LES CAHIERS DU CINÉMA n°816 - Page 3 - 816 Couverture: La Chambre d’à côté de Pedro Almodóvar (2024). © El Deseo JANVIER 2025 / Nº 816 Top 10 des lecteurs et lectrices Événement Les films les plus attendus de 2025 Un romantique du xxiie siècle Entretien avec David Cronenberg Les films à venir de Radu Jude, Bong Joonho,Alain Gomis, Sophie Letourneur, Jean-Pascal Zadi,Anton Balekdjian, Léo Couture et Mattéo Eustachon, Hernán Rosselli, Christian Petzold,Wang Bing, Jim Jarmusch Films du mois La Voyageuse d’Hong Sangsoo Créer les conditions du hasard Entretien avec Isabelle Huppert La Chambre d’à côté de Pedro Almodóvar S’éloigner du mélodrame Entretien avec Pedro Almodóvar Le Dernier Rêve de Pedro Almodóvar Cahier critique Sept promenades avec Mark Brown de Pierre Creton Bird d’Andrea Arnold Château Rouge d’Hélène Milano Les Feux sauvages de Jia Zhangke Spectateurs! d’Arnaud Desplechin Mémoires d’un escargot d’Adam Elliot La Pie voleuse de Robert Guédiguian Apprendre de Claire Simon Babygirl d’Halina Reijn Notes sur d’autres films Hors salles La Mesías Journal Festivals Doclisboa,Amiens, F3C, Gijon,Weekend à l’Est, Clermont-Ferrand, Belfort, Carrefour de l’animation Appareils La Parvo L d’Edouard Tissé Disparitions Nouvelles du monde Chronique Pages arrachées Le non de l’auteur par Pierre Eugène 6 10 12 18 30 30 32 36 38 43 44 44 46 47 48 49 50 51 52 53 54 60 63 63 71 72 73 74 74 Portfolio JLG, à l’origine par Cyril Neyrat Entretien Darejan Omirbaev La langue du cinéma Ressorties/DVD/Livres La Maison et le Monde de Satyajit Ray Lucrecia Martel: La Circulation sous la direction de Luc Chessel et Amélie Galli Limelight, chroniques et entretiens (1992-1997) d’André S. Labarthe Coffret Martin Scorsese présente World Cinema Project La Clepsydre de Wojciech J. Has Le Pavillon d’or de Kon Ichikawa Marco Ferreri, dépense de la mélancolie de Rochelle Fack Coffret Ghassan Salhab Avec les Cahiers Prix André Bazin 2024 La Vie selon Ann de Joanna Arnow 76 76 82 82 86 86 88 88 90 91 92 93 94 95 96 Boîte de peinture de Jean-Luc Godard, c. 1945, bois, peinture, 26,7×36cm. COLL. ANNE ROSSET & AGNES VOULAND-ROSSET/PHOTO F. BRAGA © FUNDAÇÃO DE SERRALVES 132 PAGES Entretiens, archives et documents inédits www.cahiersducinema.com Retrouvez nos hors-séries en vente sur notre boutique en ligne NOUVEL HORS‑SÉRIE 12,90€ CINEASTES Demy Jacques HORS-SÉRIE N°3 CAHIERS DU CINÉMA ÉDITORIAL 5 Le 17 décembre à 17h30, j’ai été convoqué, en compagnie de Serge Toubiana et Guillemette Odicino,à l’Assemblée nationale pour participer à une table ronde réunissant des critiques dans le cadre d’une « commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel,du spectacle vivant,de la mode et de la publicité ». J’ai pensé que c’était une très bonne chose, et même un honneur, que de participer à cette réflexion sur la manière dont MeToo pouvait passer de l’espace médiatique à la sphère parlementaire, et que ça prolongeait un travail en cours aux Cahiers. Je croyais aussi que l’on pouvait attendre de moi des réflexions liées à celles dont nous débattons ici.Hélas,à travers moi, c’était surtout une certaine idée préconçue des Cahiers que l’on convoquait sans assez interroger le travail concret mené par la revue aujourd’hui. Il était pour le moins étouffant de devoir répondre aux mêmes questions que SergeToubiana,d’être pris dans le même faisceau d’accusations que lui, après tout ce que nous avons réalisé depuis quatre ans, et plus particulièrement depuis les révélations de Judith Godrèche. D’autant plus que nous nous confrontons constamment à ces sujets, et qu’ils nous affectent parfois de très près, comme c’est le cas, par exemple, avec l’enquête menée par Télérama sur Serge Bozon, cinéaste dont les films ont été importants pour la revue, où témoigne en tant que victime l’une des membres de notre comité de rédaction, Olivia Cooper-Hadjian. Au début de ma première intervention, j’ai tenu à rappeler que les Cahiers ne sont