LES CAHIERS DU CINÉMA n°818 - Page 3 - 818 UN FILM DE ALBERT SERRA TARDES DE SOLEDAD D U L A C D I S T R I B U T I O N P R É S E N T E AU CINÉMA LE 26 MARS AU CINÉMA LE 26 MARS Couverture: montage photographique réalisé à partir de Tardes de soledad d’Albert Serra (2024) et d'une vue d'arène. © Dulac Distribution – IStock/Algarabi MARS 2025 / Nº 818 Spécial 130 ans Patrick Boucheron Une époque de sacrifice Entretien avec Patrick Boucheron Lumière, l’aventure continue de Thierry Frémaux Événement Tardes de soledad d’Albert Serra Le roi et l’arène par Marcos Uzal L’art comme arène fantôme par Hervé Aubron Une morale de la trahison Entretien avec Albert Serra Bazin, Daney: passes critiques par Pierre Eugène De l’harmonie dans l’effroi Entretien avec Francis Wolff Cahier critique Mickey 17 de Bong Joonho Blue Sun Palace de Constance Tsang Le temps de Flushing Portrait de Constance Tsang Black Dog d’Hu Guan Quelque chose de vieux, quelque chose de neuf, quelque chose d’emprunté d’Hernán Rosselli Peur de la feuille noire Entretien avec Hernán Rosselli Peaches Goes Bananas de Marie Losier La Convocation d’Halfdan Ullmann Tondel Aimer perdre de Lenny et Harpo Guit Deux perdants magnifiques Portrait de Lenny et Harpo Guit Je le jure de Samuel Theis Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel Des hommes dans le soleil Entretien avec Mahdi Fleifel Notes sur d’autres films Hors salles L’Invasion, chroniques de guerre de Sergueï Loznitsa, Nismet de Philippe Faucon Journal Rencontre Entretien avec Ti West Festivals Gérardmer, Rotterdam, Clermont Ferrand, Cinélatino Image Microsalon Portrait Susan Seidelman Entretien Lola Lafon à Séries Mania Hommage Bertrand Blier Disparitions Nouvelles du monde 8 8 16 18 20 23 24 32 34 38 38 40 41 42 43 44 46 47 48 49 51 52 53 54 60 63 63 65 68 69 70 71 72 73 Chronique Pages arrachées Décrire, dit-on par Pierre Eugène Répliques Contextualiser: où ça commence, où ça finit? Table ronde avec Claire Allouche, Romain Lefebvre, Raphaël Nieuwjaer et Élodie Tamayo Ressorties / DVD / Livres Porcherie de Pier Paolo Pasolini L’Incinérateur de cadavres de Juraj Herz Sculpture et mémoire. Quatre films de Marguerite Duras de Suzanne Liandrat-Guigues Ucho de Karel Kachyna Entretien Bennett Miller Romantiques robots Entretien avec Bennett Miller Au travail Stephen Berkman Le temps exposé parVincent Malausa 74 74 76 76 82 82 83 84 85 86 86 92 92 © 2024 WARNER BROS. ENTERT. INC. Mickey 17 de Bong Joonho (2025). 12,90€ HORS-SÉRIE ALFRED HITCHCOCK PARUTION LE 25 AVRIL EN KIOSQUES 132 PAGES Entretiens, archives et documents inédits Précommandez votre numéro en ligne! Frais d’expédition offerts jusqu’à la date de parution Livraison à partir du 21 avril STOCKS LIMITÉS CAHIERS DU CINÉMA ÉDITORIAL 5 Parmi les polémiques qui ont récemment entaché la campagne d’Emilia Pérez pour les Oscars, celle qui concerne sa représentation du Mexique est particulièrement intéressante. L’inconséquence politique du geste d’Audiard est d’autant moins à prendre à la légère que la réaction au Mexique ne se manifeste pas que dans quelques éditoriaux ou critiques;elle a provoqué la colère jusque dans des salles de cinéma. Pour résumer ce qui est reproché au cinéaste,citonsArtemisa Belmonte,dont la mère et trois oncles ont disparu en 2011 à cause de la narco-violence, et qui est à l’origine d’une pétition contre le film:«Les acteurs chantent et dansent sur la violence et la corruption dans notre pays, sur la cruauté des trafiquants de drogue, et même sur la façon dont ils se débarrassent des corps de leurs victimes.» On pourrait lui répondre que ça n’est qu’un film, et que la narco-violence n’est pas le sujet d’Audiard, ce que fait Michel Guerrin dans un éditorial publié dans Le Monde le 7 février: «On fait un sale procès à Jacques Audiard, tant Emilia Pérez ne dit rien du Mexique, de la même façon que la série Emily in Paris ne dit rien de la capitale.» Sauf que 30 000 morts et 100 000 