LES CAHIERS DE L'ECOLE PASTORALE n°128 - Page 7 - 128 1 Les Cahiers de l’École pastorale 128 (2/2023) ÉditoDe la compétition à la coopération Erwan Cloarec Rédacteur en chef Il est tour à tour question, dans ce numéro, de souffrances ou d’échecs liés à la relation ou à l’absence de celle-ci. Des pathologies liées à l’isolement ou au trop-plein de relations dans “Le pasteur et ses déserts” ; des souffrances liées au désir de domination – “La toutepuissance humaine : une belle imposture !” ou encore le constat des impasses auquel amènent, y compris dans l’Église, les relations de compétition qui peuvent s’y engager, comme dans toute société humaine. L’article de Michel Sommer, “Fondements bibliques et théologiques de la coopération dans l’Église et enjeux pratiques”, développe les vertus de la collaboration appliquées à la communauté chrétienne afin de passer, en Église, d’une logique de compétition à celle de coopération. Un autre auteur a travaillé d’une manière lumineuse cette question du rapport entre compétition et coopération, à partir des notions de pouvoir et d’autorité : Hannah Arendt. Pour cette dernière, selon ce que Gilbert Vincent en rapporte : “L’autorité diffère du pouvoir autant qu’une relation coopérative diffère d’une relation compétitive1 .” Lorsque les logiques de pouvoir sont en jeu, plus il y a de pouvoir d’un côté, moins il y en a de l’autre, , p.1-3 1Gilbert VINCENT, “Pouvoir et autorité dans les Églises issues de la Réforme”, dans “Qui est à la barre ? L’exercice de l’autorité dans les Églises issues de la Réforme”, Hokhma 66, 1997, p.5. CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 1CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 1 04/08/2023 11:2004/08/2023 11:20 2 selon ce que nous rapporte Gilbert Vincent de la pensée de Arendt. Là où, en revanche, l’exercice de l’autorité vise l’augmentation de l’autorité de celui qui nous est confié : c’est une autorité pour. L’étymologie du mot auctoritas, “augmenter”, plaide d’ailleurs en ce sens : avoir de l’autorité sur quelqu’un, c’est viser à l’augmenter, le faire grandir. C’est viser sa maturité et l’exercice de son autorité propre. Ainsi dans la logique de l’autorité, la relation est bénéfique à chacun. Et là où le pouvoir, selon cette logique compétitive, correspond à un jeu à somme nulle, voire négative en situation conflictuelle, l’autorité, elle, n’a pas vocation à s’exercer contre d’autres, mais pour eux, “pour que croisse leur contribution à la prise de décisions qui importent à la vie d’un groupe2 ”. Dans un contexte français où la “sagesse” des contre-pouvoirs est souvent invoquée, jusque dans l’Église – entre un pasteur et son président, un conseil administratif et un conseil spirituel, avec ce présupposé que le pouvoir devrait être contre, comme en compétition ou en tension négative –, la perspective d’Arendt réordonne l’autorité d’une manière féconde. À la fois, nous semble-t-il, ajusté à la logique ministérielle du Nouveau Testament (par exemple à la dynamique de l’autorité en Éphésiens 43 ), mais aussi pertinente dans le contexte de la modernité liquide. ERWAN CLOAREC 2Ibid. 3Éphésiens 4.11-16 : “C'est lui qui a donné les uns comme apôtres, les autres comme prophètes, les autres comme évangélistes, les autres comme bergers et enseignants. Il l'a fait pour former les saints aux tâches du service en vue de l'édification du corps de Christ, jusqu'à ce que nous parvenions tous à l'unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, à la maturité de l'adulte, à la mesure de la stature parfaite de Christ. Ainsi, nous ne serons plus de petits enfants, ballottés et emportés par tout vent de doctrine, par la ruse des hommes et leur habileté dans les manœuvres d'égarement. Mais en disant la vérité dans l'amour, nous grandirons à tout point de vue vers celui qui est la tête, Christ. C'est de lui que le corps tout entier, bien coordonné et solidement uni grâce aux articulations dont il est muni, tire sa croissance en fonction de l'activité qui convient à chacune de