GUERRES ET HISTOIRE n°83 - Page 3 - 83 Le premier ouvrage de synthèse sur l’armée allemande de 1870 à 1945 L’HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE « L’armée allemande fut-elle la meilleure armée de son temps à un moment ou à un autre de son histoire ? » C’est la question à laquelle l’auteur entend répondre. » Le Figaro histoire ACTUALITÉS 4 Entretien Le monde nazi: la biologie raciale transformée en politique 6 Actualités de l’histoire militaire 10 La vigie Éléphants de guerre et premiers tanks 12 Résonances Normandie 1944, Ukraine 80 ans plus tard LES HOMMES 34 Le soldat oublié Béhanzin, l’irréductible défenseur du Dahomey indépendant 38 Le témoin Émeric Valloy: «La rafale m’a manqué, mais mon garde du corps a été tué» 46 Chasse aux mythes Le roi Arthur, l’obscur parrain de l’Angleterre naissante PORTFOLIO 52 Dans un maquis de l’Algérie insurgée OPÉRATIONS 62 Guerres et campagnes Falaise rouge, l’acte de naissance des Trois Royaumes 70 Routes militaires Voie sacrée: la victoire de l’ordre et de la méthode BOULONS ET BOUTONS 76 Duel d’armes São Martinho contre Revenge: duel de galions dans la Manche 82 Artefact Le pourpoint dit de Charles VI, entre défense corporelle et haute couture CE QU’ON EN PENSE 84 Vos questions, nos réponses 88 Livres 92 BD 94 À voir 96 Wargames 97 Quiz 98 Courrier SOMMAIRE G&H NO 83 52 62 DOSSIER WAGRAM: DÉBUT DU DÉCLIN OU APOGÉE DU GÉNIE? 16 La cinquième coalition: une guerre sur deux fronts 20 Avril-mai 1809: la valse maladroite de l’empereur 24 Essling-Wagram: d’une demi-défaite à la victoire inachevée 30 La machine de guerre napoléonienne se grippe Recevez Guerres&Histoire chez vous: le bulletin d’abonnement se trouve p. 61. Abonnement par téléphone au 0146484788ou par Internet sur www.kiosquemag.com. Crédits couverture: GIUSEPPE RAVA – BRIDGEMAN IMAGES (X2) – Crédits sommaire: KEITH ROCCO/BRIDGEMAN IMAGES – KRYN TACONIS/MAGNUM PHOTOS – TOTAL WAR THREE KINGDOMS/CREATIVE ASSEMBLY/SEGA – CYRIL ANANIGUIAN/CMN Guerres&Histoire No 83 • 3 82 4 • Guerres&Histoire No 83 G&H: Qu’y a-t-il de spécifiquement allemanddanslesidéesquifondentle national-socialisme? Nicolas Patin: De façon provocante, je répondrai: rien! Les trois grandes composantes de la vision du monde nazie sont européennes et sont nées au cours du XIXe siècle: l’ultranationalisme, le racisme biologique – utilisé également par la France et l’Angleterre pour asseoir leur entreprise coloniale – et l’antisémitisme. Si ce dernier est plus virulent en Allemagne que dans les démocraties installées, il l’est moins qu’à l’est de l’Europe, dans l’Empire russe par exemple. Ce qui est allemand, en revanche, c’est le contexte – le début des années 1920 – dans lequel Hitler et les élites nazies ont associé ces composantes les unes aux autres au sein d’une vision complotiste, d’une manière qui est, elle, originale et d’une certaine façon cohérente: elle fournit une clé de lecture (le «complot de la race juive») expliquant tous les malheurs passés et présents de l’Allemagne. Encore ce complotisme emprunte-t-il aux délires interprétatifs de l’émigration russe, dispersée par la révolution bolchevique de 1917. La victoire du nazisme est-elle en germe dès 1918-1919? Je répondrai plutôt non en relevant qu’en 1928, le parti nazi ne réunit que 2,6% des voix aux élections législatives. La république de Weimar a connu des «années dorées» jusqu’en 1929! Mais en disant cela, aussitôt apparaît une autre proposition fausse : la victoire nazie découlerait alors intégralement de la crise économique mondiale qui débute fin 1929. Pourquoi fausse? Parce que la culture nazie – victimaire, explicative des traumatismes – est déjà construite pour l’essentiel en 1918-1920. La crise mondiale la rend de nouveau opérationnelle : elle est donc une condition nécessaire, mais non suffisante. L’arrivéed’HitleràlaChancellerieestelleunaccident,enquelquesorteune «mauvaisemanip»dueauxélitesdirigeantes traditionnelles? La marge de manœuvre de ces élites est réduite: Weimar traverse une crise majeure, les nazis arrivent à 37,3% des voix en juillet 1932, 500000 SA tiennent les rues. Il est difficile, dans cesconditions,d’imaginerquelerégime ne s’écroule pas. En revanche, en novembre 1932, les nazis connaissent un net recul électoral, et leur parti traverse une crise énorme. La marge de manœuvre des élites augmente un peu. Unélémentdecontingenceapparaîtici: le président Hindenburg et son entourage pouvaient peut-être faire un autre choix. Ils ont joué avec le feu en imaginantHitlercommeunesolutiontemporaire et révocable. Parlant de l’organisation nazie en général, vous la décrivez comme aux prises avec un chaos structurel. Mais alors, comment expliquer les succès, intérieurs et extérieurs, du régime, puis la résilience dans la guerre? L’État nazi a été depuis assez longtemps décrit comme une néo-féodalité: des baronnies en lutte entre elles, jusqu’à l’absurde. L’historien britannique Ian Kershaw a ensuite proposé d’y intégrer un élément dynamique: «travailler en direction du Führer», avecuneradicalisationcumulativeefficace entre fiefs qui vont vers des solutions toujours plus fanatiques pour s’imposer. Ayant étudié le gouvernementgénéraldePologne,j’aisurtoutvu que cette concurrence y était inefficace et aboutissait à des impasses. Je ferai donc plusieurs remarques générales: les habitudes de travail de l’administration prussienne ont pu limiter l’entreprise de destruction de l’État qu’est lenazisme.Ilfautaussiminorerlessuccès propres à Hitler. Par exemple, en matière de lutte contre le chômage, le régime de Weimar avait mis en place une politique dont Hitler a recueilli les fruits. La solution nazie pour liquider le chômage a consisté à réarmer – une fuiteenavantquinepeutmenerqu’àla guerre.