SOCIALTER n°53 - Page 1 - 53 avec Mathieu Desseigne,Mathieu Desseigne, Lucien Reynès,Lucien Reynès, Sylvain Bouillet,Sylvain Bouillet, acrobates du modulable en novembre on interagit ?on interagit ? avec Ivana Müller,Ivana Müller, artiste pluridisciplinaire qui repense les places de chacun∙een co-réalisation avec le Festival d’Automne à Paris en décembre on échafaudeon échafaude en octobre on(se)on(se) transformetransforme avec Irvin Anneix,Irvin Anneix, artiste multimedia qui rassemble les jeunes générations établissement culturel de la ville de Paris réservation 01 47 00 25 20|www.maisondesmetallos.paris reservation@maisondesmetallos.paris sur place du mardi au samedi| 14h›19h les CoOPs de l’automne L’arrogantefoule e corps informe d’un oiseau dégorgeant du mazout, le bruit étouffé d’une tortue déglutissant un sac plastique, la silhouette d’un enfant exposé aux effets de l’extermination chimique. Des clairières vides du son des insectes, leur bruissement couvert par le fracas de l’humanité motorisée, demain par les crépitements des megafeux. Des mers fantomatiques où les zones mortes étendent leur ombre jusque dans les calanques souillées, hantées de mérous sans âge dont les ultimes pêcheurs emporteront le souvenir. Le crime de masse est là, sous nos yeux ; mais où sont lescriminels ?« C’estl’Homme ! »,répondront lesmisanthropes.Oui,c’estunpeul’homme. C’est un peu nous, puisque nous sommes presque tous complices. Complices, mais otages surtout. Nos imaginaires otages d’un certain progrès, nos désirs otages du tabassage publicitaire, notre « agir » otage d’un mode d’organisation qui l’entrave et le dévitalise sans cesse. Otages plus ou moins réfractaires, donc, de ce syndrome de Stockholm à l’échelle de l’espèce. Et puis il y a les autres : les complices actifs. Ceux qui érigent le crime contre le monde vivant en idéologie et portent leurs victimes en bandoulière. Ce sont les mêmes qu’hier : avant la domination de l’homme sur la nature, il y a toujours la domination de l’homme sur l’homme. « Vous, les héritiers, vous, arrogante foule / Que l’infamie des pères couvre d’or, / Vous dont les pieds d’esclaves foulent / Les débris des lignées accablées par le sort ; / [...] Vous dont les lois protègent les négoces, / Le juge devant vous frissonne et se renie. » ; deux siècles se sont écoulés depuis l’apostrophe de Lermontov sans rien changer. Hier, les privilèges et les héritiers. Aujourd’hui, les héritages et les privilégiés. Et l’indécence : Jeff Bezos qui entend faire démonter un pont à Rotterdam pour laisser passer son yacht de 127 mètres. L’indécence : le jet privé de Bernard Arnault qui a émis en un mois autant de CO2 qu’un Français en dix-sept ans d’existence. L’indécence : le patron de Total, rédacteur en chef Philippe Vion-Dury Patrick Pouyanné, appelant ses concitoyens à une « sobriété d’exception » au nom de la réduction des gaz à effet de serre tout en finalisant l’oléoduc EACOP, l’un des projets les plus écocidaires de la planète. L’indécence : le gouvernement d’un État français condamné à de multiples reprises pour « inaction » – c’est-à-dire participation active au massacre planétaire – appelant les citoyens à couper le Wifi et débrancher les prises tandis qu’Emmanuel Macron serre la main du président des Émirats arabes unis à Versailles. Toujourslesmêmes,donc :lesarrogantsdont la loi protège les affaires et sanctifie l’avarice. Ceux-là dont l’impunité nous devient chaque jour plus insupportable. Ceux-là qui doivent maintenant comparaître devant le juge. Mais ne nous leurrons pas sur ce qu’est le Droit : une force conservatrice au service des intérêts dominants dans la société. « Quand les rapports de force se stabilisent, les temps sont mûrs pour le Droit. Les puissants ne veulent plus assurer directement la défense de leur propre pouvoir. Il n’est pas juste que les risques et les coûts de cette défense continuent de peser entièrement sur eux. [...] La nécessité de protéger l’injustice produit la Justice. » La vision de l’écrivain Piergiorgio