LES CAHIERS DU CINÉMA n°821 - Page 4 - 821 Couverture: La Fabuleuse Mme Maisel d’Amy Sherman-Palladino, saison 3 (2019). Courtesy of Philippe Antonello for Amazon MGM Studios Motif graphique: IStock / Marina Voyush JUIN 2025 / Nº 821 Spécial 130 ans David Simon À l’écoute Entretien avec David Simon Événement Séries: quelle vie après l’âge d’or? Soap cinéma par Hélène Boons À la recherche du temps perdu par Raphaël Nieuwjaer Séries comiques françaises, Cohen et Zadi, flamme et flambeau par Mathilde Grasset Un métronome permanent Entretien avec Amy Sherman-Palladino Étoiles d’Amy Sherman-Palladino et Daniel Palladino Le pari du bien Entretien avec Mike Flanagan Life of Chuck de Mike Flanagan Saisons critiques Conversation avec Emmanuel Burdeau et Lucile Commeaux Politique de l’autre auteur Entretien avec Éric Rochant L’art d’acquérir Entretien avecVirginie Padilla (Arte) Séries Mania 2025 par Jean-Marie Samocki Reportage Plus drôle la vie Critiques Adolescence de Jack Thorne et Stephen Graham, The Newsreader de Michael Lucas, Parlement de Noé Debré, Émilie Noblet et Jérémie Sein, La Servante écarlate de Bruce Miller, Bref.2 de Kyan Khojandi et Bruno Muschio, Bad Boy de Ron Leshem, Hagar Ben‑Asher et Daniel Chen, L’Éternaute de Bruno Stagnaro Éditions DVD/Blu-ray L’Hôpital et ses fantômes de Lars von Trier, Columbo de Richard Levinson et William Link, Heimat d’Edgar Reitz Film du mois The Phoenician Scheme de Wes Anderson The Magnificent Anderson par Thierry Méranger Jeu de piste Avec les Cahiers Cahier critique Mission: Impossible – The Final Reckoning de Christopher McQuarrie Les Mots qu’elles eurent un jour de Raphaël Pillosio La Venue de l’avenir de Cédric Klapisch Sous hypnose d’Ernst De Geer Notes sur d’autres films 10 10 16 18 22 24 26 31 32 37 38 44 49 50 52 54 60 62 62 64 69 70 70 72 73 74 75 Journal Rétrospective John M. Stahl à la Cinémathèque française Festival Jeonju Portrait Nurith Aviv Disparitions Nouvelles du monde Répliques Retour de Cannes Vertige des sens et des temps par Olivia Cooper-Hadjian, Charlotte Garson,Yal Sadat, Élodie Tamayo et Marcos Uzal Chronique Pages arrachées Poussières d’amour (1) par Pierre Eugène Ressorties/DVD/Livres Introduction à une véritable histoire du cinéma de Jean‑Luc Godard Un rêve plus long que la nuit de Nikki de Saint-Phalle Le Cinéma buissonnier. Entretien avec Jean-François Stévenin de Romain Sublon Les Chevaux de feu de Sergueï Paradjanov 81 81 82 83 84 85 86 86 92 92 94 94 95 96 97 Tom Cruise sur la tournage de Mission: Impossible – The Final Reckoning de Christopher McQuarrie (2025). PHOTO GARETH GATRELL/© 2025 PARAMOUNT PICTURES APPEL Dans le cadre d’un recensement des archives des Cahiers du cinéma, nous actualisons notre base de coordonnées des auteurs et autrices ayant écrit aux Cahiers. Si vous en faites partie, nous vous remercions de nous écrire à l’adresse suivante: archives@cahiersducinema.com. COLLECTION HORS-SÉRIE CINÉASTES DISPONIBLES SUR NOTRE SITE 13,90€ 132 PAGES Entretiens, archives et documents inédits CINEASTES Demy Jacques HORS-SÉRIE N°3 CAHIERS DU CINÉMA ÉDITORIAL 5 Certains militants animalistes et antispécistes se sont insurgés non seulement contre la sortie de Tardes de soledad d’Albert Serra mais également contre son accueil très favorable dans la presse, en particulier dans les Cahiers (no 818).Ces réactions sont suffisamment emblématiques d’un certain positionnement face à la critique, et au cinéma de manière générale,pour que l’on s’y attarde.Signalons d’abord que ceux qui ont réagi avec le plus de virulence,Camille Brunel dans une vidéo diffusée sur Facebook etYouTube ou Arnaud Hallet dans un long article publié sur Instagram, avouent ne pas avoir vu le film. Leur réaction est de principe: la corrida est barbare et celui qui la filme