ROLLING STONE n°167 - Page 1 - 167 PHOTO DE ANTONY PRICE 32 Kris Kristofferson Le songwriter dont l’écriture poétique a transcendé les genres musicaux s’est éteint paisiblement chez lui, à Hawaii, à 88 ans. PAR STEPHEN L. BETTS Sommaire 68 BRYAN FERRY Artisan d’une pop bien peignée qui sait aussi entremêler différents styles, l’éternel crooner célèbre aujourd’hui cinquante années de carrière solo. PAR DENIS ROULLEAU NUMÉRO 167 NOVEMBRE 2024 Serj Tankian Avec un nouvel EP en solo et une autobiographie, le leader de System of a Down dresse un bilan de sa carrière. Un jeu d’équilibriste auquel l’artiste se prête avec brio et enthousiasme. PAR MATHIEU DAVID 72 Le Mix RENCONTRE 11 Blood Brothers Bruce Springsteen et Steven Van Zandt sortent chacun de leur côté un film documentaire. Où l’un apparaît chez l’autre. À découvrir d’urgence. Par BELKACEM BAHLOULI PROFIL 18 Rodolphe Burger Avalanche est le nouvel effort du sorcier alsacien. Rencontre. Par ÉRIC DELON RS PRO 26 Charts Les charts du mois ne manquent pas de surprises dans les choix musicaux du moment en France. Par XAVIER BONNET Guide Musique DISQUE DU MOIS 75 The Cure Dans le trou noir de Robert Smith, personne ne vous entendra crier. Il le fera pour vous. Par XAVIER BONNET TRÉSOR ENTERRÉ 82 Dane Donohue Le chanteur publie un nouveau disque qui sonne comme à la grande époque. Par BERTRAND DEVEAUD RADIO CLASSIQUE 84 Comfortably Numb Titre emblématique encore joué, ce monumental morceau au solo inoubliable, a une très longue histoire. Par PHILIPPE BARBOT En couverture Nick Cave par Michael Friberg Contour via Getty Novembre 2024 4 | Rolling Stone | rollingstone.fr BD 90 Monstres [II] Le monde d’Emil Ferris ensorcelle. Huit ans que l’on attendait la suite de ce triptyque. Par LORAINE ADAM Livres 92 Monica Potts Plongée dans l’Amérique rurale à travers le destin contrasté de deux amies d’enfance. Par PHILIPPE BLANCHET Q&R 98 Jane Fonda L’actrice et activiste parle de l’élection américaine et de la menace écologique. Par CHARISMA MADARANG Magazine © YANN ORHAN Sommaire ÉTATS-UNIS 36 Nancy Pelosi, l’interview Pelosi ne s’est jamais trop souciée de l’opinion des autres – la victoire lui importe plus. Et il n’y a rien qui ne lui fasse plus envie que de vaincre Donald Trump, le 5 novembre prochain. Par TESSA STUART ROLLING STONE INTERVIEW 52 Nick Cave Bien que le chanteur australien ait traversé de nombreux drames, il en est ressorti plus fort. Cette résilience s’est affirmée dans Wild God, son dernier album. À 67 ans, celui “qui mangeait les journalistes au petit déjeuner” n’est plus le punk le plus féroce et semble sorti de l’enfer. Par CYRIL VAUTIER Thomas Dutronc 64 Avec un nouvel album aux couleurs chatoyantes, l’artiste dévoile un côté pop-crooner qu’il avait dissimulé, avec des paroles à l’avenant. Interview. Par PHILIPPE BARBOT Éditorial 7 Playlist 10 Chronique Yves Bigot 13 Chronique Bruno Patino 15 Rubriques FRANCE RÉDACTEUR EN CHEF Belkacem Bahlouli SECRÉTAIRE DE RÉDACTION Stéphane Chaumet RÉDACTRICE GRAPHIQUE Ophélie Lebehot RÉDACTRICE EN CHEF PÔLE NUMÉRIQUE Alma Rota RÉDACTION 53, rue Claude-Bernard, 75005 Paris TÉL. 0144397820 redaction@rollingstone.fr ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO : Driss Abdi, Loraine Adam, Philippe Barbot, Laurent Bazin, Yves Bigot, Philippe Blanchet, Charles Bloch, Xavier Bonnet, Mathieu David, Éric Delon, Renaud Dély, Bertrand Deveaud, Alain Frétet, François Guillaume, Lauric Henneton, Dom Kiris, Philippe Langlest, Bruno Patino, Samuel Regnard, Sophie Rosemont, Denis Roulleau, Silvère Vincent. 