LE COURRIER DE L'ATLAS n°202 - Page 2 - 202 4 LE COURRIER DE L’ATLAS NUMÉRO 202 JUIN 2025 www.lecourrierdelatlas.com contact@lecourrierdelatlas.com Adresse postale: Le Courrier de l’Atlas BP 50037 – 75723 Paris cedex 15 Tél.: 0153433340 – Fax: 0147420647 Pour joindre votre correspondant, composez le 01534333 suivi des deux derniers chiffres entre parenthèses. 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Une piété indésirable de Hamza Esmili ÉCONOMIE 46 Energie: le Maghreb et l'Afrique de l'Ouest mettent les gaz 48 Pour les Tunisiens de l'étranger, un retour estival entre inflation et services publics en déclin ENVOYÉ SPÉCIAL 50 JÉRUSALEM-EST La foudre d'Israël s'abat sur les toits de Palestiniens SOCIÉTÉ 54 Au Maroc, Cœur de Gazelles sur la piste du soin et du respect 58 Dépendance, retraite, veuvage… pour les “daronnes”, le temps de la solitude NUMÉRO 202 JUIN 2025 LE COURRIER DE L’ATLAS 5 Régie publicitaire: Tél.: 0153433340 - Fax: 0147420647 commercial@lecourrierdelatlas.com Service abonnements: OPPER / Le Courrier de l’Atlas 6 rue d’Ouessant 35760 Saint Grégoire contact@lecourrierdelatlas.com Photogravure: Armstrong Agence UF 139-141, Boulevard Ney 75018 Paris Imprimerie: Léonce Deprez ZI de Ruitz 62620 Ruitz Tél.: 0321529774 Service informatique: eClaud IT 20 place du Général-de-Gaulle, 97460 Saint-Paul Diffusion France: MLP Diffusion Maroc: Sochepress Diffusion Tunisie: MLP Le Courrierde l’Atlas est édité par DM Sarl, société au capital de 393500 euros, ayant pour principal actionnaire Holding Passerelles Le Courrier de l’Atlas est une marque enregistrée au nom de DM SARLpropriétaire. 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Il est difficile de trouver un pharaon plus indiqué que Netanyahou, qui a tant fait pour salir l’image de son peuple dans le monde que l’internationale antisémite pourrait aujourd’hui lui décernersa médaille d’honneur. Nul besoin de remonter au meurtre en 1995 de Yitzhak Rabin, après lequel de graves accusations avaient été lancées par la veuve du Premier ministre assassiné contre celui qui était alors chef de l’opposition en Israël. En 2015, Netanyahou avait été reconduit à la tête du gouvernement en dépit de ses grossiers mensonges et d’affaires de corruption et de trafic d’influence qui lui ont valu d’être interrogé par la police. Il n’y a pas de vaines mystifications pour le Premier ministre: à chaque fois que le blocus de Gaza arrive à ses limites, il bombarde à nouveau et sans distinction enfants, bébés et femmes enceintes en servant au monde le même alibi: ramener les otages israéliens. Résultat, si l’image d’Israël est déjà bien entachée par les multiples crimes de l’Etat hébreu contre les Palestiniens, c’est à Netanyahou que reviendra sans doute le mérite d’avoir sali tous les juifs du monde à travers le génocide en cours, dont lui seul a la paternité. Malheureusement, le silence gêné de nombreuses personnalités juives face aux exactions de Tsahal à Gaza laisse la porte ouverte à tous les amalgames. Même si cette fracture sépare aussi, d’un côté, les penseurs juifs, les gens de foi, attachés à la coexistence entre les peuples, en plus d’une majorité silencieuse d’autres juifs qui ne rêvent que de paix et, de l’autre, les sionistes aux semelles de plomb, campés sur une idéologie du “peuple élu” qui exclut les autres et usant de la rente mémorielle comme “avantage acquis”. Banalisation du chantage Le plus ironique dans cette histoire, c’est que l’accusation n’épargne même pas les juifs eux-mêmes. Dernièrement, l’historien Raz Segal a été accusé d’antisémitisme alors qu’il est lui-même juif et l’un des plus éminents spécialistes de l’Holocauste. Son crime ? Avoir osé dénoncer le génocide mené contre les Palestiniens de Gaza. Ainsi, parmi les pratiques détestables d’Israël, l’une des pires est l’usage du chantage pour faire taire toute critique. La banalisation tranquille de l’intimidation, son acceptation comme naturelle par une partie de la population israélienne, en disent long sur l’avilissement d’une opinion publique aveuglée par la propagande. Dans