est complice de cette barbarie,l’existence même du film est donc condamnable, et sa défense une erreur éthique.Une telle position dit bien tout ce qui oppose une posture militante à l’exercice de la critique : le militant se campe dans la certitude d’une idéologie tandis que le critique s’ouvre au seul acte de regarder. S’en tenir au tremblement de ce que l’on voit, c’est certes moins rassurant que de se draper d’une opinion. N’ayant pas vu Tardes de soledad, ces détracteurs se sont attaqués aux textes qui le concernent et, plus encore, aux propos de Serra. Une chose les a choqués : qu’il revendique que le film se situe ailleurs que dans le débat pour ou contre la corrida,et que nous prenions ce postulat à notre compte. Alors rappelons une évidence : cela ne veut pas dire que dans son film Serra se lave les mains de la question éthique dans une neutralité hypocrite,mais qu’il laisse cette question au spectateur, seul avec ses émotions et réactions plutôt que pris en charge par un message univoque.Prenons un autre exemple:Le Sang des bêtes est-il pour ou contre les abattoirs ? Georges Franju,son réalisateur,disait qu’il vomissait chaque soir en rentrant chez lui tant le tournage était éprouvant, mais il savait que la condition pour que le spectateur soit aussi sidéré qu’il l’avait été luimême était de le laisser seul face à cette réalité dévoilée. Et il revendiquait de le faire en artiste,c’est-à-dire en y cherchant une forme de beauté terrible, comme Rembrandt peignant ses bœufs écorchés. Pourquoi ? Pas pour recouvrir l’horreur d’un joli maquillage mais, bien au contraire, pour la rendre à sa présence même,à nu,et nous y faire accéder par les sens. C’est à cette condition que Le Sang des bêtes nous bouleverse si intimement,au point d’avoir été à l’origine du végétarisme de beaucoup de spectateurs. De même,Tardes de soledad,qui a certainement provoqué plus de rejet de la corrida que de vocations, ne nous console avec aucun mot d’ordre. Bien sûr, dans la différence entre notre position et celle de rejeter le film en bloc, se joue une question profonde. Nous la résumerons le plus cinématographiquement possible: est-ce la même chose que de voir la mise à mort d’un taureau et celle d’un homme ? Pour moi, non. Le dire ne justifie aucune cruauté envers les animaux, mais signifie simplement qu’un humain ne voit pas dans l’animal ce qu’il voit dans un autre humain.Et s’il est un art qui a fait de cette émotion son essence, c’est bien le cinéma – l’homme enfin rendu visible aux humains, comme l’écrivait Béla Baláz. Je laisse donc à leur indécence ceux qui, confondant toutes les souffrances et les morts, comparent la corrida aux sacrifices humains aztèques ou à des crimes de guerre pour qualifier Tardes de soledad de «snuff movie» jusqu’à écrire que «l’arène est une chambre à gaz à ciel ouvert» (Hallet). Ce qui nous motive, et cela vaut pour tous les sujets, ce n’est pas de prendre le lecteur par la main en lui dictant ce qu’il doit penser (attitude militante), mais de prolonger l’acte de voir par soi-même que nous propose encore le cinéma en ces temps qui étouffent sous l’information. Dans Introduction à une véritable histoire du cinéma, qui vient d’être réédité dans une version intégrale (lire page 94), Godard dit : « Un socialisme, ça serait des gens qui arrivent à s’entendre à partir de ce qu’ils ont vu. » Parfaite définition de ce que tente d’être une revue de cinéma. ■ Histoire de l’œillère par Marcos Uzal www.cahiersducinema.com RÉDACTION Rédacteur en chef: Marcos Uzal Rédacteurs en chef adjoints: Fernando Ganzo et Charlotte Garson Couverture: Primo&Primo Mise en page: Fanny Muller Iconographie: Carolina Lucibello Correction: Alexis Gau Comité de rédaction: Claire Allouche, Hervé