LES CAHIERS DU CINÉMA n°822 - Page 4 - 822 Couverture: L’Accident de piano de Quentin Dupieux (2025). © 2025 Chi-Fou-Mi Productions/Arte France Cinéma/Auvergne Rhône‑Alpes Cinéma JUILLET-AOÛT 2025 / Nº 822 Spécial 130 ans Caetano Veloso À moi la liberté Entretien avec CaetanoVeloso Événement Musique! Hans Zimmer, une esthétique de l’immersion par Thierry Jousse Comme un saut au ralenti Entretien avec Mica Levi Duos prodigieux Alexandre Desplat et Wes Anderson par Josué Morel, Hong Sangsoo et Hong Sangsoo par Romain Lefebvre,Alberto Iglesias et Pedro Almodóvar par Thierry Jousse, Osvaldo Golijov et Francis Ford Coppola par Josué Morel, Jonny Greenwood et Paul Thomas Anderson par Thierry Jousse Addicted to Kim Entretien avec Kim Gordon Escalades sonores Entretien avec Will Oldham alias Bonnie «Prince» Billy Donovan, sans partition par Philippe Fauvel Spectateur forain Entretien avec Bertrand Belin À plein tube parYal Sadat Arvo Pärt, musique sans clef parVincent Malausa Le film comme interprète Entretien avec Philippe Cassard Par la bande Entretien avec Benjamin Esdraffo La musique comme personnage Entretien avec Kleber Mendonça Filho Franche du collier Entretien avec Marie Losier Critiques Stop Making Sense de Jonathan Demme, Rock Bottom de María Trénor, Pavements d’Alex Ross Perry, La guitarra flamenca deYerai Cortés d’Antón Àlvarez, Segundo premio d’Isaki Lacuesta et Pol Rodríguez Film du mois Miroirs No.3 de Christian Petzold Voir double par Élodie Tamayo Clef de voûte Entretien avec Christian Petzold Cahier critique L’Aventura de Sophie Letourneur Le Rire et le Couteau de Pedro Pinho Tous dedans Entretien avec Pedro Pinho Eddington d’Ari Aster Américain, trop américain Entretien avec Ari Aster Jeunesse (Retour au pays) de Wang Bing Pragmatisme radical Entretien avec Wang Bing L’Accident de piano de Quentin Dupieux Valeur sentimentale de Joachim Trier Kouté vwa de Maxime Jean-Baptiste À feu doux de Sarah Friedland Notes sur d’autres films Hors salles Mountainhead de Jeremy Armstrong 8 8 14 16 18 20 24 26 30 32 35 36 38 40 42 44 46 50 50 52 54 54 56 57 58 60 62 63 64 65 66 67 68 74 Journal Festivals Annecy, Coté court, Sicilia Queer Production Entretien avec Antoine Simkine Hommage Marcel Ophuls Rétrospective Barbara Stanwyck au Fema Nouvelles du monde, Disparitions Chronique Pages arrachées Poussières d’amour (2) par Pierre Eugène Ressorties / DVD / Livres Correspondance avec des cinéastes 1954-1984 de François Truffaut Confusion chez Confucius et Mahjong d’EdwardYang Chronique des années de braise de Mohammed Lakhdar‑Hamina Jean-Pierre Mocky d’Éric Le Roy Cinéma retrouvé Claude Chabrol Chroniques du vide (1958-1968) par Marcos Uzal Passer à table (1969-1973) parYal Sadat Avec les Cahiers 77 77 79 80 82 83 84 84 86 86 87 89 90 92 93 96 97 APPEL Dans le cadre d’un recensement des archives des Cahiers du cinéma, nous actualisons notre base de coordonnées des auteurs et autrices ayant écrit aux Cahiers. Si vous en faites partie, nous vous remercions de nous écrire à l’adresse suivante: archives@cahiersducinema.com. La guitarra flamenca de Yerai Cortés d’Antón Álvarez (2024). LITTLE SPAIN NOUVEAU Découvrez les archives des Cahiers du cinéma et remontez dans le temps! Jusqu’ici presque inaccessibles au grand public, plus de sept décennies de critiques et entretiens richement illustrés, de théorie et d'histoire du cinéma sont désormais mises à disposition des étudiants, cinéphiles, chercheurs, et curieux du monde entier. 