SOCIALTER n°51 - Page 2 - 51 MON DES SAUV AGES Pour une nouvelle alliance UNE COLLECTION POUR REPENSER NOTRE RELATION À LA NATURE, METTRE EN LUMIÈRE D’AUTRES MANIÈRES D’ÊTRE VIVANT ET CRÉER LES CONDITIONS D’UNE NOUVELLE ALLIANCE. MARC-ANDRÉ SELOSSE “Marc-André Selosse est un formidable ambassadeur du monde du vivant. C’est un grand scientifique et un conteur hors pair.” Fabienne Chauvière, Le 6/9 – France Inter Emploitactique ’écologie aurait, paraît-il, gagné la bataille culturelle. Même la « droite d’argent » et même l’extrême droite seraient contraintes de développer un discours sur le sujet et d’avancer quelques propositions programmatiques. Beaucoup s’en réjouissent alors que nous devrions nous en inquiéter : cela révèle surtout que c’est l’environ nementalisme qui est devenu majoritaire et non l’écologie politique. Seul un minuscule fragment du réel est en fait communément accepté : nous émettons trop de CO2 dans l’atmosphère et répandons trop de pesticides sur les sols. Pas plus. Plus, ce serait remonter la cascade causale jusqu’à ses sources – ce serait l’écologie politique. Les classes dominantes ont bien compris où était leur intérêt : l’environnementalisme leur offre le statu quo matériel, le confort moral et l’illusion que le problème est réglé. L’écologie doit donc être le camp d’en face, réunissant sous sa bannière ceux qui ont le désir de transformer la société alors qu’ils auraient pu s’en satisfaire (l’« alter-élite ») et ceux qui y ont un intérêt pressant, parfois vital (les classes laborieuses paupérisées), et pour qui les plus grandes souffrances sont encore à venir. Et pourtant, là où les rangs de l’adversaire se resserrent, les nôtres sont toujours aussi clairsemés, troués par l’absence manifeste des classes populaires. Et les perspectives ne sont pas bonnes, puisque leur perception de l’écologie a davantage de chances de se dégrader à l’avenir que de s’améliorer. D’une part, à cause d’un discours abondamment relayé dans les médias, la présentant comme « punitive » et « élitiste » ; de l’autre, du fait de mesures politiques anti-sociales faites au nom de l’écologie technocratique qui exhorte la société à se verdir par de grandes injonctions – « transition », « décarbonation », « compensation », « résilience ». Le diagnostic n’a néanmoins pas changé depuis un demi-siècle : si une politique écologique révolutionnaire doit triompher, c’est qu’elle aura su embarquer les classes rédacteur en chef Philippe Vion-Dury laborieuses avec elle. Comment ? L’erreur serait de calquer l’ancien schéma marxiste : elles doivent développer une « conscience écologique ». Une autre manière de dire qu’on ne leur a pas assez bien expliqué, ou qu’elles n’ont pas assez bien compris. Mais elles ont très bien compris, ou du moins aussi bien que les classes moyennes éduquées des métropoles. Elles savent que nous allons droit dans le mur. Elles n’ont pas particulièrement envie de voir leurs enfants manger du poison, respirer un air vicié, voir les champs et les rivières se vider. Mais voilà : il y a problèmes plus urgents, et défaut de confiance dans la capacité de la politique à changer la vie. Ce n’est pas qu’elles ne consentiraient pas à quelque sacrifice dans leur mode de vie, c’est qu’elles n’ont pas grand-chose à sacrifier. Ci-gisent les grands slogans – « Fin du monde, fin du mois, même combat ! ». La suture ne s’est pas faite1 . Nous perdons nos alliés car nous sommes incapables de nouer des alliances concrètes. Il y en a pourtant une qui nous tend les bras, là, et sans laquelle rien ne semble possible : l’emploi. Les tenants de l’écologie politique doivent pouvoir démontrer, répéter, convaincre et se convaincre eux-mêmes qu’elle est synonyme d’une société capable de garantir à tous et toutes un emploi, mais que cet emploi serait digne et utile – une société d’ailleurs impossible à édifier sans les savoirs et savoir-faire des ouvriers et des paysans. Que dans cette