LES CAHIERS DU CINÉMA n°820 - Page 3 - 820 Couverture: The Phoenician Scheme de Wes Anderson (2025). Courtesy of TPS Productions/Focus Features © 2025 All Rights Reserved. MAI 2025 / Nº 820 Spécial 130 ans Barbet Schroeder Sans jugement Entretien avec Barbet Schroeder Événement Cannes 2025 Promesses cannoises par Charlotte Garson, Thierry Méranger etYal Sadat Non-compétition officieuse L’amour du Risk Entretien avec Wes Anderson Anderson, nom vernaculaire par Philippe Fauvel Filmer dans un monde en chaos Sans espoir de retour Entretien avec Alina Gorlova, Simon Mozgovyi etYelizaveta Smith Résister par l’intime Entretien avec Arab et Tarzan Nasser Archiver, vivre Entretien avec Sepideh Farsi Un pas de côté Entretien avec Sergueï Loznitsa Jeunes mères de Jean-Pierre et Luc Dardenne Partir un jour d’Amélie Bonnin Indomptables de Thomas Ngijol Cahier critique Rumours de Guy Maddin, Evan Johnson et Galen Johnson Cloud et Chime de Kiyoshi Kurosawa Les règles du jeu Entretien avec Kiyoshi Kurosawa Les Maudites de Pedro Martín Calero Sauve qui peut d’Alexe Poukine Sinners de Ryan Coogler Notes sur d’autres films Hors salles The Studio de Seth Rogen, Evan Goldberg, Peter Huyck,Alex Gregory et Frida Perez, Le Cinquième Plan de La Jetée de Dominique Cabrera, The Rehearsal de Nathan Fielder Journal Festival Cinéma du réel Entretiens Maryam Tafakory à Cinéma du réel, Albertina Carri à Cinélatino Hommage Linda Williams Cinémathèque Pagaille à Grenoble Festivals Punto de vista, Brive, Semaine asymétrique Exposition Found footage au Frac Corsica Disparitions Nouvelles du monde Chronique Pages arrachées Mises à plat par Pierre Eugène 8 8 18 18 21 24 30 32 34 36 38 40 42 43 43 44 44 46 48 50 51 52 53 60 63 63 65 67 68 70 72 74 75 76 76 Portfolio La Bible de Faust par Laurent Mannoni Cinéma retrouvé Shinji Sômai Tourments détournés par Pierre Eugène Ressorties / DVD / Livres Hitchcock en 10 films Les Dames du Bois de Boulogne de Robert Bresson Clint Eastwood, «Je suis celui que je veux être» de Bernard Benoliel Le Sang d’un poète et Le Testament d’Orphée de Jean Cocteau Septet – The Story of Hong Kong Leïla et les loups d’Heiny Srour Qu’est-ce qu’un auteur de cinéma? de Jérôme Pacouret Joaquin Phoenix deYal Sadat Cinéma et modernité (1966-2019) deYoussef Ishaghpour Comanche Station de Budd Boetticher de Pierre Gabaston Avec les Cahiers 78 84 84 86 86 88 89 90 91 93 93 95 95 96 97 The Manxman d’Alfred Hitchcock (1929). © 1929 STUDIOCANAL LIMITED APPEL Dans le cadre d’un recensement des archives des Cahiers du cinéma, nous actualisons notre base de coordonnées des auteurs et autrices ayant écrit aux Cahiers. Si vous en faites partie, nous vous remercions de nous écrire à l’adresse suivante: archives@cahiersducinema.com. 132 PAGES Entretiens, archives et documents inédits NOUVEL HORS‑SÉRIE 13,90€ CAHIERS DU CINÉMA ÉDITORIAL 5 Le rapport de la Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode de la publicité, présidée par Sandrine Rousseau et dont le rapporteur est Erwan Balanant, a été présenté le 9 avril dernier. Lisible sur le site de l’Assemblée nationale, ce travail très fourni, fruit de 118 heures d’échanges avec 350 professionnels des secteurs concernés, constitue un document historique, pour de bonnes et de mauvaises raisons. On y trouve en effet les contradictions de la Commission ellemême: une volonté politique nécessaire mais qui semble parfois plus soumise au spectacle de la communication qu’à une rigueur méthodologique, un lieu de parole ouverte mais une partialité dans la réplique qui vire régulièrement au procès. Si le cas par cas des auditions est souvent contestable dans la façon d’y mener les débats (lorsque le jugement l’emporte sur l’écoute), on ne peut cependant qu’être d’accord avec le résumé des objectifs et constats où sont relevées des «défaillances systémiques » dont les principales causes sont «le statut précaire