Économiquementcommemilitairement, le nazisme est une course à lamort,unsuicide.Enfindecompte,le régimen’atenuquedouzeans.Jedoute qu’il ait pu persister plus longtemps. En évoquant les rapports entre pouvoir nazi et société allemande, vous parlez d’une «énigme». Laquelle? Le régime nazi est un régime totalitaire ultra-répressif qui détruit des groupes humains entiers. Mais dans le même temps, c’est un régime de la bienfaisance, philanthropique, agréable au groupe majoritaire, ces «bons Allemands » pour lesquels le pouvoir sembleégalitaireetquiontl’impression departiciperàl’Histoirevialesgrandsmesses. Voilà l’énigme. D’un côté, les campsdeconcentrationdistillentlaterreur, mais de l’autre il est incontestable qu’ilyaadhésion,consentementparmi ceux que le régime ne vise pas directement. Mais attention, il s’agit d’un «bien-être» symbolique, plus rituel que réel: le Britannique Adam Tooze, par exemple, a montré que la vie paysanneetouvrièredemeuretrèsdure.Le Troisième Reich n’est pas une époque de prospérité matérielle. Le régime nazi avait-il intrinsèquementbesoindedéclencherlaguerre? Sans nul doute. Ça ne pouvait se terminer que par la guerre du point de vue de la conception du monde des nazis:poureux,l’existenceestuncombat racial, la communauté du peuple Dès l’accession au pouvoir d’Hitler, on s’interroge sur la nature du nazisme. Depuis, le flot des travaux qui lui sont consacrés a pris des proportions phénoménales. Il était temps de faire un arrêt sur image… d’où toutes les zones de flou n’ont pas disparu. PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN LOPEZ LE MONDE NAZI: LABIOLOGIE RACIALETRANSFORMÉEENPOLITIQUE Pourlesnazis,l’existenceestuncombatracial, lacommunautédupeupleestunecommunautéde combat.Laguerreestlepassé,leprésentetlefutur. ACTUALITÉS ENTRETIEN Né en 1981, NICOLAS PATIN est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Bordeaux-Montaigne. Il est l’auteur de La Catastrophe allemande, 1914-1945 et de Krüger, un bourreau ordinaire (Fayard, 2014 et 2017). ÉDITIONS TALLANDIER – AKG Guerres&Histoire No 83 • 5 persécution des Juifs allemands était certaine, pas leur assassinat de masse. La Solution finale est un processus erratique, lié à la guerre. Jusqu’en 1941, l’option majoritaire demeure l’expulsion des populations juives, leur déplacement forcé depuis l’Allemagne et certains territoires occupés. Ce sont les circonstances de l’opération Barbarossa qui provoquent un basculement vers le génocide. La guerre tournant mal, peut-on dire que la Shoah, poursuivie jusqu’à la dernière minute, devient une sorte de victoire de substitution? C’est une hypothèse recevable. Dans mes recherches en Pologne occupée, à l’échelle locale, la Solution finale me paraît cependant très souvent autonome, non connectée à ce problème de lavictoireoudeladéfaitemilitaire.Elle montre surtout le jusqu’au-boutisme, la terrible persévérance des nazis en termes de politique antisémite. Votre livre est très lisible et passionnant.Néanmoins,parmoments,de-ci de-là, on peut buter sur des termes quirelèventduvocabulairetechnique desscienceshumainesousurunrappelhistoriographique.Àquellectorat vous adressez-vous? Nous avons tenu à être extrêmement rigoureux tout au long de notre ouvrage. En même temps, nous avons voulu écrire pour le grand public éclairé ainsi que pour nos collègues de l’enseignement secondaire. Mais c’est vrai, nous sommes toujours restés les deux pieds ancrés dans la recherche. Nous avons essayé de tenir l’équilibre. Au moins deux aspects de notre livre s’affranchissent de la synthèse proprement dite et fournissent des interprétations plus ambitieuses, de l’ordre de l’essai historique. Le choix chronologique (1919-1945) est le premier : nous réinsérons l’histoire du nazisme dans sa totalité, de sa naissance à ses ultimes soubresauts. Le deuxième aspect propre à notre travail se situe dans le fait que nous parlons du nazisme de l’intérieur, depuis les catégories de pensée nazies, depuis la conception du monde des tenants de cette idéologie. Enfin, si nous montrons que le nazisme est un phénomène allemand à part entière, nous élargissons la réflexion en mettant l’accent sur ses racines européennes d’une part et sur ses conséquences à l’échelle du continent européen d’autre part. La Shoah, qui est un projet nazi, n’aurait jamais pris cette ampleur