société, il y aurait plus d’artisans que d’opérateurs de machines, moins d’agents d’exploitation logistique chez Amazon que de petits commerçants dans les villes et les campagnes. Que les paysans pourraient garantir notre subsistance et notre santé en même temps que la vitalité des sols ; que les ingénieurs fraîchement sortis de l’école iraient démanteler les infrastructures polluantes plutôt qu’artificialiser des hectares de terre. Ce n’est pas de plus de grandes théories dont nous avons besoin aujourd’hui, mais d’abord de praxis, de modifier le monde et la société par notre labeur. Pas de quelques mesures couleur vert-palliatif mais d’une politique de transformation de l’emploi et de la nature même du travail. Éditorial 3Socialter n° 51 1Soulignonsiciquenousavonsnous-mêmevolontierscédéàcesslogans, notammentilyatrois ansjourpourjour.Voir :« Findumonde,findumois,mêmecombat ? Commentallierécologieetjusticesociale »,Socialter,n° 34,avril-mai 2019. Sommaire P.18 Dossier L’ÉCOLOGIE RECRUTE ! P.20 Écologie et emploi : même combat P.26 Calculer l’après P.30 Turbins du turfu P.33 Le retour du JEDIY P.34 Tous aux champs ? P.36 L’État ennemi de l’écologie ? P.38 Une industrie écologique est-elle possible ? P.40 Adrien Cornet « La raff’» contre-attaque P.44 Cas pratique Sortir de l’aéronautique : un mode d’emplois P.47 Épilogue Ours P.06 Bleu Blanc Vert L’écologie a-t-elle gagné la guerre ? P.08 L’idée dont vous êtes le héros Quel âge de départ à la retraite êtes-vous ? P.10 Vanessa Codaccioni Répression politique : « Tout le monde peut être inquiété » P.48 Grand reportage Les filles du lac Victoria P.56 Enquête Extraction en eaux troubles P.62 Matériaux critiques Cuivre : les bons conducteurs se font rares P.66 Carnets de crise Des abeilles et des hommes P.70 J’habite... dans une maison en bauge P.74 Juliette Rousseau Partager les mandats P.76 Plat de résistance Autodéfense féministe : casser les barrières mentales P.80 Florence Robert « J’imagine que c’est la même chose lorsque l’on devient dompteur de lions » P.84 Au labo Neuralink : implants foireux P.86 François Bégaudeau Vivre sa vie P.88 Camille Dejardin John Stuart Mill, précurseur de la décroissance ? P.91 Livres et sorties P.96 Deborah Bird Rose Mourir et aimer Socialter bimestriel no 51 avril — mai 2022 Bureaux de la rédaction 5 passage Piver, 75011 Paris Directeur de la rédaction Olivier Cohen de Timary Rédacteur en chef Philippe Vion-Dury Réd. en chef adjoint Clément Quintard Rédaction redaction@socialter.fr Directrice artistique Marine Benz Responsable marketing et communication Ève Guiraud Assistant communication Antoine Polet Stagiaire journaliste Florentin Roy Correction/Editing Brigitte Pennaguer Solène Peynot Contributeurs pour ce numéro François Bégaudeau Youness Bousenna Sebastian Castelier Nicolas Celnik Sébastien Claeys Léa Dang Yves Élie Vincent Gautier Christelle Granja Sophie Kloetzli Isma Le Dantec Damien Mestre Quentin Müller Amélie Quentel Clément Quintard Juliette Rousseau Florentin Roy Philippe Vion-Dury Illustration de couverture Maria Jesus Contreras Illustrateurs pour ce numéro tienstiens & Bandes détournées Marie Casaÿs Chester Holme Maria do Rosário Frade Photographes pour ce numéro Thomas Baron Sebastian Castelier Martin Colombet Antoine Seiter Édition Socialter SAS Siège social 108 rue du Théâtre 75015 Paris RCS Paris 797 454 832 Directeur de la publication Olivier Cohen de Timary Principaux associés O.C.d.T., Fairway International Impression Léonce Deprez Z.I. de Ruitz 62620 Ruitz Distribution MLP Numéro ISSN 2270-6410 Numéro de commission paritaire : 1123 D 92060 Service des ventes réservé aux professionnels Abomarque - diffusion kiosque amandine@abomarque.fr 06.81.09.44.57 Publicité & Partenariats partenariat@socialter.fr Abonnements Socialter / Abomarque CS 60003 31242 L’Union Cedex 05.34.56.35.60 abonnement@socialter.fr Abonnement direct sur Internet www.socialter.fr Socialter est une marque