SOCIALTER n°61 - Page 5 - 61 pourdonner ducréditàl’éthique oncomptesurvous participez à la création d’une banque éthique indépendante en France Il y a un an, nous lancions l’appel du Big Banque* : l’opportunité de participer à l’émergence d’une banque éthique indépendante en France. Une banque coopérative, citoyenne, transparente, sans activité spéculative et qui finance exclusivement des projets écologiques, sociaux ou culturels. Une banque dédiée à la transition écologique et sociale. Près de 47 000 citoyennes et citoyens ont déjà rallié le mouvement. JeParticipeAuBigBanque.fr Il est encore temps de nous rejoindre ! *BIGBANQUEestuneréférenceau“BigBang”qui,ausensfiguré,définitunbouleversementprovoquantunchangementradicaldansunsecteur. LaSociétéfinancièredelaNefestunesociétéanonymecoopérativeàcapitalvariable,àdirectoireetconseildesurveillance,agrééeentantqu’établissementdecréditspécialiséparlaBanquede France.RCSLyonB339799116/NAF6492Z/ORIAS09050786/Siègesocial:ImmeubleWoopa–8,avenuedesCanutsCS60032–69517Vaulx-en-VelinCedex.Création:AgenceNouveauMonde. Créditphoto:Shutterstock. pourdonner pourdonner ducréditàl’éthique ducréditàl’éthique pourdonner Alexandre Gérant de Tire-toi une bûche, sociétaire emprunteur de la Nef 3 Socialter n°61 éditorial éditorial «Je crois profondément en la sobriété; consommer moins et consommer mieux, oui, mais pas en prenant les vendeurs ou les commerces physiques comme cible, et pas en culpabilisant, mais en incitant. » Le 23 novembre dernier, au micro de France Info, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, s’attaquait à la campagne de communication lancée par son collègue Christophe Béchu, ministre de la Transition écologique, visant à inciter les Français à des modes de consommation plus sobres. L’objet du délit ? Quatre spots publicitaires mettant en scène un « dévendeur » fictif conseillant à ses clients de réparer, louer ou acheter en reconditionné plutôt que d’acheter neuf. « Une connerie », selon le président de la République. La majorité des Français serait certainement passée à côté de cette opération de com sans cette polémique, qui révèle les contradictions du « en même temps » lorsque l’on parle d’écologie : « inciter les Français » à la sobriété et à la déconsommation, mais sans froisser personne… donc en consommant comme avant. Une contradiction dans les termes à l’heure de l’urgence écologique. Ce tollé aura surtout invisibilisé une autre information qui aurait pourtant eu le mérite d’être relayée plus largement. Dans un baromètre1 publié à l’occasion de cette campagne, les Français interrogés jugent en grande majorité que «les gens consomment trop» (à 83 %) mais que, en ce qui les concerne, leur mode de vie est déjà plutôt sobre (à 82 %), souvent contraint par leurs revenus. À l’inverse, les sondés considèrent que l’État, les entreprises et les industriels devraient faire plus pour limiter la dégradation des ressources de la planète. Et en appellent pour cela à des mesures collectives et politiques contre le productivisme extractiviste. Comme, par exemple, la mise en place de normes de fabrication favorisant les produits plus résistants, réparables et durables, quitte à ce que leur prix soit plus élevé (90 % des Français interrogés sont pour). Ou encore la limitation, voire l’interdiction, de la vente de produits néfastes pour l’environnement (82 %). On pourrait également ajouter l’extension de la garantie à dix ans – mesure demandée par les associations écologistes – qui forcerait les entreprises à revoir en profondeur la conception de leurs produits et donc leur modèle économique. Jusqu’à « étendre l'anticapitalisme aux objets », pour reprendre la formule du sociologue Razmig Keucheyan2 ? Cette étude rappelle ainsi que pour faire bifurquer nos modèles, la « pédagogie » chère aux élites et les gestes individuels ne suffiront pas. Rien ne pourra changer sans la mise en œuvre de politiques publiques fortes, comme le « droit à la réparation », accompagnant une écologie populaire. Car nous sommes déjà submergés par les objets et engins en tout genre. Leur renouvellement permanent, érigé en norme par l’obsolescence programmée et le marketing du « toujours plus », est un désastre écologique. À rebours de cette course effrénée au nouveau et au tout-jetable, il existe une écologie populaire, faite de réparation, de rapiéçage, de débrouille, de récup et de soin des choses qui nous entourent. Nombreux