LES CAHIERS DU CINÉMA n°797 - Page 7 - 797 AURORA FILMS PRÉSENTE AU CINÉMA LE 26 AVRIL « BURLESQUE ET ROMANTIQUE ! » LIBÉRATION« BURLESQUE ET ROMANTIQUE ! » CLARA COUTURET ZIAD JALLAD RIFAAT TARABEY DARINA AL JOUNDICOUTURET JALLAD TARABEY AL JOUNDI DIRTY DIFFICULT DANGEROUS UN FILM DE WISSAM CHARAF Couverture : montage photographique réalisé à partir d’une vue aérienne de l’écriteau Hollywood, à Los Angeles. © Amazing Aerial Agency/ABACAPRESS.COM AVRIL 2023 / Nº 797 Événement Enquête à Los Angeles Hollywood : Âge de glace parYal Sadat Rien à perdre entretien avec Adele Romanski Après dissipation des brumes entretien avec David Lynch California screenin’ par Jacky Goldberg Capitale du passé parYal Sadat Merawi Gerima, de la cuisse d’USC parYal Sadat Une ville brutaliste entretien avec Walter Hill Juste avant la peur entretien avec David Robert Mitchell La chevauchée du fantastique parVincent Malausa etYal Sadat De l’horreur, c’est tout entretien avec John Carpenter Cahier critique L’Amitié d’Alain Cavalier Désordres de Cyril Schäublin Spectres de la technique Entretien avec Cyril Schäublin L’Établi de Mathias Gokalp Chien de la casse de Jean-Baptiste Durand Partir de l’acteur Entretien avec Jean-Baptiste Durand Relaxe d’Audrey Ginestet Dirty, Difficult, Dangerous de Wissam Charaf Âmes Sœurs d’André Téchiné À mon seul désir de Lucie Borleteau Suzume de Makoto Shinkai Sur L’Adamant de Nicolas Philibert Beau Is Afraid d’Ari Aster Notes sur d’autres films Hors salles L’Affaire d’Outreau d’Olivier Ayache-Vidal et Agnès Pizzini Journal Festivals Berlin, Cinéma du réel,Toute la mémoire du monde, Écrans mixtes Rétrospective Les Blank à la Cinémathèque du documentaire Court métrage 40 ans de l’Agence du court métrage Pellicule 35 mm, paradoxes d’une mémoire vivante Censure Cinéma israélien : l’heure des brasiers Hommage Tom Luddy, par Richard Brody Disparitions Nouvelles du monde 8 8 16 18 24 26 30 32 34 35 38 44 44 46 47 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 60 66 69 69 74 75 76 78 79 80 81 DVD / Ressorties Distant Voices, Still Lives de Terence Davies Les femmes naissent deux fois, Le Temple des oies sauvages et La Bête élégante deYûzô Kawashima Deux sur la balançoire de Robert Wise Livres Le Grand Chant. Pasolini poète et cinéaste d’Hervé Joubert-Laurencin Dialogues en public de Pier Paolo Pasolini Fred Astaire, la haute société du spectacle de Timothée Gérardin Au travail Céline Bozon La nuit remue par Charlotte Garson Avec les Cahiers À la marge Objet Dielman par Nathalie Léger 82 82 84 85 86 86 88 88 90 90 95 97 97 Désordres de Cyril Schäublin (2022). ©SHELLAC Pensez à précommander votre numéro en ligne ! 132 PAGES Entretiens, archives et documents inédits PARUTION LE 26 AVRILN°1 Les Cahiers lancent une nouvelle collection de HORS-SÉRIES 12,90€ François Truffaut François Truffaut et Jean-Pierre Léaud sur le tournage des 400 coups (1959). ANDRÉDINO/LESFILMSDUCARROSSE/COLL.CDC ÉDITORIAL 5 CAHIERS DU CINÉMA AVRIL 2023 Hollywood, quand même par Marcos Uzal Jusqu’à quel point le nom Hollywood résonne-t-il encore dans le cinéma contemporain ? Jamais son sens, sa valeur, son poids, en termes économiques, esthétiques et culturels ne semblent avoir été si dévalués, malgré les multiples crises qu’il a déjà traversées. C’est que la crise actuelle est sans doute plus fondamentale : avec Hollywood,ce serait une certaine idée de la production cinématographique qui disparaîtrait, remplacée par de nouveaux modes de production et de diffusion.Il y a quelques mois, nous nous demandions depuis Paris ce qu’il en était de l’imaginaire hollywoodien à l’heure des super-héros et des remakes à foison (Cahiers n° 785), mais nous avions aussi envie d’aller voir sur place ce que l’on qualifiait en d’autres temps d’« usine à rêves »,en tant que lieu de tournage et de