Premieres pages de double je_ - Page 1 - Premières pages de Double je d'Anita Fernandez DU MÊME AUTEUR LITTÉRATURE GÉNÉRALE romans : Le tapuscrit interrompu, éd. edilivre, 2014 Les dérèglements du Je, éd. Mon Petit editeur, 2013 Décompte de faits, éd. Mon Petit editeur, 2013 Mémoires d’une jeune fille engagée, (in etoiles d’encre) éd. Chèvre-feuille étoilée, 2012 Pol-Arthur, éd. Sirpus (espagne), 2010 Les lettres d’Adèle à sa cousine Anne, éd. double interligne, 2000 autres publications : Le montage, scénario, éd. dixit, 1990 Les bons comptes, livret de comédie musicale, musique Pablo Cueco, donné à l’opéra Bastille à Paris, 1998 nouvelles : dans les revues Cargo, Rue Saint Ambroise et etoiles d’encre de 2001 à 2009 double je_gabarit polar 11x18 17/08/2015 18:34 Page 4 Anita Fernandez double je double je_gabarit polar 11x18 17/08/2015 18:34 Page 5 double je_gabarit polar 11x18 17/08/2015 18:34 Page 6 Pour nous reconnaître, tante Krista nous mettait à chacun un ruban de couleur différente. Elle ne l’enlevait que pour nous baigner. Un jour un de nous deux se noya. Je n’ai jamais su si c’était mon frère ou moi. Mark Twain/1889 double je_gabarit polar 11x18 17/08/2015 18:34 Page 7 double je_gabarit polar 11x18 17/08/2015 18:34 Page 8 I Deux dames sur l’échiquier – Bonjour… le mot reste suspendu. Malgré mes demandes réitérées, mon interlocuteur se tait. Pourquoi n’aije pas raccroché ? le timbre de la voix ? Inconnu, mais familier. un ton grave, légèrement voilé, légèrement rauque sans être dur, un « bonjour » sans provocation ni gêne, une voix d’homme tranquille, ni séducteur, ni voyou. – Allô, allô, à qui voulez-vous parler ? Il est quatre heures de l’après-midi, mon heure habituelle de lever, j’ai pris ma douche et un café. l’homme se décide enfin : – Vous êtes Annie. Je voudrais faire votre connaissance. Qui est-ce ? Quelqu’un de proche qui se moque de moi ? Quelqu’un que je n’ai pas vu depuis des années et que je ne reconnais pas ? un correspondant d’un forum de discussion qui a dégotté mon numéro ? un dragueur téléphomane ? – Mais vous êtes qui ? – Votre sœur. 9 double je_gabarit polar 11x18 17/08/2015 18:34 Page 9 Je répète bêtement : – Ma sœur… Je n’ai pas de sœur et encore moins, s’il est possible d’avoir encore moins qu’une sœur, une sœur à la voix mâle. – Je m’appelle Anna, on me prend souvent pour un homme au téléphone. Très vite mon cerveau réadapte la première impression, il reconnaît des inflexions féminines dans la voix rauque, va pour une femme… mais ma sœur ! – est-ce que je peux vous rencontrer ? – Vous devez faire erreur, je m’appelle bien Annie, Annie Bailler, mais je ne suis pas votre sœur, désolée. le silence se réinstalle. J’entends le bruit sec de la molette d’un briquet. une fumeuse, elle souffle. – C’est moi qui suis désolée de débarquer comme ça, je voudrais vous expliquer, mais pas au téléphone, je suis devant chez vous, je peux monter ? Ah non pas ça ! Si elle entre je n’arriverai jamais à m’en dépêtrer. Je vais jusqu’à la fenêtre, j’écarte le rideau, appuie mon front contre la vitre froide, je regarde le trottoir deux étages plus bas. une femme aux cheveux blonds, enveloppée dans un long manteau noir, la tête levée vers la façade, me fait un petit signe de la main. J’entends : « c’est moi… » susurré dans l’écouteur. Qu’est-ce que je 10 double je_gabarit polar 11x18 17/08/2015 18:34 Page 10 fais ? elle n’a pas l’air d’une clocharde, elle ne semble pas s’être évadée d’une clinique haut de gamme pour bourgeoise en perdition, une femme de mon âge à en juger d’ici. Mon côté bon samaritain se réveille, il fait froid dehors et qu’est-ce que je risque ? Je suis arrivée à calmer un cheval emballé, des amis pris de boisson, une femme en pleine crise de claustrophobie entre deux stations de métro, alors