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Wenner ROLLING STONE FRANCE IS PUBLISHED BY RS FRANCE SAS UNDER LICENSE FROM ROLLING STONE LICENSING, LLC, AN AFFILIATE OF PENSKE MEDIA CORPORATION. ROLLING STONE® AND © 2024 ROLLING STONE, LLC. ALL RIGHTS RESERVED. ROLLING STONE No 167 – MENSUEL, numéro de novembre 2024. Rolling Stone est une publication éditée par RS FRANCE, SAS au capital de 1000 euros. RCS Paris 878718436. Siège social et rédaction: 53, rue Claude-Bernard, 75005 Paris. Tél.: 0144397820. Dépôt légal: dernier trimestre 2024. Diffusion: MLP. Numéro de commission paritaire: 0128 D 82240. ISSN: 1764-1071. 2291. Les documents reçus ne sont pas rendus, et leur envoi implique l’accord de l’auteur pour leur libre publication. © 2024/RS FRANCE www.rollingstone.fr Rolling Stone France DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Michel Birnbaum Novembre 2024 6 | Rolling Stone | rollingstone.fr LE PAPIER UTILISÉ POUR ROLLING STONE EST RECYCLABLE. L’ENSEMBLE DE NOS EXEMPLAIRES EST COMPOSÉ DE PAPIERS CERTIFIÉS PEFC, ISSUS DE FORÊTS GÉRÉES DURABLEMENT. ORIGINE DU PAPIER : SUISSE CE PAPIER : 100 % PEFC ET 62 % RECYCLÉ IMPACT SUR L’EAU (P TOT) : 0,0066 KG/TONNE Par BELKACEM BAHLOULI A LORS QUE LES ÉTATS-UNIS arrivent dans la dernière ligne droite de l’élection présidentielle qui déterminera qui, de la vice-présidente Kamala Harris et de l’ex-Président Donald Trump, sera le nouveau locataire de la MaisonBlanche, on s’interroge sur le manque de hauteur de vue du candidat prétendument républicain, qui proclame à qui veut l’entendre qu’il sera “dictator on day one” (dictateur dès le premier jour), afin de régler ses comptes avec tous ceux qui ont osé l’affronter, voire se moquer de son manque d’intelligence, son verbiage incompréhensible, ses fanfaronnades et, plus que tout, ses mensonges éhontés, avec un aplomb qui laisse pantois. Comment ce pays a-t-il réussi à laisser micros et cameras branchés, sans aucun recul ni analyse quelle que soit la chaîne, à une personne qui promet de suspendre la Constitution et de recentrer l’État fédéral sur le régalien? Avec abus de pouvoir en tous genres, car les fonctionnaires fédéraux auront été triés, et seuls bénéficieront d’une charge publique ceux qui auront prêté allégeance au Président. Évidemment, de très nombreuses voix républicaines se sont élevées contre Trump, à commencer par son ancien staff, mais aussi une brochette de généraux connus pour être républicains pur jus, ou encore nombre de membres des administrations Reagan et Bush, comme les Cheney père et fille, qui ont tous appelé à voter pour la candidate démocrate, de peur de voir le pays s’enfoncer dans des abysses où seul le clientélisme régnera. Comment en est-on arrivé à ce que les faits “alternatifs” soient acceptés par une partie de la population – l’épisode des ouragans, où le personnel des services météo s’est vu menacé de mort par des “ultra-Maga” qui assurent que les prévisionnistes contrôlent les nuages! – sans plus de réflexion que ça? Malgré les appels du monde de la musique, de Taylor Swift à Bruce Springsteen, en passant par Whoopi Goldberg, Howard Stern ou le Tout-Hollywood, idéalisant l’“American way of life”, on se demande vers quoi se dirige le pays des “Hopes and Dreams”. Édito NOUS VOUS ÉCOUTONS! Écrivez-nous à redaction@ rollingstone.fr PARTAGEZ VOSIDÉES “Ils plaisantaient à propos de l’attaque de mon mari. L’ancien Président, sa famille, le gouverneur de Virginie et l’autre abruti – Musk? C’est quoi son prénom?” NANCY PELOSI Faits alternatifs MAGAZINE Abonnez-vous! 