disparus par an ce n’est pas tout à fait le même sujet que les stéréotypes sur Paris ou la proverbiale mauvaise humeur de ses habitants.Guerrin oublie un autre élément essentiel,c’est que le Mexique n’est pas du tout la France en termes de représentation: il y a dix mille autres images de Paris que celle d’Emily in Paris chaque année sur les écrans,mais bien peu du Mexique. Cette domination par l’image – où les stéréotypes redoublent l’invisibilité – participe bien sûr d’autres dominations, notamment celle des ÉtatsUnis dont le président est extrêmement hostile au Mexique, qu’il réduit précisément à sa violence. Le risque, pourrait-on nous opposer, serait de n’attendre du cinéma qu’une représentation réaliste et documentée.Mais ce n’est pas l’imaginaire en soi qui est remis en cause dans ces critiques du film d’Audiard. On sait combien l’opératique ou l’exotisme ont été des éléments essentiels de l’histoire du cinéma à l’heure de filmer des contrées lointaines. Mais nous ne sommes plus en 1930, où l’on pouvait encore rêver à des territoires éloignés, parfois vierges de cinéma, dont remontaient des images pétries de fantasmes coloniaux. Et surtout,le vrai exotisme était formaliste: il se nourrissait d’esthétiques et d’imaginaires étrangers, dans une réinvention qui n’était pas juste une appropriation,mais qui relevait d’une vraie connaissance et d’une fascination (Gauguin ou Sternberg, par exemple). Un cinéaste est encore travaillé par cette question : Miguel Gomes, dans Tabou et Grand Tour, en particulier. Il est l’antithèse d’Audiard, parce que l’exotisme est pour lui une sorte de moteur poétique qu’il va mettre à l’épreuve dans le voyage. Il sait que ce n’est pas en allant au Mozambique ou en Birmanie qu’il cessera d’y être étranger,mais il assume ce jeu entre la rêverie romanesque de l’ailleurs et la réalité des lieux.C’est toute la différence entre le cliché,qui s’accapare,réduit et aveugle,et une forme de déterritorialisation de l’imaginaire, qui fraye des voies inconnues, ne demande qu’à se perdre. Dans sa défense d’Audiard, Guerrin pousse sa démonstration jusqu’à accuser les Mexicains offensés par Emilia Pérez de patriotisme: «Ce procès [en appropriation culturelle] se double désormais d’une dimension identitaire, voire nationaliste.» Pénible raccourci où la colère d’une population n’est pas perçue dans son sens politique,pourtant précisément exprimé,mais à travers un procès d’intention qui retourne l’offense en douteuse agression.À propos de patriotisme,on pourrait mettre en face de ce prétendu nationalisme tous les articles et messages de professionnels de la profession ou d’hommes politiques exprimant la fierté pour la France qu’Emilia Pérez soit nominé à tant d’Oscars.Ce cocorico pour quelques statuettes n’est-il pas quelque peu indécent face à l’état de la culture dans notre pays ? La gloire à Hollywood d’un seul film,quoi qu’on en pense, ne pèse absolument rien face au scandale des coupes budgétaires catastrophiques récentes (100 millions d’euros en décembre) ou de celles qui s’annoncent, et les nombreux emplois, lieux culturels et festivals qui s’en trouvent menacés.Vraiment pas de quoi être fiers. ■ Pas de quoi être fiers par Marcos Uzal www.cahiersducinema.com RÉDACTION Rédacteur en chef: Marcos Uzal Rédacteurs en chef adjoints: Fernando Ganzo et Charlotte Garson Couverture: Primo&Primo Mise en page: Fanny Muller Iconographie: Carolina Lucibello Correction: Alexis Gau Comité de rédaction: Claire Allouche, Hervé Aubron, Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène, Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy, Vincent Malausa, Thierry Méranger, Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo Ont collaboré à ce numéro: Elie Bartin, Hélène Boons, David Faroult, Circé Faure, Mathilde Grasset, Romain Lefebvre, Josué Morel, Raphaël Nieuwjaer, Élie Raufaste, Jean-Marie Samocki ADMINISTRATION / COMMUNICATION Responsable marketing: Fanny Parfus Assistante commerciale: Sophie Ewengue Communication/partenariats: communication@cahiersducinema.com Comptabilité: comptabilite@cahiersducinema.com PUBLICITÉ Mediaobs 44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com Directrice générale: Corinne Rougé (93 70) Directeur de publicité: Romain Provost (89 27) VENTES KIOSQUE Destination Media, T 01 56 82 12 06 reseau@destinationmedia.fr (réservé aux dépositaires et aux marchands de journaux) ABONNEMENTS Cahiers du cinéma, service abonnements CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex T: 03 61 99 20 09. 