2003). AESTHETICS OF AN ERA These numerous narrative excrescences give Zapruder’s film an ambiguous status, at once a historical document and material shrouded in fiction, because the scale of the event was too great to be contained in a simple amateur film. But in reality, the fate of the film was decided from the very moment the images were leaked, first in clusters of photograms in Life magazine, then surreptitiously copied by the lawyer Jim Garrison (in possession of the film because of the lawsuit he brought against Clay Shaw, suspected of having conspired against Kennedy) in order to be distributed en masse, under the cloak, on American university campuses and inexorably proliferate. Zapruder had, very unwittingly, encapsulated a piece of history and was to play an even more unwitting part in writing it. The history of the 20th century was largely written in film—and the history of the United States even more so—before it was gradually over“z.313” is the code name for the 313th frame of the 8mm film shot by Abraham Zapruder in Dallas on November 22nd, 1963. Perched above Elm Street, surrounded by bums who had come, like him, to watch the parade of the 35th President of the United States campaigning for re-election, the amateur filmmaker, by triggering the recording of his little camera, was going to “immortalise” one of the most emblematic and traumatic moments in American history and, on the thin strip of film, fix an image with a decisive retinal impact: the fatal moment of an assassination, when a dazed red mass suddenly splashed onto John Fitzgerald Kennedy’s right frontal lobe—the result of a projectile that had perforated his skull. The 26 brief seconds of Zapruder’s film, and even more so this 313th frame, mark a turning point, insofar as, following them, a new representation of violence was to appear, first in the cinema and then in all audiovisual spaces. And because this film was hoped for as the ultimate piece of evidence, confirming the conspitaken by television and its intrusive ability to enter the home on a massive scale—with all due reservations about this medium’s real ability to grasp historical facts.The next stage was made possible by the internet, aided by a formidable Trojan horse born in 2008: the smartphone. Today, images of Kennedy’s assassination and of Trump’s attempted assassination on July 13th, 2024 are mostly seen on smartphones. Asking the question of the media through which the narratives of our time are forged is certainly one of the ways in which we can better understand it; and it is also one of the delightful aspects ofAliAbbasi’s The Apprentice (2024), a film tracing the rise of the young Donald Trump, who was taken under his wing by the sulphurous lawyer Roy Cohn (superbly played by Jeremy Strong). At first we see the emergence of a rich kid, a good and studious pupil of his mentor, before we gradually see him become independent and free himself from his “spiritual” father. As long as Trump is under Cohn’s thumb, the film’s image is based on visual characteristics borrowed from “classical” cinema; to put it quickly, the image is beautiful and polished. As soon as the roles are reversed, when“the pupil surpasses the master, ” the image becomes more garish, more contrasted, less warm. In this way, it corresponds to the media aesthetic in which the two people were able to invest the arcanes of power and become their own fiction. Cohn was a man of the cinematic age, Trump is a man of the televisual age (and now of the internet and social networks [1]). This stylistic choice, which could have been a facile and superficial effect, turns out to carry a deeper meaning: each era produces its own aesthetic, and those who are able to tame it and blend in with it increase their chances of being its chosen ones. On the other hand, beware of the unteachable! Power isn’t just about big money... The Apprentice ends even before Trump becomes the star host of the eponymous reality TV show. The businessman invites a journalist into his office to write a book about his backer. So the film ends just as his legend, literally, begins to be written, and Trump enters a postcinematic era invaded by television mediocrity and video sequences— scaled to the small screens that stream them—even shorter than the 26 seconds of Zapruder’s film.n 1 Cf. Dork Zabunyan, Fictions deTrump, Le Point du jour, 2020. Donald Trump. Meridian, Pennsylvanie,13 juillet 2024 Abraham Zapruder. Photogramme z.313.1963
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