sont déjà celles et ceux qui s’y adonnent au quotidien et font avec les moyens du bord, parfois mus par la contrainte, mais surtout par le bon sens : bricoleurs dans les milieux ruraux précaires, garagistes de rue dans les quartiers, réparateurs informels de smartphones… Tous prolongent la durée de vie des choses et n’ont pas attendu les appels aux « éco-gestes » pour mettre la main à la pâte. C’est de cette écologie populaire, incarnée et conviviale au sens d’Ivan Illich, qu’il faudrait s’inspirer pour accompagner des changements politiques plus profonds. Et ainsi dessiner un horizon souhaitable pour une société de la réparation et de la maintenance des objets, par le bas, loin des coups de com politique du haut Olivier Cohen de Timary Directeur de la rédaction 1. Baromètre “Sobriété et modes de vie”, Ademe, L’Obsoco, 2023. 2. Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, Razmig Keucheyan, La Découverte, 2019. 4 ours sommaire Socialter bimestriel no 61 décembre 2023 janvier 2024 Bureaux de la rédaction 5 passage Piver, 75011 Paris redaction@socialter.fr Directeur de la rédaction Olivier Cohen de Timary Rédactrice en chef adj. Elsa Gautier Stagiaire journaliste Léna Perrinet Directrice artistique Clémence Fabre Design graphique Antoine Seiter Chargé de communication Antoine Polet Correction/Editing Solène Peynot Illustration de couverture Stefan Glerum Contributeurs William Bouchardon Youness Bousenna Nicolas Celnik Léa Dang Vincent Edin Elsa Gautier Vincent Gautier Christelle Gilabert Nina Guérineau de Lamérie Nastasia Hadjadji Nolwenn Jaumouillé Damien Mestre Agnès Nabat Léna Perrinet Victoire Radenne Salomé Saqué Hélène Seingier Thibaut Schepman Caroline Vinet Illustrateurs Stefan Glerum Olivia Blanc Florent Pierre Photographes Anaïs Barelli Quentin Hulo Paul Lemaire Iorgis Matyassy Antoine Seiter Bande dessinée tienstiens / Bandes détournées Édition Socialter SAS Siège social 108 rue du Théâtre 75015 Paris RCS Paris 797 454 832 Directeur de la publication Olivier Cohen de Timary Principaux associés O.C.d.T., Fairway International Impression Léonce Deprez Z.I. de Ruitz - 62620 Ruitz Distribution MLP Numéro ISSN 2270-6410 Numéro de commission paritaire: 1123 D 92060 Service des ventes réservé aux professionnels Abomarque - diffusion kiosque amandine@abomarque.fr 06.81.09.44.57 Publicité & Partenariats partenariat@socialter.fr Abonnements Socialter / Abomarque CS 60003 31242 L’Union Cedex 05.34.56.35.60 abonnement@socialter.fr Abonnement direct sur Internet www.socialter.fr Socialter est une marque déposée Imprimé en France Certification: PEFC 100% Ptot: 0.0078 kg/t 6 conversation texto Le végétarisme expliqué à mes parents 8 entretien fleuve Stéphane Foucart 16 dossier Reprendre les choses en main 18 Bricoler, un geste politique ? 22 Sociologie du bricolage 25 bande dessinée OSNO 26 Vers un âge de la maintenance ? 5 sommaire 30 reportage Docteurs smartphones 36 enquête Droit à la réparation 37 Le poids du quotidien 42 Fanny Lederlin Philosophie du bricolage 46 histoire Bricolage radical 48 Capitalisme de la seconde main 51 Épilogue 52 grand reportage En Espagne, une lagune asphyxiée par les nitrates 60 enquête Compensation carbone: Il y a de la forêt dans le gaz 64 ressource critique Le coltan: «Germinal» dans ton smartphone 68 troisième nature Frelons «asiatiques»: Par-delà le bad buzz 72 Salomé Saqué Allocataires du RSA: au travail! 74 plat de résistance Le cri du ventre 78 Karim Lahiani Une alternative à l’A69 82 l’effet pare-brise Revoir couler la bièvre 86 au labo Jumeaux numériques: Oracles sur mesure 88 à la sauce alter La Maison perchée 91 Livres & sorties 96 Henri Lefebvre Pour un espace-temps du possible 6 en ligne maintenant groupe famille conversation texto Le végétarisme expliqué à mes parents Maman et Papa préparent les festivités de Noël. À la carte: truite fumée, foie gras, dinde, fruits de mer… Mais cette année Maman se questionne sur la quantité de viande au menu. De quoi mettre Papa en rogne. Papa Tu vas pas nous ruiner le repas toi aussi!! Maman Dis, ma chérie, pourrais-tu dire à Papa qu’on prévoit encore trop de viande à Noël? Papa Entre ta cousine qui est ovo je sais pas quoi et ta nièce végane, je ne sais pas ce qu’on va pouvoir cuisiner cette année… Papa Tu exagères pas un peu, non? D’ailleurs j’ai dû mettre le chauffage plus tôt cette année… Moi 7 en ligne maintenant Socialter n°61 Papa Sandrine Rousseau, sors de ce