ses parties et s'édifie lui-même dans l'amour.” CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 2CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 2 04/08/2023 11:2004/08/2023 11:20 3 Cette valeur de coresponsabilité4 se trouve, en effet, proche de la compréhension contemporaine des relations de coopération qui devraient se vivre dans un collectif. Elle pose les conditions de l’exercice d’une autorité bienveillante, servant celle du groupe, en vue d’un discernement et d’une action commune. À l’heure où les différentes unions d’Églises évangéliques s’apprêtent, dans le cadre du CNEF, à engager une réflexion en communauté d’apprentissage sur la manière de penser et vivre les ministères dans l’Église de demain – avec les enjeux vocationnels et missionnels associés –, cet enjeu d’apprendre à vivre “l’autorité pour”, et l’autorité en relation de coopération, sera une clé pour la maturité et la croissance de nos communautés. Que la lecture de cette livraison des Cahiers portant sur de saines relations dans la communauté chrétienne puisse y contribuer. ÉDITO : DE LA COMPÉTITION À LA COOPÉRATION 4Dans le contexte de l’Église catholique et de l’accroissement de la “conscience de la missionalité des laïcs”, Agnès Desmazières propose la formule : “Tous appelés, tous coresponsables”, dans Agnès DEMAZIÈRES, L’heure des laïcs. Proximité et coresponsabilité, Paris, Salvator, 2021, p.167. CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 3CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 3 04/08/2023 11:2004/08/2023 11:20 4 Les Cahiers de l’École pastorale Quelques abréviations que vous pourrez rencontrer dans ce numéro CNEF : Conseil national des évangéliques de France EPUdF : Église protestante unie de France FEEBF : Fédération des Églises évangéliques baptistes de France FLTE : Faculté libre de théologie évangélique (Vaux-sur-Seine) IBN : Institut biblique de Nogent-sur-Marne UEEL : Union des Églises évangéliques libres APEB : Assemblées protestantes évangéliques de Belgique ETF Louvain : Evangelical Theological Faculty de Louvain (Belgique) CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 4CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 4 04/08/2023 11:2004/08/2023 11:20 5 Les Cahiers de l’École pastorale 128 (2/2023) Le pasteur et ses déserts Jonathan Ward Directeur de Pierres Vivantes, Entrepierres et président du RESAM , p.5-40 Des temps de désert spirituel et psychologique peuvent rendre la tâche du pasteur difficile. Quelques sources en sont repérées, en s’appuyant sur la vie de Charles Spurgeon comme exemple parlant, et plusieurs moyens sont développés pour nous aider à les traverser. Cet article a été écrit d’après les notes d’une intervention lors d’une session de l’École pastorale. L’essentiel de son style oral a été conservé. CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 5CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 5 04/08/2023 11:2004/08/2023 11:20 6 Offert à une vocation exigeante, le pasteur risque de perdre sa santé émotionnelle, physique et spirituelle s’il ne cultive pas certains équilibres. Dans le même temps, le ministère pastoral connaîtra immanquablement des saisons plus difficiles que d’autres, des crises et des périodes de désert. Comment les prévenir (quand cela est possible), les vivre et en sortir d’une manière grandie ? Et comment prendre soin de soi pour mieux prendre soin des autres ? TYPOLOGIE DES DÉSERTS Si vous lisez Lamentations 3.1-20, vous vous rendrez rapidement compte que ce n’est pas avec ce genre de texte que vous allez vouloir réconforter un paroissien lors d’une visite pastorale. Nous préférons lire directement à partir du verset 21. Pourtant, les textes de complaintes n’ont-ils pas aussi parfois leur place ? Car ils décrivent les souffrances intérieures et les états d’âme par lesquels le peuple de Dieu peut passer. Comment traversons-nous ces moments qui nous abattent et qui nous amènent à confesser malgré nous : “Je ne sais plus comment prier”, voire : “Je n’arrive plus à