ART PRESS n°512 - Page 10 - 512 JUILLET-AOÛT 2023 Mensuel bilingue paraissant le 25 de chaque mois Is published monthly 8, rue François-Villon. 75015 Paris Tél (33) 1 53 68 65 65 (de 9h30 à 13h) www.artpress.com * e-mail: initiale du prénom.nom@artpress.fr Comité de direction: Catherine Francblin, Guy Georges Daniel Gervis, Jacques Henric, Jean-Pierre de Kerraoul Catherine Millet, Myriam Salomon SARL artpress: siège social 1, rue Robert Bichet 59440 Avesnes-sur-Helpe Gérant-directeur de la publication: J.-P. de Kerraoul* Directrice de la rédaction: Catherine Millet* Rédacteur en chef adjoint: Étienne Hatt* Conseiller: Myriam Salomon* Coordinatrice éditoriale et digital manager: Aurélie Cavanna* Assistante de direction: Mariia Rybalchenko* Système graphique: Roger Tallon (†2011) Maquette/système graphique: Magdalena Recordon, Frédéric Rey Traduction: Juliet Powys, Laurent Perez Collaborations: C.Catsaros, C.Le Gac (architecture) J.Henric, Ph.Forest (littérature), J.Aumont F.Lauterjung, J.-J.Manzanera, D.Païni (cinéma) A.Bureaud, D.Moulon (nouvelles techs), J.Bécourt J.Caux, M.Donnadieu, L.Goumarre, C.Kihm F.Macherez, L.Perez Correspondances: Bordeaux: D.Arnaudet Rennes: J.-M.Huitorel, Bruxelles: B.Marcelis Berlin: T.de Ruyter, Barcelone: A.Le Génissel New York: R.Storr, E.Heartney, F.Joseph-Lowery Hong Kong: C.Ha Thuc Publicité/Advertising: Chloé Marguerat /c.marguerat@artpress.fr (33) 1 53 68 65 82 Agenda: Christel Brunet* Diffusion/Partenariats : Fanni Boldog* (33) 1 53 68 65 78 Abonnements/Subcriptions orders: Tél 03 27 61 30 82 (Alice Langella) serviceabonnements@artpress.fr France métropolitaine 73r/Autres pays 89r Impression: Rotimpres (Espagne) Origine papier: Couché demi-mat 90gr UPM star Silk pâte mécanique: Finlande Contact distribution: Cauris Media (01 40 47 65 91) Dépôt légal du 3e trimestre 2023 CPPAP 0424K84708 ISSN 0245-5676 (imprimé) - ISSN 2777-2306 (en ligne) RCS Valenciennes 318 025 715 Couv.: Jeremy Deller. (Court. British Council; Ph. Cristiano Corte) © ADAGP, Paris, 2023, pour les œuvres de ses membres 512 ÉDITO 5 Sollers Jacques Henric INTRODUCING 8 Tereza Lochmann Laurent Quénéhen CHRONIQUES / COLUMNS 13 Jouer le jeu Playing the Game Aurélie Cavanna 17 God Bless America Fabrice Lauterjung 21 Ann Hamilton.Toucher, être touché Touching, BeingTouched Anne Bertrand WEEK-END 24 Montsoreau Not So Bad Catherine Millet ACTUALITÉS / SPOTLIGHTS 28 Doris Salcedo à la fondation Beyeler, entre l’émotion et le trouble Between Emotion and Disturbance Melissa Serrato Ramírez 32 Caroline Reveillaud à La Friche, La Réunion At La Friche Étienne Hatt 34 Bastien Cosson au Café des glaces, Tonnerre At Café des Glaces Olga Rozenblum 36 Clément Verger au MAT, centre d’art du Pays d’Ancenis At the MAT Maud de la Forterie 38 Festival d’art lyrique d’Aix, 75 ans d’innovation 75 Years of Innovation Emmanuel Daydé DOSSIERS 42 GRANDE INTERVIEW Jeremy Deller, esthétique sociale Social Aesthetics Interview par Paul Ardenne 51 Super Majerus Camille Debrabant 58 Hong Kong, en transit InTransit Caroline HaThuc 65 EXPOSITIONS / REVIEWS Biennale d’architecture deVenise Ursula – C’est moi. Et alors? Dimensions. Digital Art since 1859 30 ans de Carré d’art Berlinde De Bruyckere au domaine de Peyrassol Georges Didi-Huberman L’Univers sans l’homme Anthony Cudahy Laurie Dall’Ava Wols Mildred Thompson Patrice Giorda 80 AGENDA 85 LIVRES Saint-Simon, l’Anéantisseur Céline, «mais en réalité ma musique c’est la légende...» LauraVazquez, un goût de souffle Laura Laborie, primitivisme littéraire Jean-Louis Chrétien, lueurs de la voix humaine Adriano Spatola, multi-médiumnique Medhi Belhaj Kacem et Marion Dapsance, généalogie de l’enfer programmé Alain Cueff, l’art américain vu du ciel 96 Comptes rendus 98 LE FEUILLETON DE JACQUES HENRIC André Malraux À VENIR, ARTPRESS N°513, SEPTEMBRE 2023 Interview Bertille Bak Carolyne Drake à la fondation Henri Cartier-Bresson Photojournalisme et IA Le Capc: 50 ans George Widener Teresa Lancetta Châteauroux dans l’art contemporain PLUS, SUR ARTPRESS.COM À découvrir sur notre site, nos actualités en série, échos au numéro, Flashbacks en archives, Chefs-d’œuvre du moment, Points de vue, ainsi que nos reviews spectacle vivant et expositions... COLLECTOR : UN POÈME DE BERNAR VENET À l’occasion de l’exposition de Bernar Venet au Château de Montsoreau, nous sommes heureux d’offrir à nos lecteurs, inséré dans ce numéro, un poème de l’artiste reproduit sur papier couché mat 80gr de 15x21 cm. Quatre poèmes ont été choisis, répartis aléatoirement entre tous les exemplaires, dont 50 de chaque poème, soit 200 en tout, numérotés et signés par Bernar Venet. 5 La presse l’a annoncé, Philippe Sollers est mort le 5 mai 2023, à l’âge de 86 ans. Ces lignes ne sont en rien une notice nécrologique, à savoir le rappel de la biographique d’un homme mort. Il faudrait, pour qu’elles le soient, être assuré que Philippe Sollers est bien mort, et qu’on sache donc ce qu’est la mort. Qui, sauf à faire de la littérature et en appeler à l’innumérable liste des métaphysiques, sait ce qu’est la mort? Sollers lui-même ne doutait-il pas de sa réalité, lui qui avait exprimé son refus d’être incinéré, de voir son corps partir en fumée, son squelette s’effondrer et finir en cendres. Quant à son souhait, pour ses obsèques, d’une messe catholique à Ars-en-Ré, n’est-il pas le signe du crédit qu’il accordait à la résurrection des corps, acte de foi proclamé dans le Credo? Alors la mort, que pouvons-nous en dire de mieux – disons de plus prudent, de plus sensé, provisoires vivants que nous sommes –, que celui ou celle qui était là n’est plus là, ne sera plus jamais là, à nos côtés? Le mot qu’on utilise parfois de «disparition» est peut-être un des moins impropres à signifier ce réel-là. Plus là, ailleurs, assurément ailleurs. En tout cas, pour les vivants, cette absence est une grande souffrance. Pour ce qui est de la biographie de Sollers et de la recension de ses livres, je renvoie nos lecteurs aux textes très complets et manifestant une belle compréhension de l’ensemble de son œuvre parus dans la presse, notamment ceux de Philippe Forest dans le Monde, de Mathieu Lindon dans Libération, de Marc Lambron dans le Point. Je me contenterai, pour ma part, d’évoquer quelques souvenirs et images que je garde de Sollers au cours de ce qui fut un compagnonnage avec lui de près de 60 ans. Il me semble que je reste, hélas, et à mon corps défendant – avec Julia Kristeva son épouse et Marcelin Pleynet, poète et secrétaire de rédaction de la revue –, le seul à avoir vécu l’aventure de Tel Quel. Les camarades d’alors, membres ou non du comité de rédaction de la revue, Marc Devade, Pierre Rottenberg, Maurice Roche, Jean Thibaudeau, Jacqueline Risset, Denis Roche, Pierre Guyotat, sont morts, et, à cette liste, il me faudrait ajouter certains aînés de Sollers, penseurs capitaux de l’époque en dialogue avec Tel Quel. Je pense notamment à Barthes, Derrida et Lacan. De Sollers, la première chose qui me vient à l’esprit: il fut l’ami avec qui, de ma vie, j’ai le plus ri (voir la photo illustrant cet édito, choisie parmi des dizaines de même nature). Il avait en lui, sauvegardé, l’enfant qu’il avait été, son côté gamin farceur que j’aimais retrouver chez quelques hommes âgés dont je fus proche, je pense au poète et biographe de Sade, Gilbert Lely, au sculpteur César, ou à Pierre Klossowski. J’ai raconté dans un livre paru en 2007, Politique, que m’avait commandé Bernard Comment, les nuits folles du colloque de Cerisy «Artaud/Bataille» (1972), au cours desquelles, après des journées d’intense travail, une bande d’énergumènes pris d’alcool, entraînés par Sollers, jouaient à la petite guerre avec des manches à balai en guise de fusil et mettaient une belle pagaille chez les occupants des chambres du château, plus particulièrement dans le dortoir des jeunes filles. Lecteur de Tel Quel, dès la parution de la revue en 1960, j’ai très tôt rendu compte des