cette perversion, en effet, le dévoiement de ce chantage pur et simple fait que les Israéliens voient désormais dans les Palestiniens de simples “animaux humains”, comme ont pu le dire certains ministres de Netanyahou. La posture victimaire et le discours de supériorité morale s’auto-alimentent, entretenus par l’impunité de facto d’Israël dans le système juridique international. Comment sauver alors les juifs de ce funeste destin alors que la bande à Netanyahou met la région à feu et à sang, avec le soutien inconditionnel de nombreux Israéliens? Les juifs marocains, plus gros contingent de la diaspora dans le monde arabe, intègrent pourpartie les nombreuses incertitudes mais demeurent vulnérables aux flux incessants de mauvaises nouvelles qui viennent du Moyen-Orient. Et pour eux, qui ont vécu pendant des siècles en communion avec leurs compatriotes musulmans, le jusqu’au-boutisme de Netanyahou n’est pas une bonne nouvelle. Qu’est-ce que ces exactions ont à voir avoir l’âme du peuple juif, “le respect de valeurs telles que l’humanisme, l’altruisme, la fraternité, la justice et la priorité donnée à la vie, autant devaleurs fondatrices, faites d’unicité et d’universalisme”, comme ne cessent de le répéter les dirigeants du Conseil représentatif des institutions juives de France ? Pas grand-chose. En tout cas, “quand il y a du flou, c’est qu’il y a un loup”, et les loups qui courent encore à Tel Aviv ont désormais un boulevard devant eux depuis qu’ils ont la bénédiction de Trump. ÉDITO Par Abdellatif El Azizi NETANYAHOU CONTRE LES JUIFS armastrasmediterranea.com +34 91 010 98 89 OU DANS VOTRE AGENCE DE VOYAGES PROMOTIONS FERRY < Algérie Almeria Ghazaouet I Oran Marhaba en Achetez votre voyage de retour aux sources dès maintenant ! Avec Naviera Armas Trasmediterránea Maroc Marhaba au Almeria / Motril Nador Motril Al-Hoceima Algésiras Tanger Med Achetez votre voyage de retour aux sources dès maintenant ! NUMÉRO 202 JUIN 2025 8 LE COURRIER DE L’ATLAS NUMÉRO 202 JUIN 2025 LE COURRIER DE L’ATLAS 9 ARRÊT SUR IMAGE RÉSISTER Poing levé, Tundu Lissu tente de faire entendre sa voix dans la salle d’audience de Dar es Salam, la capitale de la Tanzanie. Entouré d’hommes en uniforme, certains cagoulés, d’autres silencieux, il n’a pour seule arme que ce geste hérité de toutes les luttes. Accusé de trahison pour avoir organisé, début avril, un rassemblement politique où il a dénoncé le système électoral –une action passible de la peine de mort–, l’opposant principal au régime tanzanien ne plie pas. Il accuse une machination politique, une démocratie verrouillée, un pouvoir qui redoute plus les mots que les balles. Sur son visage, aucune trace de peur; juste la colère d’un homme qui refuse de se taire. Ce cliché résume l’affrontement entre une volonté et un appareil. Et nous interroge : combien de poings faut-il lever pour qu’un peuple soit entendu? Photo by Ericky Boniphace/AFP/ Alternate Crop NUMÉRO 202 JUIN 2025 10 LE COURRIER DE L’ATLAS “LAFRANCEDOIT RENFORCERSABASE INDUSTRIELLEDE DÉFENSE.VOUSNE FABRIQUEZPASDES RAFALESCOMMEVOUS FABRIQUEZDESTIROIRS” Didem Mente/Anadolu via AFP NUMÉRO 202 JUIN 2025 CHRISTIAN CAMBON “La reconnaissance du Sahara marocain est définitive” LE COURRIER DE L’ATLAS 11 GRAND ENTRETIEN Si le président du groupe d’amitié France-Maroc salue le rapprochement entre les deux pays, il s’inquiète de la crise entre Paris et Alger. Le sénateur Les Républicains, également à latête de la commission des affaires étrangères et de la défense au Palais du Luxembourg, évoque aussi la situation au Proche-Orient et le réarmement de l’Europe. Propos recueillis par Yassir Guelzim INTERVIEW Après une période de froid, vous avez été l’un des artisans de l’apaisement entre la France et le Maroc. Comment avez-vous convaincu les deux parties de l’utilité d’un tel rapprochement? J’ai utilisé à plusieurs reprises des arguments de bon sens auprès du président de la République. Je lui ai rappelé que les relations franco-marocaines étaient d’un genre tout à fait particulier, basées à la fois sur l’histoire, l’amitié, la