Bellocchio est juste mais trop pessimiste. Postulons plutôt que la fonction du Droit est de verrouiller les rapports sociaux, ce qui donne finalement un bon aperçu de l’état de la lutte des classes au sein de la société. Pour autant, abandonner ce terrain-là serait une erreur. Déjà parce que le juge n’est pas sans force, et aussi parce que tous les juges ne sont pas étrangers à l’indignation que nous pouvons ressentir. Mais avant tout parce que les maigres gardefous qui tiennent encore justifient de mener la guérilla dans les tribunaux : tout ce qui permet de freiner, entraver, reporter, bref, gagner un peu de temps sur l’entreprise de destruction des écosystèmes et de nos conditions de vie sur Terre, est bon à prendre. Mais, encore une fois, la Justice acte les rapports de force au profit du plus fort : seul un renversement politique fera de nous les plus forts, des juges nos alliés, et nous permettra d’empêcher les écocidaires de nuire davantage. Œuvrons à ce qu’un jour vienne où ces derniers ne pourront plus lancer, plein de l’insolence que leur confère la certituded’êtreintouchables,« qu’ilsviennent nous chercher ! » Ce jour où nous pourrons répondre : « On arrive. » Éditorial 3Socialter n° 53 Sommaire P.18 Dossier Punir les écocidaires P.20 Vers un nouvel ordre pénal international ? P.28 L’impunité continue P.30 Peut-on saboter au nom de la légitime défense ? P.33 Brigade d’Action Climatique P.34 70 ans d’écocides P.38 Plaider pour l’environnement P.42 Manuel de guérilla juridique P.44 La faute aux victimes ? P.47 Épilogue OursP.6 Groupe Famille L’écosystème expliqué à mes parents P.8 Compose ton Philosophe écomoderniste P.10 Anna L. Tsing S’unir dans un monde en ruines P.48 Grand reportage Au pays du Cèdre, l’espoir en germes P.56 Enquête Big Tech, Bad Bank P.62 Ressources critiques Sucre : un bilan amer P.66 Commentaire de texte Territoires : ZAD, au secours ! P.70 Troisième nature L’ailante, espèce rudérale rudoyée P.74 Salomé Saqué L’illusion de la neutralité P.76 Plat de résistance Petit sabotages du quotidien P.80 L’effet pare-brise L’angoisse de l’oubli qui rôde P.84 Au labo Xénogreffes : même pas porc ! P.86 François Bégaudeau Dialectique de l’humain P.88 À la sauce Alter Énergie osmotique : sel à venir P.91 Livres et sorties P.96 Lynn Margulis Holobiontes malgré nous Socialter bimestriel no 53 août — septembre 2022 Bureaux de la rédaction 5 passage Piver, 75011 Paris Directeur de la rédaction Olivier Cohen de Timary Rédacteur en chef Philippe Vion-Dury Réd. en chef adjoint Clément Quintard Rédaction redaction@socialter.fr Directrice artistique Marine Benz Responsable marketing et communication Ève Guiraud Assistant communication Antoine Polet Stagiaires journalistes Eva Cohen Lucie Remer Correction/Editing Brigitte Pennaguer Solène Peynot Contributeurs pour ce numéro François Bégaudeau William Bouchardon Youness Bousenna Vincent Bresson Nicolas Celnik Eva Cohen Vincent Gautier Christelle Gilabert Christelle Granja Sophie Kloetzli Isma Le Dantec Vincent Lucchese Sara Manisera Damien Mestre Arianna Poletti Clément Quintard Lucie Remer Salomé Saqué Philippe Vion-Dury Illustration de couverture Valentin Tkach Illustrateurs pour ce numéro Uli Knörzer Ben O’Neil Sam Taylor Bande dessinée Tienstiens Bandes détournées Photographes pour ce numéro Simon Boudvin / B42 Amaury Cornu Vicky Drachmann Gabriel Ferneini Blandine Soulage Vegard Stien Édition Socialter SAS Siège social 108 rue du Théâtre 75015 Paris RCS Paris 797 454 832 Directeur de la publication Olivier Cohen de Timary Principaux associés O.C.d.T., Fairway International Impression Léonce Deprez Z.I. de Ruitz 62620 Ruitz Distribution MLP Numéro ISSN 2270-6410 Numéro de commission paritaire : 1123 D 92060 Service des ventes réservé aux professionnels Abomarque - diffusion kiosque amandine@abomarque.fr 06.81.09.44.57 Publicité & Partenariats partenariat@socialter.fr Abonnements Socialter / Abomarque CS 60003 31242 L’Union Cedex 05.34.56.35.60 abonnement@socialter.fr Abonnement direct sur