pas une institution mais une revue vivante, qui n’a cessé d’évoluer, qui a toujours refusé d’être imperméable à l’époque et encore moins cynique.Tout en étant fiers d’appartenir à cette histoire, qui fut l’une des plus grandes aventures intellectuelles du xxe siècle, tout en nous en sentant des héritiers, nous n’avons aucun compte à lui rendre. Je crois même que lui être fidèle, c’est surtout continuer à être les plus attentifs possibles aux bouleversements du présent et aux revendications des nouvelles générations, comme le furent à leur manière les rédactions précédentes. Le rapporteur de la commission, Erwan Balanant, a demandé: «Pourquoi n’avez-vous pas vu, à un moment donné, qu’il fallait traverser l’écran pour aller voir comment étaient faits les films, quelle était la sociologie du cinéma,les rapports de pouvoir ?» Il y aurait tant à dire sur la façon dont les Cahiers n’ont cessé de penser que le cinéma regarde le monde et est regardé par lui… Ma réponse, pour ce qui concerne le présent, sera de lui envoyer quelques numéros récents de la revue, en souhaitant que ça soit à partir de ce travail concret que l’on puisse parler de notre métier de critique et de son rôle politique. Pendant la séance, une seule fois un texte fut cité par les parlementaires,en l’occurrence Sarah Legrain. C’est un extrait du communiqué que nous avions publié en ligne le 13 février dernier, qui souligne l’écart entre « la célébration de l’adolescence, de sa liberté, y compris sexuelle » louée à l’époque dans La Désenchantée et ce qu’a révélé Judith Godrèche récemment,soit «l’exact contraire de ce qui avait été perçu dans le film:une prédation de la part du cinéaste». Dans cet écart de regards, de mots, de générations, se joue l’essentiel de notre réflexion sur les questions débattues dans cette commission d’enquête. La discussion pourrait partir de là. Car je ne crois qu’en cela, la discussion. Elle exige de ne pas s’appuyer sur des définitions vagues ou caricaturales,et de bien comprendre quel est notre ennemi commun: la prédation et son éloge, les abus de pouvoir et les conditions qui les rendent possibles.Et cela ne tient pas,me semble-t-il, à des désaccords intellectuels sur de grandes idées – l’art, le cinéma, la critique… –, mais à des pratiques et à des mentalités tangibles. ■ À l’Assemblée par Marcos Uzal www.cahiersducinema.com RÉDACTION Rédacteur en chef: Marcos Uzal Rédacteurs en chef adjoints: Fernando Ganzo et Charlotte Garson Couverture: Primo&Primo Mise en page: Fanny Muller Iconographie: Carolina Lucibello Correction: Alexis Gau Comité de rédaction: Claire Allouche, Hervé Aubron, Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène, Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy, Vincent Malausa, Thierry Méranger, Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo Ont collaboré à ce numéro: Elie Bartin, Hélène Boons, Circé Faure, Mathilde Grasset, Romain Lefebvre, Cyril Neyrat, Raphaël Nieuwjaer, Élie Raufaste, Jean‑Marie Samocki ADMINISTRATION / COMMUNICATION Responsable marketing: Fanny Parfus Assistante commerciale: Sophie Ewengue Communication/partenariats: communication@cahiersducinema.com Comptabilité: comptabilite@cahiersducinema.com PUBLICITÉ Mediaobs 44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com Directrice générale: Corinne Rougé (93 70) Directeur de publicité: Romain Provost (89 27) VENTES KIOSQUE Destination Media, T 01 56 82 12 06 reseau@destinationmedia.fr (réservé aux dépositaires et aux marchands de journaux) ABONNEMENTS Cahiers du cinéma, service abonnements CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex T: 03 61 99 20 09. 