pourquoi pas cette femme qui dans son erreur ou dans sa folie paraît plutôt calme. – Faites le 248 B 12, deuxième étage. J’aurais jamais dû. depuis ce six février, six heures du soir, ma vie est totalement remise en question. Ce n’est pas tant que j’apprenne, quarante ans plus tard, les désordres de la vie de mes parents, non, ils se sont débrouillés comme ils ont pu et ils sont morts tous les deux, non ce n’est pas ça. Mais la découverte de l’existence de ma jumelle bouscule d’un coup l’angle de vision de ma vie, comme si on m’avait donné un grand coup de coude qui brusquement déplacerait mon centre de gravité. Ce que j’apprends sur nos naissances m’émeut, d’accord. J’imagine assez bien maman et papa penchés sur le double berceau de la chambre de la clinique. Ils chuchotent maladroitement pour 11 double je_gabarit polar 11x18 17/08/2015 18:34 Page 11 que la voisine de lit qui semble endormie après ses crises de larmes et la haute dose de calmants qu’on lui a fait ingurgiter, ne les entendent pas. des sensibles le couple Bailler. Ils veulent aider cette pauvre femme dont le nouveau-né n’a pas survécu à l’accouchement. dans la chambre il y a deux couples et deux enfants, mathématiquement logique, mais comme disait papa « il n’y a pas de justice » ; ces deux nouveau-nés appartiennent au même couple. Je les imagine les parents Bailler, discutant à voix étouffées pendant les quelques jours et nuits que leur donne l’administration pour la déclaration officielle. Finalement les couples se sont réparti les filles. Ils avaient le sens de la justice papa et maman Bailler. Anna et ses nouveaux parents sont retournés dans leur village du Perche. et moi, Annie, j’ai été rapatriée dans le petit appartement des parents, Paris, onzième arrondissement. Maman a repris son travail au tri postal et papa son taxi. discrets les parents Bailler : je n’ai jamais eu vent de la possible existence d’une fratrie ni même soupçonné un quelconque secret familial. les parents étant morts brutalement dans l’accident d’avion qui les emmenait vers l’Algérie pour leurs premières vacances en amoureux, je n’ai pas eu droit à ces révélations in extremis qu’on dit se livrer au chevet des mourants. J’avais dixhuit ans, je passais des concours, des examens, rien 12 double je_gabarit polar 11x18 17/08/2015 18:34 Page 12 ne me détournait des études, elles me servaient de mouchoir. J’ai réussi, soutenue par la seule idée que les parents seraient fiers de leur fille, que je leur devais quelque chose, je ne sais pas quoi. Je ne me souviens pas d’avoir eu le moindre regret, le moindre pincement au cœur en souvenir de la jeune fille qui rêvait d’être pianiste. Anna est debout devant moi. elle sort un paquet de cigarettes de la poche de son manteau. Non seulement elle ne s’inquiète pas de savoir si la fumée m’incommode, mais de plus elle m’en offre une. Il y a dix ans que je ne fume plus. Sans la moindre hésitation, je me sers. elle me tend la flamme de son briquet qui se reflète en vacillant dans ses prunelles translucides, laiteuses, bleuâtres. J’entraperçois un premier indice de similitude : « Tes yeux d’opale miellée, tes yeux de pierre précieuse, je ne les oublierai jamais… » disait Étienne, avant de les oublier complètement. et pour bien marquer la rupture il avait assassiné ce qu’il avait encensé pendant nos huit années de coexistence : « Tes yeux d’opale, pierre de malheur, gemme infâme ». Je n’ai su que plus tard et par hasard que ce n’était qu’une citation d’un poème d’Apollinaire. Anna me sourit ; une fossette se creuse en bas de sa joue gauche. deuxième indice. Clément dit que mes fesses lui sourient en fossettes de la 13 double je_gabarit polar 11x18 17/08/2015 18:34 Page 13
Premieres pages de double je_ - Page 1
Premieres pages de double je_ - Page 2
viapresse