174€* Au lieu de 243,61€ 192€* Au lieu de 273,43€ ACCÈS AUX ARCHIVES 1 AN 11 Nº DE LA REVUE 2 HORS-SÉRIE 1 TOTE-BAG OFFERT Pour les 100 premiers abonnements avec archives souscrits Pour les 100 premiers abonnements avec archives souscrits ACCÈS AUX ARCHIVES 1 AN 11 Nº DE LA REVUE *Possibilité de payer en plusieurs fois sur le site www.cahiersducinema.com CODE PROMO 1AN.. -20€ de réduction CAHIERS DU CINÉMA ÉDITORIAL 5 Une vieille blague dit que Beethoven était tellement sourd que toute sa vie il a cru faire de la peinture. C’est Jean-André Fieschi,ancien critique aux Cahiers,qui me l’avait racontée. C’est bien une blague de critique, d’ailleurs, que d’aller chercher de la peinture chez Beethoven. En tous cas, il a fait du cinéma sans le savoir, notamment chez Duras (Le Camion) et Godard (Prénom Carmen).Ailleurs, ce n’est pas toujours sûr. Je me souviens que la première fois que j’ai entendu le deuxième mouvement de la Symphonie no 7 de Beethoven c’était dans Zardoz de John Boorman, et c’est ce que j’avais préféré dans le film. Ce mois-ci, on retrouve ce morceau dans Alpha de Julia Ducournau et, comment dire ? Il y fait moins du cinéma que de la pâte à modeler. Ainsi,parfois,on aurait besoin de réécouter certaines musiques seules dans le noir pour les laver des images cinématographiques ou publicitaires qui les encombrent. Je me souviens par exemple de mon émotion en entendant pour la première fois le Trio pour piano et cordes no 2 de Schubert,loin de Stanley Kubrick (Barry Lyndon) etTony Scott (Les Prédateurs), et d’y sentir quelque chose de bien plus solaire que ce que leurs images funèbres créaient. Au cinéma, la musique classique est ainsi souvent utilisée avec une désinvolture écrasante. Le Boléro de Ravel,par exemple,ne se remettra peutêtre jamais tout à fait des Uns et les Autres de Lelouch. Un ami mélomane m’a au contraire expliqué combien Kubrick,dans EyesWide Shut, avait libéré d’André Rieu laValse no 2 de Chostakovitch en lui restituant son ironie initiale. Quant aux chansons, Bonnie «Prince» Billy nous fait part dans ce numéro de la gêne qu’il éprouve quand il entend des morceaux qu’il aime au cinéma tant son rapport à ceux-ci l’éloigne du film. On peut avoir dans ces moments-là le sentiment qu’un cinéaste tente de nous voler une émotion produite par un autre artiste. Ainsi, je n’avais pas aimé entendre des chansons de Nick Drake dans La Belle Personne de Christophe Honoré,tant mon rapport à ce chanteur est intime. Ça m’embêtait fort de devoir être ému par « Fly » devant des plans de Léa Seydoux batifolant avec Louis Garrel dans un lycée bourgeois parisien (mais il m’avait eu, le salaud), comme si on me forçait à partager un émoi très personnel avec des inconnus. Face à un film, il est au contraire plus beau d’être soudain emporté par une chanson qui ne nous aurait jamais autant touché ailleurs.Me vient immédiatement à l’esprit la scène du Règne animal où le père et le fils traversent une route en pleine forêt en appelant la mère mutante qui s’y cache , et que les «Maman!» criés par l’adolescent se mêlent à « Elle est d’ailleurs » diffusé par l’autoradio.Non seulement le film accomplit alors le miracle d’émouvoir aux larmes avec Pierre Bachelet, mais c’est comme si cette chanson avait enfin trouvé sa raison d’être et avait été écrite précisément pour cette scène qui donne à son texte une tout autre dimension.Peu fan de Michel Jonasz, je n’ai pourtant pas oublié la magnifique utilisation de «Changez tout» dans Rien ne va plus de Chabrol, où l’on ressentait tout le rapport affectif du cinéaste à ce chanteur. Du côté de la comédie, mon plus grand étonnement fut sans doute de voir Albert Brooks écouter « Édition spéciale » de Francis Cabrel dans Broadcast News de James L. Brooks,et de chanter par- dessus la chanson en yaourt français! Quant à l’actualité, si vous suivez les choix des Cahiers, vos principaux tubes de l’été devraient être «The Night » de FrankieValli and The Four Seasons, qui était déjà au cœur de Journal de Tûoa de Miguel Gomes et que Christian Petzold utilise d’une très belle manière dans Miroirs No.3,où la