Premieres pages de Cafe zebre thé à la menthe - Page 3 - Premières pages du roman "Café zébré, thé à la menthe" de Caroline Fabre Rousseau. Le monde est un livre et ceux qui ne voyagent pas n’en lisent qu’une page. Saint Augustin Café zébré version déf MNA_Mise en page 1 17/12/2014 22:26 Page 7 © Éditions Chèvre-feuille étoilée Montpellier bureau@chevre-feuille.fr http://www.chevre-feuille.fr/ février 2015 ISBN : 978-2-36795-086-0 Café zébré version déf MNA_Mise en page 1 17/12/2014 22:26 Page 8 À mes parents, mes oncles et tantes et tous les oiseaux migrateurs Café zébré version déf MNA_Mise en page 1 17/12/2014 22:26 Page 9 Café zébré version déf MNA_Mise en page 1 17/12/2014 22:26 Page 10 Première partie : Là-bas Café zébré version déf MNA_Mise en page 1 17/12/2014 22:26 Page 11 12 1. J + 58 Elle n’est plus là-bas. Mais elle ne sait pas vraiment où elle est à présent. Elle ne l’a jamais vraiment su. La cuisine lui paraît bien rangée. L’horloge au-dessus de l’évier indique quatorze heures. Les enfants sont à l’école. Là-bas, à quatorze heures, il fallait prendre les médicaments avant de retourner à l’atelier. Les enfants sont à l’école, est-ce qu’on a mis un goûter dans leur cartable ? Elle ouvre les placards à provisions, méthodiquement, comme avant, du temps où elle faisait des listes de courses, après avoir fait des listes de menus. Le vase en cristal rond est vide. On l’a mal rincé après la mort des dernières fleurs. Il faudra qu’elle le nettoie avec du vinaigre de ménage pour faire partir les traces. À quatorze heures, elle avait l’habitude de lancer les machines avant de s’asseoir à son bureau. Le bac à linge sale est vide, le lave-vaisselle aussi. Que va-t-elle faire ? Là-bas, dans la grande salle de l’atelier, elle était toujours occupée. Elle était comme à l’école, comme en enfance. C’était plus facile finalement, passé le choc de l’arrivée. Elle n’était plus responsable. Elle n’avait pas d’agenda à remplir, d’activités à organiser. On lui donnait un programme qu’elle exécutait docilement. Elle en avait oublié l’affreuse angoisse qui la réveillait la nuit. Elle était en vacances. En vacances médicalisées. Elle était chez elle à présent, on l’avait laissée partir. Elle allait revoir ses enfants. Elle avait toujours voulu avoir des enfants. Avant même de naître, ils lui avaient manqué. Elle les avait attendus avec ferveur. Toutes ses grossesses avaient été difficiles. Mais l’immobilité et l’isolement forcés ne lui avaient pas pesé. Ces petites pousses fragiles qu’il avait fallu accompagner jusqu’au Café zébré version déf MNA_Mise en page 1 17/12/2014 22:26 Page 12 13 bout l’avaient rendue forte à chaque fois. Elle cessait alors d’être un minuscule microbe dans l’océan humain qui coulait depuis des siècles, Dieu seul savait jusqu’à quand. Donner la vie participait au mouvement général et justifiait sa place ici. « Ma place est ici. Ma place est ici. Ma place est ici. Ma place est ici. Je ne bougerai pas d’ici, je ne retournerai pas là-bas. Plus jamais ». Sur le frigidaire sourient des nouveau-nés endormis, transformés en magnets par le photographe de la maternité. Une liste de courses est coincée sous le plus jeune. Elle lit : « quenelles, béchamel, yaourts, légumes soupe. » On est en mai et il fait déjà très chaud. La liste date du mois de février. Elle n’est plus adaptée. C’est un temps à faire des salades fraîches et des potages glacés. On ne peut plus allumer le four. Il faut faire une nouvelle liste. Sous la photo de l’aîné endormi, elle reconnaît le petit mot chiffonné que sa fille lui avait écrit cet hiver : « maman je t’aime, sant toi la vie serai nul. Tu as toujour de bon programes. » Toujours de bons programmes. Est-ce que ses enfants continueraient à lui écrire des mots tendres si elle n’inventait plus de bons programmes ? Là-bas, on lui avait dit de faire