Aubron, Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène, Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy, Vincent Malausa, Thierry Méranger, Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo Ont collaboré à ce numéro: Hélène Boons, Anna Buno, Circé Faure, Lucas Granero, Mathilde Grasset, Romain Lefebvre, Josué Morel, Raphaël Nieuwjaer, Guillaume Orignac, Vincent Poli, Élie Raufaste, Axelle Ropert, Jean‑Marie Samocki, Louis Séguin ADMINISTRATION / COMMUNICATION Responsable marketing: Fanny Parfus Assistante commerciale: Sophie Ewengue Communication/partenariats: communication@cahiersducinema.com Comptabilité: comptabilite@cahiersducinema.com PUBLICITÉ Mediaobs 44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com Directrice générale: Corinne Rougé (93 70) Directeur de publicité: Romain Provost (89 27) VENTES KIOSQUE Destination Media, T 01 56 82 12 06 reseau@destinationmedia.fr (réservé aux dépositaires et aux marchands de journaux) ABONNEMENTS Cahiers du cinéma, service abonnements CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex T: 03 61 99 20 09. F 03 27 61 22 52 abonnement@cahiersducinema.com Suisse: Asendia Press Edigroup SA – Chemin du Château-Bloch, 10 - 1219 Le Lignon, Suisse. T: +41 22 860 84 01 Belgique: Asendia Press Edigroup SA – Bastion Tower, étage 20, place du Champ-de-Mars 5, 1050 Bruxelles. T: +32 70 233 304 Tarifs abonnements 1 an, France Métropolitaine (TVA 2,10%): Formule intégrale (papier + numérique): 75€ TTC. Formule nomade (100% numérique): 55€ TTC. Tarifs à l’étranger: nous consulter. ÉDITIONS Contact: editions@cahiersducinema.com DIRECTION Directeur de la publication: Éric Lenoir Directrice générale: Julie Lethiphu 64 rue de Turbigo – 75003 Paris www.cahiersducinema.com T: 01 53 44 75 77 E-mail: @cahiersducinema.com précédé de l’initiale du prénom et du nom de famille de votre correspondant. Revue éditée par les Cahiers du cinéma, société à responsabilité limitée, au capital de 18 113,82 euros. RCS Paris B 572 193 738. Gérant: Éric Lenoir Commission paritaire nº1027 K 82293. ISBN: 978-2-37716-124-9 Dépôt légal à parution. Photogravure: Fotimprim Paris. Imprimé par Rotimpres (Espagne). Papier: Perlen Value 65g/m². Origine papier: Suisse. Taux fibres recyclées: 62%. Certification: PEFC 100% Ptot: 0.44kg/T Avec le soutien de 6 CAHIERS DU CINÉMA JUIN 2025 COURRIER DES LECTEURS LES LINCEULS, UNE MORT À SOIE Les soies sont belles dans le dernier film de Cronenberg, le costume Saint Laurent tombe bien sur les chaussures:sous les tissus,la chair est en train de pourrir,déjà,le tégument de Becca fond sous terre,réduit comme peau de chagrin, et Karsh l’observe via son interface, l’écran scintillant d’une stèle,d’une app-tombale.Sûrement, Cronenberg éprouve la même hypoxie: bien résolu à contourner l’abîme, ne pas regarder trop longtemps en bas,il s’arrime donc au sol, surface confuse et anecdotique. Son intrigue sonne comme chez Pascal, la fuite par le divertissement; pour mieux camoufler le néant,le voici déroulant des poncifs sur la névrose moderne: l’intelligence artificielle et les ingérences étrangères, le complotisme, l’écoterrorisme et la cybersurveillance… Très vite, Cronenberg lui-même ne sait plus où il va, trop occupé qu’il est à ne pas glisser dans le vide ou,plus précisément,dans la tombe. Fort heureusement,le sujet des Linceuls transcende son histoire.Après la vie à deux, où va le corps de l’autre ? Que reste-t-il des courbes,ses hanches et ses seins,toute cette grammaire de gestes qu’on a aimés de lui ? Comme sainte Thérèse d’Avila, dont on préleva les membres pendant plus de deux cents ans, jusqu’à leur scellement définitif dans un cercueil d’argent, Les Linceuls explore l’idée d’un corps qui ne s’appartient plus, un corps «plus corps» réduit à l’image. Ce corps bien sûr, est celui d’une