musique est si importante qu’il porte le titre d’un morceau de Ravel; et puis, bien sûr, « L’Avventura » de Stone et Charden dont la joie estivale irrigue certainement plus la comédie presque homonyme (à une lettre près) de Sophie Letourneur que le film d’Antonioni. Que dit la chanson (ici interprétée par Sophie Letourneur et Philippe Katerine)? «Prends ta guitare, de quoi d’autre avons-nous besoin? Que notre histoire ne tienne plus qu’en un refrain.» Se contenter que la vie ressemble à un refrain, voilà un beau programme pour l’été. ■ Juste un refrain par Marcos Uzal www.cahiersducinema.com RÉDACTION Rédacteur en chef: Marcos Uzal Rédacteurs en chef adjoints: Fernando Ganzo et Charlotte Garson Couverture: Primo&Primo Mise en page: Fanny Muller Iconographie: Carolina Lucibello Correction: Alexis Gau Comité de rédaction: Claire Allouche, Hervé Aubron, Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène, Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy, Vincent Malausa, Thierry Méranger, Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo Ont collaboré à ce numéro: Circé Faure, Mathilde Grasset, Thierry Jousse, Romain Lefebvre, Gaël Lépingle, Josué Morel, Raphael Nieuwjaer, Vincent Poli, Élie Raufaste, Axelle Ropert, Jean-Marie Samocki ADMINISTRATION / COMMUNICATION Responsable marketing: Fanny Parfus Assistante commerciale: Sophie Ewengue Communication/partenariats: communication@cahiersducinema.com Comptabilité: comptabilite@cahiersducinema.com PUBLICITÉ Mediaobs 44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com Directrice générale: Corinne Rougé (93 70) Directeur de publicité: Romain Provost (89 27) VENTES KIOSQUE Destination Media, T 01 56 82 12 06 reseau@destinationmedia.fr (réservé aux dépositaires et aux marchands de journaux) ABONNEMENTS Cahiers du cinéma, service abonnements CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex T: 03 61 99 20 09. F 03 27 61 22 52 abonnement@cahiersducinema.com Suisse: Asendia Press Edigroup SA – Chemin du Château-Bloch, 10 - 1219 Le Lignon, Suisse. T: +41 22 860 84 01 Belgique: Asendia Press Edigroup SA – Bastion Tower, étage 20, place du Champ-de-Mars 5, 1050 Bruxelles. T: +32 70 233 304 Tarifs abonnements 1 an, France Métropolitaine (TVA 2,10%): Formule intégrale (papier + numérique): 75€ TTC. Formule nomade (100% numérique): 55€ TTC. Tarifs à l’étranger: nous consulter. ÉDITIONS Contact: editions@cahiersducinema.com DIRECTION Directeur de la publication: Éric Lenoir Directrice générale: Julie Lethiphu 64 rue de Turbigo – 75003 Paris www.cahiersducinema.com T: 01 53 44 75 77 E-mail: @cahiersducinema.com précédé de l’initiale du prénom et du nom de famille de votre correspondant. Revue éditée par les Cahiers du cinéma, société à responsabilité limitée, au capital de 18 113,82 euros. RCS Paris B 572 193 738. Gérant: Éric Lenoir Commission paritaire nº1027 K 82293. ISBN: 978-2-37716-125-6 Dépôt légal à parution. Photogravure: Fotimprim Paris. Imprimé par Rotimpres (Espagne). Papier: Perlen Value 65g/m². Origine papier: Suisse. Taux fibres recyclées: 62%. Certification: PEFC 100% Ptot: 0.44kg/T Avec le soutien de Pour fêter l'annonce de la mise en ligne de l'intégralité des numéros des Cahiers, Leos Carax nous fait parvenir ce message de la Lune. Nous l'en remercions. LE VOYAGE DANS LA LUNE DE GEORGES MÉLIÈS (1902). LOBSTER FILMS © 2000 1+2 SEISAKU IINKAI. TOUS DROITS RÉSERVÉS NOUVELLE RESTAURATION 4K LA FRESQUE MAGISTRALE D’EDWARD YANG — 2 5 e A N N I V E R S A I R E — un film de EDWARD YANG 2000 cARLOTTAfILmS.cOm MAHJONG CONFUSION CHEZ CONFUCIUS EN SALLES LE 16 JUILLET AU CINÉMA LE 6 AOÛT RETROUVEZ AUSSI 2 FILMS INÉDITS D’EDWARD YANG AU CINÉMA 130 ANS DU CINÉMA 8 JUILLET / AOÛT 2025 Quels ont été vos premiers émois au cinéma? Étaient-ils liés à la musique? Dès