sans l’aide consentie des Européens, des populations comme des gouvernements. est une «communauté de combat». La guerre est le passé, le présent et le futur. Elle était également inéluctable du point de vue économique: le coût du réarmement et l’ampleur des dépenses ne pouvaient être soutenus que dans la perspective d’une guerre gagée sur la conquête et le pillage. Enfin, je crois que la guerre s’avérait inévitable du point de vue des relations internationales, l’appétit territorial colossal du nazisme ne pouvant demeurer sans réponse de la part des autres puissances. La Shoah est-elle une conséquence inéluctable de l’accession au pouvoir d’Hitler? On ne peut pas soutenir qu’Auschwitz était pour ainsi dire en germe dès 1920. Pour autant, l’antisémitisme racial est au cœur du régime nazi, il en est la constante indéniable. Cela devait-il se terminer par le génocide ? Pas nécessairement : seule la LE MONDE NAZI, 1919-1945, Johann Chapoutot, Christian Ingrao et Nicolas Patin, Tallandier, 640 p., 27,50 € Vaste projet que celui de ce trio d’universitaires! Ils n’étaient d’ailleurs pas trop de trois pour maîtriser le torrent historiographique généré par le nazisme depuis 1933. L’ouvrage se répartit en douze chapitres regroupés en trois parties: «La conquête du pouvoir» (avant 1933), «Anatomie d’une dictature» (1933-1939), «Une guerre génocide». L’intérêt majeur de cette entreprise tient à la prise de position «internaliste» des auteurs: ils partent d’une «vision du monde» qui possède sa cohérence, un fort pouvoir explicatif et des pratiques attenantes. En revanche, on n’est pas forcé d’adhérer à cette proposition énoncée dès le premier chapitre: «Par la magnitude dans le gaspillage et la dévastation, [le nazisme] ne trouve ses pareils que dans la colonisation européenne et le stalinisme.» Le jugement est lapidaire, s’appliquant à des échelles temporelles et des finalités différentes. Si «dégermaniser» en partie le nazisme est légitime, l’«occidentaliser» à l’excès me paraît contestable. Malgré ce bémol, il s’agit là d’un remarquable effort ayant produit un remarquable ouvrage. JL «L’Allemand garde la tête haute. Le Juif s’esquive», explique ci-dessus Elvira Bauer, en 1936, dans un livre pour enfants intitulé Ne te fie pas au renard sur le pré ni à la promesse d’un Juif. Ci-contre, une affiche du NSDAP pour la campagne électorale de 1930. Ci-dessous, une affiche de 1942 où est écrit: «Derrière les forces ennemies: le Juif.» «L’Allemand garde la tête haute. Le Juif s’esquive» explique ci-dessus Elvira Bauer, en 1936, dans un livre pour enfants intitulé Ne te fie pas au renard sur le pré ni à la promesse d’un Juif affiche du NSDAP pour la campagne électorale de 1930. Ci-dessous, une affiche de 1942 où est écrit: ennemies: le Juif.» 6 • Guerres&Histoire No 83 ARCHIVES US NAVY – PHOTO SASCHA FRÜHHOLZ – PHOTO BY THE US GEOLOGICAL SURVEY – PHOTO12/ALAMY La Karen National Union (voir p. 38 et G&H nº 82) a annoncé à la mi-décembre avoir repris son ancien QG de Manerplaw à la junte au pouvoir au Myanmar. Fondé dans la jungle en 1975, ce haut lieu de la rébellion karen avait été pris par l’armée en 1995. L’épave de voilier découverte en 2013 au large de Malindi (Kenya) pourrait être le São Jorge, un des navires de Vasco de Gama, naufragé en 1524, selon une étude de l’université de Coimbra publiée en novembre. Le 17 décembre, l’US Navy a décerné à Tom Cruise la Distinguished Public Service Award, plus haute distinction accordée à des civils. La récompense couronne le héros de Top Gun, le film de propagande le plusefficacejamaisréaliséauprofitd’uneforcenavale.HelenaPagano,arrière-petitefille d’un chef indigène d’Attu, dans l’archipel américain des Aléoutiennes, demande EN BREF UN GARÇON TROUVE UNE HACHE NÉANDERTALIENNE SUR LA PLAGE Ben Witten, six ans, joue en 2021 sur la plage de Shoreham, près de Brighton, quand il trouve une belle pierre brillante, différente des galets habituels. Trois ans plus tard, il visite le musée de Worthing voisin où il remarque dans une vitrine une hache préhistorique similaire au joli caillou qu’il garde dans sa chambre. Ben et sa maman envoient alors des photos au conservateur du musée, qui confirme leur intuition: la trouvaille est une hache taillée il y a 40000 à 60000 ans par des Néandertaliens — une pièce rarissime qui va être temporairement exposée, avant que le garçon décide ou non de la récupérer. LADATE ILYA400ANS… Le 27 mars 1625, Charles Ier est couronné roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande. Soupçonné non sans raison d’ambitions absolutistes et de sympathies catholiques, le successeur de Jacques Ier et second monarque de la dynastie Stuart se met à dos le Parlement en décidant de le court-circuiter pour lever des impôts — avant de le dissoudre en 1629, puis de le convoquer de nouveau en 1640 pour faire face à la crise financière. Les relations entre le trône et les parlementaires s’enveniment jusqu’à la guerre civile qui éclate en 1642. Capturé et jugé, Charles est décapité en 1649 et Cromwell, son