LE COURRIER DE L'ATLAS n°186 - Page 6 - 186 4 LE COURRIER DE L’ATLAS NUMÉRO 186 JANVIER 2024 www.lecourrierdelatlas.com contact@lecourrierdelatlas.com Adresse postale: Le Courrier de l’Atlas BP 50037 – 75723 Paris cedex 15 Tél.: 0153433340 – Fax: 0147420647 Pour joindre votre correspondant, composez le 01534333 suivi des deux derniers chiffres entre parenthèses. 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Directeur de la publication: Mohamed Lioeddine Gérant: Mohamed Lioeddine Directrice administrative et financière: Aziza Ech-charqaouy (56) Le Courrier de l’Atlas est une marque enregistrée au nom de DM SARLpropriétaire. Toute représentation, reproduction ou traduction, intégrale ou partielle, quel qu’en soit le procédé, le support ou le média, est strictement interdite sans l’autorisation de l’auteur ou de ses ayants droit. Dépôt légal: à parution. Commission paritaire: 0924I88865 ISSN 1955–7388 COUVERTURE NATIONALE: Issouf Sanogo/AFP – Belal Khaled/ Anadolu/AFP – Joël Saget/AFP – Uae Presidential Court/AFP COUVERTURE MAROC: Uae Presidential Court/AFP – Belal Khaled/ Anadolu/AFP – Joël Saget/AFP – Issouf Sanogo/AFP Sia Kambou/AFP – Renaud Monfourny – Boby EN COUVERTURE 50 LE FOOTÀ L’HEURE DE LA CAN 52 Calendrier: tous les matchs de la compétition 54 Walid Regragui: le redoutable coach du Maroc mènera-t-il les Lions à leur second trophée? 56 En Côte d’Ivoire, les nations du Maghreb prêtes à changer la donne 60 2004: quand les Aigles de Carthage remportaient la coupe d’Afrique 62 En France, des supporters en effervescence CULTURE 64 Coup de projecteur sur… 66 HAUTE COUTURE La collection privée d’Azzedine Alaïa dévoilée au palais Galliera dans une expo inédite 70 ARTISANAT L’éternel âge d’or de la bijouterie amazighe 74 LIVRES Yasmine Chami: “Je voulais prendre Casablanca à bras-le-corps et en faire un objet littéraire” 76 MUSIQUE Ibrahim Maalouf: “L’improvisation nous ouvre à une vision des choses plus humaine” 78 Noga, tombée dans les psaumes 80 DANSE Héla Fattoumi et Eric Lamoureux créolisent la danse 82 Karim Azzam: en Palestine, danser malgré les bombes 84 HUMOUR Dans “Vrai”, son premier spectacle, le jeune Ilyes Djadel raconte ses mésaventures parisiennes 86 THÉÂTRE Rachid Bouali et Hashem Hashem en recherche d’eux-mêmes 88 CINÉMA Rosine Mbakam: “Retourner au Cameroun, c’est revenir à mon désir originel de cinéma” 90 “Ma part de Gaulois” et “Les Lueurs d’Aden” 92 Soufiane Guerrab, d’une averse au ciel bleu ART DE VIVRE 94 Fadi Kattan, des plats de résistance 96 CUISINE LE MOT DE LA FIN 97 LA CHRONIQUE DE GUY SITBON Ukraine: les raisons d’une guerre N°186 JANVIER 2024 FOOTBALL La CAN 2024, ou le beau jeu des nations africaines LITTÉRATURE Casablanca, le troisième personnage de Yasmine Chami JAZZ Ibrahim Maalouf, un FrancoLibanais aux Grammy Awards 50 74 76 6 LE COURRIER DE L’ATLAS NUMÉRO 186 JANVIER 2024 Andrew Caballero-Reynolds/Pool/Getty Images/AFP A vec toute l’arrogance qu’on lui connaît, l’Amérique de Joe Biden a mis son veto à l’ONU pour rejeter l’appel à un cessez-le-feu immédiat à Gaza. En France, Emmanuel Macron, en célébrant Hanoukka à l’Elysée au mépris de la laïcité, a montré sa solidarité avec Israël. Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, a quand même osé dire que la situation était “apocalyptique” à Gaza, dont le niveau de destruction est “plus ou moins égal, voire supérieur” à celui des “villes allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale”. Sans aller jusqu’à comparer Netanyahou à Hitler et Tsahal à la Wehrmacht, force est de constater que le dirigeant israélien n’a rien à envier au Führer et que son armée n’hésite pas à dénuder les prisonniers palestiniens comme le faisaient les criminels de guerre nazis. Le média israélien +972 Magazine, dont l’objectif est de couvrir de manière objective les événements dans les territoires occupés, a justement publié une récente enquête sur “les dérives de Tsahal”. On y apprend que le recours à l’intelligence artificielle par l’armée israélienne est à l’origine du nombre très élevé de victimes civiles à Gaza, près de 20000, dont une forte