livres publiés dans la collection du même nom, dirigée par Sollers. Je tenais la chronique littéraire de l’hebdomadaire du «Comité central du Parti communiste», France-Nouvelle, et j’intervenais épisodiquement dans les Lettres françaises. En 1965, suite au papier que j’ai écrit sur son roman Drame, Sollers m’écrit et me propose de nous rencontrer. C’est mon premier contact avec lui. Vivant loin de Paris, c’est aussi le début d’une volumineuse correspondance, aujourd’hui déposée à l’Imec. La dernière fois que nous nous sommes vus, ce fut à l’occasion d’une émission de radio de Josyane Savigneau où je présentais le Journal de Denis Roche qui venait de paraître et Vincent Roy le dernier volume de la correspondance de Sollers avec Dominique Rolin. Nouvelle occasion, en fin d’émission, de se payer quelques crises de fou-rire et un franc déconnage sur les acteurs vedettes de la vie littéraire du moment. Nommé à un poste d’enseignant à Paris, je prends l’habitude de retrouver Sollers deux ou trois fois par semaine dans le bureau du Seuil, rue Jacob, en présence de Pleynet et de collaborateurs de la revue. Avec Sollers, ce sont des rendez-vous dans les cafés et les restaurants de Saint-Germain ou de Montparnasse, des dîners de vernissage souvent suivis de descentes dans des boîtes de nuit, celle du Carrousel ayant nos faveurs, pour la saisissante beauté de ses travestis et transsexuels. Nostalgie de cette époque, mais j’en viens à l’essentiel, à Sollers éditeur et écrivain. Que lui devons-nous, Catherine Millet et moi, et ce magazine où j’écris ces lignes en guise d’hommage et de gratitude? Pour ma part, je lui dois beaucoup. Je lui dois d’avoir publié mes premiers livres à une époque où ceux-ci auraient eu quelque mal à trouver un éditeur. Sans doute, lui dois-je même de les avoir écrits. Aurais-je osé avant 1968 me lancer dans l’écriture d’Archées sans la connaissance que j’avais de nos goûts littéraires communs: Sade, Proust, Joyce, Pound, Bataille, Artaud, Ponge, Céline, Dante (cf. le livre peu cité des entretiens de Philippe Sollers avec Benoît Chantre sur la Divine Comédie). Quant à artpress, quelle aurait été son histoire, sa longévité, sans la présence de Sollers dès la parution de la revue en ÉDITO Sollers Jacques Henric et Philippe Sollers. Années 1970 6 such as the poet and biographer of Sade, Gilbert Lely, the sculptor César, or Pierre Klossowski. In a book published in 2007, Politique, commissioned by Bernard Comment, I recounted the crazy nights of the “Artaud/Bataille” conference in Cerisy (1972), during which, after days of intense work, a bunch of drunken hooligans, led by Sollers, play-fought with broomsticks as rifles and caused a great deal of chaos amongst the occupants of the castle’s rooms, especially in the girls’ dormitory. As a reader of Tel Quel from its beginnings in 1960, I very soon started to review the books published in the collection of the same name, directed by Sollers. I wrote the literary column for the weekly magazine of the “Central Committee of the Communist Party,” France-Nouvelle, and I occasionally contributed to Les Lettres Françaises. In 1965, following the paper I wrote about his novel Drame, Sollers sent me a letter and suggested we meet. It was my first contact with him. Since I lived far away from Paris, it was also the beginning of a voluminous correspondence, now held at the Imec. The last time we saw each other was during a radio programme by Josyane Savigneau, where I was presenting Denis Roche’s Journal, which had just been published, and Vincent Roy the latest volume of Sollers’ correspondence with Dominique Rolin. Another opportunity, at the end of the programme, to have a few laughs and joke around about the stars of the current literary scene. When I was appointed to a teaching post in Paris, I got into the habit of meeting Sollers two or three times a week in the office of Le Seuil, on rue Jacob, in the presence of Pleynet and the journal’s collaborators.With Sollers, we met in cafés and restaurants in Saint-Germain and Montparnasse, and had dinners before exhibition openings, often followed by trips to nightclubs, the Carrousel being our favourite for the striking beauty of its transvestites and transsexuals. I harbour a great nostalgia for that time. But to come back to the essential, to Sollers, the editor and writer: what do we owe him, Catherine Millet and I, and this magazine, in which I am writing these lines as a grateful tribute? For my part, I owe him a lot. I owe him for having published my first books at a time when they would have been hard-pressed to find a publisher. No doubt I even owe him the fact of having written them. Before 1968, would I have dared to write Archées without the knowledge that I had of our shared literary tastes: Sade, Proust, Joyce, Pound, Bataille, Artaud, Ponge, Céline, Dante (cf. the little-quoted book of Sollers’ interviews with Benoit Chantre about The Divine Comedy)? As for artpress, what would its history, its longevity have been, without Sollers’ presence from the launch of the review in 1972 and his faithful support until the first symptoms of his disease? Today—divine surprise, strange paradox—this writer who was shunned by the major newspapers, who had no conferences devoted to him, who was ignored by academics (with the exception of Philippe Forest), and by the Quarto collection, which contains a selection of texts by Annie Ernaux, is now, after his death, the subject of impressive press coverage, unparalleled by the most media-savvy of his peers. A plethora of admirers has suddenly appeared, weaving voluminous and suffocating crowns for him. Emphasis, a profusion of superlatives: Sollers the greatest of this, the greatest of that...! Is it a French evil to relegate writers or artists to oblivion whilst they are still alive before building them a mausoleum? Let’s avoid the cenotaph for Sollers! (His work refuses it, and fortunately his tomb in Ré protects him.)There is more and better to do: a critical appraisal of all his books. To launch it, why not produce a volume of La Pléiade (a collection featuring Vian and d'Ormesson!) bringing together a first selection of his novels and essays? Antoine Gallimard, who was his publisher and a friend, could take the initiative.Wishful thinking, a dream? No, it will happen. If it doesn’t, it would be one of the signs that we have now entered some kind of journey to the end of the night that even Céline could not have dreamed of. Translation: Juliet Powys 1972 et son fidèle soutien jusqu’aux premières atteintes de la maladie? Aujourd’hui, divine surprise en même temps qu’étrange paradoxe, cet écrivain boudé par les grands journaux, au centre d’aucun colloque, ignoré des universitaires (à l’exception de Philippe Forest), de la collection Quarto qui vient d’accueillir un choix de textes d’Annie Ernaux, voilà qu’à sa mort, il est l’objet d’une impressionnante couverture de presse que n’ont pas connue les plus médiatiques de ses pairs. Une pléthore d’admirateurs se manifeste soudain, lui tressant de volumineuses et étouffantes couronnes. Emphase, débauche de superlatifs: Sollers le plus grand de ceci, le plus grand de cela…! Est-ce un mal français que de tenter d’envoyer de leur vivant des écrivains ou artistes dans un cul de basse-fosse avant de leur dresser un mausolée? Évitons le cénotaphe pour Sollers! (Son œuvre le refuse, et heureusement sa tombe de Ré le protège.) Il y a plus et mieux à faire: un travail critique sur l’ensemble de ses livres. Pour le lancer, pourquoi ne pas mettre en route un volume de la Pléiade (collection où on trouve un Vian et un d’Ormesson!) qui réunirait un premier choix de ses romans et de ses essais. Antoine Gallimard, qui fut son éditeur et ami, pourrait en prendre l’initiative. Un vœu pieux, un rêve? Non, ça se fera. Si ça ne se faisait pas, ce serait un des signes que nous sommes désormais entrés dans quelque voyage au bout de la