prier. Gémir, oui, mais prier, cela m’est impossible.” Bien des personnes savent ce qu’est perdre l’envie, le courage et la joie, et en arriver à devenir l’une des pires versions d’euxmêmes. Pouvons-nous réellement prétendre que nous sommes immunisés, grâce à notre travail de pasteur, contre les nuits sombres de l’âme ? S’enliser dans un épisode dépressif peut ressembler à un liquide noir et visqueux qui s’introduit dans notre constitution intérieure et JONATHAN WARD CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 6CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 6 04/08/2023 11:2004/08/2023 11:20 7 qui submerge nos émotions et notre esprit jusque dans les basfonds de notre être. L’angoisse devient comme un lierre qui s’enroule autour de notre âme pour étouffer son élan. Ligotés, paralysés, nous ne savons plus quoi faire, ni vers qui nous tourner. Dans cet article, nous nous penchons donc sur un aspect douloureux, complexe, parfois mystérieux de notre humanité et de notre vie ici sur terre. C’est un sujet qui peut faire peur. Ne préférons-nous pas parler de ce qui va bien dans nos vies et dans nos ministères, plutôt que de parler de nos déserts ? Pourtant, en parler permet de voir combien nos expériences désertiques peuvent être les endroits par excellence où Dieu a des choses à nous dire pour nourrir notre âme et notre foi, et pour nous faire grandir. David Powlison affirme que “c’est souvent à travers les marais de la désolation que s’écoule la rivière de la vie1 ”. En effet, Dieu nous rencontre dans notre faiblesse, comme il l’a fait avec Jacob qui lutte avec l’ange et qui finit par être plus fragile qu’avant. Touché à la hanche et désormais boiteux à vie, humilié, mais élevé, il apprend la dépendance à Dieu. De quels types de déserts parlons-nous ? Et quelles peuvent en être les sources ? Présenter une liste complète et exhaustive n’est pas notre but. Mais il peut être utile de mentionner quelques éléments de notre existence dont nous pouvons faire l’expérience et que la vie ne nous épargne pas, même si l’on est pasteur2 ! LE PASTEUR ET SES DÉSERTS 1Zack ESWINE, Charles Spurgeon et la dépression, Montélimar, Éditions CLC France, 2016, p.6. 2Si le fait d’être médecin ne protège pas contre la maladie, le fait d’être pasteur ne protège pas non plus contre tous problèmes possibles et imaginables que notre existence peut nous infliger. CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 7CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 7 04/08/2023 11:2004/08/2023 11:20 8 1. Le désert de la fonction pastorale “Mon fils, si tu aspires à servir le Seigneur, prépare ton âme à l'épreuve.” Ainsi commence le deuxième chapitre du livre du Siracide3 . Parmi les facteurs qui peuvent rendre la fonction pastorale éprouvante, les deux suivants : a. Le pasteur endosse une fonction d’autorité qui devient vite la cible des critiques et des flatteries. Les deux peuvent le mettre en difficulté. Francis Chan affirme : “Dès qu’un leader commet une erreur, même insignifiante ou innocente, nous sommes prompts à le critiquer pour passer immédiatement à autre chose. Le pardon est une denrée rare, presque inexistante à l’égard des pasteurs. Méprisant tout le respect que nous leur devons, nous utilisons le plus dur des langages pour fulminer contre le leadership4 .” b. Le berger essaie d’être tout à tous et attentif aux besoins du troupeau, mais il se retrouve finalement assez seul à porter le poids de la fonction et de tout ce qu’elle représente comme attentes et défis face à la complexité des situations humaines auxquelles il est confronté dans son travail d’accompagnement pastoral. Cette solitude du rôle est renforcée par le fait que la fonction est trop peu comprise. Les pasteurs, que font-ils réellement ? Lourde charge pour eux ; mystère opaque pour les brebis ! En général, nous assumons ce désert de la fonction pastorale, même s’il peut nous surprendre par moments, voire nous mettre en difficulté, nous déshumaniser et nous épuiser. 