Premieres pages deThalasso crime - Page 2 - Thalasso-crime de Janine Teisson 7 17 décembre 2003 Un crime à l’institut de Thalassothérapie, je vois très bien ça. Ça pourrait se passer ici, dans la baignoire, cabine 7. Ou sous les douches multi jets, mais la victime serait debout et bien éveillée, et Psychose, ça a déjà été fait et refait en pire. En tout cas, le fait que les filles en blanc installent les clients, appuient sur les boutons puis les laissent mariner seuls douze, vingt ou trente minutes selon la recette, est une sacrée facilité pour l’assassin. Que font-elles pendant ce temps ? Elles préparent la boue d’algues, dans le petit estanco, derrière le comptoir, j’ai vu ça tout à l’heure. Il m’a semblé que l’une d’elle offrait une tisane à une cliente. Je ne sais pas si on doit demander, mais de toute façon, je n’ai pas envie de leur tisane. Toute cette eau me donne tellement envie de pisser ! J’attends sur les sièges en plastique, avec mon maillot de bain glacé sous mon peignoir, et je n’ai envie que de fuir. Je me sens mal, vraiment mal. Quand j’ai ouvert l’enveloppe j’aurais dû tout de suite leur dire qu’ils s’étaient trompés. Leur dire que c’était ma seule semaine entièrement libre depuis l’été et qu’ils me la prenaient pour m’envoyer en thalassothérapie. Ces derniers mois ont été rudes. Enterrer son père, même si c’était un abruti, est rude. J’aspirais à cette semaine de totale solitude. J’ai tellement de choses à écrire, à revoir. Et je suis là, en peignoir, pieds nus, assise sur un fauteuil en plastique blanc, dans un hall carrelé de blanc et j’attends 8 qu’une fille en blouse blanche vienne me chercher. J’ai envie de vomir, de me planter là et de hurler. NOOON ! Je me sens tellement tendue, tellement déplacée ici. Que se passe-t-il ? Une blouse entre deux âges parle d’un ton sévère à une plus jeune près d’une porte en fer qui doit, si mon sens de l’orientation est toujours bon, donner sur la plage. Issue de secours. « Vous savez que cette porte doit être ouverte à partir de neuf heures. C’est vous qui arrivez la première, c’est la première chose que vous devez faire. C’est compris ? » La jeune fille, le visage fermé, baisse la tête et introduit la clé dans la serrure. Dans quelles circonstances pourrait-on avoir besoin d’emprunter cette porte ? Laissons de côté l’incendie bien improbable en ce séjour humide, mais le système de chauffage de l’eau pourrait se dérégler. Tous les curistes jailliraient en peignoir, rubiconds, cloqués, hors de la cocotte-minute. Une issue de secours pour les homards. Je m’attendais à plus de convivialité entre curistes, au moins à des bribes de conversation. Pas du tout. C’est une sorte de supermarché où les clients consomment, sans regarder leurs voisins, des soins qui vont regonfler leur stock d’énergie, de beauté, de jeunesse, que sais-je ? Des soins uniquement aquatiques, physiques et mécaniques. L’âme reste au vestiaire. L’esprit itou. Le sens de l’esthétique, n’en parlons pas. Ces fantômes en peignoirs blancs, les cheveux dégoulinants, sont-ils muets ? Ce n’est pas que j’aie forcément envie de deviser avec ces stakhanovistes de la remise en forme, mais tout de même, comme disait ma grand-mère : « Les chiens se sentent bien le derrière, tu peux dire bonjour à la dame ! » 9 La jeune fille a rempli la baignoire. J’ai retiré mon maillot de bain. Je me plonge dans l’eau chaude. Elle jette dans le bain quelques giclées de produit odorant. « C’est de l’essence de fleurs. » dit-elle en sortant. Elle ferme la porte coulissante de la cabine. Je suis dans une légère obscurité. La seule lumière qui me parvient à travers les portes en verre dépoli est celle des néons des couloirs. La cabine est étroite, carrelée de blanc du sol au plafond. Les bulles partent du fond de la baignoire et éclosent sous mes chevilles puis sous mes mollets, mes fesses, mon dos, mes épaules. Ça remonte, ça redescend. Chaque fois qu’elles arrivent à mes épaules, je sursaute. J’ai l’impression que quelqu’un me saisit