corps! Maman Et la souffrance animale, on en parle? J’ai vu passer une vidéo de l’association L214, c’est bien loin des pubs qu’on voit à la télé. Maman Par contre j’ai déjà une idée cadeau pour ton père! Papa Ok mais vous faites quoi des personnes qui n’ont pas les moyens de s’acheter de la viande autrement? Papa Ambiance… Ça ne nous avance pas sur ce qu’on va manger à Noël. Moi Tout ça est notamment lié au méthane, un gaz émis par les bêtes, et au protoxyde d’azote émis lors de l’épandage d’engrais. Sans parler de la quantité d’hydrocarbures utilisés sur toute la chaîne et qui doivent nécessairement décroître si on veut que la planète ne devienne pas invivable… Moi Ok, il faudrait réduire notre consommation de produits carnés, mais cela ne signifie pas la disparition des éleveurs non plus. Il faut produire autrement, en développant des pratiques qui visent à décarboner l’agriculture et à augmenter l’autonomie énergétique du secteur. L’élevage bovin devra de toute façon s’adapter en réduisant son cheptel, car avec l’augmentation des sécheresses, de nombreuses exploitations devront réduire leurs troupeaux pour s’adapter à la diminution des prairies. Moi Désolé Papa mais en même temps le tableau n’est pas rose. En France, plus de 8 animaux abattus sur 10 sont issus d’élevages intensifs. En 2018, 1,2 milliard d’animaux issus d’élevages français ont été abattus pour la consommation humaine. Cela fait 3 millions d’animaux terrestres et 200000 animaux aquatiques par jour. Dans le Socialter n°60, François Jarrige le rappelle : «Là où les animaux étaient des collaborateurs au quotidien, des compagnons de souffrance et de travail, ils sont devenus des matières premières, exploités dans des bâtiments séparés, à l’écart de la vue.» Moi Il est bidon cet argument. En France, les classes sociales qui mangent le plus de viande sont les plus précaires. Mais il s’agit d’une viande issue de l’élevage intensif et de mauvaise qualité, voire problématique d’un point de vue sanitaire. En revanche, les études statistiques démontrent qu’elles mangent moins de fruits et légumes de qualité. Donc, au contraire, pourquoi ne pas faire en sorte de combler ce manque dans la restauration collective? Moi 8 décembre 2023 — janvier 2024 entretien fleuve propos recueillis par Vincent Edin photos Iorgis Matyassy Si le monde était une vallée, ce serait celle de la mort. Celle de la biodiversité, de la nature, bien sûr, mais aussi la mort de la raison scientifique ou du courage politique face aux pollueurs. Voilà le genre de sombres pensées qui nous assaillent à la lecture de Le Monde est une vallée (Buchet-Chastel), somme des meilleures chroniques de Stéphane Foucart écrites entre 2013 et 2023 pour le journal Le Monde. «Nous sommes dans une forme d’ignorance volontaire vis-à-vis de la dangerosité des polluants et de la chimie» Stéphane Foucart 9 Stéphane Foucart Socialter n°61 10 entretien fleuve décembre 2023 — janvier 2024 Le titre de votre ouvrage Le monde est une vallée (édition Buchet Chastel) fait référence à la vallée de la Seille, en Moselle, polluée sans que les habitants ne s’expliquent pourquoi… Cette histoire m’a été racontée par l’archéologue qui a fouillé ce site, que j’ai visité à une époque où l’on suivait beaucoup moins les questions environnementales. Ce que montre l’histoire de cette vallée, c’est que l’exploitation des sources salées aux âges du bronze et du fer a engendré des dégâts tels que, dans les cahiers de doléances de la Révolution française, les habitants de ce territoire se plaignent de leur situation sanitaire dégradée sans en comprendre l’origine. Au XIXe siècle, une enquête menée par un médecin révèle que la population de cette vallée meurt dix ans plus tôt que ses voisins, sans qu’il ne puisse établir les liens de causes à effets. On sait aujourd’hui que tout cela était lié à l’incroyable intensité de l’exploitation des salines, plusieurs millénaires auparavant. Cette histoire résonne avec l’actualité, à une autre échelle de dégâts bien évidemment. L’ignorance des causes, l’ignorance de ce qui fait souffrir les gens, est terriblement actuelle. Cette question de la causalité –qui traverse les dix années de textes rassemblés dans le livre– est majeure. On ne relie pas suffisamment les grandes questions sociales et politiques aux questions environnementales. Quand on parle de «migrants», pour ne prendre que cet exemple: qu’est-ce qui pousse les gens à aller sur des radeaux, à risquer leur vie comme des désespérés? Les bouleversements écologiques fragilisent et mettent surlaroutedel’exildenombreusespopulations.Lestensionssurlesressources–l’eau, les matières premières, etc.