des efforts justement, des efforts pour en faire moins. Elle avait juste été fatiguée, elle ne le serait plus. Là-bas, on lui avait fait signer un papier pour une ouverture de dossier. Elle avait lu : « Association d’aide à domicile ». Quand elle était partie, on lui avait remis une fiche verte. Elle avait lu : « Quatre-vingts heures d’aide à domicile. » Quelqu’un viendrait, éplucherait les légumes, irait chercher les enfants à l’école, ferait le ménage. Elle allait avoir une femme de ménage. Une femme de ménage. Qui ferait le ménage à sa place. Car le ménage était devenu dangereux finalement. Ce n’était plus un jeu, un des jeux préférés de son enfance. Petite fille, elle aimait nettoyer le sol pendant des heures avec des bouts de chiffon volés. Elle balayait la terrasse avec un balai trop grand pour elle, chassait les feuilles recroquevillées, les aiguilles de pin, Café zébré version déf MNA_Mise en page 1 17/12/2014 22:26 Page 13 14 les carcasses d’escargot desséchés, les fourmis mortes et vivantes. Soudain, le chaos se faisait ordre. Elle avait un pouvoir magique. Le jeu donnait ce sentiment-là. À présent, elle ne dominait plus le chaos, elle était aspirée par lui. Cela avait commencé après la première naissance. Son enfant n’avait rien à voir avec les poupons en celluloïd dont elle enlevait les piles quand ils pleuraient. Il criait et mouillait sa couche quand bon lui semblait. Et il ne suffisait pas de secouer les biberons en plastique pour qu’ils se remplissent. Les vrais biberons n’avaient pas de double fond et il fallait les stériliser. Les nuits étaient courtes et hachées. Pour se donner du courage, elle pensait aux navigateurs en solitaire qui dormaient vingt minutes par ci, par là. Mais eux rentraient au port pour récupérer : on les laissait alors dormir tout leur saoul pendant trois jours. Elle n’était jamais rentrée au port. Chaque nouvelle naissance augmentait le chaos. Une nuit d’hiver, une épidémie de gastro-entérite avait attaqué les enfants. Ils s’étaient mis à vomir les uns après les autres. Elle avait eu peur de manquer de linge propre. Elle avait rincé sans relâche les draps et les pyjamas maculés de matières fétides, avant de les mettre dans le tambour, enchaînant les lavages. Elle avait dû s’arrêter au petit jour, vaincue par le paquet de lessive vide. Son mari l’avait retrouvée en larmes devant le lave-linge, à six heures du matin. Enfant, elle avait eu une machine à laver miniature qui tournait en faisant de la mousse. La minuscule boîte de lessive était vide, mais c’était sans importance. Les bulles montaient et descendaient en rythme sur le hublot. Elle contemplait leur révolution monotone, bercée par le roulis régulier des éclaboussures factices. Sa maison de quand elle serait grande aurait sa salle des machines. Le bruit rassurant des moteurs rythmerait des journées bien réglées, elle serait le capitaine du navire familial, dont les ponts astiqués brilleraient au soleil. Mais elle n’avait jamais été capitaine, elle était restée mousse, homme d’équipage, garçon de cuisine, une sorte de factotum corvéable à merci, ballotté dans Café zébré version déf MNA_Mise en page 1 17/12/2014 22:26 Page 14 15 des eaux constamment agitées. Elle avait eu un réchaud en ferblanc et sa batterie de casseroles, un frigidaire rempli de fruits en pâte d’amandes et de yaourts éternels. Elle y rangeait des cerneaux de noix en forme de poulet, des lentilles imputrescibles et des grains de maïs durs comme du bois, qu’elle suçait en cachette pour les ramollir. Les tâches ménagères avaient un goût de sucre et de bois, les boîtes de conserve et les paquets de nouilles creux rendaient les courses légères. Les casseroles et les assiettes n’étaient jamais sales, elle les remplissait et les vidait inlassablement dans sa baignoire, prenant tout son temps, fascinée par le ruban d’eau