de la plupart des professionnels de ces secteurs », des « hiérarchies marquées», une «confusion permanente entre vie personnelle et vie professionnelle » et un «silence entretenu par la peur d’être blacklisté». Les professions de ces secteurs doiventelles être considérées comme des métiers comme les autres et se soumettre aux mêmes précautions, devoirs et lois? Il me semblerait nocif qu’une commission d’enquête parlementaire réponde autrement qu’affirmativement.Il s’agit ici d’abus dans des domaines où les rapports de pouvoir n’ont pas été assez pensés, notamment en termes de droit du travail. Cela rappelle le débat sur la convention collective du cinéma en 2014, dans laquelle une majorité de producteurs et de cinéastes craignaient qu’une réglementation rigide des salaires et des horaires nuise à une pratique libre de la création cinématographique. Une minorité défendait au contraire l’idée que «les droits des créateurs ne sont pas opposables au droit du travail».Alain Guiraudie écrivait alors dans une lettre ouverte à la SRF:«Je trouve très prétentieux de penser que parce qu’on fait de l’art (ou parce qu’on croit en faire) on devrait faire passer sa condition “d’artiste” avant tout.» C’est aussi ce que nous inspire la liste des recommandations proposées par la Commission, incontestables dans leur manière de remettre en cause le système hiérarchique qui favorise lesVHSS et entretient le silence des victimes:ces règles ne sont pas là pour intervenir dans la création mais pour garantir une égalité de droits et de protection dans le cadre d’un travail collectif. Le seul métier qui n’est pas vraiment traité comme tel dans le dossier soumis à la presse le 9 avril est finalement celui de critique, dont la responsabilité est placée dans l’ordre du symbolique. Selon la seule phrase qui leur est consacrée, « les critiques sont des prêtres qui rendent un culte aux dieux ». Quiconque s’intéresse un tant soit peu à la critique, à son histoire, à sa pratique, à son statut intellectuel et social, comprendra combien cette affirmation signée Geneviève Sellier relève de la caricature. Que la commission la mette en exergue est d’autant plus triste que dans son résumé aucun autre métier du cinéma n’est ainsi réduit à une généralité insultante.Aucune phrase ne commence par « les réalisateurs sont… », « les acteurs sont… », « les directeurs de casting sont… », puisqu’il est question de pratiques et de conditions de travail concrètes, et heureusement pas de stigmatiser des professions. Le critique n’est pourtant pas un être symbolique, il produit, souvent dans des conditions précaires, des textes qui ne ressemblent que très rarement à des louanges ébahies ou à des prières illuminées (pour cela, voyez plutôt les hommages dont se gargarisent la télévision,les César et autres remises de médailles). Jusqu’ici, on avait plutôt tendance à nous reprocher le contraire, une prétendue méchanceté ! Mais puisque l’on nous traite de prêtres, alors soyons le curé de campagne de Bernanos: «C’est une des plus incompréhensibles disgrâces de l’homme, qu’il doive confier ce qu’il a de plus précieux à quelque chose d’aussi instable, d’aussi plastique, hélas, que le mot.» ■ Un métier comme les autres par Marcos Uzal www.cahiersducinema.com RÉDACTION Rédacteur en chef: Marcos Uzal Rédacteurs en chef adjoints: Fernando Ganzo et Charlotte Garson Couverture: Primo&Primo Mise en page: Fanny Muller Iconographie: Carolina Lucibello Correction: Alexis Gau Comité de rédaction: Claire Allouche, Hervé Aubron, Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène, Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy, Vincent Malausa, Thierry Méranger, Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo Ont collaboré à ce numéro: Elie Bartin, Hélène Boons, Circé Faure, Mathilde Grasset, Romain Lefebvre, Laurent Mannoni, Josué Morel, Raphaël Nieuwjaer, Guillaume Orignac, Vincent