femme ; on en prélève des bouts, réels ou numériques, fouille ses cavités, le zoom fore l’intime, le pénètre, et tandis que des hackers s’emparent de clichés ou les modifient – fleurissant les os de tumeurs électroniques –, que les médecins partagent des radios en format jpeg, le corps resté corps de Becca poursuit sa lente mutation, coulant ses molécules au satin radioactif du Shining Cloth. À force de l’observer, blotti derrière son écran,Karsh lui aussi s’est coupé du corps, comme le comte d’Athol chezVilliers de l’Isle-Adam:replié dans son panoptique de synthèse, sa belle maison de magazine, sa voiture autonome,son assistante artificielle, Hunny, avatar de Becca grimée en koala, en monstre lynchéen… François Peretti (Chaumot) LE CORPS ENCORE « Le chagrin vous pourrit les dents.» Cette première réplique, une remarque du dentiste de Karsh, n’a rien d’innocent. Chez Cronenberg, le chagrin, comme tout affect, n’est pas seulement une perturbation de l’âme mais aussi du corps – une altération, en l’occurrence –, matérielle et visible. […] Pas de poésie ni d’élégie, encore moins de résilience: le deuil prend la forme d’une obsession macabre, que ne fait que prolonger une invention technologique. Par l’image de sa femme, Karsh demeure avec elle, pas seulement avec son souvenir, mais bel et bien elle, très littéralement en chair et en os. Du moins, le croit-il. Car son linceul, eût-il la prétention d’adhérer au réel pour en relayer une image exacte, ne fait rien de plus qu’en donner une image de synthèse, une recomposition numérique affichée sur un écran de smartphone.Existera toujours un écart,une faille.C’est par elle que s’engouffrera le drame. […] Face à autant de faux-semblants, d’images truquées et de doubles-fonds, que reste-t-il de réel ? Le corps ? Le corps est concret, matériel et se donne à voir sans intercesseur, pourrait-on penser. Pourtant, lui aussi est trompeur.Terry, sœur de Becca et ex-femme de Maury, ressemble à s’y méprendre à sa sœur décédée.Karsh n’est pas dupe de l’altérité. Pourtant,Karsh etTerry finiront par coucher ensemble. Ensemble, ils joueront un fantasme, et pendant cet instant, le corps deTerry ne sera plus qu’un médium,vecteur de l’image d’un fantôme. […] Portés par des élans désespérés,les personnages du dernier film de Cronenberg nous donnent à voir un monde équivoque, […] où la vérité se dilue dans des réseaux d’interprétations impossibles, sans jamais cesser toutefois d’être un horizon. Une réalité hybridée au numérique et à la synthèse, réalité fragile, falsifiable – mais a-t-il jamais existé un monde non falsifié ? On pense au Château de Kafka, à Joseph K. traquant la vérité du monde qui l’entoure et de sa présence au village, alors que les événements qu’il vit portent en eux leur propre négation.Cronenberg, lui, se fait le cartographe d’une certaine paranoïa contemporaine, de la précarité d’un monde qui ne tient que par un seul acte de foi. Clément Girard (Rennes) Merci d’envoyer votre correspondance à redaction@cahiersducinema.com ou à Courrier des lecteurs, Cahiers du cinéma, 64 rue de Turbigo, 75003 Paris. Les lettres sont éditées par la rédaction, également responsable des titres. Les Linceuls de David Cronenberg (2024). © GRAVETECH PRODUCTIONS INC./SBS PRODUCTIONS "Hilarant et acide." TÉLÉRAMA AUCINÉMALE25JUIN JUIN 2025 ARCHIVES 8 La mise en ligne de l’intégralité des archives des Cahiers du cinéma – soit plus de 800 numéros, écrits par quelque 1300 contributeurs depuis soixante-quatorze ans – constitue un événement cinéphilique à plus d’un titre. En rendant disponibles tous ces textes partout dans le monde, nous donnons non seulement accès à un immense patrimoine historique et intellectuel, mais permettons aussi à chacun de se frayer son propre chemin dans la mémoire de