Internet www.socialter.fr Socialter est une marque déposée Imprimé en France Certification : PEFC 100% Ptot : 0.0078 kg/t 6 Août — Septembre 2022 en ligne maintenant Groupe famille Maman Dis voir ma chérie, en écoutant la radio ce matin ils ont parlé d’« écosystèmes en danger » avec les feux de forêt et tout ça… En y réfléchissant, je me suis rendu compte que j’étais bien incapable de dire ce que c’est, en fait, un écosystème. Tu sais toi ? Maman Ah ben pour une fois je suis d’accord avec ton père ! Heureusement que tu as précisé que tu n'étais pas experte Papa Tu frimes là, viens-en au fait ! Moi Bon alors je ne suis pas experte hein, mais je pense que le mieux est de commencer par définir ce qu’est un système… En physique, cette notion sert à désigner une partie de l’Univers qu’on veut analyser, et qu’on prend le soin d’isoler. Ce qui est intéressant, c’est alors de scruter les phénomènes, les équilibres et les interactions à l’intérieur du système, mais aussi les flux entrants et sortants avec son environnement extérieur. Moi Oh ça va ! Donc je reprends : un écosystème c’est tout simplement un ensemble d’espèces vivantes qui interagit avec un milieu inerte délimité géographiquement. La communauté des êtres vivants (animaux, végétaux, bactéries, champignons) est appelée « biocénose ». On parle de « biotope » pour désigner la partie inerte de l’écosystème et ses processus chimiques et physiques. On doit ce concept à Ernst Haeckel, qui est aussi l’inventeur du mot « écologie ». Pendant que j’y pense, Maman, regarde ses dessins incroyables ! L’écosystème expliqué à mes parentsL’éco-anxiété grandissante de Maman la pousse depuis peu à s'intéresser aux mécanismes complexes du système Terre : il n’est jamais trop tard... Quant à Papa, il reste persuadé qu’il n’a plus grand-chose à apprendre puisqu’il « a eu son Bac D avec mention en 1983 ». texte Clément Quintard 7Socialter n° 53 Maman J’y penserai ma chérie, tu es adorable… Et le terme « écosystème », il apparaît quand ? Maman Oh ben ça c’est sûr que c’est de la grosse ! Maman Alors du coup, pourquoi c’est intéressant de parler d’écosystème ? Papa En fait on peut quasiment dire que la Terre est un écosystème à elle toute seule, non ? Papa OK, merci ma grande ! Eh bien mon boss va moins faire le malin quand je vais lui balancer ça demain en réunion ! Sources : Frédéric Alexandre, Dictionnaire critique de l'Anthropocène, « Écosystème », CNRS Éditions, 2020. Vincent Devictor, Nature en crise. Penser la biodiversité, Seuil, 2015. Papa Et quand mon patron me parle d’« écosystème start-up »… ? Moi Bien plus tard, en 1935, sous la plume d’un botaniste britannique, Arthur George Tansley : Moi Disons que c’est un peu une constante chez les libéraux et les néolibéraux de faire des OPA sémantiques sur les mots issus de la science écologique. Ça leur permet de justifier des organisations de la société, des dominations, des rapports de force qui leur sont profitables, en les présentant comme « naturels ». La théorie de l’évolution de Darwin a par exemple été très tôt récupérée et dévoyée par le sociologue Herbert Spencer, fondateur du « darwinisme social », pour démontrer que la loi du plus fort s’applique aussi à l’espèce humaine… Moi Eh bien c’est une manière de se représenter les transferts énergétiques qui lient les espèces à un milieu en particulier, mais aussi les différentes relations entre les espèces (complémentarité, dépendance, domination, prédation, etc.). On peut ainsi comprendre leurs stratégies, mais aussi les appréhender comme une communauté biotique ! Tous ces organismes sont liés dans des chaînes de nutrition, des « cascades trophiques » ; dès lors, on peut réfléchir et anticiper les conséquences que peut avoir la disparition d’un maillon de cette chaîne, quels vortex d’extinctions peuvent en résulter, etc. Moi Pour Tansley, un écosystème repose sur des équilibres complexes et dynamiques : malgré une stabilité apparente, ils sont toujours mouvants, enchevêtrés dans d’autres réseaux d’interactions qui