vainqueur, instaure la République du Commonwealth — 140 ans avant la prise de la Bastille. ACTUALITÉS CES SIFFLETS AURAIENT SERVI À TERRIFIER LES ENNEMIS DES AZTÈQUES Depuis longtemps, les archéologues se demandaient à quoi servaient les sifflets de terre cuite en forme de crânes retrouvés dans les tombes aztèques. L’équipe de spécialistes des neurosciences de l’université de Zurich (Suisse) coordonnée par Sascha Frühholz propose une réponse: les sujets européens exposés au cri lugubre émis par ces instruments affirment avoir éprouvé un sentiment désagréable de confusion teintée de peur. Pour les chercheurs, les Aztèques auraient pu utiliser ces sifflets dans le cadre de rituels sacrificiels ou pour intimider l’ennemi à la guerre. L’épave de l’USS Edsall, le destroyer qui ne voulait pas couler, a été retrouvée au large de Java La marine australienne a annoncé en novembre 2024 avoir découvert l’année précédente l’épave du destroyer Edsall au large de l’île Christmas, à 350 kilomètres environ au sud de Java. Le 1er mars 1942, cet antique navire américain lancé en 1920 se retrouve seul face au croiseur lourd Chikuma et aux cuirassés Hiei et Kirishima. Barré par le talentueux lieutenant Nix, l’Edsall n’encaisse qu’un ou deux coups sur pas moins de 1335 obus qui le visent.«LaSourisquidanse»,commelesurnommentlesartilleurs nippons, est finalement touchée à mort par un bombardier en piquélancéd’unporte-avions,puisrattrapéeetachevée(ci-dessus, son dernier sursaut). Repêchés par le Chikuma, quelques-uns des 153marinsdel’Edsalletdesdizainesderescapésqu’iltransportait ont été interrogés. Puis décapités. OHAZAR POUR G&H LES ENNEMIS DES AZTÈQUES Guerres&Histoire No 83 • 7 des réparations au Japon pour la déportation à Hokkaido de 41 habitants, dont 22 sont morts de maladie et de faim. Tokyo assure que des compensations ont déjà été accordées en 1951. Une des deux épaves gallo-romaines découvertes en 2008 en Charente va être exposée dans un futur musée, a annoncé le comité scientifique chargé de la préservation. Remarquablement conservé dans la vase, ce bateau potentiellement militaire mesure 18 mètres de long pour 3,5 mètres de large. Il aurait été construit entre 250 et 400. Le Japon a démarré le 8 décembre une campagne pour exhumer et rapatrier un millier de soldats enterrés sur l’île de Peleliu, conquise parlesAméricainsfin1944autermed’uneluttesanglante.Le23décembre,leKosovo a ouvert à Pristina un musée dédié aux 20000 victimes de violences sexuelles Unsatelliteespionrévèlelesited’al-Qadisiyya, triomphedel’islamsurlaPerse Textes: Pierre Grumberg L e 19 novembre 636, après quatre jours de combats, le général arabe Sa’d ibn Abi Waqqas (oncle maternel de Mahomet) et ses 30 000 soldats écrasent l’armée deux fois plus nombreuse du Perse Rostam Farrokhzad (cf. « G&H » nº 16, p. 51). Ce triomphe abat d’un coup l’Empire sassanide qui tenait tête aux Romains puis aux Byzantins depuis plus de quatre cents ans et ouvre en grand à l’islam les portes de l’Iran et de l’Asie centrale. Difficile, donc, de trouver dans l’histoire une bataille aux conséquences plus durables. Mais si l’on savait que la rencontre a eu lieu près d’al-Qadisiyya, à environ 40 kilomètres au sud de la ville irakienne de Koufa, le site exact s’est perdu au fil du temps – jusqu’à ce que l’équipe d’archéologues britanniques et irakiens coordonnée par William Deadman (université de Durham) le localise grâce à l’aide involontaire du National Reconnaissance Office (NRO), la grande oreille spatiale du Pentagone. De 1971 à 1986, le NRO a mis sur orbite dix-neuf satellites KH-9. Voués à espionner le potentiel militaire soviétique, ces oiseaux ont aussi servi, entre 1973 et 1981, à cartographier la Terre entière. Déclassifiées en 2002, les 29000 photos issues du programme «Hexagon» recèlent des trésors pour l’archéologie: comme l’explique l’étude publiée le 12 novembre* dans l’édition en ligne de la revue Antiquity, les images de l’Irak prises en 1973 en présentent la topographie avant l’expansion urbaine et agricole qui l’a irrémédiablement modifiée. C’est en travaillant sur la reconstitution de la route empruntée par les pèlerins allant de Koufa à La Mecque entre 750 et 850 que l’équipe, impressionnée par la qualité des photos, a l’idée de rechercher le champ de bataille perdu. En examinant la zone supposée des combats, William Deadman y retrouve à sa stupéfaction un élément clé signalé dans les sources datées des IXe et Xe siècles: deux élévations de terre de cinq à dix mètres de large, séparées par un espace de 40 à 50 mètres, courant sur une distance de dix kilomètres. Cette structure linéaire, qui encadrait probablement un canal d’irrigation connecté à l’Euphrate voisin, joint les traces d’un village disparu à celles d’une fortification carrée de 90 mètres de côté. Les auteurs de l’étude y voient respectivement l’ancienne al-Qadisiyya et l’avant-poste sassanide d’al-‘Udhayb, installé selon les textes en bordure du désert. Cerise sur ce gâteau de 1389 ans invisible du sol,lesphotosrévèlentunetranchéededixmètres