brutalement. Ça déborde. Il y a au moins trois centimètres d’eau sur le sol. Ça bouillonne. Je flotte. Le bruit est incessant. Je suis dans une immense usine à eau. Un bateau inversé. Ça turbine sans cesse. Moi qui suis tellement habituée au silence, qu’est-ce que je fous là-dedans ? Franchement, ce genre d’établissement n’est pas à recommander aux déprimés. C’est un coup à plonger sous les bulles. Quelques gorgées de court-bouillon à l’essence de fleurs et adieu Berthe ! On a vingt minutes pour mourir. C’est trop de la moitié ! Tiens ça y est, il n’y a plus de bulles. Je retombe au fond. Quel est mon programme maintenant ? Enveloppement d’algues. Bon. Je suis couchée à plat ventre sur une bâche en plastique. Une jeune fille qui pense à autre chose m’oint de compote d’algues à forte odeur de poisson. Ils ont sûrement dû laisser passer une sardine dans le mixer. – Vous travaillez ici depuis longtemps ? 10 – Trois semaines. – Ça vous plaît ? – Non, mais je suis en stage d’esthétique. – Il se termine quand ce stage ? – Demain. Elle me demande de me retourner. Elle m’enduit côté face. C’est vert et tiède. Elle m’enveloppe dans le plastique vert lui aussi, allume les lampes chauffantes au-dessus de moi, éteint la lumière et sort. – Ça dure combien de temps ? Elle me répond du couloir : – Vingt minutes. Si vous vous sentez claustrophobe retirez le plastique. Voilà un endroit où zigouiller facilement son ennemi ou sa vieille maîtresse, et en plus le corps est déjà enveloppé. Je pense à cette photo. Guerre du Vietnam. La femme qui pleure sur son mari ou son fils enfermé dans un sac en plastique par les bons soins des Yankees. Je vois le filet de bave qui coule de sa bouche et cela m’émeut. Trop. Terrible de rester immobile, à la merci des pensées qui vous bombardent et vous violent. Rien pour écrire. Bras serrés dans le plastique. Facile de laisser galoper son imagination, d’imaginer un crime, dix crimes ici. Même une hécatombe. Cinquante personnes tombent sur le carrelage blanc. Leurs peignoirs s’imbibent d’eau salée tandis qu’un gaz orange sort des douches. Un jeu d’enfant! Mais repousser les vraies images, c’est beaucoup plus difficile. Son corps rafistolé. Quand on a ouvert la porte aux souvenirs, plus moyen de la refermer. Comme les représentants de commerce. Le pied dans l’en- 11 trebaîllure et c’est fini. Ils s’imposent. Sortez-moi d’ici ! Je ne veux pas ! Comme pour la douleur physique, ça ne sert à rien de dire je ne veux pas. À rien. Il est mort, mort, mort. J’ai mis tant de temps à ne plus vomir en prononçant ces mots. C’est long vingt minutes à tremper dans une bouillabaisse. Je dois résister de toutes mes forces pour ne pas me laisser envahir. Entendre à nouveau le coup de téléphone. Les mots. Les mots qui tuent. Définitifs. Pas la peine de se taper la tête contre les murs, pas la peine de vomir jusqu’au sang, de tomber à genoux sur le carrelage. Bouffe-le le carrelage. Ça ne changera rien. Les mots, ils les ont dits. Stop ! Coupez ! C’est dans la boîte. Il est dans la boîte. C’est fini. Ses sourcils froncés, sa nuque maigre. Ses lèvres tellement bien dessinées. C’est étrange, je le revois toujours en morceaux. Comme il a fini, en morceaux. Mais qu’est-ce que je dis ? Mais non, en morceaux vivants. Un jour j’ai vu qu’il avait de belles mains. Pas encore des mains d’homme mais de grandes mains, de beaux ongles. J’ai été émue. Et après… – Ses mains ? Je peux… ? – Heu… non madame, pas ses mains. Ils ne m’ont laissé voir qu’une partie de son visage. Les lampes s’éteignent, la rampe se déplace sur le côté. – C’est fini, madame. Levez-vous et venez vous doucher. Ça glisse, ça colle, ça part en purée de pois cassés dans la douche. J’en ai encore au dos. Chacun sa merde. Elle est partie la fille en blanc. Toujours cette solitude. Maintenant il ne me reste que la gym en piscine et après je peux repartir chez moi. Ouf ! 