3Œuvre deutérocanonique connue aussi sous l’appellation d'Ecclésiastique. La citation est de la Traduction Œcuménique de la Bible, Paris, Les Éditions du Cerf, 1977. 4Francis CHAN, Lettres à l’Église, Marpent, BLF Éditions, 2019, p.28. JONATHAN WARD CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 8CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 8 04/08/2023 11:2004/08/2023 11:20 9 2. Le désert de la pression des résultats visibles Ce désert, lié au précédent, est le désert de notre impuissance. Comment définissons-nous le succès dans le ministère ? Albert Einstein aurait dit : “Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément5 .” Selon comment nous voyons la chose, et selon les objectifs que nous nous fixons et que nous nous efforçons d’atteindre, moyens à l’appui, et selon la pression que nous nous mettons, nous pouvons nous trouver dans le désert de l’impuissance, de l’échec, de la déception et de la désillusion, embourbés dans des impasses et des frustrations. Avouons qu’il n’est pas facile de déployer son énergie pour tel ou tel projet en y croyant fermement et avec enthousiasme tout en tenant sa réalisation dans une main ouverte, plutôt que dans une main qui serre bien fort le projet pour que rien ni personne ne vienne nous l’arracher ou l’empêcher de se réaliser ! Et il n’est pas facile de poursuivre un objectif ou une vision avec conviction, tout en laissant à celui avec qui nous collaborons, c’est-à-dire Dieu lui-même6 , toute la place qui lui revient, en sachant que sa manière de faire n’est pas toujours la nôtre, et que sa vision du temps n’est pas la nôtre non plus. En fin de compte, cela veut dire que nous nous efforçons de réaliser des projets dont la réussite ne dépend pas uniquement de nous. Loin de là ! Ainsi, cela doit nous amener à sagement accepter que nous ne contrôlons pas le résultat. Devons-nous lâcher nos projets pour autant ? Bien sûr que non ! Mais nous devons renoncer à nos efforts de toute-puissance, en nous détachant de cette culture, voire de cette dictature, du 5https://qqcitations.com/citation/161540, consulté le 13/07/2023. 61 Co 3.9. LE PASTEUR ET SES DÉSERTS CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 9CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 9 04/08/2023 11:2004/08/2023 11:20 10 résultat et de l’urgence, pour entrer dans une vraie collaboration d’interdépendance où nous savons et nous acceptons que l’un sème, l’autre arrose, mais que c’est Dieu qui fait croître7 . Reconnaissons que notre santé mentale est souvent fragilisée par notre culture de la performance, du résultat et de l’urgence. C’est un ennemi à combattre. Les serviteurs que Dieu félicite ne sont pas toujours ceux qui voient fructifier leurs efforts. Le prophète Jérémie passera sa vie à avertir le peuple, mais le résultat souhaité ne sera pas au rendez-vous. Son ministère n’est pourtant jamais décrit comme un échec, sauf par lui-même8 . Encore plus qu’autrefois, gardons-nous de la pression de prouver notre valeur, de justifier notre salaire, ou de satisfaire notre besoin de reconnaissance, par nos performances et par nos résultats. C’est un piège qui peut nous mener dans un autre désert, celui de l’épuisement. 3. Le désert de l’épuisement L’épuisement professionnel guette le serviteur et cherche à le plonger dans un trou noir qu’il n’a pas vu venir et qui sera comme un désert dont le sable restera longtemps dans les rouages de sa vie et de son ministère. L’épuisement peut s’installer pour une multitude de raisons : • Un cahier des charges irréaliste, ambigu ou inexistant, entraînant un décalage important entre le travail prescrit et le travail réel, rendant difficile le travail vécu9 ; 71 Co 3.6. 8Jr 20.14-18. 9Voir Sabine BATAILLE, Se reconstruire après un burnout - Les chemins de la résilience professionnelle, Paris, InterÉditions, 2019. JONATHAN WARD CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 10CAHIER N°128 interieurnéo essai.indd 10 04/08/2023 11:2004/08/2023 11:20
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