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Cette double question est d’autant plus prégnante quand il s’agit de films qu’on ne verra pas, qui n’ont jamais été tournés, en sont restés à l’état de projet, de rêve… Il y a deux jours, me replongeant dans de vieux articles archivés (une manie d’adolescence, jamais guérie), je tombe par hasard (?) sur un texte d’Antoine de Baecque (Cahiers no 504) à propos d’un projet entre le cinéaste japonais Kiju Yoshida et un jeune producteur, Philippe Jacquiers, arrière-petit-fils d’un opérateur des frères Lumière, Gabriel Veyre. Une fiction ambitieuse, au départ, provisoirement intitulée Lumière des roses, dont le financement s’est révélé impossible mais qui a nourri plus tard un documentaire du mêmeYoshida:Rêves de cinéma,rêves de Tokyo (1995).Beau rêve en effet,à propos d’un voyageur et d’un aventurier méthodique, capteur d’un réel qu’il ne cessera d’interroger,délaissant le folklore pour une démarche ethnologique. Un tel sujet ne pouvait que me renvoyer à un contemporain de Veyre, de profil très similaire,Victor Segalen (18781919), poète breton, médecin de marine, archéologue,sinologue,auquel j’ai consacré un livre en 2024:Victor Segalen,un rêve de film. Pierre Eugène, lorsqu’il évoque «ces hallucinations vraies qu’inscrivent dans la mémoire les expériences inachevées du cinéma », réinventions paradoxalement fidèles d’un dialogue, d’une image ou d’un plan, fait écho plus loin encore à ce qui apparaît quand rien n’a été et ne sera visible d’un film, sauf une pure projection, une spéculation à partir d’un désir de voir, lié au désir d’écrire. Comment rendre compte de ce rêve? Peut-être en tendre la trame lacunaire, trouée, en imaginer quelques instants fulgurants ou anodins, à partir d’un espace-temps traversé par les personnages, greffer sur ce corps impalpable, cette matière transparente, des plans d’autres films vus, ceux-là, et aimés,mais sans doute aussi partiellement oubliés, modifiés ou, pour le dire avec Daney,«hallucinés»,projeter du visible sur de l’invisible (l’un, le second, absorbant l’autre), aboutir à un film dont les mot seuls donneraient consistance… Il s’agit bien de «transport dans l’écriture», le mot «transport» étant à entendre aussi dans le sens classique du xviie siècle: la manifestation d’une vive émotion, d’un sentiment passionné.Victor Segalen décontextualisait ses voyages, non pas en substituant les mots au réel, mais en posant sur ce dernier une plaque sensible où ils se fondaient pour le révéler «autre». Ainsi,l’aventure d’écrire sur les films,et les doutes qu’une telle entreprise peut générer: «Constructeur jusqu’ici dans l’imaginaire, […] ai-je bien le droit de bâtir dans le monde dense et sensible, où tout effort et toute création,ne relevant plus seulement d’une harmonie intime, doivent trouver leur justification dans le résultat, dans le fait – ou leur démenti sans appel.» (Victor Segalen, Équipée) Stéphane Padovani (Redon) SAUDADE POUR CARLOS Chers Cahiers, Surtout n’oubliez pas,dans votre rubrique nécrologique (lire page 72),Carlos Diegues, le cinéaste brésilien dont je viens d’apprendre la mort avec une immense tristesse.Dans le Cinéma Novo,c’était le plus profondément « cultivé », au sens européen du terme.Après son très beau film Les Héritiers, où les militaires au pouvoir avaient pu soupçonner quelque rapprochement clairement