compréhension, la francophonie partagée. Il y avait aussi des risques qu’elles se dégradent sans que nous puissions tirer avantage de meilleures relations avec l’Algérie. J’en veux pour preuve ce qu’il se passe en ce moment. Notre analyse était la bonne. En tant que président du groupe d’amitié, j’ai défendu cette relation essentielle pour la présence de la France en Méditerranée et pour le développement de partages économiques, culturels, universitaires, industriels, de défense… La prise de position du Sénat a beaucoup aidé. Je suis un fervent partisan de la diplomatie parlementaire car nous ne sommes pas liés au gouvernement et pouvons continuer à être audibles. Après avoir vécu avec beaucoup de tristesse cette période de mésentente, on a eu la surprise de la lettre du président Macron sur la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Comme le dit Sa Majesté (le roi Mohammed VI, ndlr), ce n’est pas un nouveau chapitre mais un nouveau livre que nous ouvrons ensemble. Depuis la réconciliation, le président du Sénat, Gérard Larcher, mais aussi la ministre de la Culture, Rachida Dati, et plusieurs maires se sont rendus au Sahara. Est-ce à dire que la France ne va pas revenir sur sa reconnaissance? La reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara est définitive. Gérard Larcher a eu l’occasion de le préciser lors de sa visite à Laâyoune, que j’ai contribué à organiser pour lui. Ce n’est pas la position d’un homme ou d’une majorité. C’est celle de la France. On le voit même concrètement avec la carte du Maroc qui est publiée dans son intégralité sur le site du Quai d’Orsay. On ne parle plus de Sahara occidental mais de Sahara marocain, puisqu’on le reconnaît comme faisant partie intégrante du territoire national du Royaume. Si les relations franco-algériennes sont exécrables, le contact n’est pas rompu au plus haut niveau de l’Etat. La reconnaissance par Paris de la souveraineté marocaine sur le Sahara en juillet 2024 est-elle le seul point de tension? Nous n’avons aucun contact officiel avec les officiels algériens. Ma position ne consiste pas à ajouter de l’huile sur le feu. Personnellement, mon vœu le plus cher, c’est qu’un jour, le Maroc et l’Algérie finissent par s’entendre. Ils auraient une telle puissance en Afrique que ce serait dans l’intérêt des deux pays. Je note simplement que le Maroc, par l’intermédiaire de Sa Majesté, n’a cessé de tendre la main et que l’Algérie la refuse. En ce qui concerne la France et l’Algérie, il y a plusieurs causes à cette brouille. C’est une relation complexe. Nous n’avons pas la même histoire avec ce pays, où la France a eu une présence depuis 1830, dans les conditions que l’on sait. Nous devons dépasser la mémoire de cette histoire tragique. Si on avait passé notre temps à le faire avec l’Allemagne, qui nous a envahis trois fois durant le siècle dernier, on aurait jamais pu construire l’Europe. Nous pourrions passer à un nouveau chapitre mais, manifestement, l’Algérie ne souhaite pas l’amélioration de cette relation. Sur ce dossier, la France peut-elle être la clé de la paix au Maghreb? Encore faut-il qu’avec l’Algérie, la France établisse de nouveau une relation apaisée! Si vous voulez jouer le rôle d’in- NUMÉRO 202 JUIN 2025 12 LE COURRIER DE L’ATLAS GRAND ENTRETIEN Christian Cambon à Rabat le 14 avril dernier, en compagnie des ministres de l’Intérieur français et marocain, Bruno Retailleau et Abdelaoui Laftit, à l’occasion de discussions sur la coopération entre la France et la Maroc en termes de sécurité. termédiaire entre les deux pays, il faut que les deux vous reconnaissent. Ce n’est pas possible pour le moment. Dans l’intérêt des trois pays, ce serait bénéfique. Nous avons tous besoin les uns des autres. L’Algérie a besoin du Maroc, le Maroc a besoin de l’Algérie et ces deux-là ont besoin de nous, comme nous avons besoin d’eux. C’est une triangulaire qui marche dans tous les sens. La France a mauvaise presse au Sahel, malgré son intervention contre les terroristes. De son côté, les liens du Maroc avec les pays de cette région se sont