nuit dont même Céline n’avait pas idée. Jacques Henric ——— The press has announced that Philippe Sollers died on May 5th, 2023, at the age of 86.These lines are in no way an obituary, that is, a reminder of the biography of a dead man. For them to be so, we would have to be sure that Philippe Sollers is dead, and therefore know what death is. Apart from making literature and appealing to the innumerable list of metaphysics, who knows what death is? Didn’t Sollers himself doubt its reality, when he expressed his refusal to be cremated, to see his body go up in smoke, his skeleton collapse and end up as ashes? As for his wish for a Catholic mass in Ars-enRé for his funeral, is it not a sign of the credit he gave to the resurrection of the body, an act of faith proclaimed in the Creed? So what is the best thing we can say about death—the most cautious, the most sensible, as the provisionally living beings that we are—apart from that he who was here is no longer here, will never be here again, at our side? The word “disappearance,” which is sometimes used, is perhaps one of the least inappropriate to signify this reality. No longer here, elsewhere, certainly elsewhere. In any case, for the living, this absence is a source of great suffering. For Sollers’ biography and the review of his books, I would refer our readers to the very complete texts that have appeared in the press, showing a commendable understanding of his overall work, especially those by Philippe Forest in Le Monde, Mathieu Lindon in Libération, and Marc Lambron in Le Point. For my part, I will limit myself to evoking a few memories and images that I have kept of Sollers over the course of my nearly 60-year-long companionship with him. It seems to me that I remain, alas, and reluctantly, the only one to have lived through the Tel Quel adventure—along with Julia Kristeva, his wife, and Marcelin Pleynet, a poet and the editorial secretary of the journal.The comrades of the time, whether or not they were members of the journal’s editorial committee—Marc Devade, Pierre Rottenberg, Maurice Roche, Jean Thibaudeau, Jacqueline Risset, Denis Roche, Pierre Guyotat—are dead, and to this list must be added some of Sollers’ elders, key thinkers of the time in dialogue with Tel Quel. I’m thinking in particular of Barthes, Derrida and Lacan. The first thing that comes to mind when I think about Sollers is that he was the friend with whom I laughed the most in my life (see the photo illustrating this editorial, chosen from dozens of similar ones). The child he had been was conserved within him, his playful, prankster side that I liked to find in some of the older men I was close to, INTRODUCING 9artpress 512 Dans le cycle de ses études sur la vie dans les marges,Tereza Lochmann entreprend l’investigationd’undomaineplusintime:Hors-champ ou les Pensées d’une pisseuse (Galerie Kaléidoscope, Paris, 2022). La pisseuse cache son visageet montre ses fesses.Tereza Lochmann en fait trois versions dans lesquelles le regard est tourné vers des champs de maïs. C’est une femmeaccroupietoutenrondeuretsensualité animale dont le corps forme un S, elle porte des bottes rouges dont l’une est légèrement soulevée,elleestensuspension.L’artisteproduit des reliefs sur bois (les Soldats ou les Plants de maïs, 2021) qui s’apparentent à des cibles de tirs, des panneaux de fêtes foraines se relevant au fur et à mesure qu’on les abat. La culture populaire est très présente dans les recherches de Tereza Lochmann. Son chemin se situe dans les détails des vies sous influences. L’artiste s’est penchée plus récemment, en 2022, sur la condition équine lorsd’unerésidenceaucentred’artcontemporain Bouvet-Ladubay de Saumur. L’installation le Silencedeschevaux,éponymedulivredePierre Enoff, questionne la domination de l’homme sur le cheval. Son cheval gravé dans une porte provenantdel’abbayedeBouchemaine(Maineet-Loire), traverse le bois massif et rebondit en empreintes fantomatiques sur des pans de papier Japon légers. Elle produit également un cycle de dessins au feutre sur papier dans lesquels des humains vivent le quotidien d’un cheval:ilssefontmonter,sontbridés,obéissent au fouet, ruent dans les brancards. Pour l’élaboration de ses œuvres, Tereza Lochmann utilise la technique la plus ancestrale de l’art qui est celle de la gravure, celle des premiers hommes(oufemmes)surlesmursdescavernes, souvent des animaux. C’est le procédé qui laisse une trace pérenne d’un passage sur terre. Ce qui est signifiant dans la technique de cette artiste, c’est le non-respect des méthodesclassiques,enl’occurrencel’utilisation de la gravure d’une manière non traditionnelle. Tereza Lochmann ne se sert pas des bois de référence,maisderebuts:boisderécupération, morceaux de porte, de meuble, bois flotté. Elle travaille avec des outils ordinaires: gouges et ciseaux à bois, mais plus souvent encore avec des outils moins orthodoxes: fraise rotative, Dremel,affleureuse,ponceuse,sciesauteuse. Elle transforme ses matrices prêtes pour l’impression, que l’on n’expose pas en général, en reliefs sur bois, en œuvres. Et si lui vient l’intention d’imprimer, elle peut le faire sur un papier classique, mais aussi sur de la toile, un tissu lambda, une vulgaire bâche plastique. BRICOLAGES Tereza Lochmann façonne par strates, superpositions de différentes couches. Ily a un côté aléatoiredanscesamoncèlements.Ellen’utilise pas de presse classique, elle la remplace par un outil manuel à roulement à billes, petit et maniable, de fabrication tchèque, le «Sláma press».Sesmanièresdefairetrèspersonnelles, ses «bricolages», lui permettent de jouer avec l’imprévisible, elle ne sait jamais ce qui sera véritablementimprimé.Cesontdestechniques manuelles, de celles qui se pratiquaient déjà auMoyenÂge.Àl’heuredesprocédésnumériques et des œuvres virtuelles, déjà surannés pour beaucoup d’artistes, Tereza Lochmann se confronte au bois texturé et sensible. Lia Schilder est un double fantasmatique créé par l’artiste alors qu’elle était encore étudiante aux Beaux-Arts de Paris et qu’elle souhaitait postuler au salon du dessin érotique Salo. Ce Pleasure Time. 2017. Stylo bille et acrylique sur papier ball pen and acrylic on paper. 35 x 50 cm À gauche, de haut en bas left from top: Hors-champ II. 2021.Triptyque. Gravure sur bois et monotype sur papier Japon Kozo woodcut and monotype. 215 x 291 cm. Les Soldats ou les Plants de maïs. 2021. Encres lithographiques sur bois lithographic inks on wood. 141 x 220 x 30 cm sont des dessins hardis commencés en 2016 qui s’intitulent Lia Schilder’s Secret Diary et présentent Lia Schilder avec son animal mythique nommé Kish. Cette projection en unpersonnagefémininsansinterditsepoursuit aujourd’hui sous le nom de Bio Love et c’est, d’après l’artiste, «un cycle libre de dessins questionnant l’amour et le retour de l’homme à la nature». Les œuvres de Lia Schilder sont dans unespace de ravissementet de relations associées aux animaux, aux plantes, fruits et légumes, elles sont de l’ordre du jeu érotique sans tabou. Lia Schilder les travaille au stylo bille et à l’acrylique dans une multiplicité de traits courts énergiques. Elle ajoute peu de couleurs et, à l’inverse du coloriage, ne remplit pas des formes closes, ce sont des taches qui dépassentleursmotifsetconstituentdepetits nuages monochromes comme des jets sporadiques qui s’étalent sur le dessin. On ne vient pas de Prague comme de New York ou Pékin. On ne naît même pas à Neuilly comme à Aubervilliers. On est marqué par la culture d’où l’on vient, ce que l’on a aperçu et ressenti est souvent intrinsèque à ce que l’on produitet l’on ne peut s’empêcher de voir dans les productions deTereza Lochmann le passé mouvementé de la Tchéquie, ses paysages énigmatiques, le communisme, l’outrage de Prague au Printemps 1968. L’histoire de son pays est dans son travail, dans ses manières de faire par impressions multiples, couches successivesindélébilessurdesfondsmarqués, hachurésrageusementsurlesquelsontpoussé