LES CAHIERS DU CINÉMA n°819 - Page 5 - 819 Couverture: Suzanne Lafont, New Companion Species, 2018-2019, encres pigmentaires sur papier Photo Rag, 160×106,7cm. Courtesy de l’artiste, Erna Hecey Gallery, Luxembourg. AVRIL 2025 / Nº 819 Spécial 130 ans Marie Darrieussecq Le cinéma fantôme Entretien avec Marie Darrieussecq Événement Écologie: un nouvel âge du cinéma? Court bilan écologique du cinéma français par Fernando Ganzo Dans la fabrique du «déni cosmique» (et de quelques manières d’en sortir) par Dork Zabunyan Ruisseaux et ressacs par Mathilde Grasset L’équilibre et la lisière Rencontre avec Thomas Cailley, Dominique Marchais et Thomas Salvador Dans quel «environnement» préserver le cinéma? par Élodie Tamayo Semer le trouble avec Donna Haraway par Alice Leroy Guillaume Brac, terrains d’entente par Mathilde Grasset Humains, et plus qu’humains: l’écopolitique d’Ana Vaz par Claire Allouche L’arbre qui révèle la forêt Entretien avec Sammy Baloji De l’impermanence Entretien avec Apichatpong Weerasethakul Temporalités tropicales: les cinéastes d’Asie du Sud-Est et l’écologie par Graiwoot Chulphongsathorn Viatique: 12 films pour le xxie siècle Film du mois Deux sœurs de Mike Leigh L’aigreur est humaine par Marcos Uzal Cordes sympathiques Entretien avec Mike Leigh Cahier critique Les Linceuls de David Cronenberg Harvest d’Athiná-Rachél Tsangári Portrait Athiná-Rachél Tsangári, traité de nomadologie Simón de la montaña de Federico Luis Jeunesse (Les Tourments) de Wang Bing Kyuka – Avant la fin de l’été de Kostis Charamountanis Dimanches de Shokir Kholikov À la lueur de la chandelle d’André Gil Mata Un pays en flammes de Mona Convert The Insider de Steven Soderbergh Ce n’est qu’un au revoir et Un pincement au cœur de Guillaume Brac Notes sur d’autres films Hors salles Broken Rage de Takeshi Kitano, Vous êtes cordialement invités de Nicholas Stoller, À l’aube de l’Amérique de Mark L. Smith 8 8 14 16 22 25 26 30 32 34 36 38 39 40 42 46 48 50 54 54 57 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 74 Journal Festivals Berlinale,Athènes, Écrans mixtes Programmation Outsiders à la BPI Exposition Pierre Creton etVincent Barré Hommage Souleymane Cissé Disparitions Nouvelles du monde Chronique Pages arrachées Cryptos par Pierre Eugène Ressorties / DVD Zig Zig de Laszló Szabó Casier judiciaire de Fritz Lang Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme Au travail Michael Pangrazio L’infini du décor par Mathilde Grasset 77 77 80 81 82 84 85 86 86 88 88 89 90 92 92 APPEL Dans le cadre d’un recensement des archives des Cahiers du cinéma, nous actualisons notre base de coordonnées des auteurs et autrices ayant écrit aux Cahiers. Si vous en faites partie, nous vous remercions de nous écrire à l’adresse suivante: archives@cahiersducinema.com. RECTIFICATIF Contrairement à ce que nous indiquions à la fin de l’article consacré à Je le jure, son réalisateur n’a pas été mis en examen mais placé sous le statut de témoin assisté (un statut intermédiaire entre celui de mis en examen et celui de simple témoin). Harvest d’Athiná-Rachél Tsangári (2024). HARVEST FILM LIMITED 12,90€ HORS-SÉRIE ALFRED HITCHCOCK Parution le 25 avril en kiosques 132 PAGES Entretiens, archives et documents inédits Il est encore temps de précommander votre numéro en ligne! Frais d’expédition offerts jusqu’à la date de parution Livraison à partir du 21 avril STOCKS LIMITÉS CAHIERS DU CINÉMA ÉDITORIAL 5 Parce qu’il a permis d’enregistrer la vie des humains dans leur environnement, qu’il a été instrument d’exploration et de science autant que de rêve,parce qu’il a pu imaginer toutes formes de catastrophes, de fins du monde, de dominations de l’homme par d’autres espèces, ou réinventer les proportions naturelles (un gorille grand comme un building,un homme réduit jusqu’à l’infiniment petit…), le cinéma a d’une certaine manière toujours pensé l’écologie.Et depuis les années 1950, il a accompagné par des fables toutes nos peurs en la matière: des radiations atomiques à la disparition de l’humanité,en passant par une multitude de déluges. Il n’est donc pas étonnant que beaucoup de cinéastes aient fait preuve d’une conscience écologique lorsque celleci est devenue une question politique fondamentale. C’était dans le prolongement évident de leur manière de penser le paysage, la nature, notre place sur terre que Robert Bresson,Jean Rouch,Éric Rohmer, Luc Moullet ou Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ont très tôt pris position sur ces questions. On se rend compte aujour d’hui combien ils étaient précurseurs, alors que beaucoup les prenaient pour des naïfs ou des ronchons excessifs. On se souvient, par exemple, de Straub et Huillet dénonçant à propos de l’incendie final d’Apocalypse Now l’indignité d’un cinéaste capable de sacrifier une forêt pour une scène.Parmi les prises de conscience de la violence exercée sur la nature par des tournages,les plus évidentes furent celles où il y avait une contradiction flagrante entre ce que célébraient les films et leurs conditions de production.Par exemple,Louisiana Story de Robert Flaherty (dont,déjà,Nanook l’esquimau était financé par l’entreprise de fourrure Revillon Frères), qui se présente comme un film d’exploration des bayous à travers le regard d’un enfant,mais qui est au fond une publicité pour la société pétrolière Standard Oil, productrice du film. De même,le mythe du commandant Cousteau a été quelque peu écorné par ce que nous avons appris depuis du tournage de certaines scènes du Monde du silence, où furent massacrés des requins, lacérés des cachalots, détruits des récifs de corail, entre autres. En parler des décennies plus tard,c’est se réjouir que ce qui paraissait acceptable à une époque ne l’est plus du tout aujourd’hui. Car les cinéastes qui aiment véritablement filmer la nature et la vie sous toutes ses formes ne sauraient concevoir qu’un tournage nuise à ce qu’ils contemplent.Cela ne relève pas d’une vision candide mais au contraire d’une conscience aiguë de la violence et de l’offense en jeu. En ce sens, comme le suggère un intervenant dans le reportage qui ouvre notre dossier, la révolution écologique qui gagne les tournages de films n’est pas sans rapport avec le mouvement MeToo. S’il fallait citer un cinéaste exemplaire dans sa façon de lier écologie, économie et esthétique, ce serait probablement Éric Rohmer. On repense bien sûr au monologue de l’instituteur interprété par Fabrice Luchini dans L’Arbre, le Maire et la Média thèque face à l’arbre très ancien que l’on va couper pour construire une médiathèque dans un champ, dénonçant une certaine conception moderne de l’urbanisme, un faux accord avec la nature, plus hypocrite que le bétonnage. On se souvient aussi du carton au début des Amours d’Astrée et Céladon,expliquant pourquoi il lui avait été impossible de tourner sur les lieux mêmes du roman d’Honoré d’Urfé tant le paysage en question avait changé depuis le xviie siècle: «La plaine du Forez étant main tenant défigurée par l’urbanisation, l’élargisse ment des routes, le rétrécissement des rivières, la plantation de résineux.» Cette conscience du paysage est en parfait accord avec le choix de petites équipes,c’est-à-dire du désir que le tournage se coule dans le monde plutôt qu’il ne s’y impose: être là sans déranger, selon la leçon de Roberto Rossellini.Avec la conscience écologique devra naître une nouvelle économie du cinéma.Voyons-y aussi la possibilité de nouvelles manières de fabriquer et de penser les films:une modestie de moyens libératrice, où le temps n’est pas que de l’argent. Où, comme disait Straub, le vrai génie est la patience. ■ L’urgence d’être patient par Marcos Uzal www.cahiersducinema.com RÉDACTION Rédacteur en chef: Marcos Uzal Rédacteurs en chef adjoints: Fernando Ganzo et Charlotte Garson Couverture: Primo&Primo Mise en page: Fanny Muller Iconographie: Carolina Lucibello Correction: Alexis Gau Comité de rédaction: Claire Allouche, Hervé