majorité d’enfants. Pendant ce temps, après sonveto à la résolution de l’ONU, Joe Biden a autorisé sans l’aval du Congrès la vente de 13000 munitions de char à Israël, en plus des 15000 bombes déjà fournies. Pour qui en doutait, lesAméricains sont bel et bien les donneurs d’ordre de cette guerre coloniale contre les Palestiniens, déclenchée après le massacre de civils israéliens par le Hamas, le 7 octobre dernier. Vers un embrasement général? Ce génocide programmé dans les territoires occupés porte le coup de grâce à la paix si fragile entre l’Occident et le monde arabe. Si l’impérialisme états-unien est désormais sous pression, si l’étau politique se resserre autour d’Israël, qui a bien perdu la guerre, le plus grave reste la polarisation des opinions publiques. En Europe, des esprits libres, dont Jean-Luc Mélenchon, dénoncent l’instrumentalisationdel’antisémitisme,parfois assimilé à toute critique d’Israël. Un jeu dangereuxsusceptible,pourlecoup,defaire croître la haine des Juifs, lavraie. L’offensive sioniste, soutenue parun grand nombre de dirigeants européens, couchés devant les desiderata de l’Oncle Sam, souligne l’avènement de cette guerre des civilisations tant redoutée. Seul Dieu sait ce que l’avenirréserve auVieuxContinent, mais les partisans nationalistes de la restauration du passé jubilent désormais devoir leurs rêves messianiques de “jeterlesArabes àlamer”se concrétiser.Après tout, si l’Occidentveut remettre à l’ordre du jour les croisades, il faudra d’abord en découdre avec ces millions d’Arabes quivivent surses terres. Les conséquences du carnage israélien sont encore difficiles à évaluer. Une chose est certaine, l’ondedechocesttellequeleschancesd’éviterunembrasementrégional,voiremondial, s’éloignent de jour en jour. L’Occident, au prétexte de combattre les trois pelés qui garnissent les rangs du Hamas, a choisi son camp : celui du colon contre le colonisé, de l’injustice contre les droits de l’homme, d’une soldatesque de plusieurs pays contre une population civile démunie. Les dirigeants des pays arabes, complices malgré eux de ce génocide, acteurs passifs de cette guerre, ont quant à eux bien du mal à contenir leur opinion publique, enragée par tant de lâcheté. ÉDITO Occident versus monde arabe: ruptures non-stop Par Abdellatif El Azizi Le 11 décembre 2023, le président des Etats-Unis Joe Biden assiste à une célébration de Hanoukka à la Maison-Blanche (Washington). Ecoutez Beur FM sur 18 fréquences FM, 3 RNT et sur beurfm.net www.beurfm.net Beur FM @Beurfm BEUR FM, RAÏ ET RN’B NUMÉRO 186 JANVIER 2024 8 LE COURRIER DE L’ATLAS NUMÉRO 186 JANVIER 2024 LE COURRIER DE L’ATLAS 9 ARRÊT SUR IMAGE EN IRAN, CHEVEUX AU VENT Libre comme l’air, une jeune fille pose de dos face à la mer. Elle admire le ballet des mouettes dansant au-dessus des vagues de la cité portuaire de Bouchehr, sur le golfe Persique. Aucun voile ne recouvre sa tête. Une audace qu’ont de plus en plus d’Iraniennes. Malgré les risques encourus, celles-ci entendent protester contre le port obligatoire du foulard. En septembre 2022, Mahsa Amini, une étudiante de 22 ans, a trouvé la mort trois jours après son arrestation pour avoir simplement laissé entrevoir quelques mèches de sa chevelure. Son décès, sans doute des suites d’actes de torture, a provoqué un vent de colère et de nombreuses protestations de femmes qui ont manifesté dans plusieurs villes d’Iran, les cheveux apparents et brandissant leur foulard. Photographie: Amir/Middle East Images/AFP Erratum : nous tenons à nous excuser auprès de nos lecteurs et du journaliste Selim Derkaoui pour l’article “Quand la lutte des classes monte sur le ring”, signé par Yves Deloison, qui ne met pas suffisamment en avant que l’angle de cette enquête ainsi qu’une partie du texte sont essentiellement issus du livre Rendre les coups. Boxe et lutte des classes (Le Passager clandestin, 2023). NUMÉRO 186 JANVIER 2024 10 LE COURRIER DE L’ATLAS Joël Saget/AFP LATIFA IBN ZIATEN “On doit se battre pour la paix” Depuis que son fils aîné Imad a été assassiné par Mohammed Merah en 2012, cette dame mène sans relâche un combat contre