de largeur courant au sud-est d’al-Qadisiyya sur huit kilomètres et couvrant une autre structure quadrangulaire, cette fois de 180 mètres de côté – candidate idéale pour la forteresse de Qudays d’où Sa’d ibn Abi Waqqas aurait commandé les troupesmusulmanes,selonleshistoriensarabes. C’est dans un quadrilatère d’environ deux kilomètres de côté à l’ouest de la tranchée entre le village et le fort (hachures sur la photo) que les combats se seraient concentrés. Morphologie du terrain, dimensions, vestiges correspondant à des retranchements sassanides: dans ces photographies, tout semble concorder, y compris la présence dans le sol de restes de poteries contemporaines de la bascule de la région dans l’islam. Les archéologues vont maintenant les dater pour consolider leurs hypothèses. ■ * “Locating al-Qadisiyyah: mapping Iraq’s most famous early Islamic conquest site”, William Deadman et al., Antiquity, Cambridge University Press, 12 novembre 2024. 8 • Guerres&Histoire No 83 ACTUALITÉS commises pendant la guerre contre le régime de Belgrade, en 1998-1999. L’Ukraine est devenue, le 1er janvier 2025, le 125e État partie à la Cour pénale internationale (CPI). Créée en 1998 à La Haye (Pays-Bas), la CPI traite les accusations de crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crimes d’agression et génocide. La présidente du Honduras Xiomara Castro a menacé, le 1er janvier, de fermer les bases militaires américaines de son pays en cas d’expulsion massive de ses compatriotes. Environ 250000 Honduriens seraient visés par les mesures envisagées par Donald Trump. Mécontent des compensations financières proposées par Londres pour l’utilisation de la base aérienne anglo-américaine de Diego Garcia, le gouvernement mauricien a décidé, fin décembre, de rediscuter le traité de restitution des îles Chagos négocié Lafamilled’unpilotedelaRAFrachète lamédailledesonchien-héros EN BREF AFP – DR – © THE BOZDECH FAMILY – DR La France reconnaît officiellement le «massacre» de Thiaroye «J’ai reçu aujourd’hui du président Emmanuel Macron une lettre dans laquelle il reconnaît que c’était un massacre, de façon très claire, sans ambiguïté sur les termes», a expliqué le 28 novembre le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye. C’est la première fois que le mot «massacre» est officiellement employé par Paris, François Hollande ayant en 2012 qualifié les événements de «répression sanglante». Ce tournant terminologique hautement symbolique a été confirmé par le ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot le 1er décembre, au camp de Thiaroye, où le président Faye rendait hommage aux tirailleurs sénégalais (35 à plusieurs centaines selon les sources) tués sur les lieux par l’armée française 80 ans plus tôt. Le chef de l’État sénégalais a profité de la cérémonie pour réclamer l’ouverture d’une commission d’enquête, faisant écho à une demande déposée le 28 novembre par un groupe de députés français. Le gouvernement a répondu le 4 décembre que la France venait «d’accueillir une délégation d’historiens et d’archivistes sénégalais pour travailler sur les archives que notre pays détient sur ce sujet». L’affaire est très suivie au Sénégal, qui a décidé d’enseigner l’histoire du massacre à l’école et où le président a limogé le 31 décembre le ministre de l’Administration Cheikh Oumar Diagne, qui avait qualifié à la télévision les tirailleurs de «traîtres» qui «se sont battus contre leurs frères». DesfouillesrévèlentunmassacredeKurdes perpétréparSaddamHussein Les autorités de Bagdad ont annoncé, le 26 décembre, la découverte à Tall Al-Shaikhia (au sud de l’Irak) d’un charnier contenant les restes d’une centaine de femmes et d’enfants kurdes exécutés d’une balle dans la tête. Le massacre, dont la date précise reste à déterminer, a été perpétré à la fin des années 1980 dans le cadre d’«Anfal», une gigantesque opération de nettoyage ethnique organisée par Saddam Hussein où environ 180000 Kurdes ont péri. 6 0000 livres sterling, à savoir 72000 euros: tel est le prix payé aux enchères par la famille de Robert Bozdech pour racheter, le 4 décembre, la médaille accordée à Antis, le berger allemand. Venu se battre avec l’armée de l’Air, ce pilote tchèque avait trouvé le chiot affamé dans une ferme française en février 1940. Après des aventures rocambolesques, le tandem a rejoint un squadron de bombardement de la RAF où il a accompli trente missions au-dessus du Reich – Antis, en principe interdit de vol, mais considéré comme talisman, y sera deux fois blessé par la Flak. Ses faits d’armes ont valu au chien une des 75 Dickin Medals décernées pour «courage exceptionnel» par le People’s Dispensary for Sick Animals (l’équivalent britannique de la SPA). Antis est mort en 1953, Robert Bozdech en 1980. La médaille avait été revendue en 1994 à un collectionneur. Pour en savoir plus sur les extraordinaires aventures d’Antis et Robert, rendez-vous sur le site internet de la Royal Air Force Association, qui propose des blogs. ■ le 4 décembre, la médaille accordée à Antis, le