les couleurs vives de l’espoir. ■ LaurentQuénéhenestcommissaired’exposition(membre dec-e-a)etcritiqued’art.Ilestcurateurdesalonsthématiques, notamment du salon du dessin érotique Salo. ——— A powerful and uninhibited figuration emerges from the drawings, engravings, paintings and sculptures that Tereza Lochmann works on in layers by combining different processes. The Galerie Kaléidoscope in Paris will be devoting an exhibition to her from November 16th, 2023. In 2018, during a residency in Manila in the Philippines,Tereza Lochmann chose to focus on stray dogs. In Sauvetage (2019), a dog is lifted up by black ropes, and superimposed onthisimageareyellowdripsreading“Jesus saves.”A contrast is created between the dog engraved on the linoleum and the acrylic additions.InTerezaLochmann’sworks,damaged figures are often revealed in half-tones, with brighter colours that soften the pathos and suggest a humorous second degree.The important thing is to raise awareness, to make the dead, inert matter of the artwork tactile and alive.To do so, the artist adds coloured annotations and graffiti, often producing the ■ En 2018, lors d’une résidence à Manille, aux Philippines, Tereza Lochmann s’est focalisée sur les chiens errants. Dans Sauvetage (2019), un chien est soulevé par des cordages noirs, il est inscrit en coulures jaunes: «Jésus sauve». Un contraste s’opère entre le chien gravé sur le linoléum et les rajouts acryliques. Dans les œuvres des Tereza Lochmann se révèle souvent une figure abîmée en demiteinte, puis des couleurs plus vives atténuent le pathos et suggèrent un second degré humoristique. L’important est de sensibiliser, de rendre tactile et vivante la matière inerte et morte qu’est une œuvre d’art. Pour ce faire, elle ajoute des annotations colorées, des tags et souvent revient ce sentiment d’observer un dessin gravé sur le mur d’une prison. Elle se dessine également en chienne au stylo bille et acrylique dans un autoportrait qui annonce ses recherches actuelles sur les correspondances entre l’homme et l’animal (la Chienne, 2019). TEREZA LOCHMANN Laurent Quénéhen Une figuration puissante et sans tabou surgit des dessins, gravures, peintures et sculptures queTereza Lochmann travaille par strates en combinant les procédés. La galerie Kaléidoscope, à Paris, lui consacrera une exposition à compter du 16 novembre prochain. INTRODUCING 10 artpress 512 in the Spring of 1968. The history of her country is embedded in her work, in her way of producing by multiple impressions, by successive indelible layers on marked backgrounds, furiously hatched, seeded with the bright colours of hope.n Translation: Juliet Powys Laurent Quénéhen is an exhibition curator (a member of c-e-a) and an art critic. He is a curator of thematic fairs, notably the erotic drawing fair Salo. Tereza Lochmann Née en born in 1990 à in Prague Vit et travaille à lives and works in Paris et and Pantin Représentée par represented by Galerie Kaléidoscope, Paris Formation Education: 2014-2017 Beaux-Arts, Paris 2010-2014 Adacémie des arts, architecture et design (UMPRUM), Prague Residences Residencies: 2023-24 Casa de Velázquez, Madrid 2022 Centre d’art contemporain Bouvet-Ladubay, Saumur; Musée Bernard Boesch, Le Pouliguen 2020 Musée Picasso, Antibes; Ateliers Médicis, Sainte-Foy-la-Grande; Les Tanneries, Amilly Expositions personnelles Solo shows: 2022 Hors-champ ou les Pensées d‘une pisseuse, Galerie Kaléidoscope, Paris; Fleurs d‘artifice, Musée Bernard Boesch, Le Pouliguen 2021 Rencontre du troisième type, Galerie Kaléidoscope, Paris; Le Parcours du bouquet, Ambassade de la République tchèque, Paris 2020 Voir la mer, Les Arcades-Musée Picasso, Antibes Expositions collectives Group shows: 2022 25e Prix Antoine Marin, Espace Julio Gonzalez, Arcueil; Drawing Now, Galerie Françoise, Paris; Varia #1, Galerie Kaléidoscope, Paris; Florálie II., Galerie Artinbox, Prague; SALÓ X, Paris 2021 Tranchée racine, Halle Saint-Pierre, Paris; L’Envol, Fondation Francès, Senlis; Salon de la mort, The Bridge by Christian Berst, Paris; Antidotes, Espace Femmes, Paris conventional press, but rather a small manoeuvrableCzech-madehandtoolthatworks with ball-bearings, the “Sláma press.” Her very personal way of doing things, her “bricolages,”allowhertoplaywithunpredictability: she never knows what will really be printed. These are manual techniques, of the kind that were already practiced in the Middle Ages. At a time when digital processes and virtual works are becoming outmoded for many artists, Tereza Lochmann chooses to tackle textured, sensitive wood. Lia Schilder is a fantasised double, created by the artist whilst she was still a student at the Beaux-Arts in Paris and applying for the erotic drawing fair: Salo.These are bold drawings, begun in 2016, entitled Lia Schilder’s Secret Diary, presenting Lia Schilder with her mythical animal named Kish.This projection into an female character without limits continues in the present day under the title Bio Love, “a free cycle of drawings questioning love and man’s return to nature,” in the artist’s own words. Lia Schilder’s works are a space of rapture and relationships associated with animals, plants, fruits and vegetables, forms of erotic play without taboos. Lia Schilder uses biros and acrylic to produce a multiplicity of short, energetic strokes. She adds few colours: rather than filling in the closed forms, she produces stains that spill over the confines of their motifs, forming small monochrome clouds like sporadic sprays that spread across the drawing. One doesn’t come from Prague in the same way as one comes from NewYork or Beijing. One is not even born in Neuilly in the same way as in Aubervilliers. People are marked by the culture they come from: what they have seen and felt is often intrinsic to what they produce. One cannot help but see the eventful past of the Czech Republic inTereza Lochmann’s productions: its enigmatic landscapes, communism, the outrage of Prague feeling of observing a drawing engraved on a prison wall. She has also drawn herself as a dog in a biro and acrylic self-portrait that prefigures her current research on the correspondences between humans and animals (La Chienne, 2019). In the cycle of her studies on life on the margins, Tereza Lochmann investigates a more intimate domain: Hors-champ ou Les Pensées d’une pisseuse (Galerie Kaléidoscope, Paris, 2022).The urinating woman hides her face and shows her buttocks. Tereza Lochmann has made three versions, in which the gaze is turned towards cornfields. This is a crouching woman, all curves and animal sensuality, whose body forms an S. She wears red boots, one of which is slightly raised: she is in suspension.The artist produces reliefs on wood (Les Soldats ou Les Plans de maïs, 2021) which resemble shooting targets, fairground signs that spring back up as they are knocked down. Popular culture is very present inTereza Lochmann’s research. Her trajectory lies in the details of lives under the influence. More recently, in 2022, the artist explored the equine condition during a residency at the Centre d’art contemporain Bouvet-Ladubay in Saumur. The installation Le Silence des chevaux, with the same title as Pierre Enoff’s book, questions the domination of humans over horses. Her horse, engraved in a door from Bouchemaine Abbey (Maine-et-Loire), crosses the solid wood and bounces in ghostly imprints on light Japanese paper. She has also produced a cycle of felt-tip drawings on paper in which humans experience the daily life of a horse: they are mounted, bridled, obeying the whip, kicking at the stalls. BRICOLAGES To create her works, Tereza Lochmann uses themostancientartistictechnique,thatofengraving, the one practiced by the first men (or women) on the walls of caves, often used todepictanimals.Theprocessleavesalasting trace of a time on earth. What is significant in this artist’s technique is her disregard for classical methods, in this case her use of engraving in a non-traditional way.Tereza Lochmann does not use purpose-sourced wood, but rather scraps: reclaimed wood, pieces of doors, furniture, driftwood. She works with ordinary tools—gouges and wood chisels— butmoreoftenwithlessorthodoxones:rotary cutters,Dremels,trimrouters,sanders,jigsaws. She transforms her ready-to-print matrices, which are not usually exhibited, into reliefs on wood, into works of art. And if she wants to print, she might do so on classic paper, but also on canvas, an ordinary piece of fabric, a common plastic sheet. Tereza Lochmann shapes her work in superimposedlayers.Thereisaformofrandomness in these amalgamations. She does not use a Sauvetage. 