Poli, Élie Raufaste, Jean-Marie Samocki ADMINISTRATION / COMMUNICATION Responsable marketing: Fanny Parfus Assistante commerciale: Sophie Ewengue Communication/partenariats: communication@cahiersducinema.com Comptabilité: comptabilite@cahiersducinema.com PUBLICITÉ Mediaobs 44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com Directrice générale: Corinne Rougé (93 70) Directeur de publicité: Romain Provost (89 27) VENTES KIOSQUE Destination Media, T 01 56 82 12 06 reseau@destinationmedia.fr (réservé aux dépositaires et aux marchands de journaux) ABONNEMENTS Cahiers du cinéma, service abonnements CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex T: 03 61 99 20 09. 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ISBN: 978-2-37716-123-2 Dépôt légal à parution. Photogravure: Fotimprim Paris. Imprimé par Rotimpres (Espagne). Papier: Perlen Value 65g/m². Origine papier: Suisse. Taux fibres recyclées: 62%. Certification: PEFC 100% Ptot: 0.44kg/T Avec le soutien de 6 CAHIERS DU CINÉMA MAI 2025 COURRIER DES LECTEURS THE SEBALDIST Chers Cahiers, J’ai récemment découvert l’œuvre de W. G. Sebald – la France elle-même l’avait découvert sur le tard,principalement après sa mort en 2001. Ce fut pour moi une sorte d’épiphanie, comme rarement ressentie jusque-là. Je me suis alors intéressé à ses traces, suivies çà et là, son influence manifeste dans la littérature et le théâtre, chez Patti Smith, Mathias Énard, Krystian Lupa ou encore Susan Sontag. Sans prétendre avoir traité la question de manière exhaustive, le cinéma me semblait être un des rares champs artistiques à manquer à l’appel. Il y avait bien Sergeï Loznitsa, mais ses œuvres les plus directement sebaldiennes (dont Histoire naturelle de la destruction,2022) n’avaient pas connu de sortie en salles.Ce qui se disait de son Austerlitz me paraissait d’ailleurs assez éloigné du chefd’œuvre éponyme de l’écrivain.Ce même livre avait aussi été adapté en 2015 par le documentariste Stan Neumann,avec Denis Lavant, pour Arte. Cela restait maigre. J’ai donc relu six fois les mots de Brady Corbet, qui affirme l’influence de l’écrivain pour The Brutalist, notamment dans l’entretien de votre no 817. Je n’avais pas besoin de beaucoup plus que cette simple évocation pour m’empresser de voir le film. J’ai forcément reconnu Sebald dans la construction du personnage de l’immigré LászlóToth et dans cette dialectique de la mémoire et de l’oubli, tant prise d’un point de vue interindividuel (entre László et Erzsébet) que global.Toutefois, il me semblait difficile de déceler une influence formelle, tant la lourdeur assumée par Corbet s’oppose à la plume distanciée et souveraine de l’écrivain – peu à même, il faut le reconnaître, de se fondre dans l’industrie hollywoodienne. […] Dans sa monographie W .G. Sebald. L’Image papillon,(Les Presses du réel,2009), Muriel Pic a montré combien l’auteur des Anneaux de Saturne s’est nourri du sens de la politique et de l’éthique de Walter Benjamin. L’interprétation du philosophe allemand de l’Angelus novus de Klee qui, pris dans la tempête du temps, garde les yeux rivés sur les ruines du passé, apparaît pour Sebald comme le modèle de ce que doit être notre rapport à nos mémoires collectives. Dans l’éditorial du numéro des Cahiers consacré à la mort de Godard (no 791), Marcos Uzal évoquait également Benjamin et l’Angelus novus, qui définit parfaitement la dernière période du cinéaste. Ce rapprochement est loin d’être anecdotique, tant les deux auteurs n’ont eu cesse de travailler,éthiquement et politiquement, images et littérature pour raconter leur(s) Histoire(s) hantée(s). On a pu rêver de Godard adaptant Sebald, on continuera d’imaginer d’autres filiations. Lucas Thiebot (Paris) PRENDRE LE TEMPO PAR LA FORME Rouge (sang) sur (pelage) noir, ignorant encore le blanc des banderilles,«Tardes de soledad» s’affiche à l’écran. Un sous-titre, téméraire