Aubron, Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène, Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy, Vincent Malausa, Thierry Méranger, Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo Ont collaboré à ce numéro: Elie Bartin, Graiwoot Chulphongsathorn, Circé Faure, Mathilde Grasset, Romain Lefebvre, Josué Morel, Raphaël Nieuwjaer, Vincent Poli, Élie Raufaste, Jean-Marie Samocki, Dork Zabunyan ADMINISTRATION / COMMUNICATION Responsable marketing: Fanny Parfus Assistante commerciale: Sophie Ewengue Communication/partenariats: communication@cahiersducinema.com Comptabilité: comptabilite@cahiersducinema.com PUBLICITÉ Mediaobs 44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com Directrice générale: Corinne Rougé (93 70) Directeur de publicité: Romain Provost (89 27) VENTES KIOSQUE Destination Media, T 01 56 82 12 06 reseau@destinationmedia.fr (réservé aux dépositaires et aux marchands de journaux) ABONNEMENTS Cahiers du cinéma, service abonnements CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex T: 03 61 99 20 09. 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ISBN: 978-2-37716-122-5 Dépôt légal à parution. Photogravure: Fotimprim Paris. Imprimé par Rotimpres (Espagne). Papier: Perlen Value 65g/m². Origine papier: Suisse. Taux fibres recyclées: 62%. Certification: PEFC 100% Ptot: 0.44kg/T Avec le soutien de 6 CAHIERS DU CINÉMA AVRIL 2025 COURRIER DES LECTEURS LE GESTE SUSPENDU DE BRESSON Chers Cahiers, Vos six pages,écrites à six mains,consacrées à la seconde adaptation de Dostoïevski par Bresson, Quatre nuits d’un rêveur, sont un cadeau pour ceux qui, comme moi, sont hantés par ce film. On se perd dans vos mots et photogrammes comme Jacques dans les rues parisiennes. C’est un plaisir qui ne se boude pas. Cependant, j’aimerais revenir sur le texte de Dominique Païni. Le film se faisant à la fois romantique (comme les amants qui roucoulent dans le parc) et moqueur (Jacques,le cœur déchiré,se sentant pris «pour un pigeon» à la fin du film),il me semble que la séquence de la visite de l’artiste des Beaux-Arts a été trop vite jugée. Comme le film bleu et brun, la scène, malgré son atonie, a au moins deux couleurs. La première, légèrement cynique et mise en exergue par Païni, montre un artiste verbeux se prenant trop au sérieux, regardant sa tâche comme son propre nombril.Mais je crois également qu’une seconde lecture,superposable à la première, plus honnête et au moins aussi pertinente, fait s’exprimer le réalisateur-peintre à travers ces mots : «L’important, ce n’est pas l’objet à peindre, c’est le geste qui enlève à l’objet sa présence et qui reste suspendu dans un espace qui le délimite et en somme le porte.» Mais là où le peintre, tourné en dérision, théorise par la pensée, Bresson met en pratique par la sensation. J’entends par là que jamais un de ses films n’aura été si abstrait, nébuleux, liminal. Jamais le flou n’aura trouvé une place si grande chez ce réalisateur, en témoigne son générique où les phares deviennent des boules, ou ses lumières sur la Seine qui ne sont que taches de couleur. Les hommes ne deviennent rien d’autre que des formes contribuant à définir le monde, n’ayant pas plus de valeur qu’une autre forme, mais pas moins non plus. «Regarde cette tache. [...] Plus elles sont petites, plus grand est le monde qu’elles définissent en le suggérant. On ne voit pas les taches qu’on voit, on voit tout ce qui n’y est pas.» Les hippies, eux, l’avaient déjà compris, déjà ressenti. Quentin Panozzo (Metz) DAVID LYNCH, SANS BAGAGES J’ai 36 ans, je suis un homme cis blanc et hétérosexuel, j’aime le cinéma et lis votre revue depuis environ vingt ans. Comme d’autres dans une situation comparable, je le suppose, j’essaie aujourd’hui d’ajuster mon regard et mon rapport aux films à ce que MeToo dévoile et nous apprend. Mon souhait de vous écrire vient du visionnage de Lost Highway de David Lynch, après l’annonce de sa mort.Premièrement,il y a l’inconfort