production.Or,on constate dans cette enquête menée par Yal Sadat que, quelles que soient les générations, revient effectivement l’idée que la survie d’Hollywood est intimement liée à d’autres préoccupations plus vastes, où l’esthétique (récits et formes) est inséparable d’une conscience de l’histoire et d’une manière de fabriquer les films. Il semble que pour ceux qui y travaillent, croire encore à Hollywood signifie souvent être attaché à des choses anciennes : le cinéma classique, le 35 mm, la salle… On en arrive à cet apparent paradoxe : lorsque Hollywood n’est pas qu’une matrice à blockbusters, il est à sa manière un bastion de l’artisanat cinématographique, dans le sens où (pour de bonnes ou de mauvaises raisons) l’idée de fabrication matérielle y est encore fortement défendue contre la dématérialisation généralisée des images et des moyens de les créer. Cette dimension à la fois historique et matérielle se ressent aussi dans l’aspect muséal qui risque de momifier cette industrie, où les gigantesques greniers que sont aussi chaque studio accumulent avec le temps costumes, objets, bouts de décors. Cette conscience d’avoir des racines n’est pas une évidence pour tous :à l’USC,l’université où l’on enseigne les « nouvelles images »,vouloir devenir cinéaste n’est plus systématiquement lié au fait d’être cinéphile. La question capitale serait donc d’avoir une mémoire ou de ne pas en avoir.C’est ce qui fait toute la différence entre The Fabelmans et Babylon dans leur vision d’Hollywood, Spielberg s’attachant à son rapport intime au cinéma (vu et bricolé dans l’enfance et l’adolescence) qui l’a mené jusque là,tandis que Chazelle ne fait que transformer en bouillie audiovisuelle une histoire qui ne l’intéresse pas pour ce qu’elle fut mais pour la manière dont il fantasme sa décadence et son agonie. Il est symptomatique que Spielberg arrête précisément son film aux portes des studios, comme si l’industrie, la carrière, c’était une autre histoire, tandis que pour Chazelle la « réussite » ne se raconte que depuis l’angle de l’arrivisme. Connaître et aimer Hollywood, c’est savoir combien la notion d’art y a été précieuse, et pendant longtemps miraculeusement conjuguée avec l’industrie et la popularité, parce que s’y sont trouvés de grands producteurs cultivés, voire esthètes, et un public curieux d’un cinéma nouveau s’inventant chaque semaine sous ses yeux.Très vite,les créateurs d’Hollywood ont compris qu’ils fabriquaient des mythes,et donc aussi des souvenirs,et bientôt des fantômes – au moins depuis Boulevard du crépuscule de Wilder (1950), qui fut précisément la première couverture des Cahiers. Ce n’est pas un hasard si certains cinéastes qui sont aujourd’hui les plus obsédés par le fait de travailler à Los Angeles, de David Lynch à David Robert Mitchell,font aussi de grands films de fantômes. Et sans doute pas un hasard non plus si le cinéma fantastique et d’horreur revient de plus belle. Tant qu’Hollywood saura regarder ses spectres et ses monstres,ceux de son histoire et de son imaginaire, il y aura encore des choses à y raconter. Ou pour le dire autrement : ce pied dans la tombe ne lui va pas si mal,tant qu’il n’y met pas le deuxième. ■ 10-31-1601 pefc-france.org www.cahiersducinema.com RÉDACTION Rédacteur en chef : Marcos Uzal Rédacteurs en chef adjoints : Fernando Ganzo et Charlotte Garson Couverture : Primo & Primo Mise en page : Fanny Muller Iconographie : Carolina Lucibello Correction : Alexis Gau Comité de rédaction : Claire Allouche, Hervé Aubron, Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène, Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy, Mathieu Macheret, Vincent Malausa, Eva Markovits,Thierry Méranger, Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo Ont collaboré à ce numéro : Richard Brody, Lucile Commeaux, Maud Gacel, Jacky