l’enfance, j’étais fasciné par le cinéma. Mais c’est à 8 ans que j’ai vu un film qui m’a bouleversé. J’étais allé à Salvador de Bahia où mes sœurs aînées faisaient leurs études,elles m’ont emmené au cinéma Roma où j’ai vu quelque chose qui m’a semblé immense: Samson et Dalila de Cecil B. DeMille. J’ai été ébloui par la beauté des costumes, des couleurs, et surtout d’Hedy Lamarr. La splendeur de la musique m’a également séduit.J’ai commencé à hausser les sourcils en essayant d’imiter Victor Mature, et je chantais le thème central deVictorYoung tout le temps.Plus tard,à 15 ans,alors que j’étais encore à Santo Amaro,j’ai vu,lors de la séance matinale du dimanche du Cine Subaé, La strada de Fellini. Un événement très important dans ma formation. Je n’ai pas pu déjeuner ce jour-là; je continuais à pleurer au fond de la cour, où je m’étais réfugié, ce qui a inquiété mes parents. Plus tard, vous avez aussi été critique de cinéma. Lorsque j’ai déménagé à Salvador, l’année de mes 18 ans, j’ai commencé à fréquenter, grâce à mon frère Rodrigo (à qui je dédie le livre Cine Subaé),le Clube de Cinema,où des critiques et des spécialistes discutaient des «films d’art» qui y étaient présentés. Dans mes articles pour Archote, je parle donc des films vus au Clube de Cinema aussi bien que de ceux projetés à Santo Amaro.Tout ce lien avec la vie du cinéma – et le rêve de faire un jour des films – est présent dans mes compositions de musique populaire, qui est la forme d’expression la plus forte dans la société brésilienne. L’émergence de João Gilberto avec la bossa nova a intensifié ce phénomène. Et j’ai été subjugué par la force de cette musique quand j’ai connu personnellement Gilberto Gil. Mais le cinéma n’a jamais quitté mon esprit. En 1987, j’ai composé une chanson intitulée «Giulietta Masina»; en 2000, une autre intitulée «Michelangelo Antonioni». À cette époque, quels sont les critiques qui vous inspiraient? Je lisais ceux qui écrivaient à Salvador. PrincipalementWalter da Silveira,le plus renommé de la presse bahianaise de l’époque et fondateur du Clube de Cinema.À ce moment-là, Glauber Rocha venait de faire son apparition comme jeune critique. Peu après mon arrivée à Salvador, il était déjà responsable des pages culturelles d’un grand journal local, et il se préparait à réaliser son premier film, Barravento, sur lequel j’ai écrit une critique intrépide.Je lisais quelques articles dans des magazines nationaux, tels que O Cruzeiro et Manchete, mais on n’y trouvait que des informations superficielles sur les films à succès ou sur les prix remportés par un ou deux films brésiliens en Europe. Il y avait un journaliste célèbre qui répétait dans l’un de ces magazines : « Même si vous en parlez en mal, parlez du cinéma national.» Étiez-vous lecteur des Cahiers ? J’ai connu les Cahiers du cinéma lorsque je me suis lié d’amitié avec le poète Duda Machado à Salvador. Bien que plus jeune que moi, il lisait des articles français et connaissait la revue. J’y ai lu beaucoup de choses. Et j’ai été fasciné par la dimension intellectuelle des textes. Quoi qu’il en soit, je ne les lisais pas régulièrement,et encore moins méthodiquement. Tout cela relevait d’une excitation esthétique qui animait ma vie. Quand, des années plus tard, j’ai composé des chansons pop, ce ne sont pas les noms de stars hollywoodiennes que j’ai mis dans les paroles, mais ceux de Brigitte Bardot, JeanPaul Belmondo, Alain Delon, etc. Depuis La strada, je me suis tourné vers le cinéma européen. Il faut dire qu’à cette époque, les grands cinémas des villes brésiliennes projetaient des films français, italiens, suédois, allemands et mexicains en nombre qui, additionnés, devaient égaler la quantité de films hollywoodiens. Nombreuses sont les raisons qui nous invitaient à dialoguer avec