cette revue sans laquelle l’histoire du cinéma ne serait pas la même. Un certain nombre de ces textes ont été republiés dans des recueils consacrés à tel ou tel auteur, mais ce n’est pas la même chose de les redécouvrir dans leur jus, pour mieux comprendre dans quel contexte, au milieu de quels débats, entre quels autres articles et photographies ils ont été écrits et publiés. Car la beauté d’une revue, c’est qu’elle n’est pas gravée dans le marbre. Elle est un organisme vivant, fruit d’un travail collectif, traversé de courants divers, inséparable du moment où elle se conçoit. Par exemple, il est très intéressant de voir que, dans le numéro 31 de janvier 1954, le fameux texte polémique de François Truffaut «Une certaine tendance du cinéma français», s’attaquant au pouvoir de quelques scénaristes et à des conceptions académiques de l’écriture de scénario, prend place après un long article de Jacques DoniolValcroze intitulé «Déshabillage d’une petite bourgeoise sentimentale», consacré aux représentations très limitées des personnages féminins dans le cinéma français et qui se conclut ainsi: «Le cinéma français, si vous n’y prenez garde, ne sera plus bientôt qu’un vieillard lubrique lorgnant une luronne dévêtue.» Il n’est pas non plus indifférent qu’en couverture de ce numéro figure Le Petit Fugitif de Morris Engel, Raymond Abrashkin et Ruth Orkin, œuvre précurseuse de la NouvelleVague, à laquelle André Bazin consacre ici un texte; et qu’à côté de l’évocation de ce film à la légèreté technique révolutionnaire figure un ensemble sur le Cinémascope. Et savez-vous quel film figure en couverture du numéro 120 (juin 1961), où est publié le canonique «De l’abjection» de Jacques Rivette consacré au film Kapo de Gillo Pontecorvo ? Exodus d’Otto Preminger! Soit deux manières très différentes de penser les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et le destin du peuple juif. Dans ce même numéro: une partie des dialogues du Petit Soldat de Jean-Luc Godard, publiés dans leur intégralité en deux fois (nos 119 et 120), alors que ce film autour de la guerre d’Algérie est interdit par la censure. Politique des articles Il en va ainsi de tout numéro des Cahiers: les textes, interviews et documents qui les constituent participent d’une pensée collégiale en mouvement où le cinéma n’est jamais détaché de l’évolution de la société et du monde.Avoir la possibilité d’accéder à toute la somme des Cahiers, c’est donc pouvoir replonger dans le bouillonnement intellectuel, créateur et politique qui a constitué la vie même de la revue, par-delà les quelques fragments ou idées dans lesquels l’histoire a eu tendance à la figer. C’est comparable à la publication de l’intégralité des textes d’André Bazin en 2018 aux éditions Macula, une somme immense qui, en quelque sorte, libérait Bazin du bazinisme. En lisant tous ses écrits, on accédait enfin à une pensée beaucoup plus vaste que celle qui tenait dans ses seuls textes canoniques, eux-mêmes figés dans le temps par des interprétations limitées. En d’autres termes, se replonger dans les numéros des Cahiers est la meilleure réponse à tous les clichés sur lesquels s’appuient les propos qui voudraient réduire leur histoire incroyablement riche et multiple, parfois contradictoire, à quelques mots d’ordre ou principes immuables. Prenons l’exemple le plus évident: la politique des auteurs. Elle est aujourd’hui très discutée, et souvent totalement déformée dans un raccourci qui confine au contresens lorsque l’on y voit un blanc-seing offert aux cinéastes pour exercer librement leur pouvoir, jusqu’à l’abus. Relire les textes et discussions qui ont défini ce postulat (notamment l’article deTruffaut sur Ali Baba et les quarante voleurs de Jacques Becker, no 44, ou la défense acharnée d’Hitchcock par