allusif entre la droitisation autoritaire du régime de Getulio Vargas et la dérive franchement fasciste du pouvoir des généraux brésiliens après 1968, Carlos avait dû s’exiler en France pendant plus de deux ans, avec son épouse Nara Leão,une des plus célèbres et talentueuses chanteuses de Bossa Nova. C’est grâce à ce couple ami que j’ai aimé le Brésil de saudade avant même d’y avoir jamais mis les pieds. Empathiquement passionnée, avec mes amis et leur musique aussi raffinée que populaire,par la joie douloureuse qu’il donne quand il manque. « Cacà » Diegues était une merveille de finesse et de générosité.Surtout ne l’oubliez pas aux Cahiers. Nous avions d’ailleurs fait un très bel entretien avec lui (nº 270, novembredécembre 1970, ndlr). Sylvie Pierre Ulmann (Vincennes) Merci d’envoyer votre correspondance à redaction@cahiersducinema.com avec pour objet «Courrier des lecteurs», ou à Cahiers du cinéma, Courrier des lecteurs, 64 rue de Turbigo, 75003 Paris. Les lettres sont éditées par la rédaction, également responsable des titres. Carlos Diegues (à droite de la caméra, bras croisés) sur le tournage des Héritiers (1969). COLL. CDC/DR MARS 2025 130 ANS DU CINÉMA 8 Quelle place occupe le cinéma pour un historien? Est-ce un outil, un allié ou juste une invention parmi d’autres à une époque précise? Le regard critique sur le cinéma que votre revue défend et illustre est lié pour moi à une éducation intellectuelle et sociale. Même si on n’est pas cinéphile, quand on a eu une vie étudiante, l’art de se disputer, d’argumenter vient grâce au cinéma. J’ai eu un rapport intimidé et inquiet à la cinéphilie. Intimidé parce que c’était à l’époque le dernier refuge de l’encyclopédisme, l’idée qu’on pouvait tout voir avait quelque chose de merveilleux. Une culture immense, celle du xxe siècle, mais que l’on pouvait appréhender entièrement, si on s’en donnait la peine: il y avait là une possibilité de prise totale du monde.Alors que je cherche dans l’histoire ses insuffisances, ses incomplétudes, et que j’ai choisi le Moyen Âge parce que justement on ne pouvait pas épuiser toutes ses sources. J’ai toujours pensé que le cinéma était, dans l’écriture de l’histoire, «l’arrière-pays», au sens poétique d’Yves Bonnefoy, sa salle obscure.Avec Antoine de Baecque, on a travaillé sur les archives de Georges Duby,médiéviste qui n’a jamais écrit un mot sur le cinéma. Mais je me suis rendu compte qu’il était un cinéphile silencieux.Il allait plusieurs fois par semaine au cinéma,et c’était un passionné de cinéma japonais,en particulier de films de samouraïs.Comment imaginer qu’un médiéviste qui a passé sa vie à écrire sur la chevalerie n’a pas été impressionné par ce qu’il a vu au cinéma? Mais il n’en parle jamais. La plupart des historiennes et historiens qui m’intéressent,qu’ils théorisent ce rapport ou non,c’est le cinéma qui les fait historiens. Le cinéma nous a proposé (et peut-être imposé, si on ne fait pas le travail critique qui nous incombe) les formes historiques avec lesquelles on perçoit le temps. Si on dit que l’histoire s’écrit, elle s’écrit comme on écrit un film, pas comme s’écrit un roman, contrairement à une idée tenace. Le problème de l’histoire aujourd’hui, ce n’est pas la phrase, ce n’est pas le style, c’est le montage, et cette question fondamentale qui est:où place-t-on la caméra? Politiquement, éthiquement: d’où voit-on les choses? Est-ce qu’on peut changer de point de vue? Est-ce que c’est juste, moral, possible, beau, souhaitable? Comment cela se manifeste-t-il dans l’écriture? Georges Duby avait toujours le même plan dans ses livres. Il y a un éclat, puis il s’efface et après il revient. Ma règle générale est de construire mes livres comme un film de Scorsese. Comme Casino (1995).Au départ,la voiture explose,on ne sait pas pourquoi. On retourne en arrière, puis on revoit la voiture exploser et ensuite on la dépasse.Derrière cette construction, il y a une philosophie implicite du