déposée Imprimé en France Certification : PEFC 100% Ptot : 0.0078 kg/t Février — Mars 2022 L’écologie a-t-elle gagné la guerre ? a guerre en Ukraine a eu l’effet que l’on sait en pareilles circonstances : elle a effacé tout autre sujetdedébatetmotifd’inquiétude.Notamment – et beaucoup s’en sont plaints – la parution du deuxième volet du nouveau rapport d’évaluation du Giec quelques jours après le début du conflit. Il ne faudrait pas que les tanks nous fassent oublier la fin du monde. Sauf qu’en réalité, la guerre menée par Vladimir Poutinevientvaliderencreuxde nombreux postulats de l’écologie politique, excédant de loin les simples objectifs d’équivalents tonne carbone – et de cela, les écologistes peuvent tirer quelque espoir. Àcommencer,biensûr,parlaquestiondunucléaire. Même si une partie de l’angoisse s’est légitimement tournée vers la perspective d’un conflit nucléaire mondial qui ouvrirait la voie à une fin de l’espèce humaine à échéance remarquablement brève, il n’aura pas échappé à beaucoup que le nucléaire civil À chaque numéro, Socialter décrypte un enjeu écologique lié à la présidentielle de 2022 pour mettre en lumière les clivages et affrontements idéologiques qui se jouent au-delà des calculs politiques. Dans ce numéro, nous nous interrogeons sur l’impact que pourrait avoir le conflit ukrainien sur le discours écologique et les conséquences potentielles sur les choix énergétiques. Bleu Blanc Vert 6 texte Philippe Vion-Dury avait causé lui aussi certaines inquiétudes. Les coupures d’électricité à répétition à Tchernobyl, empêchant l’action des systèmes de refroidissement des réacteurs, puis les tirs de chars d’assaut à l’intérieur du périmètre de la centrale de Zaporijjia, la plus puissante d’Europe, ont rappelé que non seulement la guerre avait lieu dans un territoire hautement nucléarisé, mais que le nucléaire civil pouvait être vecteur de catastrophe. Le catastrophisme des écologistes, hier tourné en dérision, reprenait un peu de superbe, tandis que l’on redécouvrait que le choix du nucléaire civil n’était pas seulement énergétique, mais nous demandait de consentir à l’épée de Damoclès d’un désastre contre lequel nous ne pourrions pas grand-chose. La démonstration de force de la Russie et ses missiles hypersoniques, que rien n’empêche demain de viser une centrale nucléaire, nous l’ont démontré, si besoin était. Présidentielle 2022 7Socialter n° 51 Quand le grenier brûle Seconde découverte : l’Ukraine et la Russie forment un grenier à blé dont 26 pays, principalement nord-africains, dépendent à plus de 50 % pour leurs importations1 . Le Liban, État failli et en proie à de nombreuses crises, dépend à 80 % de l’Ukraine (dont 95 % des exportations de blé ont été bloquées par les Russes) et ne dispose que de quelques semaines de stock. S’il fallait davantage d’huile sur le feu qui couve, l’indice réel des prix des produits alimentaires de la FAO, qui regroupe les denrées agricoles assurant l’alimentation de base, a atteint son plus haut niveau historique en février : supérieur à la crise de 2008, égal au pic pétrolier de 19732 . Et la situation pourrait s’envenimer davantage si les semis du printemps ne pouvaient être réalisés. Le spectre d’une pénurie alimentaire dans des régions déjà éreintées par une décennie de conflits (et parfois beaucoup plus) rappelle combien de menaces font peser sur la stabilité des pays et l’existence des populations la mondialisation de la production alimentaire, l’hyper spécialisation de certains et l’hyperdépendance des autres. Et là encore, en creux, de valider les analyses écologistes quant à la nécessité d’une relocalisation de la production alimentaire et du développement de savoirs et pratiques favorisant l’autonomie et la sécurité, particulièrement dans les régions du monde où sévissent l’aridité et les aléas climatiques. Dernier rappel à l’ordre : les hydrocarbures nourrissent le réchauffement climatique autant qu’ils