Goldberg, Valentine Guégan, Romain Lefebvre, Nathalie Léger, Zoé Lhuillier, Jérôme Momcilovic, Josué Morel, Raphaël Nieuwjaer, Vincent Poli, Elie Raufaste, Jean-Marie Samocki ADMINISTRATION / COMMUNICATION Responsable marketing : Fanny Parfus (93) Assistante commerciale : Sophie Ewengue (75) Communication /partenariats : communication@cahiersducinema.com Comptabilité : comptabilite@cahiersducinema.com PUBLICITÉ Mediaobs 44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com Directrice générale : Corinne Rougé (93 70) Directeur de publicité : Romain Provost (89 27) VENTES KIOSQUE Destination Media, T 01 56 82 12 06 reseau@destinationmedia.fr (réservé aux dépositaires et aux marchands de journaux) ABONNEMENTS Cahiers du cinéma, service abonnements CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex T 03 61 99 20 09. 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On le trouve dessiné sur une page du livre Challenge de Vita Sackville-West, telle une dédicace, que Tár reçoit en cadeau par une personne qui ne laisse pas son nom,mais aussi à l’intérieur du couvercle d’un métronome, et en pâte à modeler sur le petit bureau de sa fille. (…) Quand Tár entre dans l’appartement que son assistante Francesca vient de déserter, elle découvre la première page de son propre manuscrit (l’autobiographie qu’elle s’apprête à sortir) : en filigrane la mention « épreuves » (proof) et le titre « TÁR ON TÁR » qui,dans un jeu de fléchage rouge, se transforme en « RAT ON RAT ».Tár devient ainsi le rat de laboratoire de ce labyrinthe infernal. Quand, plus tôt dans le récit, elle découvre le premier dessin de labyrinthe sur le livre de Sackville,elle calme ses nerfs en griffonnant des flèches reliant le nom de son ancienne élève et possible amante, « KRISTA », écrit en bleu, et son anagramme « AT RISK », tracé en rouge. Bleu et rouge, tout comme le labyrinthe en pâte à modeler. Mais ce n’est pas la seule chose que l’on devine sur cette même page du carnet : il y a une trace rouge, plus fine, plus légère, qui prend forme entre la trame des points imprimés de la page. Ces lignes dessinent l’esquisse d’un labyrinthe (le plan est furtif), motif qui va hanter tout le film, et dont Tár cherche peut-être le sens, sans que l’on ne sache s’il fut tracé avant la découverte du livre de Sackville. Le film, sous des allures de linéarité chronologique implacable, est sens dessus dessous, et on en vient à imaginer que ce dessin est le dessein, l’intention de quelque chose qui,depuis le début,est tracé par elle.Dessiner est aussi proche de l’écriture que de la notation musicale.(...) Ce grand labyrinthe devient le cerveau de Lydia, dessinatrice de tout : du patron de son costume à la portée de sa composition, en passant par ses notes jalousées sur la partition de Gustav Mahler, son autobiographie, son nom et bien sûr son carnet. Lydia Tár se fait l’écho d’un Mahler consultant Freud à propos de son mariage houleux avec Alma, à qui il avait dédicacé la fameuse 5e Symphonie. Mais le labyrinthe est ici un circuit fermé,Tár n’est pas tant un rat de laboratoire qu’un Minotaure, monstrueuse et seule, abandonnée de toutes et tous, prise entre les murs qu’elle a elle-même élevés. Anna Buno (Paris) UNE PRESCRIPTION, UNE ! Chers Cahiers, Après bien des tables rondes faisant et refaisant fébrilement le tour de la question, des études inquiètes du Syndicat de la critique de cinéma, de savants mémoires de Master (et même de thèses) soutenus dans de prestigieux lieux de savoir, il est enfin permis d’affirmer le plus objectivement du monde que la critique est prescriptive. Elle fait même parcourir plus qu’un long trajet du réseau RATP avec changement : des centaines de kilomètres, de larges pans du territoire français. Il est aussi permis d’affirmer que les Cahiers du cinéma en sont la cause, et