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Une autre offre intégrale collector vous propose 10 numéros papier/an + leur version numérique et un accès à Rolling Stone Digital 360°, avec en cadeau au choix le vinyle Rolling Stone Live Sessions (25 cm, 5 titres), le 45-tours collector de Jimi Hendrix avec “Beginning” et “Earth Blues” ou encore le 45-tours collector de Nick Cave avec “Wild God” et “Conversion”. © DR Novembre 2024 rollingstone.fr | Rolling Stone | 7 ABONNEMENTS Téléchargez gratuitement votre application Rolling Stone Magazine sur notre boutique en ligne, rollingstone.fr, ou en utilisant ce Flashcode. Homme discret, J.D. Souther participait régulièrement au Farm Aid. Ici photographié au Texas, lors de l’édition de 1986. PHOTOGRAPHIE DE PAUL NATKIN/GETTY IMAGES | 9 Grand Angle J.D. Souther 1945-2024 PAR DAVID BROWNE L es musiciens célèbres peuvent être à la fois publics et privés, mais peu d’entre eux parviennent à concilier les deux comme J.D. Souther. Né à Détroit mais élevé en grande partie au Texas, le songwriter est décédé le 17 septembre dernier. Sa seule tentative, à contrecœur, d’accéder à la célébrité du rock, avait été d’accepter l’idée de David Geffen de faire partie d’un ersatz de combo Crosby, Stills and Nash avec l’ancien fondateur de Poco, Richie Furay, et l’ex-Byrds, Chris Hillman, un groupe qui n’a fait que deux albums avant de disparaître dans les limbes de l’histoire du rock’n’roll. Il était aussi connu pour ses anciennes petites amies, Linda Ronstadt, Stevie Nicks et la regrettée Judee Sill, qui l’a qualifié de “bandit et briseur de cœurs” en le… crucifiant dans “Jesus Was a Cross Maker”, son premier single, produit par Graham Nash, sorti en 1971. Cette même année, Souther se lance comme songwriter au moment où les Eagles font également leur entrée en piste: son nom apparaît dans les crédits des albums du groupe en tant que coauteur de “New Kid in Town”, “Best of My Love”, “The Sad Café”, “Victim of Love” et quelques autres. Ces chansons et les enregistrements réalisés par les Eagles et Ronstadt, la petite amie de Souther à l’époque, ont marqué et défini une époque lointaine, celle où les disques se vendaient par camions entiers. Lorsqu’on lui demandait pourquoi il avait raccourci son nom en le passant de John David à celui de J.D., Souther a répondu qu’il s’était en partie inspiré de J.D. Salinger, et l’allusion n’a pas semblé accidentelle. Au moment où “You’re Only Lonely”, sorti en 1979, lui permet enfin de figurer dans le top 40, il ne plus supporte plus ni les projecteurs braqués sur lui ni l’attention du public; il ne proposera plus d’autre album pendant cinq ans. Après cet épisode, il vivra quasiment terré pendant plus de vingt ans – à l’abri du besoin, car recevant les droits d’auteur provenant de son travail avec les Eagles. Il quittera finalement Los Angeles et s’installera Nashville, dévoilant If the World Was You, en 2008. Cet album, ainsi que l’encore plus éclectique Tenderness, paru en 2015, étaient davantage ancrés dans le jazz que dans la country pop sophistiquée des Eagles. Souther aimait se tenir éloigné de la foule. S’il a participé à une première répétition des Eagles, il a préféré de ne pas les rejoindre. Comme l’a observé un journaliste de Crawdaddy qui assistait aux répétitions du Souther-Hillman-Furay Band, Souther est sorti en trombe de la pièce lorsque Furay a suggéré de modifier l’arrangement de l’une de ses chansons. Sur la pochette de You’re Only Lonely, il s’est caché le visage. Il était à la fois perplexe et stupéfait lorsque des fans de Thirtysomething ou de Nashville, la série télévisée dans laquelle il jouait le rôle récurrent de Watty White, un sage de la musique country, l’abordaient dans les supermarchés et lui parlaient comme s’il était en fait ce personnage. Il est mort aussi discrètement qu’il a vécu, de cause inconnue, chez lui, dans sa maison du Nouveau-Mexique. 