mais vain,révèle une traduction française peu satisfaisante.Comme souvent, la musicalité même du mot charrie une part du sens de celui-ci.Qualité première: le titre ibérique n’est pas transparent, ce qui permet la divagation, la construction mentale; nous élaborons sur ces sonorités étrangères une projection préalable du film, personnelle et libre, romanesque enfin. Qualité seconde : pour peu que l’on surmonte nos hispanophones lacunes et parvienne à déduire le sens des lettres pourpres, le résultat demeure tout aussi flou;solitude de qui? Les Cahiers (no 818) proposent deux hypothèses. L’une: solitude de Roca Rey, auquel les vivats lointains restent, un tercio durant, exempts de toute correspondance visuelle. L’autre, n’annulant pas la première : solitude du taureau, inconscient de sa mort écrite (à l’opposé des humains, qui eux se savent mortels dans la corrida que l’existence leur fait jouer à plus long terme). Quid d’une « solitude de l’instant » ? Cela a été dit, la faena repose sur le contraste entre un temps immobile (mais loin d’être mort) et un temps paroxystique durant lequel homme et animal se frôlent. Qu’en est-il de l’imprévu,de ces moments du film où la mort de l’homme manque de trouer le papier fin du scénario? Je veux parler de ces trois instants où la violence est rendue:Roca Rey «cloué» au mur de l’arène entre les deux cornes de la bête, piétiné par ses sabots, envoyé dans les airs par ses défenses pointues.Albert Serra cède alors,subrepticement,à ce que Daney cité par Pierre Eugène nomme la «tentation du ralenti». Secondes étirées dans un film qui a le présent pour seule loi, ce choix de montage entre en tension avec l’immédiateté propre au passage de vie à trépas. De là cette solitude de l’instant,mort humaine soudainement encourue, négatif toujours trop rapide de l’agonie taurine. Simon Gil (Lille) Merci d’envoyer vos lettres à redaction@ cahiersducinema.com avec pour objet «Courrier des lecteurs» ou à Cahiers du cinéma, Courrier des lecteurs, 64 rue de Turbigo, 75003 Paris. Les lettres sont éditées par la rédaction, également responsable des titres. The Brutalist de Brady Corbet (2024). © UNIVERSAL PICTURES MAI 2025 130 ANS DU CINÉMA 8 Comment est née votre cinéphilie? Elle n’a pas très bien commencé… Enfant,alors que j’habitais à Bogota,ma mère me dit un jour:«Il faut que tu saches ce qu’est le cinéma.» Et elle m’emmène voir Bambi.Ce fut épouvantable:on a dû me sortir de la salle,j’étais en larmes ! La mère du faon est tuée par les chasseurs,or c’est ma mère qui m’avait emmené,j’ai fait un magma de tout cela et suis entré dans une vraie crise.Ma mère s’est dit que le cinéma n’était pas fait pour moi, et je n’y suis plus du tout allé jusqu’à mes 11 ou 12 ans.À cette époque, nous vivions à Paris, pas loin du cinéma La Pagode, et c’est là que j’ai vu pour la première fois des films qui m’ont beaucoup plu. Le premier film important, c’était un Bergman, La Nuit des forains. Quelques mois plus tard, j’ai appris l’existence de la Cinémathèque, qui était rue d’Ulm à l’époque. J’y allais tous les soirs. Henri Langlois y était très présent, il organisait beaucoup de rétrospectives, c’était idyllique. Découvrir d’un seul coup toute l’œuvre de Hawks ou de Mizoguchi, dans l’ordre chronologique, soir après soir, c’était inouï. Croisiez-vous les critiques des Cahiers du cinéma et futurs réalisateurs de la Nouvelle Vague à l’époque? Non,même si je suppose qu’ils fréquentaient la Cinémathèque. Mais je ne les connaissais pas.Je lisais les Cahiers,et un jour j’ai voulu rencontrer l’une de mes idoles critiques: Éric Rohmer. J’avais lu tous ses textes, empreints d’une démarche extrêmement sérieuse et profonde:il avait passé des années à penser les liens que le cinéma entretenait avec la musique, la littérature ou l’architecture, et la place qui revenait au cinéma dans le monde des arts. Je suis allé le rencontrer aux