financent la guerre. Notre dépendance au pétrole et au gaz russe nous empêche de protéger efficacement nos intérêts, notre souveraineté, ou de venir au secours d’un pays voisin envahi. Ici encore, et plus manifestement qu’ailleurs, sont validés les postulats écologistes quant à la nécessité de tenir sa production d’énergie proche de soi. Écologie de guerre ? Sans surprise, c’est ce dernier point – faisant l’objet d’un large consensus quant au diagnostic – qui a concentré la plupart des analyses et commentaires des candidats à la présidentielle, barbotant dans l’espace connu et rassurant des questions énergétiques. D’un côté, ceux qui souhaitent se déprendre des hydrocarbures poutiniens en relançant le nucléaire comme jamais ; de l’autre, ceux qui souhaitent se déprendre de Poutine et de ses hydrocarbures en transitant rapidement vers du 100 % renouvelable. Pour les premiers, on aurait aimé les voir répondre aux images de bombardement sur la centrale de Zaporijjia. Quant aux seconds, on souhaiterait savoir comment ils comptent relocaliser aussi la production des infrastructures d’énergies renouvelables… Et esquiver une dépendance nouvelle non plus à la Russie mais à la Chine, qui concentre la production de la plupart des métaux rares nécessaires aux éoliennes et aux panneaux photovoltaïques, frisant le monopole (98 %) pour les terres rares… Si les guerres du pétrole devaient appartenir au passé, celasignifieraitcertainementquenousavonsbasculé dans les guerres du tableau périodique. De nombreux postulats de l’écologie politique sont validés, donc, mais peut-on pour autant dire qu’il y aura un avant et un après-guerre ukrainiens pour l’écologie ? Certains le croient, comme le philosophe Pierre Charbonnier qui parle de l’avènement d’une « écologie de guerre »3 , soit une mobilisation idéo logique et économique de l’Occident qui consisterait « à voir dans le tournant vers la sobriété énergétique “une arme pacifique de résilience et d’autonomie” ». Autrement dit, une fusion du guerrier et de l’éco logique : frapper les pétro-États en se passant de leurs hydrocarbures et, du même coup, devenir écolo pour punir ces dictatures. On est en droit de douter que cette improbable alliance dure au-delà des circonstances qui l’ont produite, ou que ce conflit soit capable « de créer dans la société européenne une mobilisation collective et une communauté d’intérêts autour des principes de l’écologie », voire un « patriotisme écologique ». En revanche, l’Ukraine apporte une nouvelle preuve du bien-fondé et du « pragmatisme » de l’écologie politique, y compris en matière de sécurité internationale. Après avoir gâché l’opportunité que représentait la pandémie pour faire valoir ces arguments, les écologistes et leurs rares candidats ne devraient pas laisser filer celle-ci. 1 Mathilde Gérard, « Guerre en Ukraine : alerte sur la sécurité alimentaire mondiale », Le Monde, 12 mars 2022. 2 Christian de Perthuis, « Pénuries agricoles, inflation, insécurité alimentaire : les répercussions de la guerre en Ukraine », The Conversation, 7 mars 2022. 3 Pierre Charbonnier, « La naissance de l’écologie de guerre », Le Grand Continent, 18 mars 2022. 8 L’idée dont vous êtes le héros Votre grand-mère vous a-t-elle un jour lancé, sur un ton de reproche : « À ton âge, gamin, je travaillais déjà ! » ? Vous auriez alors beau jeu de lui rétorquer : « À ton âge, Mamie, je travaillerai sûrement encore ! », tant l'âge légal de départ en retraite ne cesse d'être reporté, gouvernement après gouvernement. Au-delà des fausses vérités qui le justifient par le vieillissement démographique, quelles philosophies recèlent ces propositions concurrentes ? texte Clément Quintard Quel âge de départ à la retraite êtes-vous ? Avril — Mai 2022 Disons qu’il y a un temps pour tout : participer à la création de richesses du pays d’abord, se reposer ensuite. Pour moi, la vraie richesse d'une société se mesure à l’aune du temps libre, du