1 6 Chubby reprend “All We Got Is Rock’n’Roll”, pur hymne texan à la ZZ Top. Logique que le guitariste new-yorkais soit présent, lui aussi est adopté par le public français amateur d’authentiques démons d’un rock’n’roll généreux et sincère. 8. No One Is Innocent “L’Arrièreboutique du mal” (Base) Alerte générale, Kemar annonce la fin des No One Is Innocent après trente ans d’activisme sur la scène punk rock metal. Ils partent en “Colères”, avec un best of et une dernière tournée d’adieu. Avant de nous quitter, cet inédit règle leurs comptes à tous les rageux anonymes des réseaux sociaux, qualifiés d’“arrièreboutique du mal”. 9. Nina Attal “Backdoor” (LVCO/ Inouïe/Alter K) Dans “Backdoor”, Nina Attal, chanteuse guitariste au groove impeccable, raconte l’histoire du couple Abbey et Bobby rongé par la routine. On la découvre dans une sonorité psychédélique inédite, sans doute inspirée de son spectacle hommage consacré à Jimi Hendrix, entourée des guerrières d’Electric Ladyland. 10. BirdBøx “Alaska” (Sound Surveyor) BirdBøx est le nouveau projet de David Le Deunff, connu comme guitariste du groupe de hip-hop nantais, Hocus Pocus. Sur “Alaska” on retrouve la même recherche de racines ancestrales créoles et bretonnes confrontées à la modernité. Un blues du bayou rattrapé par un beat soutenu et une envolée de chœurs. 6. The Kills “Happier Than Ever” (Domino) Au départ, à la demande du label, ce devait être une reprise acoustique de“Happier Than Ever”, mais The Kills n’a pas pu s’empêcher de faire sauter le disjoncteur. La ballade surannée de Billie Eilish sur une relation toxique monte en puissance, captée par le duo Alison Mosshart et Jamie Hince toujours à cran. 7. Popa Chubby/ Calvin Russell “All We Got Is Rock’n’ Roll” (Gel Prod/PIAS) Sur la compilation hommage à Calvin Russell produite par Manu Lanvin, Popa soyeuse, harmonisée avec Butch Walker. Le producteur du nouvel album, Still + Bright, la sort de la musique couleur sépia pour se parer des couleurs vives de l’arc-en-ciel. 5. Razorlight “Zombie Love“ (V2) Même Johnny Borrell ne s’attendait pas à sortir un nouvel album de Razorlight! “Zombie Love”, la première chanson travaillée avec le line up original depuis seize ans, a poussé le groupe britpop des années 2000 à enregistrer l’opus Planet Nowhere dans la foulée. À mettre au catalogue de leurs hits radio-friendly. 1. The Cure “Alone” (Lost Music Limited/Universal) Triste comme une pierre tombale, “Alone” est la chanson d’un orphelin qui perd peu à peu tous ses proches. La voix unique de Robert Smith est submergée de larmes dans une longue lamentation sur le temps, cruel et inexorable. “Seul” est le mot le plus juste pour réactiver The Cure après un silence assourdissant. 2. Sting “I wrote Your Name (Upon My Heart)” (Cherrytree Music/ Interscope) Voilà que Sting se remet à rocker d’une une voix rocailleuse à la Bruce. Pour cela, l’ex-boss de Police retrouve la formule du power trio sur “I wrote Your Name (Upon My Heart)”. Ce titre inédit est construit autour du battement tribal syncopé connu sous le nom de Diddley Beat, parfait pour tout bassiste chanteur. 3. Franz Ferdinand “Audacious” (Domino) La chance sourit aux audacieux… Franz Ferdinand version 3.0 s’approprie ce proverbe par un retour euphorisant. Sur les couplets, la bande d’Alex Kapranos reste fidèle à son indie rock chaotique, avant un changement de rythme sur le refrain, enrichi d’une nouvelle écriture pop baroque jouée de façon réjouissante. 