Cahiers au début des années 1960.Il était aussi timide que moi,et il ne savait pas trop ce que je voulais. Je venais de voir Le Signe du Lion trois fois.Je l’avais adoré pour son approche à la fois documentaire et très réfléchie, avec déjà cette façon qu’a toujours eue Rohmer de ne pas tricher avec les lieux. Vous imaginiez-vous critique ou cinéaste? Un soir de ma quatorzième année, alors que je rentrais à pied de la Cinémathèque jusque chez moi, rue de Bourgogne, j’ai réfléchi à ce que je voulais faire, et je me suis dit que ce serait des films. Le lendemain, j’ai refait le même parcours en planifiant mon projet. Et j’ai décidé que j’en ferais mon métier. Je suis comme cela: si je décide de faire quelque chose, je m’y tiens. Mais à cette époque-là, un adolescent pouvait s’engager dans la musique, écrire de la poésie peut-être, mais certainement pas faire du cinéma. «Je ne suis pas pressé», me disais-je. «Tous les metteurs en scène que j’admire ont fait leur premier film bien après 30 ans», ce qui me soulageait. Il fallait simplement continuer à s’intéresser aux films, c’est tout. De fil en aiguille, je fais des petits travaux pour Rohmer aux Cahiers – où j’ai très peu écrit –,et peu de temps après,au cinéma Mac Mahon, je rencontre mon autre idole, Jean Douchet, une personnalité très attachante et facile à vivre.À cette époque, je croise aussi souvent Janine Bazin,André Labarthe avec qui je sympathise, tout comme Michel Delahaye, Jacques Rivette… De la création des Films du Losange à une carrière à Hollywood, du cinéma d’auteur au thriller, en passant par le documentaire, Barbet Schroeder a expérimenté, sur tous les continents et au fil de rencontres extraordinaires, bien des formes cinématographiques et des modes de production. En cela, il est non seulement un grand réalisateur, mais aussi un précieux témoin de l’évolution du cinéma depuis plus de soixante ans. C’est la raison pour laquelle nous avons tenu à poursuivre avec lui notre série de grands entretiens célébrant les 130 ans du cinéma. Sans jugement Entretien avec Barbet Schroeder CAHIERS DU CINÉMA 130 ANS DU CINÉMA 9 Barbet Schroeder photographié par Martin Colombet pour les Cahiers du cinéma à Paris, le 3 octobre 2023. MAI 2025 10 Avez-vous été témoin de la querelle qui a abouti au renvoi de Rohmer de la revue? Il y avait des désaccords entre Rivette et Rohmer, mais la querelle s’est cristallisée au moment du numéro des Cahiers sur la NouvelleVague (no 138, décembre 1962, ndlr). Rohmer (alors rédacteur en chef avec Jacques Doniol-Valcroze) laissait Rivette y travailler de son côté, et Rivette voulait faire l’apologie totale des jeunes talents de la NouvelleVague, tout en détruisant le reste du cinéma français d’une manière vraiment méchante. Pour Rohmer, on ne pouvait ni démolir les gens de cette manière, ni faire des éloges excessifs de leur propre groupe. Ce n’était pas moral à ses yeux. Rivette a alors convaincu une partie de la rédaction qu’il fallait virer Rohmer. Cela a été voté, mais il fallait trouver l’argent pour payer l’indemnité légale minimale pour son licenciement.Cela a mis des mois.Au moment de son départ, on s’est retrouvés sur le trottoir devant les bureaux des Cahiers: que faire maintenant? Il avait l’idée de créer une autre revue, un peu plus à droite que les Cahiers. Mais j’ai décliné cette proposition. Mieux valait se lancer dans la production des films qu’il voulait tourner. Douchet rejoint l’aventure, ainsi qu’un garçon très brillant, plus jeune que moi, Pierre Cottrell, que j’avais connu au lycée Henri IV.Et c’est comme ça que sont nés Les Films du Losange. Le meilleur dans toute cette histoire, c’est que Rohmer,loin de toute idée de revanche,insistait toujours pour que nous aidions au financement des projets de Rivette, qu’il considérait comme le représentant le plus important du cinéma moderne. Le premier film que vous produisez est-il La Boulangère de Monceau (1963)? Les tournages de La Boulangère de Monceau et de La Carrière de Suzanne ont eu lieu pendant mes deux années aux Cahiers. J’assistais alors Rohmer, mais il n’avait littéralement aucun bu dget, même pas de quoi faire une copie de travail. Matériellement, on avait juste une petite caméra 16mm portée à la main et très peu de pellicule noir et blanc.