l’obscurantisme et la radicalisation auprès de jeunes de quartiers dits sensibles. Une lutte qui lui a valu de multiples distinctions, dont récemment la médaille du mérite. Rencontre avec une faiseuse de paix. Propos recueillis par Fadwa Miadi Cela fait plus de onze ans que vous sillonnez lycées, collèges, foyers et établissements pénitentiaires aux quatre coins de la France. Quelle évolution observez-vous? Je n’entends plus des phrases comme “Merah est un héros” ou “Merah est un martyr”. J’ai envie de croire que le fait de témoigner, de raconter les souffrances qu’il a infligées aux familles des victimes et qui restent vivaces à jamais finit par porter ses fruits. Ceux qui par le passé glorifiaient l’assassin de mon fils me disent aujourd’hui: “Continuez, nous avons besoin d’entendre votre message. Nous avons besoin de vous. Vous nous confortez en nous donnant de l’espoir. Nous n’avons pas l’habitude d’entendre des discours comme le vôtre, vous êtes comme une mère pour nous.” De tels revirements me donnent beaucoup de force et le courage de poursuivre cette mission que je mène depuis 2012. Dans quel état d’esprit est la jeunesse aujourd’hui? Pendant plus d’une décennie passée sur le terrain, j’ai pu constater l’ampleur des difficultés qu’elle rencontre et ses souffrances. Les jeunes sont déboussolés et peinent à trouver leur place. Les problèmes sont d’ordre très divers. Ils sont dans une douloureuse quête identitaire. Ils manquent d’éducation et certains d’entre eux ne savent même pas ce qu’est l’amour. Je pense notamment à ceux qui sont placés. Celui qui a tué mon fils en faisait partie. Ce qui ne signifie pas que tous ceux qui passent de foyer en foyer sont potentiellement dangereux, mais que l’amour et l’accompagnement leur font cruellement défaut. Ils grandissent sans repère et sans culture, ce qui en fait des proies faciles. Prenons les mineurs placés [310 000 enfants sont confiés à l’Aide sociale à l’enfance chaque année, ndlr]: s’ils ont l’ambition de poursuivre des études supérieures, ils sont confrontés à des difficultés matérielles qui les empêchent de mener ce projet à terme. Comment envisager sereinement son avenir quand, dès la majorité, les vivres sont coupés et qu’on n’a plus de toit? Ceux qui souhaitent étudier devraient être accompagnés jusqu’à l’âge de 25 ans. Nous, adultes, avons le devoir d’œuvrer pour cette jeunesse, de l’écouter et de répondre présents. Tous les jeunes méritent qu’on leur donne une chance. Ils ont vécu des choses difficiles: les grèves, l’inflation, le Covid et maintenant les guerres. Ils sont plus fragiles que nous qui sommes adultes, et ils se demandent s’ils vont s’en sortir. A propos de guerre, justement, comment réagissentils à celle qui se déroule actuellement au ProcheOrient? Ce conflit préoccupe tout le monde, toutes générations confondues. Mon discours est toujours le même: on doit se battre pour la paix. Derrière un Palestinien ou un Israélien, il faut d’abord voir un être humain. Et c’est cette humanité qui compte. Seule la paix peut la sauver. Les attaques du 7 octobre sont inacceptables et INTERVIEW GRAND ENTRETIEN NUMÉRO 186 JANVIER 2024 LE COURRIER DE L’ATLAS 11 “nous,adultes,avonsledevoir d’œuvrerpourcettejeunesse, del’écouteretderépondreprésents” NUMÉRO 186 JANVIER 2024 12 LE COURRIER DE L’ATLAS condamnables, mais ce qui passe depuis plusieurs semaines maintenant est encore plus grave. Des innocents ont perdu la vie. D’autres ont été obligés de quitter leur maison et parmi eux des enfants, des femmes, des personnes âgées. Priver les civils de nourriture, d’électricité, d’eau est inimaginable à notre époque. Cinq fois par jour, je prie pour que la paix arrive le plus vite possible. En 2015, vous aviez emmené des lycéens de Sarcelles (Val-d’Oise) en Palestine et en Israël, et des jeunes Israéliens sont par la suite venus en France pour les rencontrer à nouveau. Est-ce une expérience que vous imaginez renouveler aujourd’hui? Je n’oublierai jamais une phrase que l’un des jeunes Israéliens m’a dite à l’époque : “Ensemble, on va construire le pont de la paix.” Ces expériences sont