4. Amythyst Kiah feat. Butch Walker “Silk and Petals” (Rounder) Cette voix réveille tous les fantômes du Tennessee. Sur le thème gothique de “Silk and Petals”, Amythyst Kiah nous offre une mélodie 4 7 © TIM RONEY - DR ANNA HEDGES, DIXIEFROG PLAYLIST DOM KIRIS PRÉSENTE SES COUPS DE CŒUR DU MOIS Chroniques de disques et playlists de la rédaction sur rollingstone.fr 10 | Rolling Stone | rollingstone.fr Novembre 2024 PHOTO DE TAYLOR HILL Résumer la tournée du Boss par le prisme de ses 50 ans de carrière, telle est l’ambition du film documentaire Road Diary: Bruce Springsteen and the E Street Band. En parallèle, un autre film rétrospectif, Disciple, revient sur la carrière solo de son “Consigliere”, Steven Van Zandt. Par BELKACEM BAHLOULI Documentaires Blood Brothers QUOI DE NEUF DANS LE ROCK ? Rolling Stone | 11 D resser le portrait d’un artiste qui est bien plus que le guitariste de Bruce Springsteen et l’acteur immortalisé dans Les Soprano, un art difficile. Quant à résumer la tournée 2023-2024 du Bruce Springsteen and the E Street Band, tout en revenant sur les points d’orgue qui ont jalonné les plus de cinquante de carrière du “Boss”, c’est une vraie gageure. Car si le premier est le Consigliere et première gâchette guitaristique du second, leurs carrières se sont croisées, recroisées, ont pris des chemins divergents, ont même parfois fait l’objet de petites fâcheries, quoi qu’il en soit, ils se sont toujours retrouvés, comme en ont témoigné toutes les tournées du E Street Band depuis le Reunion Tour de 1999. Certains ne voient en “Little Steven” que le guitariste de Bruce Springsteen dans le E Street Band. Quelle erreur ! Ce serait oublier trop vite qu’il est aussi, voire avant tout, un compositeur, arrangeur, producteur et chanteur… Et dont le travail en solo, voire en tant qu’acteur, est plus qu e re m a rqu a ble. Mieux, la carrière du Boss porte son empreinte et, comme Steven Van Zandt le signale dans Road Diary : “Bruce a fini par recon naître, un peu tard d’ac cord, que j’étais le direc teur musical du E Street Band”. C’est ce qu’explique – et beaucoup d’autres choses encore – pendant plus de deux heures cet épique documentaire à la réalisation très dynamique et regorgeant d’images d’archives souvent inédites. Et son entourage de témoigner en sa faveur dans ce film signé par le journaliste, documentariste et producteur Bill Teck : ainsi voit-on intervenir Maureen, son épouse, Bruce Springsteen, Southside Johnny et bien d’autres collaborateurs et musiciens qui considèrent Steven Van Zandt, avec lequel ils ont travaillé, comme une influence majeure. Même Paul McCartney, l’idole absolue de Little Steven, vient y prêcher la bonne parole. À SAVOIR PERFECTIONNISME Le documentaire montre que Bruce ne laisse rien au hasard: dès ses débuts il faisait le tour de la salle pendant les balances pour vérifier la qualité du son. MILITANTISME En 1985, Van Zandt sort Sun City, et alerte sur l’apartheid en Afrique du Sud. Pour cet album, il recrute Lou Reed, Miles Davis, Bob Dylan, Keith Richards, Peter Gabriel et, bien sûr, Bruce Springsteen. Quant à Road Diary: Bruce Spring steen and the E Street Band, ce film d’une heure et demie revient sur le retour du Boss sur la route après la pandémie, les retrouvailles avec le “Heart-stopping, pants-dropping, earth-shocking, hard-rocking, bootyshaking, earth-quaking, love-making, Viagra-taking, history-making, legen dary E! Street! Band!” Le documentaire débute aux premières