suscité par la façon dont Lynch mobilise l’imagerie du film noir,catégorie de films «bonbon» s’il en est pour beaucoup d’amateurs de cinéma dont je fais partie. Mais ici, les figures de la femme fatale ou du gangster sont mises en branle dans un récit qui dédouane ou excuse le féminicide objet de la première partie – voyez la dépravation de cette femme, son pouvoir de manipulation,semble nous dire Fred, dans le délire né de sa culpabilité et de son emprisonnement.Ce faisant,Lynch nous renvoie à nos goûts, nos plaisirs de cinéma et nous confronte à ce que ce bagage porte en lui d’oppression. Deuxièmement, Lynch divise son film stylistiquement, portant le modernisme à un point de perfection en première partie (incommunicabilité au sein du couple, impuissance masculine) et basculant dans le post-modernisme à la faveur de la métamorphose de Fred en Pete. Dans cette seconde partie qui est comme mise en scène par Fred, Lynch montre l’avilissement du regard qui peut être suscité par des images et des références choisies pour plaire au spectateur, lorsque le réalisateur est un salaud. Troisièmement, il y a le tournage du film. On sait que Lynch a pris soin d’adapter les conditions de tournage pour Patricia Arquette (bien avant l’émergence des coordinateurs d’intimité), dont le corps est à de nombreuses reprises exhibé et malmené à l’écran. Je ne sais pas s’il ne pouvait en être autrement pour que le film soit ce qu’il est. Mais mon intuition est qu’un salaud (ou un Fred donc) n’aurait pas pu réaliser un film aussi beau et puissant,et cette attitude compte dans ma réception et ma compréhension du film. Lynch était, aussi par ce choix en coulisses, le grand auteur dont la disparition suscite tant de peine.Ce film montre bien que le male gaze, ou l’oppression par les images que ce concept formule,ne saurait être identifié par une approche en surface de ce qu’un cinéaste choisit de montrer, ou par son passage à la moulinette d’un cahier des charges d’images ou de situations défendues. Adrien Lenoir (Paris) Merci d’envoyer votre correspondance à redaction@cahiersducinema.com avec pour objet «Courrier des lecteurs», ou à Cahiers du cinéma, Courrier des lecteurs, 64 rue de Turbigo, 75003 Paris. Les lettres sont éditées par la rédaction, également responsable des titres. Lost Highway de David Lynch (1997). PHOTO SUZANNE TENNER/© CIBY 2000/COLL. CDC AVRIL 2025 130 ANS DU CINÉMA 8 Comme lectrice et écrivaine, diriez-vous que la naissance du cinéma a influencé, voire transformé, la littérature? Peu après la naissance du cinéma,il se passe quelque chose chez les surréalistes:une prescience quant au fait que l’on peut écrire par des images,sans narration articulée,via la contiguïté du rêve. Ce qui me frappe dans le cinéma des premiers temps,c’est que toutes les formes y sont déjà explorées, et que le storytelling à la Netflix qui nous est imposé aujourd’hui n’est alors qu’une piste parmi d’autres.Il est décevant que le cinéma ait été ensuite dévoré par le désir de faire du fric, et qu’il ait abandonné ces autres pistes ou les ait cantonnées à n’être que du cinéma pour cinéastes.Un autre effet du cinéma sur la littérature: les longues descriptions comme celle de la pension du Père Goriot (certes fautive si on tente de faire le plan des pièces,comme l’ont montré les spécialistes de Balzac), les lecteurs actuels n’en ont plus besoin.Le cinéma et les séries nous ont proposé des images de pension du xixe siècle,certes imparfaites,mais qui nous restent dans les yeux et rendent notre lecture plus rapide. Une fois déchargée de son utilité d’exposition, la description peut subsister, avec une visée formaliste. Oui, c’est un aspect que Georges Perec,Alain Robbe-Grillet ou aujourd’hui Thomas Clerc ont travaillé: l’exhaustivité est vouée à l’échec, mais c’est ce qui la rend belle. En ce qui me concerne, j’ai conscience de ne pas vouloir impatienter mes lectrices et lecteurs.Mon troisième roman,Le Mal de mer (1999), a un rythme