2019. Gravure sur linoléum et acrylique engraving on linoleum and acrylic. 75 x 110 cm 13 intervielllwCOLUMN artpress 512 JOUER LE JEU PLAYING THE GAME IMAGES aurélie cavanna suit l’histoire à travers son décor, et on ne comprend un jeu et ses images qu’en les expérimentant. Triclot en fait donc une performance cognitive tenant bien davantage de l’improvisation que de la simple exécution. Le jeu se situe ainsi entre esthétique et pratique, impliquant le corps, encourageant tant le geste qu’un rapport sensoriel au monde. HYPERÉALITÉ Cependant, pour s’impliquer, le joueur doit décider de s’engager. C’est «toute l’ambiguïté de l’état ludique: pour exister, le jeu demande un engagement total, sérieux, mais qui doit se doubler de la conscience que c’est pour de faux, que l’activité est fictive, irréelle. [Le jeu] est créateur d’un espace de fiction infiniment délicat et fragile, toujours à même de s’effondrer », rappelait le philosophe en 2013. À leur manière, Ankama et Spiders ne disent rien d’autre: «Le jeu vidéo développe l’illusion optique avec la 3D, l’immersion et l’interactivité, qui engage les joueurs à agir dans l’image.» À travers une projection dans la galerie des sculptures du musée, ils évoquent l’étape, en début de jeu, de création – et d’appropriation – de son personnage, ce «premier acte d’engagement» qui le rend vivant. Dans le cabinet flamand, une mise en abîme cherche à son tour à nous impliquer : sur une borne interactive, un personnage de Greedfall par Spiders, inspiré de l’Europe du 17e siècle, attend qu’un visiteur s’empare de lui pour explorer, cette fois à l’écran, la même salle de peintures reproduite à l’identique. Mais comment s’engager sans y croire? Au sous-sol, sur les vitrines des plans-reliefs de Louis XIV – maquettes des villes où il a remporté une victoire –, Ankama et Spiders dressent des cartographies de leurs propres jeux: level design de ces territoires «qui participe à rendre crédible le monde fantastique des jeux, et leur univers, vraisemblable». L’enjeu est le même lors de la conception des bestiaires de créatures qui les peuplent, depuis leur allure minutieusement détaillée jusqu’à l’animation Level 3 - Première rencontre avec un PNJ (détail). Open Museum Jeu vidéo, Palais des beaux-arts de Lille, 2023. (© PBA Lille/Ankama) n «Jouer c’est faire quelque chose», écrivait le philosophe Jacques Henriot en 1969 (1). En apparence anodine, cette phrase n’en affirme pas moins une spécificité irréductible des jeux en général, et des jeux vidéo en particulier: «Le jeu n’est rien sans le joueur», insiste cette fois en 2013 un autre philosophe, MathieuTriclot, auquel la pensée sur les jeux vidéo doit beaucoup (2). Cette interactivité, entre autres, les rend uniques. Le palais des beaux-arts de Lille ne l’a pas oublié en invitant les studios français Ankama et Spiders, créateurs de jeux vidéo, pour son nouvel Open Museum (13 avril-25 septembre 2023) – carte blanche à un «inattendu» au musée (musique, gastronomie) dialoguant avec les œuvres et proposant une autre expérience de visite. Contrairement aux expositions patrimoniales (Grand Palais, 2010; Musée des arts et métiers, 2011), (qui tentent d’être) jouables ou encore consacrées aux rapports entre jeu vidéo et art contemporain (Worldbuilding: jeux vidéo et art à l’ère digitale, Centre Pompidou-Metz, 10 juin 2023-15 janvier 2024), celle-ci ne propose délibérément ni jeu ni immersion, ou presque. Ce que défendent Ankama et Spiders, ce sont ces spécificités du jeu vidéo qu’un musée peut montrer, mais pas restituer. Particulièrement impliqués, ils sont auteurs des cartels et textes de salle de l’exposition. Cette dernière s’immisce un peu partout dans un palais qu’elle découpe en «levels» (niveaux de jeu), chacun dédié à une singularité, et donne à voir l’univers du jeu vidéo, ses coulisses, son écosystème ainsi que la façon dont il modifie notre perception, de l’Histoire ou de la réalité. PERFORMANCE COGNITIVE Si toutes leurs interventions n’évitent pas l’écueil de l’anecdote ou de l’illustration, comme ces personnages de déesses accrochés en regard de peintures de nymphes, leur «quête vidéoludique» ou «voyage sensoriel et mental» a valeur de manifeste: le jeu vidéo est «un espace où vous êtes toujours conscient et agissant». Passé un portail d’entrée vers ce monde parallèle, on croise ainsi une des réussites de l’exposition qui exprime en creux cette interactivité au cœur du jeu : le Chevalier errant (1878), grande statue équestre en plâtre d’Emmanuel Frémiet entourée de « bouftous », petits ruminants peu commodes entre bouc et mouton tirés de l’univers d’Ankama, et surmontée de ce gros point d’exclamation vert qui, dans un jeu, signale la possibilité d’interagir avec des PNJ (personnages non joueurs) – qui «attirent votre attention comme ils le peuvent». Ici, bien sûr, nulle interaction possible. Par contraste, s’affirme le fait que tout dans un jeu est pensé pour être joué, depuis le scénario écrit comme une histoire à «faire» par le joueur jusqu’à ces territoires en 3D conçus pour être entièrement parcourus par le personnage incarné – ici, pas de hors-champ –, et ce avec plaisir. Rien d’étonnant à ce qu’en 2022 Triclot compare le programme d’un jeu à une partition dont on jouerait non la musique mais les images : «L’image du jeu est littéralement une image qui se décode, à la recherche des éléments actionnables (3).» On artpress 512 CHRONIQUE 14 de leurs mouvements qui doivent être cohérents. Car créer un jeu revient à construire de a à z un monde fictif se tenant assez pour permettre au joueur d’«accepter cette fiction comme vraie» (4). En effet, quelle que soit l’esthétique choisie (caricaturale et fantastique chez Ankama, photoréaliste et historique chez Spiders), le jeu vidéo invente un réalisme qui lui est propre, ce «réalisme de l’action» diraitTriclot – ce qui n’est pas réaliste dans un jeu, ce n’est pas qu’un personnage soit vert, mais qu’il fasse n’importe quoi n’importe comment. Ajoutons que l’image, active comme le joueur, réagit en fonction de lui. Ce qui compte, c’est sa plasticité – et, là encore, pas son authenticité. Si le réel n’est plus le référent, les images de synthèse des jeux vidéo n’en étant pas l’empreinte comme la photographie ou le cinéma, tout y a pourtant bel et bien du sens et une logique – ce qui n’est pas toujours le cas «en vrai». Cette hyperéalité change en retour notre perception du réel. PourTriclot (2013), dans un jeu, le monde est «à réinventer». Moyen d’apprendre et de comprendre, on s’y expérimente soi-même, tout comme ce nouveau rapport au monde singulier, plus sensible, affectif, impliqué et conscient. Ainsi, paradoxalement, « le jeu vidéo est une manière d’être et de devenir humain ». Et il a désormais atteint sa maturité, bien plus varié que la violence marquant ses débuts. Émotions, réflexions existentielles et même éthique y ont aujourd’hui leur place. Un monstre que vous avez tué lors d’une précédente partie pourra vous faire remarquer, quand vous le recroiserez, que ce n’était pas très gentil. Outre la contemplation dans l’exploration, le dépassement de soi dans les exploits ou la création de communautés dans les jeux connectés, les jeux vidéo offrent aussi ce droit à une nouvelle partie: une seconde chance. Alors, prêt à jouer le jeu? n 1 Jacques Henriot, le Jeu, PUF, 1969. 