berger allemand. Venu se battre avec l’armée de l’Air, ce pilote tchèque avait trouvé le chiot affamé dans une ferme française en février 1940. Après des aventures rocambolesques, le tandem a rejoint de principe interdit «courage exceptionnel» par le People’s Dispensary for Sick Animals (l’équivalent britannique de la SPA). Antis est mort en 1953, Robert Bozdech en 1980. La médaille avait été revendue en 1994 à un collectionneur. Pour en savoir plus sur les extraordinaires aventures des blogs. Guerres&Histoire No 83 • 9 en 2024. Un chiton pourpre et blanc retrouvé dans une tombe royale de Vergina (Macédoine-Centrale) aurait appartenu à Alexandre le Grand, assure une étude d’archéologues grecs de l’université de Thrace. La Hongroise Agnès Keleti, doyenne des champions olympiques, est morte le 2 janvier à 103 ans. Rescapée de la Shoah en s’achetant une fausse identité chrétienne en mars 1944, elle a remporté après-guerre dix médailles de gymnastique (dont cinq en or). Décerné le 19 décembre par le ministère des Armées, le prix d’histoire militaire a récompensé Olivier Aranda (Marine républicaine de 1792 à 1799), Damien Accoulon (As de l’aviation dans les sociétés allemandeetfrançaise,1914-1939),GaëlBay(ExpéditiondeMadagascar,1894-1895)et AlexMailloux(Problèmesdisciplinairesdansunbatailloncanadien-français,1914-1916). Textes: Pierre Grumberg VOICI LE VISAGE DU DERNIER EMPEREUR DE BYZANCE Constantin XI Paléologue n’a régné que quatre ans et demi entre son accession au trône en 1449 et sa mort lors de la prise de Constantinople par les Ottomans, en 1453. Les portraits de lui sont donc rares, d’où l’importance de la fresque du XVe siècle découverte lors de travaux de restauration au monastère d’Aigialeia (Égialiée), sur la côte nord du Péloponnèse. Selon le ministère grec de la Culture, le peintre serait originaire de Mistra, ville de la péninsule où Constantin XI avait séjourné pendant cinq ans avant son couronnement. Le portrait serait la seule représentation contemporaine connue du basileus, et il aurait pu être réalisé d’après nature — une exception à l’époque. CETTE PIÈCE EST LA PLUS ANCIENNE ARME À FEU RETROUVÉE EN AMÉRIQUE Ce petit canon appelé haquebute armait l’expédition menée par Francisco Vázquez de Coronado (1510-1554) à travers les actuels États d’Arizona, du Nouveau-Mexique, du Texas et d’Arkansas entre 1539 et 1542. Découverte en 2020 sur le site de San Geronimo III, une colonie fondée par l’Espagnol en Arizona en 1541, l’arme aurait été abandonnée sans avoir servi après une attaque-surprise des indigènes qui aurait mis les explorateurs en fuite. Selon Deni Seymour, l’archéologue coauteur de l’étude publiée en novembre 2024, il s’agirait de la plus ancienne arme à feu retrouvée aux États-Unis, voire sur le continent américain. LECHIFFRE 425000 C’estlenombrededossiersdeNéerlandais(environ5%de lapopulationdupaysen1945)soupçonnésd’avoircollaboré aveclesAllemands.Cesfichiersontétémisenlignele2janvier parlesArchivesnationalesdesPays-Bas.Pourdessoucis deprotectiondelavieprivée,seull’annuairedesnomspeut êtreconsulté.Lesdossiersindividuelscompletssonttoutefois communiquésàdesprochesdelapersonne,deshistoriens oudesjournalistespourdesrechercheshistoriques. Les guerriers germains se dopaient avant d’affronter les légionnaires On sait que les anciens Grecs et Romains consommaient de l’opium et que les Égyptiens appréciaient les hallucinogènes. On pensait cependant, faute de preuves directes, que les tribus germaniques se contentaient de boissons fermentées. Pas convaincue, l’équipe de l’archéologue polonais Andrzej Kokowski (université Marie Curie-Skłodowska, Lublin) s’est mise à la recherche de preuves indirectes… qu’elle a trouvées sous la forme de 241 mini-récipients – cuillères à poignée mesurant entre 40 et 70 mm, bols de 10 à 20 mm de diamètre – attachés aux ceinturons de guerriers découverts sur 116 sites allemands, scandinaves et polonais datés du VIIe siècle av. J.-C. au Ve siècle de notre ère. Pour les archéologues, ces accessoires servaient à doser des stimulants avant le combat. Parmi les substances disponibles figurent pavot, chanvre, houblon, belladone, jusquiame noire, sans oublier les champignons, à consommer sous forme liquide ou en poudre. OHAZAR POUR G&H Le roi du Danemark prend les armes contre Donald Trump Monté sur le trône en janvier 2024, Frédéric X de Danemark a décidé de marquer son territoire: répondant aux prétentions de Donald Trump sur le Groenland et les îles Féroé, il a fait modifier ses armoiries. Depuis 1972, l’ours polaire et le bélier emblématiques des deux territoires cohabitaient dans le quartier «en pointe à dextre» (en bas à gauche) de l’écu royal, avec les trois couronnes symbolisant l’union de Kalmar qui a réuni Danemark, Norvège et Suède de 1397 à 1523. Ces dernières, considérées non sans raison comme obsolètes, ont disparu et les deux animaux disposent désormais d’un quartier entier pour s’ébattre, aux côtés des «lions léopardés d’azur» purement danois. Les Féroé et le Groenland sont des «pays constitutifs» du royaume de Danemark, un statut semi-indépendant équivalent à celui des pays d’outremer comme la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française. 