tellement enrichissantes pour tout le monde! Vous vous rendez compte : alors que la commune de Sarcelles compte des personnes de confession juive, il a fallu que les lycéens de cette ville se rendent à des milliers de kilomètres de là pour qu’à Tel-Aviv, ils partagent pour la première fois un repas de shabbat! Nous ne devons jamais cesser ce type d’échanges. Même maintenant, je suis prête à y aller pour montrer que nous sommes là malgré tout. Il faut lutter pour la paix sans avoir peur. Inutile d’attendre que les choses se calment pour agir. Pour tenter d’endiguer les phénomènes de radicalisation, le ministre de l’Education nationale Gabriel Attal avait envisagé de renvoyer de l’école les élèves radicalisés et Marc Trévidic, ancien juge antiterroriste, préconisait, lui, de les retirer de leurs familles… De telles propositions, non retenues, ne prouvent-elles pas que l’on peine à lutter contre la radicalisation? Aucune de ces pistes ne constitue une solution. Bien au contraire, elles peuvent empirer les choses et s’avérer contre-productives. Arracher des enfants à leur famille GRAND ENTRETIEN Latifa Ibn Ziaten, lors d’une intervention à l’école élémentaire Jean-Dargassies d’Eaunes (Haute-Garonne), le 19 mars 2015. Pascal Pavani/AFP – Family Handout/AFP NUMÉRO 186 JANVIER 2024 LE COURRIER DE L’ATLAS 13 peut provoquerencore plus de haine. Il ne faut jamais séparer un mineur de ses parents, sauf évidemment dans des cas avérés de maltraitance. Il faut d’abord chercherà savoirquelle est la source de la radicalisation. Il n’est pas dit que ce soit ses parents. Pourquoi s’est-il retrouvé piégé? Quand on habite dans une cité fermée, sans solution, sans aucune chance de réussir, aucun adulte pour vous guider, on tombe dans un cercle vicieux. Voilà pourquoi je souhaite mener un nouveau projet: l’école des parents. On le voit, certains adultes ne savent pas éduquer leurs enfants. Dans chaque quartier, on travaillerait avec des mères et des grands-mères référentes qui seraient au préalable formées par l’association Imad. Ces adultes permettraient d’avoir accès plus facilement à cette jeunesse perdue, qui a décroché sur le plan scolaire et qui est tombée dans la drogue ou la haine. Une approche inter-générationnelle permettrait de les sortirde l’impasse plus rapidement. Je rencontre beaucoup de femmes qui, comme moi, veulent agir. Avec cette école, on pourrait multiplierles Latifa. Il suffit d’identifierces personnes de bonne volonté, de les former et d’assurer un suivi. La radicalisation touche-t-elle indifféremment les garçons et les filles? Je n’ai pas vu de différence entre les deux. En revanche, je trouve que les personnes converties sont plus difficiles à ramener à la raison. J’en ai notamment rencontrées qui ne voulaient plus s’asseoir à la même table que leur mère pour manger au prétexte qu’elle était mécréante. Je leur rappelle alors un hadith [parole du prophète Mahomet rapportée par ses compagnons, ndlr] qui insiste sur l’importance de la mère en Islam, et précise notamment qu’elle fait partie des personnes auxquelles il convient de tenir compagnie de manière prioritaire. Une mère qui s’en va ou abandonne ses enfants ne le fait jamais de gaieté de cœur, et il arrive aussi qu’elle le fasse en étant convaincue de les protéger. On ne peut pas juger sa propre mère ni la condamner, on peut juste lui pardonner. Face à la banalisation de l’extrême droite, est-il plus difficile aujourd’hui d’œuvrer en faveur du vivre-ensemble? Cela a toujours été compliqué. Si on aime ce pays, il ne faut pas baisser les bras. Si notre objectif est d’améliorer le vivre-ensemble, on doit lutter, peu importe les obstacles. Il y aura toujours en face de vous des gens pour tenter de vous désarçonner. Il m’est arrivé qu’on me dise: “Tu n’en as pas marre, Latifa? Tu ne veux pas rentrer chez toi?” Il se trouve que je fais partie des gens qui pensent que l’amour est plus fort que la haine. En juin 2019, Latifa Ibn Ziaten retrouve le mur de sa maison près de Rouen (SeineMaritime) recouvert de graffitis antisémites.
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