renforcés. Peut-il y avoir un terrain de réconciliation concernant ces relations? Je note qu’il n’y a pas, pour l’instant, d’amélioration de la sécurité et de la souveraineté de ces pays. Même si personne n’en parle, des dizaines de militaires sont tués par des terroristes djihadistes. La France, pour sa part, a perdu 59 soldats pour garantir la souveraineté du Mali. On s’est fait congédier dans les conditions que l’on connaît, même si nous étions partis là-bas à la demande du gouvernement malien. Je me félicite que le Maroc ait une bonne relation avec le Mali. Nous pouvons revenir par l’intermédiaire de nos amis mais je veux élargir le cercle. Je pense que la coopération entre la France et le Maroc doit nous permettre d’aller plus loin en Afrique, y compris du côté de l’Afrique anglophone. La diplomatie active de Sa Majesté et le retour du Royaume dans l’Union africaine font du pays une référence sur le continent. Nous devons aussi reconsidérer l’Afrique avec des yeux nouveaux car elle est en pleine mutation sur le plan économique, intellectuel, etc. Regardez en combien de temps les projets du TGV ou du port de Dakhla aboutissent! Chez nous, on mettrait vingt ans à le faire tellement on a de la bureaucratie. La France a décidé, dans sa loi de programmation militaire, de changer son fusil d’épaule en se concentrant sur l’Asie-Pacifique plutôt que sur l’Afrique. Faut-il craindre des dangers pour notre sécurité intérieure venant de cette zone? La France considère que maintenant, si l’on veut de nous en Afrique, nous serons là. Si ce n’est pas le cas, nous n’y serons pas. Quand nous sommes partis du Mali, nous avons cédé toutes nos installations, comme les camps de Gao et de Niamey. Il y a des pays comme le Sénégal ou le Gabon avec lesquels la coopération se poursuit. Nous ne voulons plus nous imposer. Je rappelle que nous sommes intervenus à la demande du gouvernement malien dans le cadre des accords de défense. Ils ont depuis été dénoncés mais nous ne sommes pas intervenus comme une puissance coloniale. Quelle coopération pourrait exister entre le Maroc et la France d’un point de vue militaire? Elle peut tout à fait se développer. C’est ce que nous faisons déjà avec l’Institut royal de défense, qui est venu en France dernièrement. J’ai rappelé par exemple qu’il fallait que le Maroc se renforce sur la souveraineté de son domaine maritime car il ne peut assurer sa sécurité sur 3500 km de côtes avec si peu de moyens, au même moment où l’Algérie se dote de sous-marins russes. Nos amis sénateurs ont visité Cherbourg et même un sousmarin nucléaire à Brest. Le Royaume doit se pourvoir de moyens pour affirmer sa souveraineté sur ce plan, qui est un peu un angle mort de sa défense. Certes, il y a le désert et le mur de sable. Il ne s’agit pas que des menaces militaires. Il faut aussi protéger la pêche car des navires chinois ou indonésiens viennent racler des fonds au large de l’Afrique. Les organisations humanitaires alertent sur un risque d’effondrement total dans NUMÉRO 202 JUIN 2025 LE COURRIER DE L’ATLAS 13 Issam Zerrok/AFP la zone de Gaza. Comment la France peut-elle influencer ou infléchir la politique de Benyamin Netanyahou? Nous devons agir plus au niveau européen que français. La France a un rôle important à jouer, compte tenu des mandats qu’elle a eus par le passé, mais elle doit le faire avec l’Union européenne. On ne peut qu’être stupéfaits par les décisions du gouvernement israélien, qui parle d’une réoccupation de Gaza. La situation humanitaire est absolument effroyable. Une ONG rapportait qu’une famille de cinq enfants avait 16 lentilles pour faire un potage. C’est quand même un peu court! Nous devons favoriser les aides humanitaires. La France l’a fait et a même mis en place un port à quelques miles nautiques de la bande de Gaza. Elle doit aussi s’unir au Maroc, qui fait des efforts considérables pour essayer d’approvisionner les Palestiniens. Nous devons aussi avoir une action politique auprès du gouvernement israélien, même si l’on connaît la volonté affichée de M. Netanyahou de continuer cette