les «jeunesTurcs» qui allaient former la NouvelleVague), c’est d’abord comprendre combien la politique des auteurs est un outil critique, qui sert à analyser les œuvres, et non un mot d’ordre quant à la pratique du cinéma. On observera que cette théorie n’a cessé d’être discutée au sein même de la revue, notamment dans un long article d’André Bazin intitulé «De la politique des auteurs» (no 70, avril 1957), mais aussi À partir du 5 juin, les archives des Cahiers seront disponibles intégralement en ligne sur abonnement. L’occasion de se (re)plonger dans tout un pan de l’histoire critique, mais aussi un outil pour penser le cinéma au présent: un appel à garder l’œil et l’esprit ouverts. LE PLUS GRAND LIVRE D’HISTOIRE DU CINÉMA par Marcos Uzal COLL. CAHIERS DU CINÉMA/DR CAHIERS DU CINÉMA 9 par les lecteurs (l’ensemble «Les lecteurs face à la politique des auteurs», dans le no 63, octobre 1956). Sans parler de la manière dont les cinéastes de la NouvelleVague se sont euxmêmes écartés d’une définition absolutiste ou romantique de l’auteur dans leur propre pratique, en s’appuyant sur des collaborations décisives (Truffaut et Chabrol avec leurs scénaristes, par exemple) ou en repensant collégialement la fabrication des films (l’économie artisanale du cinéma de Rohmer, les expériences collectives de Rivette, Godard et le groupe Dziga Vertov). De manière générale, on peut constater que ce que l’on croit être des sujets nouveaux ne le sont pas tant que ça. Par exemple, les Cahiers se sont intéressés à la télévision, sa technique autant que son esthétique, dès 1951, et y sont régulièrement revenus jusqu’à aujourd’hui, de «l’érotologie de la télévision» selon Bazin (no 42, décembre 1954) à la politique des plateformes (dans les années 2020), en passant par la façon de filmer le sport ou les débats politiques, la publicité, les clips, la téléréalité et bien sûr les séries. Ces quelques exemples démontrent combien, avec cette mise en ligne de l’intégralité de nos textes et entretiens, ce n’est pas juste un patrimoine qui est rendu disponible (tel une poussiéreuse bibliothèque d’incunables): c’est tout un monde vivant qui s’ouvre à nouveau.Venez, servez-vous, discutons-en! ■ Ci-contre : couverture du nº302 des Cahiers du cinéma, juillet-août 1979. Ci-dessous : Fritz Lang lisant le nº44 des Cahiers du cinéma, février 1955, avec le journaliste Robin Jon Joachim à Hollywood. JUIN 2025 130 ANS DU CINÉMA 10 David Simon. PHOTO KRESTINE HAVEMANN CAHIERS DU CINÉMA 130 ANS DU CINÉMA 11 Votre série Le Complot contre l’Amérique a été diffusée au début de l’année 2020, alors que le premier mandat de Donald Trump touchait à sa fin. Quelle histoire avez-vous envie de raconter maintenant que son second mandat a débuté? Le Complot contre l’Amérique était en effet une réponse à l’élection deTrump. Dans son roman, Philip Roth avait imaginé ce qui serait arrivé si Charles Lindbergh, probablement le plus grand héros américain de son temps, avait décidé de s’engager en politique.Lindbergh était isolationniste et antisémite,et aurait certainement fait preuve de complaisance envers Adolf Hitler et leTroisième Reich.Cela ne s’est pas produit,mais c’est bien lui que Franklin D. Roosevelt craignait en 1940. Il m’a semblé qu’il y avait là une allégorie très juste du moment que nous vivions, alors queTrump s’employait à subvertir les institutions démocratiques. La méthode des populistes est toujours la même, c’est l’altérisation: ils concentrent la rage, la peur et le ressentiment de la population sur un groupe de personnes. Dans cette allégorie, il s’agissait des Juifs.Aujourd’hui, ce sont les migrants, les trans, les personnes de couleur. La série était une manière de montrer à quoi les États-Unis ressembleraient si nous abandonnions nos principes,et