répétitions, étalées sur une semaine, la construction des setlists à partir de la narration voulue par Bruce, articulée autour d’une thématique très précise: la prise de conscience de “l’im portance de vivre chaque instant de sa vie”, comme il l’a répété sur scène. Plus qu’un concert, c’est une histoire qui est racontée, manière de pendant électrique de ses représentations en solo à Broadway. “Il a simplement trouvé ce qu’il voulait faire très tôt dans le processus de répétition, témoigne Van Zandt. Les chansons ne sont pas toutes tirées de Letter to You, mais elles reprennent ce thème. Ce n’est pas exactement une histoire linéaire, litté rale.” Puis la caméra se transporte à Tampa, en Floride, le 1er février 2023, pour le coup d’envoi de la tournée qui les mènera des États-Unis à l’Europe. Bien que prévue sur deux ans, une nouvelle manche vient juste d’être ajoutée pour 2025, avec une tournée européenne articulée autour des concerts reportés au printemps dernier à cause d’un gros problème de voix, alors qu’il termine ces jours-ci la tournée Amérique du Nord par le Canada. Après une toute dernière date à Asbury Park – à domicile donc –, au festival Sea.Hear.Now., le 15 septembre dernier, devant plus de 35 000 personnes, sur la plage longeant le célèbre Boardwalk, où le Boss a revu entièrement sa setlist afin de rendre un hommage appuyé à la ville qui l’a vu devenir star. Ce documentaire esthétisant, élégant, signé Thom Zimny, sur un scénario de Bruce lui-même, est mis en perspective avec des séquences nostalgiques rappelant le rapport physique à la scène du Boss et de ses acolytes, dont l’admiration mutuelle est palpable. Les séquences du film, dont des i nter v iews de chaque membre du E Street Band – c’est d a n s ce f i l m que l’épouse de Spring steen, Patti Scialfa, révèle qu’elle est atteinte d’un cancer du sang qu’elle traite depuis 2018 –, sont entrecoupées par des captations live remontant aux années 1970 et 1980, les années flamboyantes où un Bruce survolté, performer en diable, plus chanteur et danseur que musicien, galvanisait le public. Bien que des décennies aient passé et si les mouvements sont parfois moins rapides et les tempos ralentis, les sets de Bruce et de son Band restent aujourd’hui toujours aussi imparables. Et le Boss de rappeler qu’il cherchait à se libérer du jeu de guitare pour privilégier l’aspect show, poussant ainsi son ami Steven Van Zandt à tenir la guitare lead. À 75 ans, Spring steen apparaît dans ce film comme un homme rigoureux, travailleur, prouvant ainsi que son demi-siècle de carrière avec ses “Blood Brothers” n’a rien d’un hasard, et que le son du E Street Band est loin d’être usé ; il n’a pas d’âge. C’est ce que l’on entend dans Road Diary, une force vitale entrecoupée par les “Bruuuuuuce !” d’un public conquis, un bonheur collectif, hors cadre et surtout loin de la nostalgie. BLOOD BROTHERS Novembre 2024 © CHARLES KELLY - GETTY IMAGES - DR 12 | Rolling Stone | rollingstone.fr Le Mix IMAGES Ces documentaires font une habile mise en perspective sur les carrières des deux artistes. Road Diary rappelle comment Bruce est devenu le performer que l’on connaît, et Disciple témoigne à quel point “Miami Steve” réussit à rester un militant et un musicien très recherché. Par YVES BIGOT Sign O’ The Times FONTAINES D.C. Le chanteur du groupe irlandais estime que: “Le rock est devenu un genre tellement modeste. Il s’excuse.” Rock’n’Roll Star Carlos O’Connell, guitariste des phénomènes punk irlandais Fontaines D.C. ne saurait mieux dire : “Le rock est devenu un genre tellement modeste. Il s’excuse. Je pense que