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ISBN: 978-2-37716-119-5 Dépôt légal à parution. Photogravure: Fotimprim Paris. Imprimé par Rotimpres (Espagne). Papier: Perlen Value 65g/m². Origine papier: Suisse. Taux fibres recyclées: 62%. Certification: PEFC 100% Ptot: 0.44kg/T Avec le soutien de JANVIER 2025 TOP 10 6 TOP10 DES LECTEURS ET LECTRICES S igne d’une grande richesse de l’année cinématographique ou d’un plus prosaïque manque d’unanimité? Le nombre de films cités par nos lecteurs et lectrices dans leurs tops de fin d’année atteint presque un record: 242 occurrences, contre 172 l’année dernière et 225 en 2022, tandis que le nombre total de tops reçus reste stable, avec une fidélité qui nous réjouit au plus haut point! Nous sommes heureux de voir que vous avez partagé l’avis de la rédaction des Cahiers sur le film d’Alain Guiraudie, cité dans 69% de vos tops (pour donner un ordre de grandeur, Grand Tour, à la dixième place, figure dans 27%). Mais La Zone d’intérêt a décidément marqué l’année selon nos lecteurs: le film sur lequel nous avons consacré un retour critique sous forme de table ronde en avril dernier a été cité dans 60% des tops et apparaît même plus souvent en première place que Miséricorde. Mais les différences entre nos films de l’année et les vôtres nous intéressent tout autant. Ainsi, la Palme d’or Anora, Furiosa, Grand Tour et Les Graines du figuier sauvage y figurent alors que, bien que présents dans plusieurs tops de nos rédacteurs et rédactrices, ils n’ont pas atteint celui compilé pour l’ensemble de la rédaction (notons que le film de Miguel Gomes avait manqué de très peu son entrée, dépassé par Septembre sans attendre). Où se trouvent les films de notre top moins aimés par vous? Trap (23e ), Ma vie ma gueule (31e ) et In Water (21e ). C’est ce qui continue de nous réjouir: indépendamment du box-office, des schémas de distribution et d’exploitation d’un film donné, vous continuez à apprécier des œuvres délaissées par la plupart des grands médias (Les Carnets de Siegfried et Eureka sont très haut placés). Une dernière singularité: si notre décompte intègre bien l’ordre attribué (dix points pour le film en première position, neuf pour le deuxième et ainsi de suite), un classement prenant exclusivement en compte le nombre d’occurrences n’aurait pratiquement rien changé. Simple hasard? Signe de constance de la part des lecteurs des Cahiers, mais aussi peut-être indice que le «top» constitue moins une hiérarchie, absurde en elle‑même, que le recueil, pour mémoire, d’expériences singulières vécues au cinéma cette année. Nous vous remercions de les avoir partagées avec nous. Malgré le peu de place que laisse un mois de janvier profus, nous exprimons aussi notre profonde gratitude envers celles et ceux qui ont fait l’effort de nous adresser des textes. Comme pour le courrier des lecteurs, ouvert en page 6 toute l’année, nous avons lu chacun d’entre eux. CAHIERS DU CINÉMA TOP 10 7 donc, du discours de l’Église) mais également dans le comportement de Jérémie et, comme toujours chez Guiraudie, dans la mise en scène d’homosexuels ruraux, âgés et ne répondant pas aux canons esthétiques. Dans ce décalage se concentre ce qu’il y a de plus politique dans ces deux œuvres et, aussi, de radicalement drôle. Clément Carron La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer La Zone d’intérêt sidère par la rapidité et la fluidité de sa mise en scène, sa richesse documentaire, son montage très court-circuité qui crée un rythme inouï. On a pu reprocher au film de camper sur un concept fort, épuisé au bout de quelques minutes. Il est au contraire le geste d’un cinéaste au regard moral très affirmé, cherchant en permanence des solutions pour s’approcher au plus près de la réalité de l’extermination. C’est d’abord un film social, au sens noble du terme: comment les gens vivaient-ils dans cette zone-là? Il ose jouer sur les Miséricorde et May December Miséricorde et May December ont en commun leur étude de la pénombre, du flou, du manque de discernement, des discours qui s’entrechoquent quant à ce que l’on a cru voir ou à ce que l’on croit juste de faire.Ainsi, ces deux films mettent en scène des conflits de récits. Dans May December, chaque personnage lutte