temps: d’abord, les choses nous viennent,dans leur effraction,leur explosivité,puis on doit rendre compte de cet événement, voir d’où il vient; mais comme on n’est pas seulement des antiquaires, on ne se contente pas de ça et on essaie de suivre où il mène après. Les historiens ont une forme de prudence méthodologique, là où le cinéma n’a aucun scrupule dans la représentation de l’histoire: il a très vite raconté, voire réécrit l’histoire à sa manière. N’oubliez pas que les deux disciplines sont contemporaines. Quand nous parlons d’histoire aujourd’hui,peu importe qu’on renvoie à Hérodote ou aux mauristes;dans sa méthode,fondamentalement,on parle d’une institution de la fin du xixe siècle, inventée dans le même monde industriel que le cinéma,travaillé par les nations et le nationalisme.Il y a une inscription nationale très rapide du cinéma une fois passé le moment cosmopolite de l’attraction de foire, et on le classe alors par nations aussi sûrement que la littérature.Cette contemporanéité entre le cinéma Après David Cronenberg et Nan Goldin, nous poursuivons notre série de dialogues autour des 130 ans du cinéma avec l’historien Patrick Boucheron. Le regard de ce spécialiste du Moyen Âge nous intéresse particulièrement par sa façon de s’inscrire dans la contemporanéité depuis laquelle il travaille, tout en s’intégrant dans un monde artistique, culturel, d’images. De ses recherches et travaux théâtraux aux émissions pour Arte (Quand l’histoire fait date, Faire l’histoire), en passant par un petit rôle dans Zombi Child de Bertrand Bonello et une contribution scénaristique à la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques, ce professeur au Collège de France est porté par un débordant désir de transmission, d’adresse, de divulgation, ainsi que, au prix de quelques polémiques que provoquèrent certains de ses ouvrages (Histoire mondiale de la France, notamment, qu’il a dirigé en 2017), par un indéniable regard critique. Une époque de sacrifice Entretien avec Patrick Boucheron CAHIERS DU CINÉMA 130 ANS DU CINÉMA 9 Patrick Boucheron photographié par Mathieu Zazzo dans les bureaux des Cahiers à Paris, le 5 février. MARS 2025 130 ANS DU CINÉMA 10 et l’histoire comme institutions nationales n’est pas si pensée que ça.Je suis d’une génération qui s’est intéressée à décloisonner l’histoire, à inquiéter ses points de vue, à désoccidentaliser son regard,et aussi à utiliser le cinéma-monde comme ressource d’intelligibilité et d’engagement. Comment cette génération s’est-elle formée? Dans mon cas,je dis souvent que,plus que des livres,ce sont des voix qui m’ont appelé à faire ce métier, même si je ne suis pas Jeanne d’Arc. Celles des profs, certainement, mais si je cherche ces voix dans mon imaginaire, j’entends surtout Daniel Arasse qui me parle de peinture, et j’entends Serge Daney.Voir à la télévision Itinéraire d’un ciné-fils a été un moment fondateur pour moi.Le point commun avec Arasse,c’est que dans un cas comme dans l’autre ils n’ont pas tout leur temps. Ils doivent précipiter leur discours dans le temps qu’il leur reste. Cette obsession du temps qui reste donne une intensité, une gravité dans leur manière franche de s’adresser – puisque le temps m’est compté, puisque dans quelques mois je suis mort. Daney fait à ce moment-là (1991-1992) une forme de bilan, il se fait historien de son propre itinéraire et, à travers lui, d’une aventure encore récente: la cinéphilie née dans les années 1950 et ses prolongements jusqu’aux années 1980. Ce qui est aussi une manière de clore cette histoire. Oui,ma génération a eu affaire avec la fascination qu’exerçaient sur elle des gens qui avaient plutôt envie d’éteindre la lumière après eux. C’est La Dernière Séance d’Eddy Mitchell! On nous expliquait qu’on était arrivés un peu tard.Dans les années 1980, l’idée de la mort du cinéma coïncide avec celle de la fin de Mauvais sang de Leos Carax (1986). L’Amour ouf de Gilles Lellouche (2024). LES