– engendrent de la crispation, des conflits et des migrations. C’est pareil chez nous. Quand maintenir nos systèmes agricoles devient un défi parce que l’environnement change, cela crée nécessairement du mécontentement et de l’amertume. Et cela a forcément un effet politique. Nous restons trop souvent aveugles à ces liens de causalité aujourd’hui, alors qu’ils nous apparaîtront clairement dans quelques décennies. L’histoire de la petite vallée de la Seille me fait aussi penser à Barbara Cohn, cette chercheuse de Berkeley qui a analysé des milliers de prélèvements sanguins effectués sur des femmes enceintes il y a cinquante ans et conservés en chambre froide depuis. Elle a mesuré le DDT* présent dans lesdits échantillons et a comparé avec la santé des filles de ces femmes. Soudainement, elle a réalisé que les cancers du sein chez les jeunes femmes les plus exposées in utero étaient multipliés par quatre, par rapport aux moins exposées, une véritable épidémie! C’est probablementdescentainesdemilliersdemorts. Quand on se replonge dans ce qu’on lisait sur le DDT dans la presse, il y a à peine plus desoixanteans,leproposserésumaità«on peut en manger!». C’est complètement fou rétrospectivement. Nous savions pourtant que le DDT tue les insectes, les oiseaux, mais nous avons en nous cette hubris, nous nous croyons au-dessus du vivant. En octobre, une étude de l’Inserm pointait le lien entre des leucémies et la proximité avec des vignobles traités aux pesticides. Comment expliquer que la causalité faite, les choses ne bougent pas? Parce qu’on se mithridatise* contre ces infos-là. Il y a vingt ans, cette enquête aurait fait les grands titres, aujourd’hui ça n’affole plus. Le pire étant sans doute que ce que la science est capable de détecter aujourd’hui est la partie émergée de l’iceberg. Il faut bien comprendre que si on peut détecter quelque chose sur la leucémie, des choses nous échappent sur le développement de la cognition, l’immunité, le métabolisme, sur des tas de troubles et de pathologies qu’on ne découvrira que dans des années, voire des décennies. Le décalage est immense entre l’épidémiologie qui commence à mesurer, avec difficulté, une petite part des dégâts causés par la chimie et un grand public qui est sous-informé sur ces sujets. Vos chroniques sont organisées en trois grands champs de bataille: «guerre contre le vivant», «climat» et «pouvoir», pourquoi cette arborescence? C’est le choix de Jil Silberstein, qui a choisi et ordonné ces chroniques! Mais c’est une très bonne grille d’entrée car cela souligne une chose: lorsque l’on traite d’une question purement environnementale (comme la gestion de l’eau, la biodiversité) ou de la démocratie, on sait que le climat joue un rôle central, d’où sa place dans le livre. La guerre au vivant, c’est l’étage immédiatementau-dessous,c’estcequivarenforcer encore les impacts du dérèglement climatique.Enessayantderegarderleschoses de façon panoptique, on voit que le changement climatique est ce qu’on a de plus en plus de mal à arrêter. Alors, nous devrions Le DDT Le DDT (pour dichlorodiphényl trichloroéthane) est un insecticide de synthèse utilisé massivement à partir de la Seconde Guerre mondiale, principalement dans l’agriculture et pour lutter contre le paludisme et le typhus. Il est interdit dans les années 1970 et 1980 dans la plupart des pays après des recherches attestant les observations de la biologiste étatsunienne Rachel Carson qui, dans Printemps silencieux (1962), pointait ses effets néfastes sur l’environnement. Il continue à être utilisé dans certaines régions pour lutter contre le paludisme. Mithridatisation Le terme a pour origine le mythe du roi antique Mithridate qui, craignant d’être empoisonné, aurait développé une résistance à certains toxiques en absorbant de petites doses tout au long de son existence. Par extension, le terme est utilisé pour décrire l’insensibilisation à des idées, à des faits, auxquels on est constamment exposé. 