Jean-Luc Godard le vecteur, plus précisément le cycle « Jean-Luc Godard : tour et détour » que j’ai mis en œuvre dans le cadre de mes fonctions de programmateur à la Bibliothèque publique d’information. Dimanche 19 mars,après la cinquième séance (sur les six), un jeune homme est venu me trouver pour témoigner du plaisir qu’il avait eu à suivre le cycle,me demandant un programme récapitulatif, s’excusant enfin de ne pas pouvoir assister à la dernière séance le lendemain parce qu’il devait rallier Clermont-Ferrand dans la soirée. L’échange s’est poursuivi ; il m’a ensuite confié être étudiant aux BeauxArts de la capitale auvergnate et avoir pris connaissance du cycle dans le numéro de mars de la revue.D’où l’envie de partager avec la rédaction cette réconfortante épiphanie de nos métiers de transmission, et le beau conte cinéphile interprété par ce godardien clermontois qui se reconnaîtra forcément en nous lisant. Arnaud Hée (Clichy) Merci d’adresser votre correspondance aux Cahiers du cinéma, Courrier des lecteurs, 241 boulevard Pereire, 75017 Paris ou à redaction@cahiersducinema avec « Courrier des lecteurs » en objet du courriel. Les lettres publiées sont susceptibles d’être abrégées et éditées, et les titres émanent de la rédaction. COURRIER DES LECTEURS Tár de Todd Field (2022). ©2022FOCUSFEATURES,LLC. AU CINÉMA LE 12 AVRIL shellac présente U N A U T R E M O N D E E S T P O S S I B L E " U n e f a b l e r e m a r q u a b l e e t é t o n n a n t e s u r l e c a p i t a l i s m e " LE MONDE " U n g e s t e p o i n t i l l i s t e d é l i c i e u s e m e n t e n v o û t a n t " LES INROCKUPTIBLES 8CAHIERS DU CINÉMA AVRIL 2023 ÉVÉN EMEN T ENQUÊTE À LOS ANGELES Le Hollywood Walk of Fame photographié par Aude Guerrucci pour les Cahiers du cinéma en mars 2023. CAHIERS DU CINÉMA AVRIL 20239 ÉVÉN EMEN T Hollywood se trouve-t-il toujours à LosAngeles ?À la charnière de février et de mars, il faut se frayer une route à travers le brouillard, se fier aux palmiers à moitié avalés par la grisaille,pour s’assurer que les points cardinaux de la ville sont encore à leur place. Brièvement couvert de neige et frappé par des trombes perçant les toits des villas de Pacific Palissades jusqu’à Pasadena, mal taillées pour la pluie, L.A. donne des signes de glaciation déstabilisante et a priori en phase avec les tâtonnements d’une industrie sur la brèche – comme chaque année à la veille des Oscars, mais les mois précédents n’ont pas été moins fébriles. L’année 2022 aura été marquée par la défection encore plus grande du public américain (lire p. 24), à peine dédramatisée par quelques arbres cachant une forêt de désolation :le triomphe d’Everything EverywhereAll at Once,sur les écrans puis à la grand-messe annuelle donnée par l’Academy, devait réinjecter un peu d’optimisme dans les circuits d’une machinerie qui déjà retenait son souffle,l’an dernier,face aux loopings célestes deTom Cruise.Top Gun:Maverick a évité la récession à la Paramount et « sauvé les fesses d’Hollywood », si l’on en croit Spielberg, vu étreignant la star dans une vidéo devenue virale. « Il se peut même que tu aies sauvé la distribution en salles ! », ajoute l’ancien roi du box-office. Drôle de monde que celui où l’exploitation est diagnostiquée comme « sauvée » par un Spielberg lui-même sorti d’échecs douloureux (West Side Story et The Fabelmans), où l’Oscar du meilleur film ne rime plus forcément avec un plébiscite international (en 2022, il revenait à CODA, remake de La Famille Bélier qui dort depuis sur Apple TV) et où les Golden Globes sont démonétisés. Comment évaluer la notion de succès dans ce monde-là ? Issues de guichets physiques ou d’abonnements en ligne,les recettes financières restent évidemment la première boussole,et il n’y a guère à s’inquiéter pour le règne des titans Disney et Warner, qui