FILMS PLAIN CHANT/SOPROFILMS/FR3 FILMS PROD. CÉDRIC BERTRAND/ © 2023 TRESOR FILMS/CHI-FOU-MI PROD./STUDIOCANAL CAHIERS DU CINÉMA 130 ANS DU CINÉMA 11 l’histoire. Ces discours de déploration nostalgique auraient pu tout simplement nous décourager, nous énerver, mais nous y avons vu une promesse paradoxale. Qu’est-ce qu’il y avait à penser là-dedans? Si je reste sur Daney: la question du récit, du point de vue et du montage, du champ et du hors-champ. De ce que c’est que prendre position face au monde.Et du fait, j’insiste,qu’il y avait là une gravité.Les Cahiers ont été pour moi, étudiant,une école de la gravité et même peut-être de l’austérité morale. C’était sérieux, on ne pouvait pas faire n’importe quoi. Il y avait même un côté casse-couilles, trouble-fête. Je suis un fils unique de la bourgeoisie non intellectuelle pour qui le cinéma était une distraction familiale et un moment de fête. J’allais voir avec mes parents des films de Claude Lelouch et je les voyais s’enthousiasmer,sans doute moi aussi,et après je lisais les Cahiers et je me disais: «Ah, ben, non.» C’est aussi une définition un peu pauvre de la critique que d’être le pompier de nos propres émotions. C’est pour ça que je parle d’un rapport intimidé et inquiet,parce qu’il y a quelque chose de paradoxal à se dire qu’on va au cinéma pour se couper, pas du monde, mais de la société. Daney disait que le cinéma nous permet d’atteindre le monde sans passer par la société. Exactement,et je le comprends tellement.Mais je travaille sur l’histoire médiévale,pas directement sur notre société.Et donc le cinéma a aussi pour moi un rapport au partage.Y compris d’hétérogénéité culturelle, parce qu’on peut aimer plusieurs choses sans purisme. J’ai deux filles de 15 et 17 ans. La plus jeune est allée voir cinq fois L’Amour ouf. Ce n’est pas sans rapport avec ce dont nous parlons: on sait très bien qu’à un moment donné on se construit par des films, par une forme d’identification générationnelle. Ce qui est troublant c’est qu’il s’agit d’un film d’identification générationnelle décalée dans le temps, car il parle des années 1980-90. Pour moi, il n’est pas question de ne pas aller voir ce film avec elle, parce qu’elle se construit.Et là je décroche mon jugement de valeur cinéphilique. Je vois bien ce qu’on peut en dire de bien ou de mal, mais ce n’est pas ça qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse, c’est que c’est un film d’identification générationnelle et de construction de soi:nous avons eu les nôtres.C’est ça,la transmission. Et ma pratique de l’histoire consiste aussi, d’une certaine manière, à trouver un moment où je n’aurais pas à arbitrer entre transmettre un savoir et partager une émotion. Ce n’est pas que je sois enivré par le tournant émotionnel de l’histoire actuellement, mais quand même, je ne voudrais pas que l’histoire, l’académique, ne soit qu’une langue morte, un savoir professionnel de rabat-joie systématiques qui nous séparent du passé. Il y a des gens qui veulent y adhérer avec enthousiasme et engouement, et il faut faire un chemin avec eux. Pardon pour ce moment d’attendrissement familial, mais moi aussi j’ai vu des films qui m’ont enthousiasmé quand j’avais l’âge de ma fille, et qui en fait n’ont pas besoin d’être de bons films. Pensons, pour la génération d’avant, au Grand Bleu (Luc Besson, 1988), ou même à Mauvais sang (Leos Carax, 1986), film qui avait peut-être pour moi cette valeur romantique. Une valeur plus vaste que celle du cinéma ou de la cinéphilie? Ça désigne le moment où le jugement critique ou esthétique trouve ses limites: parce qu’objectivement, ce qui fait société à un moment donné, ce sont des œuvres qui ne sont pas toujours irréprochables.Et de même pour le champ de la pensée. La plupart des livres importants ne sont pas irréprochables, on ne les élirait pas comme les livres qu’on préfère. Mais à quoi cela servirait-t-il aujourd’hui de dire, face à l’engouement féministe sur la notion de sorcière,que le livre de Mona Chollet (Sorcières: La Puissance invaincue des femmes, ndlr) n’est pas un très bon livre, et que les sorcières, ça ne s’est pas passé comme ça? C’est une mythologie qui se construit sous nos yeux, et ce n’est pas notre meilleur rôle que de dire que les vampires et le comte Dracula,Vlad Dracul, ça ne s’est pas passé comme dans les films.