forment un système bien plus large... Moi Dans ce cas, on parle volontiers de « biosphère ». Ton idée est aussi ce qu’on a pu appeler l’« hypothèse Gaïa », développée par James Lovelock et Lynn Margulis (lis le dernier numéro de Socialter). Ce qui est certain, c’est qu’un écosystème n’a pas de limites spatiales prédéterminées... C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle la notion est ambiguë. Holobiontes malgré nous → p.96 8 Compose ton philosophe écomoderniste Août — Septembre 2022 À RÉCITER AVEC UN AGACEMENT MATINÉ D’EMPHASE Qui n’est pas écologiste aujourd’hui ? Les soubresauts du monde nous obligent à repenser notre manière de ___________________, à considérer la matrice ___________________ de nos _______________ dépendances. Prenons un exemple emprunté à l’actualité : la flambée des prix à la pompe. N’est-ce pas la preuve que, pour paraphraser ______________, l’existence précède l’essence ? Mon ami ______________________ l’a du reste très bien résumé dans son ouvrage « Le règne des ________________ » : la résilience est profondément inscrite dans la _________________________________________ humaine. Qu’on le veuille on non, nous sommes tous en train de sortir de la caverne du ___________________ : il faut donc faire confiance à l’ _______________ inventivité de nos _______________ d’industrie, à l’avant-garde des prodigieux ___________ que nous devrons accomplir demain : _____________ biosourcées, crypto-_____________, _____________ à réalité augmentée, nano-___________________, etc. Gardons-nous, en revanche, d’écouter tous ces _________________ et autres _______________ de l’écologie, qui veulent museler nos _____________ primordia__ pour les faire correspondre à leur _________________. Les écologistes d’aujourd’hui, en tout cas ceux qui se revendiquent comme tels, sont les ________________________ d’hier... et les _______________ de demain ! verbe adjectif singulier adjectif pluriel philosophe français philosophe de plateau télé et/ou de réseaux sociaux nom injurieux mot en -isme adjectif grade militaire nom aliments personnes qui écoutent Tryo tendances comportementales trouble psychologique totalitaristes, si possible d’un pays de l’Est ou d’Asie nom d’un dictateur personnes religieuses un peu vénères sous-vêtements service public infrastructures urbaines concept pompeux, en langue originale (grec ou allemand) Août — Septembre 2022 Socialter n° 53 S’unir dans un monde en ruines propos recueillis par Christelle Gilabert « Une grande histoire importe moins qu’une chance d’ouvrir de nouvelles portes » : cette phrase, prononcée par Anna L. Tsing lors d’une conférence en 2015, résume à elle seule la pensée de cette anthropologue américaine. Arpentant les forêts d’Indonésie et de l’Oregon, elle a toujours choisi de s’écarter des grands récits surplombants qui décrivent habituellement le « capitalisme » ou l’« Anthropocène ». Ses écrits et ses explorations résonnent comme une invitation à creuser entre les lignes, là où les articulations et les interstices nous donnent l’opportunité de créer des résistances insoupçonnées. Anna L.Tsing 11 photos Vicky Drachmann Depuis le début de votre carrière, vous vous efforcez d’explorer les recoins ignorés du système capitaliste, en affichant votre réserve face aux théories qui l’appréhendent comme un bloc unifié et homogène, absorbant tout sur son passage. Qu’est-ce qui vous dérange dans ces analyses ? Commençons par préciser ce que je ne dis pas, c’est-à-dire que le capitalisme serait quelque chose de petit ou de facile à endiguer. Il ne fait aucun doute que c’est un système très puissant que nous ne pouvons pas ignorer. Cependant, je pense que comme toute organisation sociale, le capitalisme se construit à partir d’une multiplicité d’agencements entre divers processus qui se trouvent aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de lui. Et qu’il ne constitue pas un système isolé qui surplomberait les autres. Un exemple très simple que je donne souvent est celui du lait. Tous les mammifères