ont pris le virage du streaming (tandis qu’à l’inverse,Apple projette de consacrer un milliard de dollars par an à la sortie de ses productions en salle). Seulement, tous se trouvent dans une phase de remise en cause stratégique comme il s’en produit depuis l’aube d’Hollywood, sur l’air de « nobody knows anything » (formule deWilliam Goldman pour définir l’éternelle incertitude du show-business). L’arrivée de David Zaslav à la tête de ce qu’il faut désormais appeler « Warner Bros. Discovery » (« Un changement de nom juste destiné à pouvoir virer tout le monde », selon Joe Dante, voir Cahiers n° 790),a occasionné la suppression de nombreux postes dédiés aux longs métrages de cinéma – et selon la rumeur, Zaslav ne voudrait plus de Malpaso, société de Clint Eastwood abritée en son giron. De retour aux commandes de Disney, Bob Iger annonce pour sa part vouloir ralentir la frénésie des suites usinées tous azimuts et prêche le recentrement de sa firme sur la part « matérielle » de son activité, comprendre : sur Disneyland. Si bien que l’on peut décidément douter, dans cette brume épaisse, qu’Hollywood se trouve bien à Los Angeles et non dans la SiliconValley où s’aiguisent ses outils de diffusion – ou à NewYork, compte tenu des contre-modèles East Coast susceptibles de redonner foi en un cinéma non entièrement franchisé. Fatalement, la tentation élégiaque est grande, et les auteurs encore en place scrutent le passé du mythe (lire p. 26), comme si le désert sur lequel est bâti la cité – célébré sans grâce dans Babylon,laminé aussi au box-office américain – reprenait dangereusement ses droits. Boulevard crépusculaire Traverser la ville refroidie, c’est se poser une question dont la réponse doit être traquée comme un fantôme : une prochaine vague du cinéma d’auteur hollywoodien est-elle possible ? L.A. survit-il en tant que foyer de créativité ou bien est-il, sinon déserté, dématérialisé par les réunions Zoom à quoi la vie sociale des Angelenos semble parfois se résumer ? Bonne surprise : les petites mains plus ou moins acoquinées avec le système acceptent encore les entretiens dans les bars et les diners où se retrouve la frange active du métier. Critique amateur depuis qu’il coanime avec son vieux comparse Tarantino le podcast « Video Archives »,Roger Avary (co-scénariste oscarisé de Pulp Fiction et auteur des Lois de l’attraction) nous accorde audience au Beverly Glenn Deli, enclavé entre Beverly Hills et la vallée de San Fernando. « J’ai choisi cet endroit parce que ce genre de points de rendez-vous tend à disparaître, annonce Avary en versant du sirop d’érable dans un grand café, et cette date parce que c’est l’anniversaire de ma défunte mère.J’ai pensé que c’était adéquat, puisqu’on se parle pour faire l’autopsie du cinéma – selon l’idée que j’en ai, en tout cas ! » Quelle idée du cinéma, au juste ? Avary répond par une faconde de deux heures presque ininterrompues : ce que l’on pleure, dit-il sans craindre d’adopter une posture de boomer, c’est un artisanat hollywoodien enterré par l’avènement du numérique. « Nous vivons aujourd’hui la prédiction faite jadis par Coppola :“L’avenir du cinéma, c’est une jeune fille isolée à la campagne,dotée d’outils qui lui permettent de devenir cinéaste sans même venir à Hollywood.” Super, sauf que le numérique est un média aussi distinct du cinéma que l’aquarelle de la peinture à l’huile. La notion d’auteur a été enterrée par la possibilité de tourner et d’éclairer n’importe comment, sans sculpter la lumière naturelle, ni choisir un moment crucial pour la prise. Sans les choix HOLLYWOOD ÂGE DE GLACE par Yal Sadat 10CAHIERS DU CINÉMA AVRIL 2023 ÉVÉN EMEN T artistiques draconiens auxquels forçait la pellicule,la force de caractère qui fait l’auteur a disparu, et ce monde numérisé l’a déjà oublié. Les aspirants cinéastes