Caetano Veloso pour commémorer les 130 ans du cinéma. L’immense musicien, figure incontournable du tropicalisme pendant la dictature militaire brésilienne et expérimentateur hors pair depuis, n’a jamais cessé d’être cinéphile. En attestent certaines de ses chansons («Cinema Olympia», «Giulietta Masina» ou «Cinema Novo» avec Gilberto Gil) et un disque intitulé Cinema Transcendental (1979). Il a par ailleurs composé les bandes originales de plusieurs films et a joué dans d’autres, comme Les Héritiers de Carlos Diegues (1969) ou Tabu de Júlio Bressane (1982), sans oublier son apparition remarquée dans Parle avec elle de Pedro Almodóvar (2002). En France, on sait moins qu’il est l’auteur d’un film-essai d’une éblouissante liberté, O Cinema Falado (1986), et qu’il a longtemps œuvré comme critique de cinéma pour Archote, un journal de Santo Amaro, sa ville natale. Ses textes critiques et ses paroles sur le cinéma ont été récemment réunis au Brésil dans le passionnant recueil Cine Subaé. Escritos sobre Cinema (1960-2023), édité par Claudio Leal et Rodrigo Sombra (Companhia das Letras, 2024). À moi la liberté Entretien avec Caetano Veloso CAHIERS DU CINÉMA 130 ANS DU CINÉMA 9 Caetano Veloso. PHOTO FERNANDO YOUNG 130 ANS DU CINÉMA 10 JUILLET / AOÛT 2025 Des textes critiques publiés dans Cine Subaé, y en a-t-il un qui vous parle encore particulièrement aujourd’hui? Ma réponse cinglante aux censeurs, au président de la République et au ministre de la Culture qui ont interdit Je vous salue, Marie au Brésil. En le relisant, je ressens la même indignation que lorsque je l’ai écrit, et la même admiration pour Godard. Vous avez souvent déclaré que vos chansons sont très marquées par le cinéma. Pouvez-vous nous en dire plus? Ce n’est pas toujours conscient,mais il est clair que si je n’aimais pas autant le cinéma,je n’aurais pas composé de la même façon. L’idée du montage a toujours été présente dans mon esprit lorsque j’écrivais des chansons. Je sais qu’un vers, un changement de mélodie, la combinaison de ces deux éléments, tout ce qui pour moi est composition, est influencé par la réalité du cinéma. Vous avez déclaré que Terre en transe de Glauber Rocha (1967) a été décisif pour que le tropicalisme prenne forme sur un plan musical. Pourriez-vous préciser en quoi, notamment en termes d’expérimentation sonore? Quand j’ai vu Terre en transe, j’ai pensé que nos chansons pouvaient et devaient aussi atteindre des perspectives plus larges et plus risquées. Si je n’avais pas vu les images de ces personnes, notamment ce vieil homme qui danse une samba dans le Parque Lage, si je n’avais pas été confronté au ton allégorique que Glauber a adopté tout au long du film,j’aurais continué à faire les mêmes chansons que je faisais jusque-là. Ce n’est pas que j’aime davantage ce film que Le Dieu noir et le Diable blond, mais il contient des gestes créatifs que j’ai commencé à exiger de moi-même. En évoquant les années tropicalistes, vous disiez que le montage à l’œuvre dans les musiques de Gilberto Gil, notamment «Domingo no Parque», s’apparentaient à Eisenstein, tandis que les vôtres, comme «Alegria, alegria», avaient davantage à voir avec Godard. Et à la mort de Godard, vous avez déclaré qu’il avait été plus influent pour votre musique que les Beatles ou Hendrix. Pouvez‑vous préciser de quelle manière? Godard m’a fasciné par sa manière audacieuse d’aborder le langage cinématographique. C’était un artiste radical.Voir des films comme À bout de souffle ou Anna Karina écoutant «Tu te laisses aller » dans Une femme est une femme sont des choses qui ont bouleversé mon esprit et mon cœur. Les Beatles ont été importants,surtout après leur décision de faire des disques sophistiqués. Hendrix est venu après, et c’était un génie musical. Mais ces films de Godard que