10 • Guerres&Histoire No 83 A laric Searle, alors Visiting Scholar à l’université de Nankai,àTianjin(Chine), est un des plus grands spécialistes de l’histoire des blindés, notamment durant la Première Guerre mondiale. Revisitant l’œuvre de John Frederick Charles Fuller, un des pionniers de l’arme nouvelle, le chercheur s’est demandé pourquoi, parmi les précurseurs du «tank» de 1916, l’officier britannique n’avait jamais cité l’éléphant de guerre, alors même que plusieurs de ses travaux ont porté sur l’époque hellénistique,quiafaitgrandusagedes pachydermes.Cetteenquêtehistorique est parue en 2018 sous la forme d’un article dans la revue allemande Militärgeschichtliche Zeitschrift1 . La publication de Searle se compose de deux parties: la première explore les ressemblancesentrelesdeuxarmes,ou plutôt les deux systèmes d’armes, ces derniers étant définis comme la combinaison de plusieurs armes avec leur équipement, services et personnels; la seconde partie essaie de comprendre pourquoi Fuller a esquivé le sujet. Des recettes pas si jeunes La moisson comparative est d’une ampleur inattendue. Sur le plan de l’entraînement d’abord: former un mahout à piloter un éléphant au combat est un processusaumoinsaussilongqu’entraînerunéquipagedecharde1916à1918. Le savoir-faire du mahout, capable de transmettreàl’animalsauvage(onn’emploie jamais d’individus domestiqués) des«instructionsvariéesetrelativement compliquées», trouve un parallèle dans lacomplexitéetlafragilitémécaniquedu tank. Les deux systèmes peuvent d’ailleursconnaîtredesfiascosretentissants: l’éléphantestprisd’unefureuroud’une peur incontrôlable et quitte le champ de bataille, le char tombe en panne lors du déploiement ou au début de l’action (le sort de 15% à 50% des matériels en 1916 et 1917). Éléphants et chars utilisent la même combinaisondemobilité,dechocetde feu:leurmassepourécraserhommeset retranchements et leurs armes de bord (défenses, pattes, trompe de l’animal, archers et javeliniers portés; canon, mitrailleuses). Tous deux peuvent encaisser de multiples coups avant de succomber.Lesdeuxsystèmesd’armes sontdifficilesàcommanderetàcontrôler.Aussienvient-onassezviteàconsacrer un élément au contrôle du reste (éléphant de commandement, char de commandement). La puissance des armes de bord augmente avec le temps: alors que les premierséléphantsdeguerreutilisentseulement ce que la nature leur a donné, leurs successeurs voient leur trompe hérissée de crochets et transportent même une tour dorsale qui accommode jusqu’à quatre archers ou javeliniers. Les chars de 1918 montent de meilleurs canons et des mitrailleuses plus meurtrières que ceux de 1916. De même, face aux parades, on caparaçonneleséléphants(tête,pattes, ventre) comme on augmente l’épaisseur du blindage des tanks. Les parades trouvées contre les monstres sont assez semblables: à la chausse-trape utilisée par Ptolémée à Gaza, en 312 av. J.-C., répond la Flachmine 17; aux tirs concentrés d’unités spéciales d’archers et de javeliniers entraînés à surmonter la peur des animaux répondent les tirs tendus de l’artillerie allemande, les balles SmK à noyau de tungstène des mitrailleurs et les équipes de fantassins dotés de sacoches explosives. De même, on cherche à aveugler le pachyderme comme le tank en visant systématiquement ses yeux ou ses fentes de vision. Enfin, le défenseur essaie de séparer les mastodontes de leur infanterie d’accompagnement – parade jugée très vite indispensable – afin d’en faire des proies plus faciles. Pour dévier la course des éléphants, on les effraie par des sarabandes de trompettes ou de tambours, des jets de matériaux enflammés (y compris des cochons enduits de poix), tandis que le fantassin allemand reçoit instruction de laisserpasserlecharpours’enprendreaux soldats placés derrière. Les sources antiques ne citent que peu de cas d’affrontements d’éléphants contre d’autres éléphants, tous lors des guerres entre souverains hellénistiques: à la bataille de Paraitacène Comparer l’entraînement, l’équipement, l’emploi et la symbolique des pachydermes antiques à ceux des chars de la Grande Guerre, une idée saugrenue? Bien au contraire: la moisson comparative est d’une ampleur inattendue. ÉLÉPHANTS DE GUERRE ET PREMIERS TANKS ACTUALITÉS LA VIGIE BRIDGEMAN IMAGES Pour l’éléphant comme pour le tank, l’effet est avant tout psychologique — ce qui à la guerre n’est pas rien! PAR JEAN LOPEZ Guerres&Histoire No 83 • 11 à 150 litres d’eau et 150 à 300 kilos de fourrage par jour et par bête, vingt fois plusdeconsommablespouruntankiste que pour un fantassin, quatre fois plus que pour un artilleur. Dans les batailles antiques,leséléphantssontleplussouvent placés au centre et utilisés comme éperon pour briser le déploiement ennemi; les chars mènent l’attaque et cherchent de même à forer le système de tranchées. L’éléphant assure aussi des fonctions logistiques