délibérément assez lent, décourageant peut-être. La ligne est fine entre une certaine ambition littéraire et le fait que je n’écris pas pour une élite, je cherche un équilibre entre mainstream et exigence formelle,possible car mon éditeur, P.O.L, n’est pas là pour faire du chiffre. Est-ce que certains films ont eu un effet direct sur votre écriture? Ozu, avec ses plans fixes, m’a fait comprendre que l’on n’est pas obligé de faire des effets de phrase. Dans Contes cruels de la jeunesse d’Oshima, un homme très en colère, au lieu de crier, mange une pomme verte,et en temps réel.Je devais avoir 20 ans et cette image m’est restée.Je ne dis jamais l’état psychologique de mes personnages, je le montre. Je pense aussi aux premières images d’Une femme sous influence de Cassavetes, quand Gena Rowlands se réveille après avoir couché avec un pauvre type, et qu’elle lève son bras, c’est littéralement une main tendue mais avec une grâce et une force incroyables.Vous n’écrivez pas «Je suis au fond du trou, aidez-moi», vous trouvez autre chose. Pour le nº525 des Cahiers, Antoine de Baecque vous avait commandé un texte sur Kenji Mizoguchi. Et j’avais choisi Contes de la lune vague après la pluie, alors que je venais de faire paraître Naissance des fantômes (1998). Ce qui renvoie à la simplicité, à l’ingéniosité du premier cinéma me passionne: les transparences, les retours en arrière, les premiers trucages. Quand j’étais psychanalyste, beaucoup d’images me venaient lorsque les patients parlaient; et dans mes livres,j’aime représenter l’invisible. Donc j’aime aussi le cinéma fantastique, et le cinéma du complot – et Twin Peaks évidemment.Je voue un culte à Solaris,le meilleur livre raté du monde.Stanislas Lem croit malin de raconter la science du moment sur les voyages dans l’espace en pleine guerre froide.Il y noie son idée géniale: on a atterri sur une planète qui vous envoie la chose qui vous manque le plus. Le personnage du veuf reçoit la visite de sa femme,en chair et en os,avec sa voix,ses souvenirs,mais quand on regarde de près, elle est faite de plasma, de vide. Et au lieu de laisser planer cette infinie mélancolie, Lem entrelarde les visites des fantômes de considérations sur les molécules dont ils sont faits, mais on s’en fout! Le Solaris deTarkovski est un peu long au démarrage,mais j’aime beaucoup celui de Soderbergh. Mes dystopies sont aussi inspirées de films comme Soleil vert: on mange les morts, et quand on demande une euthanasie, on a des images de laTerre avant sa destruction par la pollution. Vos premiers films aimés étaient-ils des «films d’auteur»? Je viens de Bayonne, où, au milieu des années 1980, il était impossible de voir de tels films.Il y avait seulement LeVauban, où j’ai aimé E.T. et Terminator. Ce n’est qu’à partir de 1987, à 18 ans, à l’Utopia de Bordeaux, que j’ai rencontré le cinéma d’auteur, à travers Husbands de Cassavetes: on pouvait donc raconter une histoire comme ça! Dans la foulée, à Paris, j’ai vu une rétrospective Cassavetes et j’ai passé des heures à la Cinémathèque. J’ai aussi vu à la suite tous les Antonioni, La Nuit, L’Éclipse,et le cinéma de Marguerite Duras – c’était pendant l’été 1998, dans la petite salle du 10e arrondissement de Paris, les rues résonnaient de la Coupe du monde. Je vivais une histoire d’amour horrible et je tentais de me divertir avec Le Camion, c’est spécial… Je reste très attachée à la salle, c’est La romancière Marie Darrieussecq a été cinéphile tôt, et dès son premier livre, Truismes (1996), qui racontait les métamorphoses d’une jeune femme en truie, les propositions d’adaptation ont afflué. Pourtant, dans son travail, l’écriture semble toujours «gagner» en droit et en fait sur le cinéma tant la simplicité de l’outil y préserve une liberté à la fois vitale et luxueuse: convier les fantômes en les nommant. Nous poursuivons avec elle nos conversations de 2025 sur les treize décennies du cinéma, et sur ses métamorphoses. Le cinéma fantôme