cédions au fascisme.Ce combat est bien sûr toujours d’actualité.La bataille fait rage dans les tribunaux et ailleurs. Et sincèrement, je ne sais pas si nous allons gagner. Ce qui se passe est effrayant. Vous avez depuis longtemps un projet autour de la guerre civile espagnole. Oui, ce serait formidable de parvenir à le réaliser, car il s’agit précisément d’aborder les conséquences tragiques de l’isolationnisme. L’idée est de suivre le bataillon Abraham-Lincoln, une unité des Brigades internationales composée de citoyens américains.Nous verrions comment les États-Unis,l’Angleterre et la France – dans une moindre mesure,car la gauche française a été très engagée dans la défense de la République espagnole –, ont laissé le coup d’État militaire se produire. J’ai le soutien de Mediapro à Barcelone, mais je n’arrive à convaincre aucune société américaine. Il faut expliquer aux producteurs que cela résonne avec notre présent. Ce n’est certes pas un moment obscur de l’histoire, mais il devient tout de même lointain. Et il faut aussi rendre acceptable le fait que les personnes qui luttaient pour la juste cause n’étaient pas du centre-gauche mais communistes ou anarchistes. Quand on dit cela, les décideurs commencent à devenir nerveux:«Quoi? On est du côté des communistes?» Il est difficile de remonter le courant de la Guerre froide jusqu’à cette période où le socialisme et le communisme n’étaient pas considérés comme des gros mots.Depuis trois ans, HBO n’a accepté aucun de mes projets, ils ne veulent plus de ce que je leur ai proposé pendant vingt-cinq ans. Quelles sont les raisons de ce changement éditorial? Ils se sont aperçus durant la pandémie qu’une baisse de la production n’affectait que de façon très marginale le nombre d’abonnements.Et que tourner beaucoup,comme cela avait été le cas durant la bulle des plateformes, ne se traduisait pas par une hausse significative du nombre de spectateurs.En quelques années, le volume des programmes a baissé d’un tiers. Que peuvent-ils se dire à mon propos? Aucune de mes séries n’a rencontré un succès d’audience au moment de sa diffusion. Dans l’ancien temps, je pouvais proposer à HBO une série de six heures sur la ségrégation raciale et la politique fédérale du logement. Cela a donné Show Me a Hero. Mais c’est fini. Ils veulent des franchises, des adaptations de bandes dessinées, des choses qui ont déjà fait leurs preuves d’un point de vue commercial, comme Harry Potter. HBO n’est plus HBO, c’est Max. Et aucune autre chaîne ou plateforme n’offre de contreprogrammation comme HBO le faisait. Entre les événements réels et les séries qui en font le récit, il se passe au minimum quatre ou cinq années. En tant qu’ancien journaliste, comment appréhendez-vous ce délai? Les gros titres peuvent donner une impulsion,mais pour écrire Treme, par exemple, il nous fallait d’abord observer la manière dont La Nouvelle-Orléans se reconstruisait après l’ouragan Katrina. D’un autre côté, il ne faut pas non plus que les faits soient purement historiques.Tout l’enjeu est de trouver un sujet qui aura encore un écho dans dix, vingt ans.À la suite de TheWire,j’ai eu le sentiment que la ville américaine,cette idée De sa première vie de journaliste, David Simon a conservé une passion têtue pour les faits et le débat public. Devenu showrunneur presque par hasard, il a d’abord adapté ses propres enquêtes, inscrivant Baltimore sur la carte de la télévision américaine avec The Corner (2000) et The Wire (2002-2008). Peintre des villes, de leurs défaillances systémiques comme de leurs puissances collectives, il aura trouvé en La Nouvelle-Orléans le cœur battant d’une nation hybride, créole – Treme (2011-2013) est peut-être sa plus belle création. La précision de son regard s’est toujours alliée à un goût de la