pour imposer aux autres son interprétation de la différence d’âge entre Gracie et Joe. Dans Miséricorde, il s’agit de déterminer ce qui a bien pu arriver àVincent et, surtout, vers quel recoin diriger son regard. Mais la subtilité de ces deux œuvres réside dans le décalage de l’objet subversif permis par ce trouble initial. C’est la satire des méthodes parfois ridicules et immorales de l’Actors Studio qui est au cœur de May December. De même, c’est le traitement de la question du désir par Guiraudie qui est fondamentale dans Miséricorde. Celle-ci se matérialise notamment dans le discours et les agissements du prêtre, véritable chantre du désir et de la vie (bien éloigné, temps morts de la vie heureuse des Höss, observer la structure dans laquelle vit cette famille qui accomplit «toutes les recommandations du Führer», comme le dit Hedwig. Et cette dimension s’incarne d’abord par la binarité de la mise en scène, assumée jusqu’au bout par Glazer, qui donne à voir des espaces et des lieux en les chargeant de sens. Mère et fille discutent dans le jardin, un travelling latéral les accompagne, on parle des fleurs, on voit le mur du camp derrière, et soudain la mère parle d’une femme pour qui elle travaillait et qui est «peut-être de l’autre côté». Plus tard, assise à la table, la mère confie qu’elle est fière que sa fille ait accédé, par le nazisme, à une classe sociale supérieure. L’horizon esthétique de Glazer n’est heureusement pas le contemplatif. En s’écartant à de nombreuses reprises de son fameux «dispositif», Glazer fait résonner la téléréalité familiale avec le projet nazi, il fait des liens. Par sa durée, ses écarts, et peutêtre même cette fin dont il est difficile de saisir toutes les clefs, le film sort de son côté «Auschwitz comme 1 Miséricorde d’Alain Guiraudie 2 La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer 3 Le mal n’existe pas de Ryûsuke Hamaguchi 4 May December de Todd Haynes 5 Anora de Sean Baker 6 Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof 7 Los delincuentes de Rodrigo Moreno 8 All We Imagine as Light Payal Kapadia 9 Furiosa: Une saga Mad Max de George Miller 10 Grand Tour de Miguel Gomes Miséricorde d’Alain Guiraudie. © CG CINÉMA JANVIER 2025 TOP 10 8 iconisation à la quête névrosée. Furiosa perd en beauté visuelle mais gagne en puissance narrative, par l’universalité du monomythe et de son nonmanichéisme. Miller n’en oublie pas pour autant sa substantifique moelle et délivre des formidables scènes d’action dont lui seul a le secret. Oui, Furiosa a de quoi devenir un mythe. Axël Ottaviani Grand Tour de Miguel Gomes et La Bête de Bertrand Bonello Les nouveaux films de Miguel Gomes et Bertrand Bonello abordent une même thématique – celle, vieille comme le monde, de l’amour insaisissable – avec deux approches radicalement opposées. L’une se situe dans la captation du réel, sillonnant les villes d’Asie pour activer les fantasmes orientalistes du spectateur et les obstruer ensuite par une mise en scène lente et scrupuleuse de certains décors, parades publiques ou rituels. L’autre se place du côté de la fiction et du spectacle, créant de toutes pièces un univers d’anticipation et des voyages dans un passé reconstitué non sans images de synthèse. Dans les deux cas, la variété des décors et époques représentées, la fuite en avant des amants qui se cherchent et s’échappent ramènent le spectateur au sentiment de la perte et à l’errance amoureuse. Instinctivement, les armes de la critique m’intiment de choisir la première approche contre la seconde, le réel contre son simulacre. Et ce réflexe n’a rien d’infondé, tant la précieuse mélancolie de GrandTour et son noir et blanc léché paraissent plus dignes d’intérêt qu’un film à grosse artillerie et tête d’affiche qui contraste avec les précédents films de Bonello, plus minimalistes. Pourtant, l’émotion esthétique trouve bien son chemin dans les deux cas. Les deux figures féminines d’amoureuses