À peine de quoi faire une seule prise par plan. Beaucoup plus tard, grâce aux Films du Losange, nous avons pu terminer ses deux premiers Contes moraux. Lorsqu’on s’est attelés à la production de La Boulangère de Monceau, Rohmer cherchait un acteur, et ce fut moi, tout simplement parce que j’étais là. Il avait déjà repéré des lieux et m’y emmenait à nouveau pour m’expliquer le récit et sa mise en scène, très scrupuleuse. Il avait presque tous les plans en tête. Le plus bouleversant a été de constater qu’il tenait absolument à ce que je mette la somme exacte dans le creux de la main de la boulangère à qui j’achetais deux sablés ! Je n’imaginais pas un autre cinéaste avoir de telles demandes, aussi précises. Une autre fois, il me dit:«Vous sortez de la boulangerie et prenez cette rue à droite.C’est important, parce que là [il me montre une fenêtre] se trouve la jeune femme dont votre personnage est amoureux.Il faudra d’ailleurs demander aux occupants de cet appartement si on peut vous filmer depuis là-haut.» J’ai alors compris le point de vue de chacun des personnages. Et il ne fallait d’ailleurs surtout pas que je regarde dans cette direction quand mon personnage quittait la boulangerie. Ce n’est qu’un seul plan dans le film, discret mais très à propos, car on comprend plus tard que la jeune femme pouvait observer mon petit rituel quotidien depuis cette fenêtre. Barbet Schroeder acteur dans, de haut en bas: La Boulangère de Monceau d’Éric Rohmer (1963); Mars Attacks! de Tim Burton (1996); Gare du Nord de Jean Rouch, segment de Paris vu par… (1965); À bord du Darjeeling Limited de Wes Anderson (2007). LES FILMS DU LOSANGE LES FILMS DU LOSANGE 20 TH CENTURY FOX FILM & DUNE ENTERT. LLC. WARNER BROS. CAHIERS DU CINÉMA 130 ANS DU CINÉMA 11 Paris vu par… (1965) est également tourné en 16mm. C’est un format qui vous intéressait particulièrement? Oui, en produisant Paris vu par…, j’ai essayé d’expérimenter un nouveau type de diffusion : d’après mes prospectives, ce film pouvait être montré dans beaucoup de salles en France à moindre coût,grâce à une machine qui venait d’être inventée, un adaptateur qui permettait de projeter du 16mm sur des projecteurs 35mm. L’idée était donc de tourner en 16mm couleur, de façon très légère, et de fournir, via le Losange, le dispositif aux salles pour projeter notre format. Mais c’était utopique:le 16mm n’a pas pris l’importance que l’on pensait, l’adaptateur n’était pas fiable. Il fallait alors gonfler le négatif 16mm en 35mm, ce qui était cher. J’ai vite fait le calcul pour La Collectionneuse, tourné juste après: compte tenu du fait que Rohmer faisait une prise par plan – exceptionnellement deux –,on pouvait mesurer assez précisément le métrage nécessaire, et il était moins coûteux de tourner directement en 35 mm. Paris vu par… peut cependant être vu comme une démonstration de la légèreté des tournages en 16 mm. Oui. En particulier dans Gare du Nord, le sketch de Jean Rouch qui comporte un très long plan-séquence en caméra portée et en son direct – chose qui n’avait jamais été faite.Paris vu par… était conçu comme un manifeste de cette société de production que j’imaginais comme une maison d’édition,avec ses auteurs mûrement choisis. Dans la liste des gens que l’on voulait produire au Losange,apparaissent tous ceux que j’avais choisis pour réaliser un sketch : Rohmer, Godard, Chabrol, Rouch, Douchet (qui avait déjà réalisé un court métrage, Le Mannequin de Belleville), Pollet (un grand cinéaste pour moi, et pour Rohmer aussi). Mais