À un moment, la puissance de l’aujourd’hui, du partage du sensible, comme le dit Jacques Rancière,emporte tout.Et quand il le fait,je ne veux pas être celui qui laisse passer le train. Les Trois Âges de Buster Keaton et Edward F. Cline (1923). BUSTER KEATON PRODUCTIONS, INC. MARS 2025 130 ANS DU CINÉMA 12 La critique ne cherche pas à éteindre l’émotion, ce que l’on aime en relève toujours… Mais là où la critique et les jeunes spectateurs qui s’enthousiasment pour L’Amour ouf ne se croisent pas, c’est que la première ne voit pas les films comme des objets solitaires et indépendants mais comme appartenant à une histoire (le film de Gilles Lellouche mange d’ailleurs à tous les râteliers). Mais on peut aussi voir ces films comme des symptômes de l’époque, Daney était très fort pour ça, quand, par exemple, il s’interrogeait sur ce que le succès du Grand Bleu disait de la jeunesse d’alors. Ce que vous dites sur les sorcières ou Dracula renvoie aussi à la nécessité du mythe, qui se situe ailleurs que dans une vérité historique, et dont le cinéma a été une grande usine. C’est ce qu’il y a de merveilleux dans le cinéma et qui en fait notre art du contemporain. Il reste au fond la manière la plus immédiatement partageable de voir venir le temps, au sens de Didi-Huberman: une image ne représente pas le monde, elle cherche à le transformer en rendant visible les devenirs possibles du monde. Donc tout cinéma est par définition un cinéma d’anticipation.Il permet de prolonger les perspectives,c’est un sismographe mais pas du présent, car il a d’emblée à voir avec une profondeur historique.Il est touchant de voir comment le cinéma muet s’est épris d’une frénésie, comme s’il n’avait déjà pas le temps, et a parcouru en quelques décennies l’histoire de l’humanité à plusieurs reprises, comme un essuie-glace. Ce n’est donc pas un art présentiste,mais un art d’aujourd’hui qui donne à penser l’actuel au sens de Deleuze. C’est-à-dire non pas le guidon sur lequel on a le nez,l’actualité,mais ce que nous sommes en train de devenir. Et tout est important dans cette phrase: le devenir, le train, si l’on veut, mais le nous, surtout. C’est voir venir le temps collectivement. Comment le cinéma construit-il cette vision du temps qui vient? En ce moment,je travaille sur la peste noire,à partir des cours que j’ai fait au Collège de France en 2020 et 2021. J’avais choisi le thème de cette épidémie, la plus grande catastrophe démographique de l’histoire de l’humanité, qui entre 1347 et 1352 tue plus de la moitié de la population européenne, pour son inactualité historiographique: je m’étonnais qu’on en parle aussi peu dans les livres. Pourquoi les très grandes causes produisent-elles si peu d’effets? Pourquoi après la peste noire ce n’est pas un «monde d’après»,pourquoi ne change-telle pas grand-chose finalement? Et quand je fais mon cours, en 2020, je le fais devant un amphithéâtre dépeuplé par une autre épidémie,le covid.C’est pour ça que l’idée de voir venir le temps m’importe:ces objets du passé se trouvent submergés ou fracassés par les assauts du présent. Comme j’ai du mal à écrire ce livre sur la peste noire, j’aimerais faire un théâtre de la peste, et j’ai aussi pensé à proposer, dans un registre classique d’histoire culturelle, « la peste au cinéma » : Bergman, Cronenberg, Lars von Trier, Jacques Demy… il y a de quoi faire un super ciné-club ! Mais sur le covid ? On a vécu un truc incroyable il y a cinq ans. Cinq ans après la peste noire, Boccace avait déjà écrit son Décaméron, et si un extraterrestre venait sur Terre, il