temps de non-travail qu’elle permet de dégager pour ceux qui en font partie. Euh... ben que tout le monde soit heureux, c’est sûr. Mais pour ça il faut quand même être un minimum compétitif pour permettre à la solidarité de s’organiser. Le problème n’est pas le travail, mais le salariat. Le salariat consiste à vendre sa force de travail contre de l’argent, à faire de son travail une marchandise et à faire dépendre les droits sociaux de la création de richesse : il faut sortir de ce système ! Hof... Au top ! Moi de toute façon j'adore travailler. Parfois c’est dur, mais no pain no gain, comme on dit ! « Je ne veux plus entendre qu’il est plus intéressant de ne pas travailler que de travailler ! », comme l’a tweeté Emmanuel Macron. « La richesse d’un pays, c'est la quantité de travail par individu multipliée par le nombre de gens qui travaillent. Tout le reste, c’est de l'idéologie. » C’est le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux qui l’a dit ! Oulah oui bien sûr, dès que je le peux, je prends des vacances, et d’ailleurs vivement la retraite ! Comment ça va, vous ? Le travail, la santé... ? Et vous ne voudriez pas un peu lever le pied, de temps en temps ? Comment ça ? Vous n’aimez pas vraiment travailler, en fait ? Mais il y a aussi des gens qui ont des métiers pénibles, ou qui souhaiteraient moins travailler, du moins pas toute leur vie ! Quelle est votre définition de la richesse ? À BAS LES RETRAITES ! Notre modèle social est fondé sur un chantage qui consiste à faire dépendre la solidarité de la croissance : en échange d’un travail dévolu à des tâches et des fins qui très souvent nous dépassent, nous perçevons un salaire dont une partie est « socialisé », versée à une caisse d'assurance (retraite, mais aussi chômage, maladie, etc.). Les droits sociaux étant directement associés au salariat, et donc à la création de richesse, il est donc impossible d'envisager un monde post-croissance avec un tel système. ABAISSER L’ÂGE LÉGAL À 60 ANS Les cotisations qui financent les retraites consistent à ce que chaque travailleur actif alloue une partie de son salaire au financement de la retraite de ses aînés : c'est le système dit « par répartition ». En France, la productivité par salarié a considérablement augmenté ces dernières décennies. Chaque génération, produisant plus de richesses que la précédente, devrait alors pouvoir cesser le travail plus tôt... à condition que les richesses produites soient mieux partagées ! MAINTENIR LE DÉPART EN RETRAITE À 62 ANS La réforme de 2010, qui a fait passer l'âge légal de départ de 60 à 62 ans, était nécessaire... mais l'espérance de vie en bonne santé en France est estimée à 65 ans : un départ en retraite à 62 ans, c'est donc cohérent, et il faut désormais prôner le statu quo. Il n'y a d'ailleurs aucun problème de soutenabilité du régime actuel – c'est le Conseil d'orientation des retraites qui le dit ! Mais il faut aussi tenir compte de la pénibilité de certains métiers, qui doivent pouvoir partir plus tôt en retraite. REPORTER L’ÂGE LÉGAL À 65 ANS Vous êtes un pragmatique, un réaliste : nous vivons plus longtemps, il est donc normal de travailler plus pour cotiser plus, afin d’espérer pouvoir toucher en fin de vie une pension décente. C'est mathématique ! Le report de l’âge légal se justifie alors par le maintien de l’équilibre budgétaire des régimes sociaux. Mais secrètement, vous rêvez aussi d'un monde où les salariés ne veulent pas prendre leur retraite car, comme le dit le dicton : « le travail, c'est la santé ! » Répression politique : « Tout le monde peut être inquiété » propos recueillis par Clément Quintard Gilets jaunes éborgnés, lycéens fichés, écologistes assignés à résidence, « décrocheurs de portraits » et activistes antinucléaires traînés devant les tribunaux… En France, s’engager dans une forme de contestation radicale, c’est prendre le risque de voir se déchaîner sur soi et ses camarades de lutte une