claire qui s’écrasait sans bruit sur la surface du bain. Elle est seule dans la cuisine. Les enfants sont à l’école. L’évier brille sous les carreaux blancs. Une petite goutte perle sur le robinet. Elle enfle et tremble, va-t-elle tomber et s’écraser au fond ? Elle fait le tour de la pièce et remet les objets sur les étagères. On les a déplacés pendant son absence. La cuisine n’est plus tout à fait la même. Elle est partie longtemps. Marc a monté la valise dans leur chambre. Elle l’entend ouvrir les placards. Cette nuit ils seront dans le même lit. Est-ce qu’elle saura dormir dans un grand lit avec un homme ? Le médecin lui a laissé des gouttes, dont elle doit réduire la quantité. Une goutte de moins tous les deux jours. Toutes ces gouttes qui se mélangent à son sang et lui font oublier sa peine. Trois enfants, elle qui aurait voulu en avoir quatre. La goutte accrochée au robinet est tombée. Trois enfants, une goutte de moins tous les deux jours. De toute façon, elle aurait été incapable d’en avoir quatre, elle n’avait pas réussi à en élever trois. Elle les avait laissés pendant tout ce temps d’hiver. Sa mère était venue, prête à rendre service, comme toutes les mères. Sa mère aimait ces grappes de bouches avides autour de la table. Elles lui rappelaient les jours heureux de sa jeunesse. Elle reverra le médecin dans un mois. Comment vivre jusquelà ? Peut-être qu’en recréant la routine de là-bas, elle aurait moins peur. C’était une routine tranquille, immuable. Ici aussi, elle Café zébré version déf MNA_Mise en page 1 17/12/2014 22:26 Page 15 16 aurait une routine. La routine de ses enfants. Il suffira de la suivre et de se ménager. Tout ira bien. Elle n’est plus là-bas. Elle est ici. Sa place est ici. Sa place est ici. Sa place est ici. Elle entre dans le salon. Les photos de mariage sur la cheminée lui font mal, tant elles semblent belles. Comment le bonheur peut-il mentir à ce point ? Sur la photo, ses beaux-parents sourient et sa belle-mère a l’air sympathique. Georges et Hélène en chapeau haut de forme et capeline verte, par une chaude journée d’été. Elle se souvient. Avant la séance de photos, dans la chambre d’amis, elle avait enfilé sa robe de mariée avec l’aide de sa mère, doucement, pour ne pas froisser l’œuvre monumentale. La piqûre de moustique sur l’épaule, qui l’avait remplie d’effroi au réveil, était miraculeusement cachée sous la large bande du caraco plissé. « Tu es superbe ! » avait dit sa mère. Elle avait lissé ses cheveux, avant d’y accrocher les fleurs en tissu assorti. Puis elle était partie. Ensuite étaient venus les cris. Ils remplissaient le couloir, ils traversaient les murs de la chambre, ils envahissaient tout l’espace : « Jamais, tu m’entends, Hélène, jamais je ne tolérerai une honte pareille ! » Les éclats de colère lui parvenaient, déchirant ses oreilles, sa robe, son cœur affolé. Elle se forçait à lisser les plis, du plat de la main, très lentement, encore et encore : « J’ai fait des efforts, tu m’entends, beaucoup d’efforts. Mais là, c’est vraiment le comble ! Que le père de Clémence ait proposé à notre aîné de le tutoyer, passe encore, de toute façon, il a été remis à sa place. Mais que son frère ait osé t’appeler par ton prénom, quelle incorrection ! Il t’a dit : « Comment allezvous, Hélène ? » Oui, tu as bien entendu ! Il t’a appelée Hélène ! Non, mais, où a-t-il été élevé celui-là ? On ne lui a jamais appris les bonnes manières ? Il n’a pas vingt ans et il t’appelle Hélène ! Jamais je ne le tolérerai ! Quelle famille ! » Les cris continuaient, mais le temps pressait, il fallait qu’elle passe devant la porte entrouverte, vite, sans faire de bruit, il fallait qu’elle descende les marches, sans salir le bas de sa robe, sans Café zébré version déf MNA_Mise en page 1 17/12/2014 22:26 Page 16
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