j’ai vus dans les années 1960 ont été plus influents pour mon virage tropicaliste/anthropophagique/pop1 . Diriez-vous cela d’autres cinéastes très présents dans vos textes critiques, comme Federico Fellini ou Pedro Almodóvar? Fellini a changé mon âme avec La strada;Glauber,ma perspective critique avec Terre en transe; Pedro a réaffirmé la liberté de mes goûts artistiques lorsque j’ai vu pour la première fois un de ses films, à Paris, La Loi du désir. Un cinéaste sous-estimé revient souvent dans vos textes: René Clair. Il a été un précurseur dans l’utilisation des chansons au cinéma. Est-ce cet aspect qui vous intéresse particulièrement dans ses films? L’utilisation de la musique par René Clair m’a semblé divine dans À nous la liberté. Et, comme beaucoup de gens, j’ai trouvé qu’il anticipait le Chaplin des Temps modernes. En réalité, ma passion pour Clair est née lorsque j’ai vu Les Grandes Manœuvres. Je continue à trouver que c’est un bijou,avec un rythme d’une grande délicatesse,des formes visuelles élégantes,une utilisation poétique de la couleur. Une femme est une femme de Jean-Luc Godard (1961). La strada de Federico Fellini (1954). EURO INTERNATIONAL FILMS/STUDIOCANAL PONTI-DE LAURENTIIS CINEMATOGRAFICA /COLL. CDC Terre en transe de Glauber Rocha (1967). DIFILM/MAPA FILMES CAHIERS DU CINÉMA 130 ANS DU CINÉMA 11 Vous intéressez-vous à la comédie musicale? J’aime les comédies musicales depuis mon enfance.J’adore celles où Fred Astaire danse divinement (et chante, pas très bien) et aussi celles avec Gene Kelly. J’ai beaucoup aimé West Side Story, même si,comme dans d’autres comédies musicales,les moments plus opératiques, où un monologue est longuement chanté, m’ennuyaient. Vous avez composé la musique de plusieurs films, dont São Bernardo de Leon Hirszman (1975), que vous considérez comme votre collaboration la plus approfondie. Dans ce travail, en quoi le Caetano cinéphile a-t-il rencontré le Caetano musicien? Je revenais d’exil et Leon était en train de terminer São Bernardo. Quand il m’a demandé de composer la bande originale, je lui ai tout de suite répondu que cela serait pratiquement impossible, car l’auteur du livre, Graciliano Ramos, détestait la musique. Mais Leon a insisté et m’a montré des extraits du film,déjà presque entièrement monté. J’ai fait valoir que lorsque Nelson Pereira dos Santos a réalisé Vidas Secas,d’après le même Graciliano, il a eu l’idée géniale de faire du grincement des roues des chariots à bœufs un motif: lorsque la petite chienne meurt de faim, la famille de migrants sombre dans la tristesse, et ce qui fait alors office de musique, c’est ce bruit, sans qu’il y ait de charrette dans la scène. C’est profondément émouvant. Alors, Leon m’a rappelé que, sur le disque que j’avais enregistré à Londres en 1971, je reprenais le classique «Asa Branca» avec des gémissements qui pourraient servir de base à la bande originale. Il a projeté les scènes et j’ai improvisé une série de gémissements.Le film est très beau.À propos de «Asa Branca», je ne me suis jamais senti à l’aise dans les studios britanniques où je l’ai enregistré.Il n’y a qu’un seul enregistrement de cette chanson que je trouve vraiment beau: celui pour la télévision (le 10 septembre 1972, ndlr), lors d’un passage en France pendant mon exil. Même lors des concerts au Brésil, je n’ai jamais trouvé que j’étais aussi investi dans le chant que dans cet enregistrement à Paris. Je me trouve toujours trop conscient de moi-même, sauf là. Y a-t-il des compositeurs de musique de film que vous aimez particulièrement? Celui que j’aime le plus,c’est Nino Rota.Ce n’est pas un choix critique, c’est une réaction émotionnelle intime. J’ai entendu dire que le thème de La strada provenait d’une œuvre musicale qu’il avait plagiée.J’ai aussi lu que Nino,marqué