violence implacable : celle de l’État. La politologue Vanessa Codaccioni a saisi, dans plusieurs livres, la diversité de son arsenal répressif, d’autant plus resserré aujourd’hui que, sous l’effet de la menace terroriste, il encourage désormais les citoyens à se surveiller entre eux. Vanessa Codaccioni 11 photographies Martin Colombet Le quinquennat d’Emmanuel Macron arrivera à son terme d’ici quelques jours. Quel bilan peut-on tirer de son mandat sur les questions de sécurité intérieure, de surveillance et de répression politique ? Un constat très critique et alarmiste, sans hésiter. Les cinq années qui viennent de s’écouler ont été marquées par un tour de vis répressif draconien. Signal éloquent : Emmanuel Macron inaugure son mandat avec la loi sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme (SILT), votée en octobre 2017, qui pérennise l’état d’urgence, renforce l’arsenal antiterroriste et fait entrer un certain nombre de dispositions d’exception dans le droit commun. Ensuite, on a évidemment l’approfondissement de trois processus : multiplication de lois sécuritaires, surveillance à tous crins, mais aussi violences policières inouïes, que le président de la République refuse même de nommer ainsi, malgré la brutalité dont a fait l’objet le mouvement des Gilets jaunes. S’agit-il alors d’un creusement d’une tendance de fond ou d’un tournant sécuritaire inédit ? La surveillance des populations, de même que la répression du militantisme et de Socialter n° 51 La Société de vigilance. Auto-surveillance, délation et haines sécuritaires, Vanessa Codaccioni, Textuel, 2021, 160 p., 15,90 €. l’activisme contestataire ont toujours existé. Néanmoins, on avait observé un relatif apaisement en France dès le milieu des années 1980, que l’on pourrait presque faire remonter à la mort de Malik Oussekine (lire ci-contre). Après cet événement « traumatique » pour les forces de l’ordre, il y a eu une volonté de mettre en place une politique « zéro mort » lors de l’encadrement des manifestations politiques. Sauf qu’à partir des années 2000, se déroulent à quelques mois d’intervalle deux événements importants : les manifestations altermondialistes de Gênes en 2001 (lire ci-contre) et les attentats du 11-Septembre. La répression politique resurgit alors, en s’élargissant et en s’intensifiant par la multiplication des filets répressifs, qui renforcent les arsenaux policier, judiciaire et administratif. Cela peut paraître banal de le dire, mais tout le monde peut aujourd’hui être inquiété : les manifestants bien sûr, mais aussi les avocats (celui des militants de Bure a été perquisitionné en 2018), les journalistes (de plus en plus la cible des violences policières qu’ils contribuent à visibiliser sur le terrain) ou encore les lycéens (on pense à la classe mise à genoux de Mantes-la-Jolie, ou aux élèves qui ont occupé le lycée Arago de Paris, maintenus de longues heures dans un bus et par la suite fichés par les services de police). La répression s’intensifie aussi : en l’occurrence, les déclarations et les mesures prises par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin sont d’autant plus inquiétantes qu’elles ne suscitent que peu de réactions. Deux exemples : en mars dernier, il a annoncé son intention de ficher les personnes (qui « prônent la séparation ou la révolution ») pour leurs opinions politiques ou leurs activités syndicales – décret qui a été depuis adopté 1 . L’autre exemple, c’est l’utilisation massive de la mesure de dissolution par le ministère de l’Intérieur, vieille loi de 1936, grâce à laquelle Gérald Darmanin dissout ou menace de dissoudre à tout va, notamment le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) ou des associations de soutien aux Palestiniens. Cette possibilité de dissolution n’est pas à prendre à la légère, car elle permet de criminaliser l’appartenance à un groupe, d’exclure certaines opinions jugées par le pouvoir comme dangereuses dans