éperdues, Molly et Gabrielle, me fascinent l’une comme l’autre dans leur vaine obstination à renouer avec l’être aimé. […]Tandis que GrandTour matérialise le regret dans chaque feuillage de la jungle où Molly se perd, La Bête abstrait au contraire les personnages si vous étiez». La bande-son n’est pas composée que de sons du camp mitoyen de la maison des Höss. On entend aussi des lettres, des rapports, des documents, reçus et envoyés par le commandant, qui évoquent la bonne conduite du génocide, les mots «productivité», «efficacité», «rendement». Ce sont des projets planifiés dans les moindres détails que l’on entend, et qu’on finit par voir se construire sous nos yeux, Höss assistant à une réunion nazie où l’on discute des stratégies pour tuer plus efficacement. Ces gens vivaient et tuaient selon des plans, des plans qui communiquaient secrètement entre eux, et donc vivre à côté de la machine de mort était possible, voilà ce que le film montre. Sa froideur scientifique est son atout, sa stratégie, pour donner à penser cette communication. Et puis, c’est un film qui ne refuse pas la beauté, il y a une harmonie des plans, un secret, un rêve même. Les poèmes de déportés qui s’inscrivent à l’écran, la fleur rouge qui devient écran monochrome, et plus globalement l’atmosphère de maison hantée qui sourd des séquences nocturnes. Les morts sont là. Refoulés jusqu’au point le plus aveugle de l’image, mais ils sont là. […] Lilian Fanara Anora Un film qui débute dans un crescendo d’euphorie à la fois enivrant et déstabilisant, une euphorie qui vient justement souligner sans nous le faire savoir tout le tragique de la situation. Et cette scène de fin qui suspend le temps, la chorégraphie des corps qui, après s’être tant dissociés d’eux-mêmes, ne peuvent plus dialoguer, s’articuler, et le silence, un silence qui parle enfin et qui nous regarde de très près. Maya Denize Furiosa: Une saga Mad Max de George Miller Là où Fury Road trouvait sa grandeur dans la recherche concrète de mouvement, Furiosa trouve la sienne dans celle de la fresque. Miller fait traverser à son héroïne un gigantesque péplum homérique, préférant la lente de leur environnement, comme l’atteste le fond vert de l’affiche misant tout sur le regard de Léa Seydoux. En théorie, je ne saurais me satisfaire de ce relativisme consistant à déclarer match nul entre un cinéma matérialiste et un cinéma idéaliste. En pratique, le plaisir de cinéma prévaut, quel que soit le chemin qu’il emprunte. Marius Jouanny Une famille de Christine Angot et Le Successeur de Xavier Legrand D’un côté, Une famille de Christine Angot raconte sa vérité documentaire, de l’autre Le Successeur de Xavier Legrand compose une vérité fictionnelle. À leur manière, l’un et l’autre s’interrogent: peut-on échapper à sa famille, et se libérer des pères? Angot […] montre les limites du langage pour communiquer. La caméra devient alors le dernier médium, la dernière arme pour se faire comprendre, laissant les images parler d’elles-mêmes. Chez Legrand, la relation trouble qui opposait le père et le fils repose précisément sur un nondit. Comme si, d’une manière ou d’une autre, l’expression de l’intime restait inaccessible aux autres – pas inavouable, mais inexplicable, impalpable. […] Une famille est traversé par la frustration et la colère, encore renforcés par son aspect documentaire. Une scène, furieuse, cogne particulièrement: Christine, dans un geste agressif, pétrifiée par ses émotions, qui force la porte de sa belle‑mère pour la confronter, et qui en retour lui renvoie une pitié passive, méprisante, comme un revers plus brutal encore. Quelque chose de viscéral émane de son dispositif, à l’instar du film de Xavier Legrand. Si Le Successeur n’a sans doute pas les qualités formelles de Jusqu’à la garde, il en garde le frisson et le malaise. Le cinéaste ourdit une ambiance follement paranoïaque, où son protagoniste, terrorisé par son secret, semble à la fois traqué par