2 Interview de MathieuTriclot par Juliette Cerf, Telerama.fr, 21 décembre 2013. 3 Mathieu Triclot, «Sentir l’image par la main: une lecture des jeux vidéo au moyen des langages de l’art de Goodman», Klesis - Revue philosophique n°52, 2022. 4 Face aux œuvres de fiction, concept de «suspension d’incrédulité» (1817) du poète et critique britannique Samuel Coleridge. ——— “To play is to do something,” wrote the philosopher Jacques Henriot in 1969.(1) This seemingly trivial sentence affirms an irreducible specificity of games in general, and video games in particular. “The game is nothing without the player,” to quote another philosopher, MathieuTriclot, who has written a lot about video games.(2) Amongst other things, it is this interactivity that makes them unique. The 8th Open Museum at the Palais des Beaux-Arts in Lille (April 13th— September 25th, 2023) is a carte blanche for “unexpected” museum elements (music, comics, gastronomy), aiming to create a dialogue with the works of art and a new visitor experience. The acknowledgement of this uniqueness has been demonstrated by the invitation of the French studios Ankama and Spiders, creators of video games. Unlike previous heritage exhibitions (Grand Palais, 2010; Musée des arts et métiers, 2011), which attempted to be playable, or ones devoted to the relationship between video games and contemporary art (Worldbuilding: Gaming and art in the digital age, Centre Pompidou-Metz, June 10th, 2023— January 15th, 2024), this one deliberately offers virtually no games or immersive experiences. What Ankama and Spiders are championing are the specificities of video games, which can be shown in a museum, but not restored. Particularly involved, they wrote the exhibition’s labels and gallery texts. The exhibition is divided into “levels,” each devoted to a specific feature, and reveals the video game universe, its behind-the-scenes, its ecosystem and the way in which it modifies our perception of history or reality. COGNITIVE PERFORMANCE Although not all of their interventions manage to avoid the pitfalls of anecdote or illustration, such as the goddess figures displayed opposite paintings of nymphs, this “videogame quest” or “sensory and mental journey” has the value of a manifesto: the video game is “a space in which you are always conscious and acting.” After passing through a gateway to this parallel world, we come across one of the high points of the exhibition, which expresses this interactivity at the heart of the game: the Chevalier errant (1878), a large equestrian plaster statue by Emmanuel Frémiet surrounded by “bouftous,” small ruminants between goats and sheep from the Ankama universe, and topped by a large green exclamation mark which indicates the possibility of interacting with NPCs (non-player characters)— who “attract your attention as best they can.” Here, of course, no interaction is possible. In contrast, it is clear that everything in a game is designed to be played, from the scenario written as a story for the player to “do,” to the 3D territories designed to be entirely traversed by the player character—no offscreen here—in a pleasurable way. It is no wonder that, in 2022,Triclot compared the programme of a game to a score played not in music but in images: “The image of the game is literally an image that can be decoded, in search of actionable elements.”(3) We follow the story through its setting, and we can only understand a game and its images by experiencing them. Triclot sees it as a cognitive performance that is much more about improvisation than mere execution.The game is therefore situated between aesthetics and practice, involving the body, encouraging both gestures and a sensory relationship with the world. However, in order to get involved, the player must decide to commit. This is “the whole ambiguity of the ludic state: to exist, the game requires a total, serious commitment, but this must be coupled with the awareness that it is fake, that the activity is fictitious, unreal. [The game] is the creator of an infinitely delicate and fragile space of fiction, forever in danger of collapsing,” as the philosopher reminded us in 2013. In their own way, Ankama and Spiders express the same thing: “Video games develop optical illusions with 3D, immersion and interactivity, which engage players to act in the image.” Through a projection in the museum’s sculpture gallery, they evoke the initial stage of creating— and appropriating—one’s character, this “first act of commitment” that brings it to life. In the Flemish cabinet, a mise en abyme seeks to involve us in turn: on an interactive terminal, a character from Greedfall by Spiders, inspired by seventeenth-century Europe, waits for a visitor to take control of him to explore the same identically reproduced room of paintings, this time on screen. But how can you commit yourself without believing? In the basement, on the display cabinets of Louis XIV’s relief maps—models of cities in which he was victorious—Ankama and Spiders have drawn up maps of their own games: a “level design” of these territories “which contributes to making the fantasy world of the games credible and their universe believable.” The same challenge arises when designing the bestiaries of creatures that populate them, from their meticulously detailed appearance to the animation of their movements, which must be coherent. Because creating a game means building a fictional world from scratch that is consistent enough to enable the player to “accept this fiction as truth.”(4) Regardless of the chosen aesthetic (cartoonish and fantastic for Ankama, photorealistic and historical for Spiders), video games effectively invent a realism of their own, a “realism of action,” as Triclot would say. What is unrealistic in a game is not that a character is green, but that he does things any old way. We might add that the image, which is as active as the player, reacts according to him. Here again, what counts is its plasticity, not its authenticity. Although reality is no longer the referent, since the computer-generated images of video games are not the imprint of reality like photography or cinema, everything in them nevertheless makes sense and follows a logic—which is not always the case “in real life.” HYPERREALITY This hyperreality in turn modifies our perception of reality. ForTriclot (2013), in a game, the world is “to be reinvented.” Games offer a means of learning and understanding: we experience ourselves, as well as this new relationship with the world, which is more sensitive, emotional, involved and conscious. Thus, paradoxically, “the video game is a way of being and becoming human.” And it has now reached its maturity, having developed much more variety than the violence that characterised its beginnings. Emotions, existential reflections and even ethics now have their place. A monster that you killed in a previous game can tell you, when you meet it again, that it was not a very nice thing to do. In addition to the contemplation of exploration, the personal achievement of exploits and the creation of communities in connected games, video games also provide a right to a new round: a second chance. So, are you ready to play the game?n Translation: Juliet Powys 1 Jacques Henriot, Le Jeu, PUF, 1969. 2 Interview with Mathieu Triclot by Juliette Cerf, Telerama.fr, December 21st, 2013. 3 Mathieu Triclot, “Sentir l’image par la main: une lecture des jeux vidéo au moyen des langages de l’art de Goodman,” Klesis – Revue philosophique n°52, 2022. 4 Faced with works of fiction, the concept of the “willing suspension of disbelief” (1817) coined by the British poet and critic Samuel Coleridge. 