par les chants populaires,était naïvement répétitif et bêtement sentimental.J’ai entendu Ennio Morricone dire ici au Brésil des choses de ce genre sur lui.Mais les thèmes de La strada,d’Amarcord,de Rocco et ses frères deVisconti (un film que j’adore) ou du Parrain de Coppola, c’est pour moi plus magique que la démonstration d’une plus grande maîtrise de la musique classique.J’adore aussi VictorYoung,mais rien n’égale mon enthousiasme pour Rota. À plusieurs reprises, vous avez raconté que votre désir de faire du cinéma est né pendant vos jeunes années à Bahia. Vous avez réalisé un unique film, O Cinema Falado, à 44 ans. Qu’est-ce qui vous a décidé à finalement passer à la réalisation? Après toute la force dont Glauber a fait preuve dans les festivals européens, après l’approbation d’Elia Kazan pour les films de Cacá Diegues (diminutif de Carlos Diegues, ndlr), c’està-dire après l’énergie historique du Cinema Novo, un cinéaste Caetano Veloso sur le tournage de son film O Cinema Falado (1986). PHOTO MARITZA CANECA 130 ANS DU CINÉMA 12 JUILLET / AOÛT 2025 incroyablement talentueux s’est montré capable d’aller plus loin: Rogério Sganzerla.Avec son passionnant O Bandido da LuzVermelha,il s’est révélé plus habile dans la réalisation et plus libre dans le traitement des thèmes que Glauber lui-même – et il s’est lancé dans une critique violente du Cinema Novo, à laquelle le jeune et inspiré Julio Bressane a adhéré. Il y a eu une rupture entre les deux groupes. J’étais fan d’O Bandido da LuzVermelha et j’étais tombé amoureux de Matou a Família e Foi ao Cinema de Bressane. Leurs films présentaient une plus grande instabilité dans leur réalisation que ceux des cinéastes du Cinema Novo – qui, à cette époque, remportaient un succès public avec des œuvres plus conventionnelles, mais pour certaines très puissantes. Dans un film très anticonformiste de Sganzerla, à un moment donné, l’image s’enfonce dans une piscine, accompagnée par la voix d’Aracy de Almeida. Elle chante une samba du génial Noel Rosa composée dans les années 1930. Les paroles disent «Le cinéma parlant est le grand responsable de la transformation». Cela m’a donné l’idée de faire un film à partir du titre O Cinema Falado («Le cinéma parlant»). J’ai tout de suite pensé à une citation de Godard qui dit qu’un film ça peut simplement être quelqu’un qui raconte une histoire devant la caméra. J’ai alors imaginé les dialogues d’un couple qui semble interpréter une scène romantique tout en développant des observations sur le cinéma, sérieuses ou comiques, en mêlant un côté essai à l’intime. S’y sont ajoutés l’imitation et le commentaire d’un discours de Fidel Castro par la grande comédienne Regina Casé;un extrait deThomas Mann en allemand récité par le traducteur bahianais Paulo César de Souza,en maillot de bain sur une plage;un fragment de Diadorim de Guimarães Rosa,récité par l’acteur et metteur en scène Hamilton Vaz Pereira… Le tout avec la danse en contrepoint:Maria Esther Stockler danse sur un son improvisé en direct par des musiciens qu’elle a amenés avec elle; mon ami d’enfance Dazinho danse sur le parvis de l’église Matriz de Nossa Senhora da Purificação, à Santo Amaro; mon frère Rodrigo danse une samba de roda traditionnelle de Bahia sur «Águas de Março» deTom Jobim,chanté par João Gilberto… En quoi le processus de création d’O Cinema Falado était-il à la fois proche et distinct de la composition d’un album? Il y a au moins deux de mes compositions dans le film : le samba-rap «Língua», de 1984, que je chante avec la participation de la grande Elza Soares, et «Mel», une chanson composée sur des paroles deWaly Salomão, dans la version espagnole de Willie Colón. Les disques sont composés de chansons qui doivent être des objets artistiques complets, comme un film. Et l’ordre des morceaux hérite aussi beaucoup de mon goût pour la structure cinématographique. Le disque Araçá Azul est sans doute le plus cinématographique de tous mes albums: les chansons n’y sont pas indépendantes, tout s’enchaîne dans un processus de montage. Comment est venue l’idée d’insérer les morceaux d’autres musiciens dans la bande sonore du film, par exemple John Cage? J’adore John Cage. Ses textes, sa personnalité, tout.