sont endoctrinés par cette dématérialisation. USC [Université de Californie du Sud, ndlr] a mis son matériel argentique à la rue il y a quelque temps comme un encombrant : des objectifs, des tables de montage analogique, etc. J’ai dû être une des rares personnes à me précipiter pour en récupérer une partie. » Un tour sur le campus d’USC (lire p. 30) suffit pour voir que l’établissement, s’il a engendré des auteurs confirmés, se spécialise avant tout dans la formation des chevilles ouvrières employées par un grand flux de « nouvelles images » (l’accent est mis sur l’enseignement de techniques comme la motion capture), plus télévisuel que cinématographique. En ces lieux décorés d’affiches du vieil Hollywood – Mary Pickford,Buster Keaton… –, qui regarde encore ces feature films qui ont fait l’histoire du média ? Bref sondage auprès d’une dizaine d’étudiants : tous consomment des séries, mais aucun n’est familier des classiques mis à l’honneur ici. Où sont, alors, les jeunes cinéastes cinéphiles ? Tyler Taormina (lire Cahiers n° 782) incarne une nouvelle garde indépendante chassée d’Hollywood, alors même que la Californie banlieusarde est pour lui un motif crucial. « Pour faire un film singulier sur L.A., deux options : un budget monumental ou pas de budget du tout. Il n’y a pas de juste milieu, assure-t-il depuis Chicago où il tourne son prochain film. Les taxes rendent la vie impossible aux productions moyennes. On peut voler des images comme on l’a fait pour Ham on Rye.Mais cela suppose de tourner sans permis,d’être prêt à tout geler et donc d’avoir peu d’argent en jeu. » Parmi les producteurs, le pessimisme fluctue : heureux initiateur d’American Sniper, plus grand succès d’Eastwood, Andrew Lazar veut croire « que les auteurs aux visions fortes seront toujours courtisés,parce qu’ils sont rares.TaikaWaititi se retrouve chez Marvel et Rian Johnson sur Netflix parce qu’on se fie à leur singularité.Avant que Clint soit attaché au projet,Warner avait refusé le script d’American Sniper. Ils ont retourné leur veste en apprenant que Spielberg voulait également le faire avec DreamWorks : preuve que les désirs de cinéastes ont une influence sur le comportement des studios ». Neal Edelstein, qui a porté Une histoire vraie et Mulholland Drive pour Lynch,rejoint Avary sur le constat d’un cinéma éreinté par la culture numérique.« Le streaming éduque les jeunes réalisateurs à se concentrer moins longtemps, et à ne plus concevoir pourtant que des histoires-fleuves.Je veux produire des films de deux heures, pas de la merde qui s’étire sur des mois ! La Sillicon Valley semble dominer Hollywood. L’I.A. devient un sujet de préoccupation quand on voit qu’on teste des logiciels de montage automatique.À quand les scripts écrits par des robots ? Cela me terrifie ». Mêmes angoisses à propos d’un « appauvrissement culturel » du côté du Français Nicolas Chartier,connu pour un franc-parler tonitruant et une carrière évoquant celle d’un Saïd Ben Saïd from L.A.(il a produit Kathryn Bigelow,William Friedkin,Joe Dante et autres génies battant de l’aile dans les années 2010) : « La disparition des auteurs s’explique par l’éducation défaillante du public et par une vérité pas bonne à dire : depuis queWeinstein a été emprisonné, il n’y a plus de films intéressants dans les salles. C’était le seul qui avait du goût à Hollywood, tout le monde suivait son avis :les acheteurs étrangers se jetaient sur les acquisitions domestiques de Miramax, les Américains se ruaient sur les films de Sundance sur lesquelsWeinstein avait fait une offre. Depuis son arrestation, le marché indépendant s’est écroulé de façon catastrophique, et il était déjà fragilisé par les séries. » Concentré sur la VOD, Chartier poursuit toutefois une activité intense depuis d’élégants bureaux de Studio City – et de fait, parmi tous ces professionnels, personne ne semble craindre pour ses futures affaires.