peuvent produire du lait, mais seules les vaches peuvent produire du lait de vache. Elles le font grâce à leur métabolisme spécifique qui dispose d’un système reproductif et dont la fabrication du lait fait partie intégrante. À l’inverse, aucun capitaliste n’est capable de fabriquer du lait de vache. La seule chose qu’il peut faire, c’est de changer le régime de la vache pour qu’elle produise plus de lait ou un meilleur lait. Il peut bien évidemment le distribuer, le vendre et générer du profit, mais il ne produira jamais de lait de vache autrement que par les vaches. Malgré sa toute-puissance, le systèmecapitalistedépenddoncdeprocessus et d’activités dont il ne maîtrise pas l’exercice, et n’a pas d’autre choix que de composer avec des manières de créer de la valeur qui lui échappent. Certes, le capitalisme ne peut pas, à proprement parler, devenir totalement maître de ces processus, mais cela ne l’empêche pas de prospérer en les absorbant… Non seulement ils se font absorber, mais ils sont également dominés par le capitalisme. En ce sens, je ne pense pas qu’il y ait quelque chose qui soit strictement en dehors du capitalisme. C’est pourquoi j’ai l’habitude d’employer le terme « péricapitalisme » pour désigner ces activités qui existent à la fois en dehors et en dedans. Ces agencements, à travers lesquels le capitalisme se développe, en font à la fois toute sa force et toute sa fragilité : ce sont grâce à ces articulations qu’il parvient à imposer son fonctionnement à travers le monde, en délivrant toutes sortes de produits et services, mais c’est aussi par leur biais qu’il peut se retrouver complètement déstabilisé. Souvenez-vous, lorsque le porte-conteneurs Ever-Given s’est échoué, obstruant tout le canal de Suez, à cause de mauvaises conditions météorologiques... Cet accident a immobilisé le trafic maritime, bloqué les chaînes d’approvisionnement ainsi qu’une partie du commerce mondial pendant plusieurs jours. Qui dit articulation, dit logistique. Cela ne veut pas dire que le capitalisme est faible, mais que cette logistique implique nécessairement des vulnérabilités, des failles, auxquelles nous devrions prêter attention. Elles peuvent faire toute la différence dans la recherche des mobilisations politiques à lui opposer. Dans votre livre Friction. Délires et faux-semblants de la globalité (La Découverte, 2020 [2004]), vous creusiez déjà les liens étroits entre des territoires très locaux et des phénomènes plus globaux, notamment à travers l’étude de l’exploitation forestière dans les monts Meratus de la région de Kalimantan (Indonésie). D’où vous est venue cette approche ? À l’époque, lorsque j’ai réalisé mes premières recherches dans ces forêts tropicales, à la fin des années 1970, les anthropologues avaient l’habitude d’étudier les populations qui vivaient dans ces territoires reculés comme si elles formaient un monde à part. Pourtant, ce que j’ai découvert au cours de mes travaux, c’est que même en vivant dans des endroits relativement isolés, ces populationsétaientconstammentimbriquées dans des jeux de relations régionales, nationales et internationales, à travers lesquels elles définissaient leur identité ethnique ou optaientpourtelleoutelleculturemarchande pour subsister. Beaucoup d’aspects du quotidien dans ces territoires éloignés forment un dialogue au sein d’un ensemble d’interconnexions bien plus larges. Avec le temps, Entretien fleuve 12 Biographie Août — Septembre 2022 Anna Lowenhaupt Tsing Anthropologue, Anna L. Tsing enseigne à l’université de Californie à Santa Cruz et à l’université d’Aarhus au Danemark, où elle dirige un programme de recherche sur l’Anthropocène. Les mutations sociales et environnementales liées à la mondialisation sont au cœur de son travail. Elles lui permettent de penser l’interconnexion du vivant et les collaborations multi-espèces, notions que l’on retrouve dans ses différents ouvrages, notamment Le Champignon de la fin du monde (La Découverte, 2017).
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