À la fin, j’ai vu qu’il était essentiel.Après la séquence avec le discours de la petite fille,Nina,qui est ma filleule,seul Cage pouvait sembler suffisamment profond.Mais il y a aussi Schoenberg,et ma mère qui chante un chef-d’œuvre de Noel Rosa,celui-là même qui m’a donné le titre du film. Vous avez aussi réalisé les clips de vos chansons «Terra» et «O Estrangeiro». Dans le second, vous reprenez d’ailleurs des plans ou des idées d’O Cinema Falado... Ce clip de «O Estrangeiro» me semble meilleur que celui de «Terra». Il est beaucoup plus cinématographique et me ressemble davantage. J’ai créé les images à partir de choses personnelles. Le casting, les thèmes, tout est très intime. Même si j’ai réalisé ces clips sous le regard des réalisateurs de télévision qui me les avaient commandés. Pouvez-vous nous parler de votre apparition dans Parle avec elle d’Almodóvar, dans une séquence où vous chantez «Cucurrucucú Paloma»? Pedro est formidable. Il a l’esprit vif et un sens irrésistible de la conversation. Ses films lui ressemblent. Il m’avait demandé d’utiliser mon enregistrement de «Cucurrucucú Paloma» à la fin de La Fleur de mon secret. J’ai approuvé l’idée.Alors qu’il était encore en train de finaliser le film à Madrid, il a appris que Wong Karwai l’avait utilisé dans HappyTogether, sans me demander la permission. Pedro a alors retiré cette chanson et en a mis une autre à la place («Tonada de Luna Llena», ndlr). Quelques années et quelques films plus tard,il m’a appelé pour me dire qu’il voulait que j’enregistre «Cucurrucucú Paloma» dans une scène de son nouveau film.J’y suis allé avec les musiciens avec qui je jouais à l’époque, Jacques Morelenbaum, Pedro Sá et Jorge Helder.L’enregistrement a eu lieu dans une maison appartenant à Pedro,sur une terrasse.Nous avons joué et j’ai chanté tandis que les acteurs du film (et une partie des acteurs d’autres films de Pedro) étaient assis autour de nous. C’était très détendu. Vous souvenez-vous de la toute première fois que l’une de vos chansons a été employée dans un film? C’était dans Moleques de Rua, un court métrage d’Álvaro Guimarães de 1965.Il était metteur en scène de théâtre à Bahia et c’est lui qui m’a convaincu de me lancer définitivement dans la musique.Quand il a réalisé son seul film,sur les enfants sans abri de Salvador, il m’a demandé de composer la bande originale. J’ai composé une mélodie sans paroles,que ma sœur Maria Bethânia a chantée. On ne compte plus les cinéastes qui ont utilisé votre musique. Pour vous, quel est celui qui en a fait l’usage le plus surprenant? Dans Challengers, Luca Guadagnino a utilisé l’enregistrement intégral de «Pecado» d’une manière qui m’a fasciné. Quelle place le cinéma continue-t-il à avoir dans votre travail musical aujourd’hui? Le même que depuis toujours. Et après avoir répondu à vos questions, j’ai à nouveau envie de faire des films! Entretien réalisé par Claire Allouche et Marcos Uzal par courriel, le 4 juin. Traduit du portugais par Claire Allouche. Remerciements à Cláudio Leal, Camila Freitas et Luar Maria Escobar. 1 Anthropophagique: référence au mouvement anthropophage, courant artistique brésilien apparu dans les années 1920 prônant une appropriation et une assimilation des cultures européennes pour s’inventer une identité propre.
LES CAHIERS DU CINÉMA n°822 - Page 4
LES CAHIERS DU CINÉMA n°822 - Page 5
viapresse