Entretien avec Marie Darrieussecq CAHIERS DU CINÉMA 130 ANS DU CINÉMA 9 Marie Darrieussecq photographiée par Martin Colombet pour les Cahiers du cinéma, à Paris, le 10 mars. AVRIL 2025 130 ANS DU CINÉMA 10 l’église – le fait de rire,d’être émus ensemble, comme à la sortie de PrettyWoman, où j’étais électrisée, même si le film est très guimauve et fait l’apologie de la prostitution! J’avais l’impression de marcher comme Julia Roberts, d’avoir ses jambes, sa beauté.Le cinéma continue de provoquer chez moi cette identification. Dans l’écriture, Duras a un effet semblable, elle ou Thomas Bernhard, Patrick Modiano – ils ont un ton de voix contagieux, donc quand j’écris, je ne les lis pas. Godard a acquis très tôt les droits de votre premier roman, Truismes. Avec lui, ça a été une grande rencontre ratée ! Il s’est pris d’amour pour Truismes dès sa sortie et il a acheté les droits très cher. On s’est vus pendant les deux ans où il les avait, puis il a disparu du jour au lendemain. Six mois plus tard, sa voix sur mon répondeur: «Bonjour,c’est Jean-Luc,j’ai joué au tennis…» Il jouait un peu son propre personnage; en fait, il avait fait une dépression. Il m’a fait le même effet que ma rencontre avec Nathalie Sarraute.Elle me vampirisait aussi,m’épuisait un peu, me faisait raconter mes histoires d’amour; lui, il me tétanisait et me parlait sans arrêt. J’étais encore une étudiante à peine sortie de ma province. Même si entretemps j’avais étudié à l’ENS et vu tous les Godard disponibles, dont Vivre sa vie, qui donnait une vraie vie intérieure à une prostituée et m’a peutêtre influencée pour mon premier roman.Je me souviens aussi de la scène de Sauve qui peut (la vie) où Huppert se fait claquer les fesses et dit des onomatopées. Godard aimait bien me choquer,me raconter des choses sexuelles dont je n’avais que faire, c’était un peu limite. J’étais très timide, je lui ai vite présenté mon futur premier mari pour le calmer. C’était un très grand cinéphile, ils parlaient cinéma ensemble, et quand ils disaient «Melville»,je pensais qu’ils parlaient de l’auteur de Moby Dick. J’étais un peu sur la touche, mais ça m’allait. J’ai quitté cet homme, que j’aimais beaucoup, parce que pour lui, comme pour Godard, le cinéma, c’est plus la vie que la vie elle-même. Puis,à partir du moment où Godard a eu confiance en moi de manière plus égalitaire, il a fait mon éducation, il m’a montré Histoire(s) du cinéma sur son home video, avenue Pierre-Ier -deSerbie, où habitaient aussi Nathalie Sarraute, Bulle Ogier et Barbet Schroeder. Godard faisait les cent pas avec son cigare pendant que je regardais, et il fallait lui faire un compte rendu, c’était un peu angoissant. Comment imaginait-il l’adaptation de votre roman? Il voulait réaliser les métamorphoses animales en dessin animé. Il pensait aux gravures de John Tenniel, l’illustrateur de Lewis Carroll, puisqu’Alice a aussi un nourrisson-cochon. Dans un entretien pour Lire,il a dit plus tard: «Je n’ai pas fait ce film parce que c’était un trop bon livre», et qu’il n’adaptait que les livres auxquels il manque quelque chose. C’était élégant de sa part! Et puis je ne comprends que trop qu’un créateur puisse changer d’avis et de désir.Truismes est en permanence sous option,mais ça n’a jamais abouti. Une jeune Italo-Canadienne qui avait acheté les droits, Floria Sigismondi, m’avait envoyé un album photo de ses rêveries sur la femme-truie enveloppé dans une peau de cochon tannée.Je suis allée à sa rencontre à LosAngeles, au Château-Marmont: c’était une créature hollywoodienne de Mulholland Drive, voisine de Lynch, avec un mari rockstar, un grand chapeau, une Mustang, et surtout, elle a signé des Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard (1980). SONIMAGE/COLL. CDC CAHIERS DU CINÉMA 130 ANS DU CINÉMA 11 vidéoclips pour Björk,The White Stripes, David Bowie,The Cure… Sa productrice pensait à Scarlett Johansson pour jouer la truie, mais le projet a traîné dix ans, et j’ai fini par