17 intervielllwCOLUMN artpress 512 n En mars dernier sortait sur quelques écrans français la dernière réalisation de la cinéaste et journaliste d’investigation américaine Laura Poitras. Toute la beauté et le sang versé entrecroise différents moments biographiques de la vie de Nan Goldin. L’œuvre photographique de l’artiste jalonne le film pour mieux mettre en lumière les combats qui, tout au long de sa carrière, l’ont animée. C’est en direction du dernier en date, mené contre la famille Sackler – dont l’exubérante fortune s’est faite dans l’industrie pharmaceutique –, que Poitras a décidé de braquer sa caméra avec, en point de mire, un scandale sanitaire résultant d’un médicament, l’Oxycontin, au (trop) fort pouvoir addictif. Pendant que les effets toxiques de cet antalgique causaient la mort de 500000 personnes au fil des années, les Sackler «art-blanchissaient» leur image par divers mécénats généreusement attribués aux plus prestigieux musées (1). Une fois de plus, Laura Poitras ne déroge pas à sa réputation de poil à gratter de ce qu’elle nomme «l’Empire américain». Réputation acquise et méritée depuis que la cinéaste observe et documente scrupuleusement les dérives impérialistes de la première puissance mondiale, singulièrement celles perpétrées après le 11 septembre 2001. Poitras ouvre les hostilités en 2006: My Country, My Country, tourné en Irak, prend le pouls d’un pays sous occupation américaine suite au déclenchement d’une guerre aussi illégale qu’illégitime menée par les États-Unis et ses alliés en 2003. La cinéaste sera dès lors considérée par son gouvernement comme une terroriste. Intimidation vaine, puisque trois autres opus suivront: The Oath (2010) et, surtout, Citizenfour (2014) et Risk (2016), respectivement consacrés à Edward Snowden et Julian Assange, dont les révélations, sur la NSA pour le premier, via lesWikileaks pour le second, auront éclairé d’une lumière glaçante les méthodes du «leader du monde libre». De quoi s’intéresser au «côté obscur de la force» d’un pays qui, comme aucun autre, a construit et exporté son récit national par le cinéma – pour le meilleur et, donc, le pire. C’est bien connu, pour qu’un État parte en guerre sur un sol étranger, il est préférable au gouvernement coupable d’une pareille décision d’obtenir le plus inconditionnel soutien de son opinion publique. Donner à cette dernière les arguments propices à obtenir son assentiment s’avère donc crucial. Pour le peuple étatsunien, les mots magiques, rabâchés jusqu’à satiété, sont depuis longtemps les deux mêmes: «liberté» et «démocratie» – toujours prescrites dans cet ordrelà. D’abord libérer les peuples des tyrans qui les oppriment, pour ensuite leur apporter cette démocratie qui, depuis tant d’années, faisait défaut à leur bonheur. Et comme on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, souvent faut-il d’abord les bombarder, détruire leur pays pour mieux rebâtir sur un terrain assaini et dorénavant fertile à l’érection d’un nouveau système politique et de nouveaux bâtiments que construiront les entreprises du «libérateur». IMPRIMER LA LÉGENDE Pour que l’honneur et la moralité soient saufs, quand la même opinion publique se met à douter du bienfondé de l’intervention militaire, Hollywood, en bonne lessive rédemptrice, produira les films adéquats à démontrer que la guerre n’est jamais très propre et que les soldats américains en reviennent traumatisés. Parfois même seront châtiés (à l’écran seulement et certainement pas devant la Cour pénale internationale) les irresponsables responsables de ces croisades belliqueuses. En revanche, sur les traumas des peuples autochtones, les studios hollywoodiens sont généralement plus taiseux. Les nombreux films consacrés à la guerre du Vietnam sont en cela exemplaires et les tonnes de napalm et d’agent orange déversées sur les populations locales ne semblent pas avoir inspirées les scénaristes. La catégorie la plus emblématique est certainement celle des westerns. Sur l’ensemble de ceux produits (Pierre Conesa, dans son livre Hollywar [Robert Laffont, 2018], en dénombre 2700), s’il existe quelques notables exceptions, l’immense majorité offre le bon rôle aux cowboys alors que les Indiens sont de méchants et cruels sauvages. Qu’ils aient été victimes du plus massif génocide de l’Histoire laissa les scénaristes, là encore, en relative panne d’inspiration. Comme il est dit à la fin de l’Homme qui tua Liberty Valance (1962) de John Ford: «Quand la légende devient un fait, on imprime la légende.» Voilà pourquoi les nazis ont été vaincus grâce aux GI’s arrivés par bateaux sur les plages normandes et certainement pas suite à la déroute infligée par l’Armée rouge. Voilà pourquoi, quand l’ambassade des États-Unis GOD BLESS AMERICA CINÉMA fabrice lauterjung Laura Poitras.Toute la beauté et le sang versé. 2022 (prod.). 117 min. (Court. © Nan Goldin et Pyramide Films) artpress 512 CHRONIQUE 18 deTéhéran est envahie et son personnel pris en otage pendant la révolution iranienne, en 1979, l’exfiltration des diplomates américains se fera grâce à la CIA et certainement pas grâce à l’ambassadeur du Canada (Argo de Ben Affleck, 2012). CONVERTIR LE MONDE À les considérer comme nécessaires à honorer efficacement la réussite d’un spectacle audiovisuel – et la satisfaction d’un certain public –, ces «approximations», quoique gênantes, pourraient être supportables ; mais l’indulgence tend à se dissiper quand se dévoile un envers du décor parfaitement pragmatique, mu par la volonté d’une réécriture de l’Histoire visant à l’endoctrinement des (trop) nombreux spectateurs de ces produits de « divertissement ». La démarche n’est donc pas innocente. Et le soft power n’est rien d’autre qu’une propagande ayant trouvé dans le cinéma un formidable vecteur de contamination idéologique. C’est ce dont nous instruit Matthew Alford dans un livre originairement publié chez Pluto Press (2010), qui vient de reparaître dans une version complétée, aux Éditions Critiques (300 p., 23 euros). Hollywood Propaganda. Final Cut dénonce l’ingérence du Pentagone, de la CIA, du FBI, des Secret Services, de la Nasa, à travers différentes étapes de la production de films et de séries TV. Il ne s’agit parfois que de légères inflexions scénaristiques bénéfiques à la crédibilité du récit, mais, souvent, une orientation partisane et manichéenne des faits visant à justifier (ou anticiper) des choix politiques prévaut (Top Gun, la Chute du Faucon noir, la franchise Transformers, l’Enfer du devoir, 24 Heures chrono). Un dénommé Iossif Vissarionovitch Djougachvili – plus connu sous le nom de Joseph Staline –, l’avait bien compris en affirmant : «Si je pouvais contrôler le cinéma américain, c’est tout ce dont j’aurais besoin pour convertir le monde entier au communisme.»n 1 Pour plus de précisions sur ce film, voir le texte deWilsonTarbox sur le site d’artpress. ——— In March, the latest film by theAmerican filmmaker and investigative journalist Laura Poitras was released in some cinemas in France. All the Beauty and the Bloodshed intertwines different biographical moments from the life of Nan Goldin. The film is interspersed with the artist’s photographic work to better highlight the struggles that have motivated her throughout her career. In response to the most recent one, against the Sackler family— blishment of a new political system and new buildings that will be built by the companies of the “liberator.” To keep honour and morality intact, when the same public opinion begins to doubt the validity of the military intervention, Hollywood, as a good redemptive detergent, produces the appropriate films to show that war is never very clean and that American soldiers come back traumatised. Sometimes, the irresponsible instigators of these aggressive crusades are even chastised (on screen only, and certainly not before the International Criminal Court). On the other hand, Hollywood studios generally have less to say about the traumas of indigenous peoples. The many films devoted to the Vietnam War are exemplary in this regard, and the tons