importantes (et ce jusqu’à la Seconde Guerre mondiale en Asie): il transporte hommes et approvisionnement sur de longues distances, peut franchir nombre de cours d’eau, arracher des arbres, remorquer de l’artillerie. Dès 1918, on voit apparaître des chars de ravitaillement (ou des traîneaux remorqués par les véhicules de combat) pour le carburant et les munitions, de même que les premiers chars pontonniers. Enfin, l’auteur remarque l’importance symbolique des deux systèmes d’armes. Souvent, leur cession est exigée lors des traités de paix: à la veille de Zama, Scipion demande la livraison des navires et des éléphants carthaginois; à Versailles, en 1919, on exige livraison ou destruction de la flotte et des chars. Les deux systèmes d’armes symbolisent la puissance de l’État: éléphants et chars figurent à l’avant lors des défilés de la victoire, et l’on retrouve les premiers sur les monnaies, plats et mosaïques, les seconds sur les affiches de recrutement, les publicités pour savons et cigarettes. À la fin de son inventaire comparatif, sachant que Fuller connaissait mieux que lui ces similarités entre les deux systèmes d’armes, Alaric Searle se convainc que le prophète des tanks devait avoir une raison impérieuse de ne jamais parler de leurs précurseurs à grandes oreilles. Il la trouve dans le contexte des années 1920 et 1930, lorsque Fuller et quelques autres – Giffard Le Quesne Martel, George Lindsay,BasilLiddellHart–plaidentpourla mécanisationdel’arméebritanniqueet, par conséquent, pour l’uniformisation del’entraînement,contrelestenantsde la tradition comme le général George Milne, chef de l’état-major général impérial. La crainte de Fuller, explique Searle, est que l’idée de l’éléphant devancier du tank apporterait de l’eau au moulin des amis de Milne. Fuller insiste sur l’aspect révolutionnaire du tank, une arme qu’il juge radicalement nouvelle et de nature à bouleverser les notions conventionnelles de l’art de la guerre.Milne,enrevanche,écritque«le tankn’estenrienuneidéenouvelle».Il n’est qu’«une nouvelle méthode pour porter une vieille idée», idée déjà exposée«parleséléphantsautempsd’Hannibal». Pour Milne, les «principes» du combat demeurent inchangés. Et jusqu’à quand? Pour conclure, Searle explique que la comparaison entre les éléphants et les premiers tanks n’illustre pas des «principes», mais des «phénomènes» ou des «processus»quel’onretrouveàl’œuvre d’une époque à l’autre dans le domaine technico-militaire. Il en liste quatre: la lutte continue pour obtenir un avantage tactique; le concept de coopération interarmes: toute arme nouvelle doit s’insérer parmi les autres; la course entre mesures et contre-mesures, c’està-dire le vieil affrontement entre épée et cuirasse; enfin l’apparition d’une nouvelle arme s’accompagne toujours d’un sautqualitatifdansl’entraînementetpar la constitution d’une troupe d’élite: les mahouts payés à prix d’or et parés des plus beaux atours face aux Panzertruppen de Guderian, triées sur le volet et toutes de noir vêtues. La seule question que n’aborde pas Searle est celle de la longévité:leséléphantsattaquentàGaugamèles en 331 av. J.-C. et sont encore utilisés aujourd’hui comme moyen de transportparlaguérillakarenenBirmanie. Le tank, qui apparaît au combat le 15 septembre 1916, aura-t-il la même ligne de vie? ■ (317 av. J.-C.), Antigone le Borgne en aligne 64 et Eumène 125, avec pour résultat un match nul. Pour les tanks de la Première Guerre mondiale, on ne connaît qu’un unique face-à-face, à Villers-Bretonneux, en avril 1918, où deuxA7Vs’enprennentàtroisMarkIV britanniques. Les pertes de ces derniers sont plus élevées, mais le combat demeure sans conséquences. Alaric Searle en conclut que les éléphants, comme les premiers tanks, n’ont d’efficacité que lorsqu’ils sont employés en nombre,parsurpriseetfaceàunadversaire non préparé. Les deux armes provoquent alors ce que les Allemands appelaientla«Tankschrecken»,la«terreur du tank», qui se traduit souvent parunepanique,quel’onretrouvechez les fantassins antiques comme chez les chevaux affolés par l’odeur des pachydermes. Bref, dans les deux cas, l’effet est avant tout psychologique – ce qui à la guerre n’est pas rien! Chers, rares et symboliques L’auteur relève également des ressemblances dans les fonctions opérationnelles. D’abord, les deux armes restent rares: une centaine d’animaux dans des armées hellénistiques, tout au plus; 1,5% des effectifs britanniques en France en 1918 dans les unités blindées. Même logistique gourmande: 70 Semblable à ses ancêtres de l’époque hellénistique, ce pachyderme appartient à l’armée du roi de Siam Chulalongkorn (reg. 1868-1910). Un éléphant d’Asie mâle mesure de 2,5 à 3,5 m de hauteur au garrot et pèse entre 3 et 5 t (les femelles sont plus petites), contre 2,14 m et 6,5 t pour le char Renault FT de 1917. 1 “War Elephants and Early Tanks: A Transepochial Comparison of Ancient and Moderne Warfare”, Alaric Searle, Militärgeschichtliche Zeitschrift 77/1, April 2018, p. 37-77.
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