également Jacques Rozier, un autre très grand, qui devait initialement réaliser l’un des épisodes du film, Porte de Longchamp, qui s’est avéré très difficile à produire. L’idée était de proposer ensuite à chacun de ces cinéastes de réaliser un long métrage.Je voulais produire les meilleurs films signés des meilleurs réalisateurs de leur temps, mais le problème est que je pensais le 16mm comme d’autres plus tard ont pensé le numérique. Lorsque vous passez vous-même à la réalisation, avec More (1969), vous partez loin de Paris et de la Nouvelle Vague. Pour mes films, je me questionne toujours sur ce qui m’intéresse le plus.À l’époque, j’avais vu et lu beaucoup de choses sur les drogues, des histoires terribles. En même temps, on découvrait les drogues psychédéliques, qui représentaient le contraire: j’ai donc fini par faire un film contre l’héroïne et pour le LSD, pour le dire vite ! Ibiza, c’était un peu chez moi puisque ma mère s’y est installée en 1951. J’ai pu filmer tranquillement dans notre maison,comme je l’ai fait des décennies après pour Amnesia. Je pensais qu’il fallait, pour un premier film, très bien connaître les lieux, et cette maison était très cinématographique. Comment vous êtes-vous retrouvé en Nouvelle-Guinée pour La Vallée (1972)? J’ai d’abord travaillé pendant des années sur le leader d’une bande de hippies dont le rêve était d’emmener tout son petit monde sur un très grand bateau à voile, en étant convaincu qu’il existait quelque part dans le monde une île qui était le Paradis. Une utopie, en quelque sorte. C’était très intéressant, un peu grotesque aussi. Pendant deux ans, j’ai cherché à produire ce récit, jusqu’aux États-Unis, mais je ne trouvais pas de financement. Comme je ne pouvais plus laisser les acteurs More (1969). LES FILMS DU LOSANGE MAI 2025 130 ANS DU CINÉMA 12 attendre, j’ai décidé de le faire en français, avec Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon, entre autres. Pour nous rapprocher de l’utopie, nous sommes allés en Nouvelle-Guinée dans des lieux non identifiés,des taches blanches sur les cartes géographiques de l’époque, où il était écrit «Obscured by clouds». D’où le titre de la bande originale du film composée par Pink Floyd. La rencontre entre ces Français égarés et les Papous est saisissante. On a filmé la chose en direct, en allant le plus près possible d’une situation vraie. Nous avons tourné dans des endroits très reculés, qui n’avaient jamais été filmés. J’ai fait beaucoup de préparation pour trouver ces indigènes, une tribu dans les montagnes.C’était parfaitement authentique et ethnologique, tout en restant un film de fiction. Ils se sont laissé filmer sans aucun problème: on riait tout le temps, de tout. Ils étaient à l’aise, et tout le monde était ravi, eux comme nous. Avec Maîtresse (1975), vous tournez à nouveau avec Bulle Ogier. Bulle est époustouflante dans ce film. Et le fait que la femme de ma vie interprète le rôle,comme dans LaVallée et Tricheurs, a simplifié bien des choses:on se comprend tout de suite,instantanément. Le sujet de ce film, le sadomasochisme, n’avait pratiquement jamais été traité. On ne parvient qu’avec difficulté à comprendre ce type de sexualité,ça dérange beaucoup de gens.Je me souviens que Rohmer,à qui j’ai montré le film en cours de montage, m’a poussé à mieux faire comprendre le métier de l’héroïne et ce qu’est une «maîtresse» dans une relation de domination et de soumission. Il ne trouvait pas ça assez clair, j’ai donc tourné une autre scène avec une dizaine de répliques, juste ce qu’il fallait pour que cet univers, quasi inexplicable pour lui et d’autres gens, soit rendu intelligible. En 1976, vous produisez Flocons d’or de Werner Schroeter. Comment l’avez-vous rencontré? En Allemagne, quand je cherchais un jeune Allemand pour jouer le rôle principal de More.Il était alors un cinéaste débutant, que j’ai considéré comme un