« De l’argent pour faire des films, il en reste des tonnes »,précise le Français.Si crise il y a,elle toucherait moins les structures que la créativité ? « L’histoire d’Hollywood est celle d’une crise permanente », relativise un autre exilé, Sébastien Lemercier, à la table d’un diner suranné de Silver Lake. Pour cet ancien assistant d’Arnaud Desplechin issu de Why Not Productions, venu à L.A. pour accompagner James DeMonaco et ses American Nightmare produits aux côtés du roi de l’horreur Jason Blum,l’incertitude favorise précisément l’originalité et les « gestes punk,parce qu’on est désormais obligé de faire événement ». American Nightmare n’aurait-il pas justement préfiguré la repolitisation du cinéma de genre (lire p. 35) ? « On avait conçu un récit de lutte des classes, puis le public nous a appris ce que l’on n’avait pas anticipé : c’était aussi un récit de luttes intercommunautaires, qui a reçu l’assentiment des spectateurs noirs et latinos. Je ne prétends pas du tout qu’on a lancé un mouvement, il faut être plus humble que ça. Mais ça a ouvert une porte à Jason : il s’est dit, tiens, finalement, être politique n’est pas une mauvaise chose. » La tendance ne s’est pas démentie depuis, et Jordan Peele en sait quelque chose. Des plumes fortes (plus que l’épée ?) Le sort des auteurs ne s’envisage pas sans se heurter à deux sujets inflammables. D’une part, la rémunération des scénaristes,objet d’une tempête annoncée alors que laWriters Guild ofAmerica envisage une grève d’une ampleur semblable à celle de 2007.En cause,le refus des plateformes de payer les auteurs au prorata des bénéfices engrangés par les succès de leurs catalogues. Là où les plumes se voyaient rétribuées à chaque nouvelle phase de diffusion d’une œuvre (salle,DVD,VOD…),elles doivent se contenter d’un chèque remis par les streamers,qui se réservent les droits d’exploitation de leurs productions originales. Le soutien de laWGA est loin d’être unanime : « Donner un bonus aux auteurs indexé sur les recettes,pourquoi pas ;mais comment évaluer un succès de streaming sans billetterie ? »,conteste Lazar (et il faut concéder que le mètre étalon d’un hit reste opaque dans le monde des plateformes). « Moi non plus, je ne suis pas payé différemment selon qu’une production réservée au streaming est un four ou un triomphe, s’agace Chartier. Et souvenons-nous de la dernière grève qui nous a privés de scénaristes : c’est la téléréalité qui les a remplacés et les Kardashian qui ont gagné. » Le second sujet est la mainmise grandissante des agences d’acteurs sur le star system,et donc sur les chances de bâtir les projets indépendants autour de célébrités. On nous l’explique souvent off the record avec des regards fuyants :face à la chute de la valeur-star (due à la concurrence des influenceurs et surtout des comics – les seuls noms vraiment bankables étant ceux des super-héros),les agents muent en chiens de garde programmant leurs poulains pour intégrer la série super-héroïque du moment.Pas question que l’agenda d’un tournage-fleuve soit pollué par une production indie qui ne rapporte rien à la star (et donc à son manager). Les agents eux-mêmes, moyennant l’anonymat, admettent un regain de férocité dans la profession depuis le récent rachat de la grande agence ICM par sa rivale CAA,devenue un astre noir aux moyens de pression excédant ceux des studios. Devant ces deux pommes de discorde, les réactions d’auteurs varient selon que l’on s’appelle Jim Cummings CAHIERS DU CINÉMA AVRIL 202311 ÉVÉN EMEN T En haut, Roger Avery dans un diner à Beverly Glen, et, ci-dessus, Deniz Gamze Ergüven dans le quartier de Los Feliz, photographiés par Aude Guerrucci pour les Cahiers du cinéma.
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