le fantôme de son père et sa terreur de lui ressembler. Un rejet profondément nerveux, qui le paralyse mécaniquement, et le précipite dans une «succession» de mauvais choix. Annabel Fuder JANVIER 2025 ÉVÉNEMENT 10 Dracula de Radu Jude. CAHIERS DU CINÉMA ÉVÉNEMENT 11 LES FILMS LES PLUS ATTENDUS DE 2025 PHOTO SILVIU GHETIE JANVIER 2025 ÉVÉNEMENT 12 Nous avons pensé à vous comme interlocuteur privilégié pour débuter notre série d’entretiens sur les 130 ans du cinéma. Vous vous êtes dit que ce serait bien de commencer avec quelqu’un qui approche lui-même les 130 ans! (Rires) Les Linceuls nous paraît tout trouvé pour cet anniversaire, car vous y inventez le post-cinéma, ou le cinéma d’après la mort… et peut-être d’après la mort du cinéma. Nous verrons! On verra (en français). Crimes of the Future était une sorte de somme de tous vos films, tandis que Les Linceuls ouvre à un nouveau concept. Je suppose, mais je ne faisais que réagir directement à ce qui m’était arrivé dans la vie. Je ne réfléchis pas en critique, quand je fais un film. J’ai toujours l’impression de tourner pour la première fois, donc je ne pense qu’à une chose: que le film soit vivant, réel. Je n’ai l’esprit ni à mes autres films, ni à un genre cinématographique, ni à la future réception critique de ce que je tourne. Bien sûr, je savais que Crimes of the Future serait plus proche de mes débuts, parce que je l’ai écrit il y a vingt-cinq ans. Derrière son aspect scientifique, Les Linceuls nous a d’abord semblé être un grand film mélancolique. Bien sûr, puisque le point de départ du film est la mort de la femme du protagoniste,mais je ne voulais pas faire un film triste, recroquevillé en position fœtale. Karsh (personnage principal du film,interprété parVincent Cassel,nldr) est dans la maîtrise,il retient ses émotions, et il déploie son énergie dans son travail, qui le motive et le rend très terre à terre:il cherche des financements, il garde sa mélancolie sous le boisseau,même si,pendant la nuit, le refoulé lui remonte violemment.Dans la vie,même dans les moments de tristesse, vous n’êtes pas constamment en train de pleurer, vous devez avancer. Dans le film, le chagrin (en français) passe surtout à travers la musique. L’idée que la science pourrait «réparer» les morts ou nous sauver de la mort est un thème du romantisme du xixe siècle, de Frankenstein à Edgar Poe… La science se confronte vraiment à la mort,c’est la religion qui la rend romantique,en imaginant une après-vie,des retrouvailles dans l’au-delà. Karsh est du côté de la réalité du corps, il ne cherche pas à recréer son épouse, à la faire revivre. C’est pour ça que je voulais éviter les flash-backs convenus qui auraient montré leur vie heureuse à deux, sur la plage en vacances ou avec les enfants. Il rêve d’elle, mais ses rêves sont inquiétants: il voit sa femme mutilée par la médecine. Il s’agit pour lui d’un face-à-face très dur, frontal, avec la mort.À titre personnel, je suis un romantique,parce que je crois que l’amour est la raison de vivre de l’être humain, et j’en ai fait l’expérience pendant quarante-trois ans avec ma femme. Mais je suis un romantique du xxiiE siècle! Nous avions au moins deux raisons de nous entretenir avec David Cronenberg en ce mois de janvier. D’abord, Les Linceuls, qui sortira en France le 30 avril et que nous avons pu découvrir à Cannes, est incontestablement l’un des films les plus attendus de 2025. Par ailleurs, nous inaugurons avec ce cinéaste si cher aux Cahiers une série d’entretiens à bâtons rompus sur le cinéma avec des personnalités de diverses disciplines, afin de célébrer les 130 ans de cet art tout au long de l’année. Un romantique du xxiie siècle Entretien avec David Cronenberg Les Linceuls de David Cronenberg Sortie le 30 avril CAHIERS DU CINÉMA ÉVÉNEMENT 13 David Cronenberg photographié par Martin Colombet pour les Cahiers du cinéma à Paris, le 26 novembre.
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