génie en découvrant ses premiers films. On s’est retrouvés après la sortie de More, il a habité chez moi, et chaque fois que je pouvais, j’essayais de l’aider. J’avais une admiration folle pour lui. Flocons d’or est un chef-d’œuvre. Beaucoup de vos films partent d’une rencontre, et d’autres sont des portraits, dans une veine plus documentaire, notamment ceux de la «trilogie du mal»: Général Idi Amin Dada: un autoportrait (1974), L’Avocat de la terreur (2007), Le Vénérable W (2017). Portraits n’est pas le bon mot. J’ai découvert des gens qui pouvaient me faire sentir comment fonctionnait le mal. Ces personnes (Idi Amin Dada, JacquesVergès et AshinWirathu, ndlr) ont, à un moment de leur vie, pris parti pour des idées qui ont eu des conséquences terribles. Je ne voulais pas porter de jugement, je voulais regarder et comprendre comment ces choses néfastes évoluent jusqu’à atteindre le mal. C’est une question essentielle de l’humanité. On comprend avec ces films qu’il est difficile d’approcher directement le mal. Avec Idi Amin Dada, par exemple, vous êtes obligé de jouer son jeu. Absolument. Il faut être, si possible, sur la même longueur d’onde pour communiquer et faire jaillir des réalités de leur monde.Par exemple,j’ai persuadéAmin Dada de convoquer un conseil des ministres,en prétextant que sans cela les spectateurs allaient penser qu’il était définitivement un dictateur. Il a tout de suite été d’accord, et cette rencontre artificielle où il est le seul à avoir la parole, à donner des ordres à des ministres apeurés qui se contentent de prendre des notes, est très révélatrice. D’autant que je précise dans cette séquence qu’il a fait tuer son ministre des Affaires étrangères quinze jours plus tard. On voit alors à quel point c’est effrayant,car on imagine très bien ce qui se passe une fois que la caméra est coupée.Mon ambition avec cette «trilogie du mal» n’est pas de faire un film dans le dos des protagonistes, au contraire: ils pensent que j’ai bien montré les choses telles qu’elles sont.Je ne crois pas qu’ils se disent que c’est un film contre eux.Tout se joue précisément dans le fait qu’ils ne se rendent pas compte de l’image qu’ils renvoient au public. Dans L’Avocat de la terreur, Jacques Vergès semble dix fois plus retors qu’Amin Dada. Il fallait essayer de se hisser à la hauteur deVergès, ce n’était pas simple. Mais j’y suis parvenu, je crois: quand j’avais 15 ans, il était l’un des acteurs de l’indépendance de l’Algérie, d’une grande force intellectuelle et morale. Or à cet âge, je croyais tellement à cette cause et à ce qu’il faisait que j’ai moi-même aidé le FLN, de façon dérisoire, à Paris: j’étais un lycéen un peu communiste – mais pas longtemps puisque le Parti n’aidait pas assez le FLN à mon avis – et on faisait passer des choses en voiture… Je n’ai donc pas eu de mal à m’approcher deVergès, à lui parler, à lui faire comprendre que c’était mon opinion quand j’étais plus jeune. Le paradoxe, c’est qu’il fut plus tard l’avocat de Klaus Barbie. L’affaire Barbie,c’est très simple:pour lui,c’est toujours l’Algérie. Il a eu l’idée de défendre l’officier SS parce qu’il voulait avoir la possibilité d’être dans un tribunal français, d’être très médiatisé, pour plaider: «Vous dites que cet homme est un assassin horrible, mais je vais vous prouver qu’il y a des membres de l’armée française qui ont fait exactement la même chose que lui en Algérie.» C’était son plan, aussi diabolique que brillant. Parmi les grandes rencontres de votre vie de cinéaste, il y a aussi Charles Bukowski. Oui, j’étais en train de réaliser Koko, le gorille qui parle à San Francisco, et dans une librairie je tombe sur un de ses livres. L’Avocat de la terreur (2007). LES FILMS DU LOSANGE CAHIERS DU CINÉMA 130 ANS DU CINÉMA 13 LES FILMS DU LOSANGE LES FILMS DU LOSANGE Maîtresse (1976). La Vallée (1972).
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