l’espace politique, d’empêcher des gens de se réunir, de militer ou de se politiser. Au cours de ce quinquennat, la pandémie de Covid-19 a aussi donné lieu à des épisodes assez inquiétants de contrôle de la population par l’État, mais également de contrôle de la population par elle-même et sur elle-même. Vous citez notamment, dans votre livre La Société de vigilance (Textuel, 2021), la recrudescence de lettres de « corbeaux » pendant le premier confinement. Ce type de comportement a-t-il été encouragé par l’État ? Il faut être prudent à ce sujet, car l’État français a aussi été l’un de ceux qui ont le moins appelé à la délation, contrairement à d’autres pays comme la Belgique, l’Italie ou l’Angleterre, où les autorités ont encouragé à dénoncer ceux qui ne respectaient pas les règles sanitaires, créant même parfois des applications téléphoniques pour les y aider. JeneparlepasdepayscommelaCoréeduSud, qui rémunérait carrément les délateurs. En France comme en Allemagne où, respectivement, le souvenir de Vichy et de la Stasi est encore très présent, on a plutôt eu tendance à vouloir freiner ce phénomène : c’est le cas de l’ex-maire du 20e arrondissement de Paris, Frédérique Calandra (PS), ou de la police en Haute-Corse, qui en sont arrivés à demander aux citoyens d’« arrête[r] de dénoncer parce qu[’ils étaient] en train de saturer les appels d’urgence ». Ce qui ne veut pas dire, et c’est là que ça devient intéressant, que la population n’a pas été habituée, conditionnée, à le faire. Il y a à mon sens toute une prédestination à la délation qui a été encouragée avant la pandémie dans le cadre de la lutte antiterroriste. Rappelez-vous le fameux discours d’Emmanuel Macron, en octobre 2019, où il en appelle à la « société de vigilance », c’est-à-dire où tout un chacun est incité à porter à la connaissance des autorités ces « petits riens » qui témoignent d’un éloignement des valeurs de la République. On voit très bien qu’il y a là la volonté d’exhorter les populations à se surveiller entre elles, à dénoncer des comportementsestimésanormaux,déviants,etc. Le passe vaccinal et le passe sanitaire, adoptés en juin 2021 et janvier 2022, ont d’ailleurs facilité cette auto-surveillance : Entretien fleuve 12 Avril — Mai 2022 Manifestations anti-G8 à Gênes Le 27e G8 s’est réuni dans la ville italienne de Gênes en juillet 2001. Émaillé de nombreuses émeutes, le sommet a donné lieu à une répression policière extrêmement dure à l’égard des manifestants. Bilan : un mort, 600 blessés, mais aussi des dizaines de sévices, d’humiliations et de violences, dénoncés les jours suivants. L’ONG Amnesty International parle alors de « la plus grave atteinte aux droits démocratiques dans un pays occidental depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ». Malik Oussekine Cet étudiant de 22 ans a été frappé à mort dans un hall d’immeuble du quartier Latin en 1986 par des policiers « voltigeurs », alors qu’il rentrait chez lui après avoir passé la soirée dans un club de jazz. Sa mort intervient dans le contexte des manifestations contre la loi Devaquet, réforme des universités françaises qui emprunte son nom au ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque, Alain Devaquet. La mort de Malik Oussekine provoque alors l’abandon de la réforme et la démission du ministre. « Les réseaux sociaux participent aussi d’une forme de banalisation du signalement. » Entretien fleuve 13 répressifs une partie de la répression, à la déléguer. On pourrait largement développer l’exemple des enseignantes et des enseignants, qui subissent aujourd’hui un ensemble d’injonctions à se transformer en policières et policiers, tout cela dans un processus de policiarisation de l’école. Mais l’idée plus générale est de faire de chacun de nous des policiers, ce que le ministère de l’Intérieur a d’ailleurs affirmé explicitement par sa volonté de créer une « réserve de la police nationale » avec des « boulangers, des