cela entrave la musique et cette forme de créativité détraquée.” Par opposition au rap, hâbleur, clasheur et blingbling ? On n’a pourtant jamais demandé au rock d’être politiquement correct. Le rock tire la langue comme Mick Jagger, fait un doigt d’honneur comme Keith Richards (au point que celui de sa main gauche est assuré pour 1,6 million de dollars), se rebelle contre l’autorité comme John Lennon, jure comme Janis Joplin et Jim Morrison, a une langue de vipère comme Dylan, il est obsédé sexuel comme Billie Eilish, Millie Jackson, Prince, Marvin Gaye, Rick James et Leonard Cohen, exhibitionniste comme Madonna, Nina Hagen et les Red Hot Chili Peppers, subversif comme les Sex Pistols, les Clash ou Rage Against the Machine, flamboyant et queer comme Bowie, Elton John et Freddie Mercury, mal élevé comme Courtney Love, Iggy Pop ou Oasis, peu fréquentable comme Jerry Lee Lewis et Mötley Crüe, il a mauvais goût comme Elvis et Ozzy, il peut jouer au crétin comme les Ramones. Lemmy Kilmister en revendiquait la nature: “Si tu veux être une putain de rockstar, vas-y à fond. Les gens ne veulent pas voir leur voisin de palier sur scène ; ils veulent un extraterrestre. Ils veulent voir quelqu’un qui n’existe pas dans la vraie vie.” Soit le Golden God du film de Cameron Crowe, Almost Famous! Masculinité toxique? Grace Slick, hétaïre de Jefferson Airplane/Starship, justifie: “Si tu ne commandes pas la scène, tu n’as rien à faire dans le rock”. Les punks, certains singers-songwriters, ont choisi le versant antistar, qui n’est que le yin du yang de la rockstar, de Neil Young à Kurt Cobain et jusqu’à Jean-Jacques Goldman. Alors oui, on accusera le rock d’être sexiste, citant les paroles des Rolling Stones, de Led Zeppelin, Zappa et AC/DC. Homophobe comme Guns N’ Roses. Défoncé, de Jimi Hendrix au Grateful Dead en passant par Sid Vicious et Amy Winehouse, comme tant d’artistes d’autres disciplines, de Baudelaire à Picasso. Aujourd’hui, sa tonitruance et sa puissance constituantes se voient domestiquées par sa dernière composante, gentille, bonne élève, irréprochable, apollinienne, de filles éthérées de Joni Mitchell, de Laura Marling à Adrianne Lenker, comme d’enfants de Pink Floyd policés à la rectitude morale d’un Sting ou d’un Bono, figures incarnées désormais par Thom Yorke ou Coldplay. Mu(e)s par l’expiation des outrances infligées aux groupies, des rapports glauques avec les dealers, la peur du boomerang à la Weinstein? C’est que le rock participe de l’air du temps, à défaut dorénavant de le façonner. Et se renie en partie, comme les Républicains américains ou la droite et la gauche françaises, poussés aux extrêmes sous l’effet des réseaux sociaux et des chaînes d’information. “We live in a political world/ Where peace is not welcome at all/It’s turned away from the door to wander some more/Or put up against the wall” (“Nous vivons dans un monde politisé/Où la paix n’est pas bienvenue du tout/Elle est renvoyée se balader/Ou collée au mur”) : Dylan, “Political World”, 1989, déjà. Le rock, marginal par essence et culture dominante par le pur effet de sa force libératrice et de son triomphe générationnel, est à l’inverse devenu centriste, acceptable, bien coiffé, poli à tous les sens – et à contresens. Et se fait, comme en politique, doubler par les plus radicaux rap et électro, au détriment de son essence, quels qu’aient été ses débordements coupables passés, comme le regrette Fontaines D.C., nostalgique de sa Romance irrédente. © THEO COTTLE rollingstone.fr | Rolling Stone | 13 Novembre 2024
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