fable et de la métaphore. Ce n’est pas sans raison qu’Omar Little, Jimmy McNulty ou Avon Barksdale demeurent des figures marquantes, sinon légendaires. Aussi David Simon est-il l’interlocuteur idéal pour évoquer ce que la fiction peut cerner et révéler de l’actualité. À l’écoute Entretien avec David Simon JUIN 2025 130 ANS DU CINÉMA 12 d’une communauté plurielle,devait être défendue.Le meilleur de nos arts, de notre culture, vient du fait que des personnes très différentes se sont retrouvées à vivre ensemble dans des zones urbaines. La ville américaine ne mérite pas seulement d’être sauvée,elle est précieuse.La Nouvelle-Orléans n’est plus du tout dans la même situation qu’en 2005, mais notre propos n’a de ce point de vue pas changé. Le sujet de The Deuce, pour prendre un autre exemple, n’est pas Manhattan durant les années 1970-80.C’est bien sûr important,mais l’enjeu était le développement et la légitimation de la pornographie dans notre société,et par extension la transformation de l’image des femmes et la marchandisation de la sexualité. Dans Homicide, un personnage évoque au passage Frederick Wiseman. Sentez-vous une affinité avec son œuvre? J’admire son travail. Je crois que nos points de départ sont les mêmes. Il place sa caméra sur la ligne de front de la société, là où des groupes,des individus avec des besoins différents se font face, échangent et bataillent. De là émergent certaines vérités sur nous-mêmes et nos institutions. Mes enquêtes au long cours,pour les livres Baltimore (Homicide:AYear on the Killing Streets, enVO, ndlr) et The Corner:AYear in the Life of an InnerCity Neighbourhood, m’ont permis de comprendre sa méthode, cette façon de s’immerger dans un lieu jusqu’à ce que la caméra fasse partie des meubles.La première fois que vous sortez votre bloc-notes dans un commissariat, les policiers pensent qu’ils doivent vous dire ce que vous avez envie d’entendre. Mais si vous revenez jour après jour pendant plusieurs semaines, ils en ont marre de faire semblant.Ils reprennent le cours de leur vie. Cela dit, je suis un dramaturge, pas un documentariste. Quand j’adapte un livre d’enquête, je respecte au maximum les faits et leur chronologie. Mais même là, il y a une construction.Telle conversation entre deux Marines sera en partie inventée, en partie reprise d’un autre échange réel. Comme Wiseman, vous construisez des espaces de réflexivité, où les personnages et, à travers eux, les spectateurs peuvent revenir sur ce qu’ils ont traversé en interrogeant la fabrication et les effets des images elles-mêmes. Je pense notamment à la dernière séquence de Generation Kill, durant laquelle les Marines regardent un montage de vidéos prises durant leur mission. Notre but était d’abord de représenter avec le plus de précision possible la vingtaine de personnes qu’EvanWright,l’auteur de l’enquête, avait accompagnée. Certains en effet réfléchissaient à ce qu’ils faisaient ou avaient fait, d’autres se contentaient du shoot d’adrénaline. La deuxième source importante était Ed Burns, avec qui Evan et moi avons co-écrit la série. Ayant combattu auVietnam, il avait des idées très précises sur ce que signifiait la guerre pour de jeunes hommes.Avec Generation Kill, nous voulions donc discuter, sans dogmatisme, de ce qu’est la guerre moderne.MikeTyson a eu cette phrase célèbre à propos de la boxe:«Tout le monde a un plan jusqu’à ce qu’il reçoive un poing dans la figure.» C’est pareil avec les conflits contemporains, où il s’agit de réagir à une réalité en perpétuelle transformation. Le fait est que nous avons conquis l’Irak en un temps record, mais dans quel but? La réponse a semble-t-il échappé à ceux The Wire, saison 1 (2002). HBO/COLL. CDC
LES CAHIERS DU CINÉMA n°821 - Page 4
LES CAHIERS DU CINÉMA n°821 - Page 5
viapresse