ne plus y croire.Juste après Godard,le producteur de Waterworld (de Kevin Reynolds avec Kevin Costner, ndlr) nous proposait énormément d’argent, mais je le dédaignais – peut-être à tort. J’ai dit non aussi parce que vendre les droits aux États-Unis veut dire renoncer à tout droit moral, souvent pour être laissé dans un tiroir. Du coup,ça reste un film à venir,peut-être qu’on y arrivera.En ce moment, c’est Kazak Productions (Titane, Goutte d’or…, ndlr) qui a les droits, confiés à une jeune réalisatrice. Fabriquer une femme (2024) sera peut-être bientôt adapté en série.On ne me propose pas toujours de lire l’adaptation, et je n’en ai pas particulièrement envie,mais là j’aimerais bien lire les dialogues quand même. Vous connaissez bien la forme scénario, pour avoir présidé la Commission d’avance sur recettes pendant trois ans, de 2019 à 2021. J’ai eu à ce moment-là une fenêtre privilégiée sur ce qui se faisait dans le cinéma français, la montée en puissance de Julia Ducournau, Rebecca Zlotowski, Céline Sciamma,Alice Winocour… Je lisais un ou deux scénarios par jour, 1 200 en tout.La forme scénario reste un repoussoir,quand même.Mais il y avait des exceptions, comme celui de Pacifiction d’Albert Serra: sans dialogues, juste une ambiance dans des îles, des tropiques sombres. On lui avait fait passer le message que le personnage de la jeune écrivaine était un peu greluche; en voyant le film, je me suis dit qu’il avait bien compris, et que le choix de Cécile Guilbert était génial.Pacifiction a été pour moi le grand choc de cinéma de ces cinq dernières années.Je n’avais jamais vu la mer filmée comme ça.Je me souviens aussi des scénarios de Desplechin,de Raphaël Nadjari.J’ai eu des moments d’émotion littéraire sur des scénarios, même si certains n’ont pas eu l’avance. Je présidais aussi la Commission d’aide après réalisation,où nous avons été sidérés par Liberté du même Serra, qui était clivant.Après mon passage, la présidence de ces différents collèges de l’Avance a été dissociée, parce que ce rythme de lecture et de visionnage demande un plein temps. Ces trois années m’ont réaffirmée dans l’idée que je ne ferai jamais de cinéma. Gérer une équipe, demander des sous, quel enfer! À chaque fois queVirginie Despentes a fait un film,elle a pris cher. Pour Baise-moi, un journaliste lui a demandé: «Pourquoi tant de haine envers les hommes?»Alors que le féminicide était la matière première du cinéma américain, on lui reprochait les meurtres de son film. Pour l’instant, l’écriture me satisfait entièrement, mis à part mes toutes petites vidéos sur Instagram. Il faut beaucoup aimer les hommes (2013) est celui de vos romans qui s’intéresse de plus près au cinéma, puisque ses deux protagonistes sont des acteurs, dont l’un devient cinéaste. Toute la première moitié tient à un voyage que j’ai fait à Hollywood. Godard disait que c’était là que se fabriquaient les clichés, or je travaille toujours sur les truismes, les phrases toutes faites, les lieux communs, qui l’intéressaient aussi. J’étais Une femme sous influence de John Cassavetes (1974). FACES/COLL. CDC AVRIL 2025 130 ANS DU CINÉMA 12 par ailleurs tracassée par toutes les formes que prenait le racisme. J’avais eu une histoire d’amour impossible avec un cinéaste de Nollywood, de Lagos, qui tournait à l’arrache en une semaine – c’est un cinéma pour lequel j’ai beaucoup d’empathie et d’estime. Comme souvent dans ma vie quand quelque chose est impossible,je le joue dans un livre,comme une actrice. Comment fabrique-t-on un roman? Avec des bouts de sa vie, de l’imaginaire. Donc j’ai inventé un personnage qui n’existe pas, un comédien noir qui veut raconter sa propre histoire en tournant Au cœur des ténèbres à sa façon.Apocalypse Now: Journal d’Eleanor Coppola est l’un des meilleurs livres que j’ai lus de ma vie. Cette femme qui cherche des brosses à dents dans la jungle aux Philippines pour ses trois gosses ressemble à mes personnages, qui mènent leur «vie matérielle», comme