s’attendrait à voir plein d’œuvres d’art sur le covid, mais il n’y a que dalle. Il a occupé notre discours, au sens de guerre d’occupation, comme Camus qui disait que l’épidémie est une occupation du langage et des corps, mais on n’en dit rien. Pourquoi ? Parce que le cinéma avait déjà tout dit par avance.Les films sur le covid existaient déjà.C’est Contagion de Steven Soderbergh (2011),qui est,au sens propre, de la préfiguration. On peut faire des remakes, mais faire un remake d’un film de préfiguration, c’est con. Donc pendant le covid, tout le monde regardait Contagion, et c’est dément: ça se termine dans un marché de Wuhan! Le covid n’aurait donc pas laissé de traces? Elles sont peut-être dans notre régime de sensibilité. Je pense qu’il a abîmé la visualité. On s’est écorché les yeux sur des écrans dégueulasses avec une image dégradée, sans parler des visioconférences.Et on s’y est habitués.La télévision continue, non plus par nécessité mais par paresse, à faire intervenir un pauvre expert via Zoom depuis son salon. On voit des gens mal filmés,avec des décors pourris,déformés,pixellisés.Et en même temps, notre écoute s’est aiguisée. On peut s’en apercevoir avec le théâtre, de façon évidente: il fait moins image et demande plus à s’approcher, à écouter. Et dans le cinéma aussi, je pense. Donc la trace est dans la bande-son. La Zone d’intérêt (Jonathan Glazer, 2023), quand même… J’ai l’impression que le cinéma nous demande aujourd’hui de prêter davantage l’oreille au monde.Artaud,d’une certaine manière, était admiratif de la peste comme théâtre idéal, parce que comme contagion des émotions, comme partage, on ne peut pas faire mieux: les corps sont traversés, on comprend qu’on est traversés par le monde. C’est la puissance épidémique. Ce serait une bien pauvre histoire de représentation que de penser à «cinéma et épidémie» comme à une thématique, car ça se passe aux arrières de nos imaginaires. Qu’est-ce que ça a fabriqué? Qu’est-ce que ça a bougé? C’est ce type d’histoirelà,qui voit venir le temps,que m’inspire le cinéma,y compris quand ce n’est pas un rapport direct,illustratif.Par exemple,si on me demande de parler d’histoire médiévale et de cinéma, je ne choisirai pas des films en costumes. Il y a quelqu’un dont nous n’avons pas encore parlé mais auquel on ne cesse de songer en vous écoutant: que pensez-vous de Jean‑Luc Godard et de sa vision de l’histoire? Pour moi,Histoire(s) du cinéma (1988-1998) est la contribution majeure de l’historiographie de la fin du xxe siècle.D’ailleurs, il le savait très bien.Quand il reçoit le prix Adorno en 1995,il trouve ça normal,et s’étonne même de ne pas être au CNRS ou au Collège de France.Aujourd’hui,on essaie de se demander, un siècle plus tard, qui de Balzac ou Michelet est le plus historien. On va souvent dire qu’il s’agit du rapport entre l’histoire et la littérature : Michelet est dans les archives et Balzac dans l’histoire d’aujourd’hui. On dit ça mais on ne le croit pas.Un peu comme quand on dit d’un cinéaste qu’il est «le meilleur sociologue de son temps», comme une formule toute faite, mais on sait qu’il n’est pas sociologue. Sauf que là, si: avec nos critères d’aujourd’hui sur ce qu’est l’écriture de l’histoire, à bien des égards, Balzac est plus historien que Michelet. Et ce sera bientôt la même chose avec Godard, pas sur l’histoire du cinéma,mais sur l’histoire tout court.L’accent tonique dans le titre de son film porte sur Histoire(s):c’est une proposition historiographique sur ce que c’est que le temps et ce qu’il nous fait quand il passe. Les gens qui m’ont fait historien ne l’étaient pas. Foucault fait quelque chose avec l’histoire, et nous met sur une piste très simple : si on veut être historien, on ne peut pas se contenter de l’être, il faudra accueillir tout ce qui déborde.Je peux faire une généalogie des historiens qui m’ont encouragé et intéressé, ceux qui m’ont
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