11 Stéphane Foucart Socialter n°61 Le caractère très technique du monde dans lequel nous sommes en brouille l’intelligibilité. Nous ne déléguons plus le pouvoir en pleine connaissance de cause. biographie Né en 1973, Stéphane Foucart est physicien de formation et diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille. Ses enquêtes en tant que journaliste au Monde lui ont valu le prix Européen du journalisme d’investigation en 2018. Traquant les climato sceptiques et les marchands de doute industriels, il a fait paraître avec Stéphane Horel les «Monsanto Papers» qui ont révélé l’immense campagne de désinformation menée par la firme. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels La Fabrique du mensonge: comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger (Denoël, 2013), Des marchés et des dieux: quand l’économie devient religion (Grasset, 2018) et Un mauvais usage du monde (Seuil 2023). au moins tenter d’atténuer ses effets en maintenant au mieux les conditions du développementdelavie.Maisc’estl’inverse qui se produit: la guerre que nous menons au vivant aujourd’hui rendra encore plus insupportables les conséquences du changement climatique demain. Concernant le pouvoir, il me semble que le caractère très technique du monde dans lequel nous sommes en brouille l’intelligibilité. Nous ne déléguons plus le pouvoir en pleine connaissance de cause. Nous devrions avoir une idée précise de ce que la technique fait au monde. Or, nous ne l’avons pas, car on ne promeut pas cette connaissance. Tous les mécanismes démocratiques actuels partent du principe que la technique est neutre. Pas étonnant, dès lors, que nos délibérations collectives soient hackées par la technique qui dépolitise tout. Limiter la question technologique à de l’évaluation des risques, c’est dissimuler de la politique derrière un jargon technique que personne, ou presque, ne comprend. Comme dans le cas de la 5G? Totalement! En réalité, quand on pose la question aux gens, on sent bien qu’il y a une forme de décence commune, d’interrogation salutaire: «est-ce qu’il faut vraiment mettre nos efforts pour rajouter du débit dans le téléphone portable?». Mais comme trop souvent, cela ne fait pas débat publiquement. Comme la relance du nucléaire, comme tant d’autres choses. Le seul contre-exemple que je pourrais citer, ce sont les OGM: les controverses avec des scientifiques, des éclairages de juristes et de philosophes, avaient amené à une sorte de moratoire en Europe. Nous revenons dessus aujourd’hui avec des OGM nouvelle génération, non traçables et dérégulés… C’est là que s’exerce le pouvoir. Ce que j’essaie de raconter, c’est que parmi les lieux de pouvoir en Europe, il y a ces comités d’experts qui ont la main sur les seuils de risque, les conditions d’usage des technologies, les modalités d’autorisation des pesticides, etc. Leur rôle est, en réalité, éminemment politique. Personne ne sait qui siège dans ces comités, au nom de quoi ou de qui, ni ce qui s’y décide. C’est un énorme problème démocratique. À propos de ces seuils, justement, les deux analogies qui reviennent le plus souvent sous votre plume sont «pour ne pas voir la fièvre, il suffit de décider que le thermomètre affiche 37 degrés» et «on fixe des seuils ineptes comme quinze paquets de cigarettes quotidiens sont très dangereux pour laisser croire que cinq paquets quotidiens sont sans danger». Nous leurrer sur les dangers est-il aussi simple que cela? Nous sommes dans une forme d’ignorance volontaire. Vis-à-vis de la dangerosité des polluants et de la chimie, nous naviguons dans beaucoup d’ignorance, dont la fixation des seuils fait partie. Le souci étant que ces derniers sont fixés sur la foi de procédures extrêmement fragiles, pour ne pas dire plus. Un exemple, avec le bisphénol A: entre ce qu’ils estimaient comme sûr en 2014 et ce qu’ils proposent fin 2022, les experts de l’EFSA [Autorité européenne de sécurité des aliments, ndlr] ont divisé le seuil de sécurité par 1250000 (oui oui, 1,25 million!). Au Monde, nous avons écrit des centaines d’articles sur le bisphénol A pour en pointer les risques sanitaires. Nous avons été traités d’obscurantistes, de Khmers verts... On nous opposait que l’exposition de la population se situait des milliers de fois sous les seuils de dangerosité et que nous affolions la population pour rien. En quelques années, les autorités sanitaires ont tant abaissé les seuils qu’en définitive, elles nous ont donné raison! Encore un mot sur les seuils. Un récent mail du directeur de l’ARS Occitanie conseille de boire de l’eau en bouteille car les cours d’eau sont contaminés et cette
SOCIALTER n°61 - Page 5
SOCIALTER n°61 - Page 6
viapresse