guerre. Comprenez-vous que l’on reçoive en France l’ancien djihadiste et président syrien Ahmed al-Charaa? Les chefs d’Etats, femmes et hommes politiques, ont des responsabilités publiques. Si vous limitez votre rôle à parler uniquement aux démocrates, vous ne parlez pas à grand monde! Je m’interroge juste sur la temporalité de cette visite. Nous avons demandé qu’il condamne Daesh. Nous pourrons en savoir plus alors. Ce serait chrétien d’admettre que quelqu’un peut changer aussi. Si on l’accepte, il peut y avoir une forme de rédemption. C’est à eux de la gagner et de nous montrer qu’ils peuvent agir différemment des bourreaux de la présidence Assad. N’oublions pas que la Syrie est un pays très important. Nous pourrons l’aider, mais en étant prudent sur les engagements à tenir. L’Europe prévoit d’injecter des milliards pour la reconstruction. On peut le faire avec des conditions de respect des libertés et de respect des minorités chrétienne, druze ou alaouite. Nous ne pouvons pas demander au président syrien de tout régler en six mois ou un an. Le pays est totalement morcelé. Nous devons ouvrir le dialogue. Si vous ne voulez pas parler, alors il ne faudrait pas parler à la Chine, dont on connaît le traitement qu’elle inflige aux Ouïghours par exemple. La Russie continue ses bombardements en Ukraine et refuse toute forme de cessez-le-feu. L’intervention américaine dans le dossier doit-elle nous faire craindre que la France et l’Europe soient définitivement écartées de ce dossier? L’ensemble des protagonistes est un peu hors jeu sur ce dossier. M. Trump avait promis de tout régler en vingt-quatre heures. Nous sommes à plus de cent jours et aucune solution ne se profile. Pour l’instant, nous sommes confrontés à un régime autoritaire en Russie, qui ne connaît que la force. Si les efforts des Occidentaux pour arrêter la guerre ne s’unissent pas, ce n’est pas la France seule qui va régler le problème. Le Président Macron a indiqué qu’il fallait nous réarmer en raison de la menace russe. Sur quels points devonsnous renforcer notre défense? Et est-ce que cela veut dire que la dissuasion nucléaire n’est aujourd’hui plus suffisante? Elle n’a jamais suffi. Cela reste de la dissuasion, comme son nom l’indique. Par contre, on observe que les conflits ont changé dorénavant. D’un côté, ce sont des guerres très technologiques, avec l’irruption de drones, qui change tout, comme en Ukraine ou en Arménie. On a aussi vu qu’on est revenus à des relents de la guerre de tranchées de 1914. L’armement conventionnel doit être à la hauteur. Il faut une prise de conscience en France et en Europe, surtout avec les nouvelles orientations américaines au sujet de l’Otan. En ce qui concerne la France, nous sommes suffisamment armés. On parle de 413 milliards d’euros d’engagement mais, compte tenu des enseignements de la guerre en Ukraine, nous devons élargir notre éventail militaire. Nous avons une panoplie très large mais elle manque d’épaisseur et de profondeur parce que nous étions en temps de paix. Collectivement, au sein de l’Europe, nous devons avoir plus de moyens car nous allons devoir assurer notre sécurité. Pour cela, nous devons renforcer notre base industrielle de défense car vous ne fabriquez pas des Rafales comme vous fabriquez des tiroirs. Avec l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, on a l’impression d’être lâchés par notre principal allié. Devons-nous revenir à une politique davantage gaulliste qu’atlantiste? Il faut garder son calme. M. Trump va devoir faire face à l’échéance des “midterms” (les élections de mi-mandat, ndlr) dans deux ans et il pourrait y perdre sa majorité au Congrès. Même s’il peut être un jour le pape et le lendemain Dark Vador, nous devons nous souvenir que les Américains restent un grand pays ami et allié. Il pose de vraies questions à l’Europe, car la plupart des pays se reposent sur le bouclier de l’Otan. Je comprends que les Américains nous demandent de faire des efforts. Nous avons des relations avec ce pays depuis son indépendance.
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