of napalm and Agent Orange dumped on local populations do not seem to have provided much inspiration for screenwriters. Westerns are certainly the most emblematic category. Of all those produced (Pierre Conesa, in his book Hollywar [Robert Laffont, 2018], counts 2700 of them), aside from some notable exceptions, the vast majority give the good role to the cowboys whilst the Indians are cruel, nasty savages. The fact that they were victims of the biggest genocide in history seems to have left screenwriters similarly uninspired. As stated at the end of John Ford’s The Man Who Shot Liberty Valance (1962): “When the legend becomes fact, print the legend.” Which is why the Nazis were defeated thanks to the GIs who arrived by boat on the beaches of Normandy, and certainly not as a result of the rout inflicted by the Red Army. Which is why, when the US embassy inTehran was invaded and its staff taken hostage during the Iranian revolution in 1979, the American diplomats were exfiltrated thanks to the CIA, and certainly whose exuberant fortune was made in the pharmaceutical industry—, Poitras decided to train her camera on a health scandal resulting from Oxycontin, a (too) strongly addictive drug.Whilst the toxic effects of this painkiller were causing the death of 500,000 people over the years, the Sacklers were “art-washing” their image through various sponsorships generously granted to the most prestigious museums.(1) Once again, Laura Poitras lives up to her reputation as a thorn-in-theside critic of what she calls the “American Empire.”This reputation has been earned and deserved since the filmmaker scrupulously observed and documented the imperialist excesses of the world’s leading power, particularly those perpetrated after September 11th, 2001. Poitras first opened fire in 2006: My Country, My Country, shot in Iraq, takes the pulse of a country under American occupation following the outbreak of an illegal and illegitimate war led by the United States and its allies in 2003. Since then, her government has considered the filmmaker to be a terrorist.This intimidation proved futile, since three other films followed: The Oath (2010), and especially Citizenfour (2014) and Risk (2016), respectively devoted to Edward Snowden and JulianAssange, whose revelations (about the NSA for the former, viaWikileaks for the latter) shed a chilling light on the methods of the “leader of the free world.” Enough to spark our interest in the “dark side of the force” of a country that has constructed and exported its national narrative through cinema like no other—for better and for worse. PRINT THE LEGEND It goes without saying that in order for a state to go to war on foreign soil, it is preferable for the government guilty of such a decision to obtain the unconditional support of public opinion. It is therefore crucial to give audiences arguments that will win their approval. For the American people, the magic words, which have been repeated ad nauseam, have long remained unchanged: “freedom” and “democracy”—always prescribed in that order. First free people from the tyrants who oppress them, and then bring them the democracy they have been lacking for so long. And since you can’t make omelettes without breaking eggs, it is often necessary to bomb them first, to destroy their country in order to better rebuild on a sanitised ground made fertile for the estanot thanks to the Canadian ambassador (Argo by Ben Affleck, 2012). CONVERTING THE WORLD When seen as necessary in order to effectively honour the success of an audio-visual spectacle—and the satisfaction of certain audiences—, these “approximations,” although embarrassing, remain tolerable; but our indulgence tends to dissipate when a perfectly pragmatic side of the picture is revealed, driven by the desire to rewrite history in order to indoctrinate the (too) numerous spectators of these “entertainment” products.The process is therefore not innocent. And “soft power” is nothing other than propaganda that has found cinema to be an ideal vector for ideological contamination. This is Matthew Alford’s argument in his book that was originally published by Pluto Press (2010) and has just been reissued in an expanded version by Éditions Critiques (300 p., 23 euros). Hollywood Propaganda. Final Cut exposes the interference of the Pentagon, the CIA, the FBI, the Secret Service and NASA at various stages of film andTV productions. Sometimes, it is only a question of slight scenaristic inflections that benefit the credibility of the story, but often, a partisan and Manichean orientation of the facts aiming to justify (or anticipate) political choices prevails (Top Gun, Black Hawk Down, the Transformers franchise, Tour of Duty, 24). A certain Josef Vissarionovich Dzhugashvili—more commonly known as Joseph Stalin—understood this well when he said: “If I could control the medium of the American motion picture, I would need nothing else to convert the entire world to Communism.”n Translation: Juliet Powys 1 See Wilson Tarbox’s article about the film on the artpress website. Ridley Scott. La Chute du Faucon noir. 2002.139 min 21 intervielllwCOLUMN artpress 512 ■ Pourquoi ce livre fait-il œuvre ? Parce que, consacré au sens du toucher, il permet de l’exercer mieux que ne le feraient les seules images qui y sont reproduites, d’objets divers (1). Le tenant, le manipulant, nous pouvons du bout des doigts parcourir, sur le papier, la texture régulière d’un tissu plié, caresser les plumes infiniment douces du ventre d’un oiseau, sentir le relief d’une feuille sèche… tout en regardant les photographies trouvées, lisant les lignes de texte découpées, les mots triés par un logiciel faisant d’eux une colonne vertébrale dans leur contexte. Associant à la vue l’expérience transposée du toucher, nous pouvons être touchés d’autant. Ann Hamilton. SENSE. 2022. Radius Books, Santa Fe, p.126-127 ŒUVRE-CLÉ anne bertrand ANN HAMILTON TOUCHER, ÊTRE TOUCHÉ TOUCHING, BEING TOUCHED Née à Lima, Ohio en 1956, Ann Hamilton a étudié le design textile au Kansas à la fin des années 1970, puis vécu au Canada avant d’étudier la sculpture à Yale au début des années 1980 et d’enseigner à l’université de Californie de 1985 à 1991. Héritière de l’art conceptuel et de la performance des années 1970, elle a développé une pratique pluridisciplinaire fondée sur l’association de matériaux ou d’artefacts, leur fabrication ou leur collecte, leur usage, et leur partage avec un public au sein de projets immersifs, en raison de leurs dimensions souvent monumentales, autant que de leur sollicitation de tous les sens, et de la présence, mémoire, attention de chacun. tion de la sensation proposée par l’artiste au spectateur, dans la durée. L’ensemble faisait directement appel à la vue, mais aussi à l’ouïe, au toucher, comme d’autres de ses pièces, avant et après, au goût, à l’odorat. Libre à chacun de se fier à sa sensibilité, plutôt que de recourir trop vite au langage pour identifier ce qu’il éprouvait. Depuis, l’artiste, qui vit à Columbus, Ohio, a représenté les États-Unis à la biennale deVenise en 1999, exposé dans son pays ainsi qu’au Japon, en Suède, au Portugal, et répondu à une dizaine de commandes publiques, En 1997, la rétrospective PresentPast 1984-1997 de l’artiste, au musée d’art contemporain de Lyon, déployait la puissance et la poésie de son univers, par exemple avec mattering. Sous la verrière du troisième étage, un immense voile de soie orangée se mouvait comme une vague, au-dessous marchaient des paons, tandis qu’au-dessus, perché en haut d’un poteau télégraphique, une sorte de vigie enroulait autour d’une de ses mains le rouleau encré bleu d’une machine à écrire, pour en faire une moufle qu’elle laissait tomber au sol, une fois achevée – avant de recommencer. Rien de cela n’était gratuit, tout participait d’une vision et d’une extrême finesse de percep-
ART PRESS n°512 - Page 10
ART PRESS n°512 - Page 9
viapresse