dit Duras, avec les objets, la nourriture, dans un monde d’hommes. Une question que l’on retrouve aussi chez ChantalAkerman ou dans La ciénaga de Lucrecia Martel. Je savais qu’il y avait un champ à défricher que les hommes avaient négligé: peler des patates, la routine, mais prise dans un grand récit. Ici, c’est le point de vue de Solange, comédienne de seconds rôles et femme, donc humain de second rang,derrière cet homme qui a une grande idée et va la mener à bout.Ce livre pourrait se résumer à:«J’ai la forêt primaire du Congo et Hollywood, comment je vais monter ça?» Vous employez le verbe «monter», qui est aussi et même surtout cinématographique. Quand j’écris, je cumule des rushes, même si je sais où je vais. En atelier d’écriture, je dis: «Commencez par écrire la scène qui vous tient le plus à cœur,c’est elle qui sera matricielle.» Pour Fabriquer une femme, c’était Solange en boîte de nuit. Même s’il y a des trous, pas grave, je colle. C’est Claude Simon qui m’a appris à faire fi des transitions. Il affirme le droit de passer du «je» au «il» dans la même phrase. Une fois les rushes écrits, je coupe. Fabriquer une femme,construit en deux parties,commençait par Solange et finissait par Rose,mais ça affaiblissait trop Rose,alors j’ai interverti.C’était un énorme boulot de montage:toutes les informations du début se retrouvaient dans la deuxième partie et il fallait les remplacer. Vous avez été psychanalyste; certains de vos confrères se sont interrogés sur la remise en question par MeToo du rapport du cinéma au désir, y compris dans la façon dont il peut mettre en scène des désirs troubles ou illégitimes. Je le dis souvent en littérature : il est essentiel que les personnages puissent faire des choses illégales. La seule adaptation d’un de mes livres (pour Arte), Clèves, est l’un des tout premiers films à avoir eu une coordonnatrice d’intimité. L’actrice, Louisiane Gouverneur, était vêtue d’une tenue de latex de couleur chair. J’ai été invitée sur le tournage, et cette façon de travailler m’a paru une évidence lumineuse : bien sûr que c’est une chorégraphie, et que tout le monde doit être au courant des gestes qui vont être faits. À partir du moment où les acteurs et actrices sont protégés, je pense que même la pédophilie peut être représentée à l’écran. Il faut pouvoir représenter les méchants, mais il faut que le corps nu soit cadré. Et que pensez-vous de l’idée de protéger le spectateur pour ne pas le heurter? Au cinéma, je me cache les yeux devant Scream, mais ça fait partie du plaisir. Je marche à tous les jump scare, je crie, et je n’ai jamais voulu voir Massacre à la tronçonneuse ou Saw.J’ai fait un atelier d’écriture au Rwanda avec des Tutsis rescapés du génocide,souvent mutilés.Le soir,ils regardaient Walking Dead et ça les faisait rire.Ils me disaient:«Ça ne se passe tellement pas comme ça!» Ce que MeToo, cette révolution majeure, fait à l’art, je ne sais toujours pas ce que j’en pense. Par exemple, la question de l’homme versus l’artiste. Je n’aime pas l’attitude de la Cinémathèque,qui rate son époque,mais je reste désolée que J’accuse, le film, ait pâti des viols qu’a commis Polanski. Je ne suis pas au clair avec ça. Ce qui fait hurler mes enfants. Sans eux, j’aurais bien pu signer cette tribune sur le «droit à être importunée», qui est horrible, en fait. Ils m’ont fait bouger, heureusement. Entretien réalisé par Fernando Ganzo et Charlotte Garson à Paris, le 10 mars. Clèves de Rodolphe Tissot (2022). © CLAIRE NICOL PONTCARRAL COLONEL D’EMPIRE © 1942 - PATHE FILMS • ZIG ZIG © 1974 - PATHE RENN PRODUCTIONS - CITROULLE - FRAL CINEMATOGRAFICA • SUR MES LEVRES © 2001 - PATHE FILMS - FRANCE 2 CINEMA. • ICONOGRAPHIE : COLLECTION FONDATION JÉRÔME SEYDOUX - PATHÉ. • CONCEPTION GRAPHIQUE © 2025 PATHÉ FILMS. TOUS DROITS RÉSERVÉS. SUR MES LÈVRES de JACQUES AUDIARD ZIG ZIG de LÁSZLÓ SZABÓ PONTCARRAL COLONEL D’EMPIRE de JEAN DELANNOY
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