avocats ou des commerciaux » 2 . Au début de la pandémie, des chasseurs ont même été mobilisés par le préfet de Seine-et-Marne afin de patrouiller et de faire respecter le confinement !3 Quel rôle jouent les nouvelles technologies dans ces nouvelles formes d’auto-surveillance ? Tout dépend des pays et tout dépend de l’enjeu sécuritaire qui leur est propre. On voit que dans certains États, la surveillance des frontières est surinvestie. Il y a par exempleauxÉtats-Unisleprojet« TexasVirtual Border Watch » (lire ci-contre), où chacun peut s’installer chez lui devant son écran d’ordinateur et signaler, en se connectant au réseau de caméras disposées le long de la frontière, un comportement suspect. C’est le cas aussi, évidemment, en Chine, où l’on peut brancher son smartphone ou sa télévision aux caméras de vidéosurveillance pour visualiser et dénoncer des agissements jugés anormaux (lire ci-contre). La surveillance étatique est ainsi doublée d’une surveillance latérale – entre les citoyens eux-mêmes. L’État va aussi pouvoir les associer grâce aux nouvelles technologies : la police londonienne a par exemple développé des applications en ce sens. Plus largement, les réseaux sociaux participent aussi d’une forme de banalisation du signalement. On peutsignaleruntweetsurTwitter,unpostsur Facebook, un commentaire sur YouTube, etc. Et parfois aussi pour le mieux, n’est-ce pas ? On peut signaler des propos racistes, homophobes, du harcèlement en ligne... On m’oppose souvent l’exemple, en effet, de « la dame âgée qui se fait attaquer dans la rue » ou de « la femme qui est battue par son mari » pour légitimer toutes les nouvelles certaines professions ont été mobilisées comme de la soustraitance policière en se voyaient confier, du jour au lendemain, des missions de contrôle, comme les restaurateurs… Oui, on a même voulu un temps leur faire contrôler les pièces d’identité des clients. C’est très révélateur de ce qu’est devenue la répression aujourd’hui – ce que j’ai appelé de manière assez provocatrice la « répression participative ».Latendanceestnonseulement de faire participer la population à la répressionetàlasurveillanceparle« signalement » – qui est un mot poli pour dire « délation » ou « dénonciation » –, mais aussi de faire en sorte que la répression aujourd’hui soit initiée par d’autres institutions que celles tradi tionnellement répressives. Louis Althusser [philosophe marxiste français, ndlr] faisait la distinction entre l’appareil répressif d’État et l’appareil idéologique d’État ; c’està-dire qu’il y avait un partage assez net entre les institutions spécialisées dans la répression (police, armée, justice) et les autres, chargées de faire régner une forme de discipline idéologique et de rendre acceptables les rapports de domination (secteur éducatif, secteur sanitaire et social). On voit qu’à travers cette injonction au « signalement », les deux types d’appareil ont tendance à se confondre : l’État a de plus en plus tendance à confier à des acteurs non Socialter n° 51 Texas Virtual Border Watch Mis en place en 2006 au Texas pour lutter contre les passages illégaux à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, le projet « Texas Virtual Border Watch » est un dispositif invitant des propriétaires volontaires à installer sur leur terrain des caméras vidéo, dont les images sont ensuite diffusées en direct sur internet. Chaque internaute peut alors se connecter au flux et, en cliquant sur un simple bouton, « signaler une activité suspecte » aux autorités. « Yeux perçants » et « Filet du ciel » En Chine, le programme « Yeux perçants » permet aux paysans de relier leur téléviseur et leur smartphone aux caméras de vidéosurveillance placées aux entrées de leur village. Le dispositif « Filet du ciel » consiste, quant à lui, à équiper d’un système de reconnaissance faciale tous les lieux publics urbains de forte affluence.
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