12 Un vieux beau en survêtement blanc compte un deux trois quatre cinq six sans nous regarder. On se suit les uns derrière les autres en remuant nos mains et nos pieds munis d’espèces de mini-palmes en plastique jaune. Un homme en forme de poire, pris en bloc dans sa graisse, nous freine. Il a le profil d’Hitchcock. Mauvais signe. Il va se passer quelque chose d’affreux, c’est certain. De l’acide dans la piscine, ou alors un terroriste Kamikaze. Musclé. Une grenade dans le slip de bain. Ne nous égarons pas. Il pourrait aussi jaillir de la baie vitrée avec une Kalachnikov. Tatatatatatata. Je pense à ce que m’a dit Juliette quand je lui ai annoncé la thalasso : « Ma pauvre ! Après ce que tu as vécu cet été, ça va t’achever ! Tu ferais mieux de faire une cure de sommeil ou un trekking dans l’Himalaya ! Si j’avais le temps, je viendrais te faire des drainages lymphatiques. Et un joint, un petit joint, pendant que je te détends les rhomboïdes, ça te dirait ? » Mais elle n’a jamais le temps, Juliette. Elle n’a jamais exercé son art sur moi. Seulement au téléphone. Je me demande si c’est l’agonie et la mort de mon père qui m’ont épuisée à ce point. Mourir discrètement, en cinq minutes, en trois jours à la rigueur, sans emmerder personne, c’était pas son genre, à mon père, c’est sûr. Je suis injuste. Personne ne sait ni le jour ni l’heure, personne ne sait quand la dernière fibre du corps lâchera. Une bonne leçon pour l’avenir. Autant faire sa provision de pilules à l’avance. Et après ça l’autre, Benoît, ce revenant, cet épouvantail qui se pointe, décharné, le cheveu rare, la peau grise, les dents jaunes, plus que l’ombre de lui-même. Ça, le beau mec dont j’étais folle amoureuse ? Avec son sourire idiot, 13 complètement inapproprié. Toussant comme un tubard, qui me dit je passais par là avec mes copains musiciens. Tu passais par là ? Et quand ton fils a été enterré, tu n’es pas passé par là ? Tu reconnais que tu n’as pas été correct avec nous ? Pas correct ? Tu étais en pleine déprime ? Ah bon ? Et maintenant tu es à la rue ? Plus rien pour vivre ? Tu sais que j’écris ? Ah oui ? Eh bien fous le camp. Et surtout crève ! N’oublie pas de crever. Je suis dure ? J’ai toujours été dure ? C’est ça. Je suis dure. Fous le camp tout de suite ou je te tue ! Il est parti à reculons, il est rentré dans le véhicule déglingué garé là, j’ai vaguement vu des têtes à loks à l’intérieur. Il a disparu. J’ai marché jusqu’à la maison, comme un pantin désarticulé. Je savais que je n’avais plus peur de lui. Un, deux, trois, quatre, cinq, mince ! Je tourne dans le mauvais sens ! J’ai failli renverser l’homme-bloc. Il doit avoir un taux anormal de plomb dans le sang. Il ne peut même pas sortir ses bras de l’eau. Ils n’en ont pas marre tous ces gens de tremper dans l’eau salée ? C’est exactement l’inverse de la recette de la morue. Le salon de la villa est éclairé par deux grosses lampes en verre rondes, bleutées, posées sur des meubles en bois clair. L’homme est assis dans le canapé, il tient à la main un verre à demi plein ou teinte un glaçon. Il le pose sur la table basse en verre et se penche en avant. Il regarde avec un rictus méprisant la femme recroquevillée dans le fauteuil de cuir blanc. 14 – Je ne peux pas t’approvisionner si tu ne me payes pas. Tu le sais très bien. Tu sais ce que c’est que le commerce, non ? Il a un fort accent indéfinissable. La femme serre les lèvres. Son visage est à demi caché dans ses cheveux blonds mousseux. – La dernière livraison, tu ne m’en as réglé que la moitié. Tu m’as dit… – Tu sais que mes boutiques n’ont pas donné grand-chose cette année. L’été a été pourri et ni les Arabes du Golf, ni les Américains ne sont… – Qu’est-ce que j’en ai à foutre de tes Américains? Et tous ces bibelots, tu peux bien en vendre pour t’acheter ton carburant. Avec ta fille, vous me ruinez. – Tu peux attendre un peu, non ? – Non. Tu sais ce que je risque, moi ? C’est pas la faillite, c’est pas le dépôt de bilan, c’est ma tête que je risque. Et l’homme fait un signe rapide avec son pouce sous sa gorge, d’une oreille à l’autre. Le silence est empli par le grondement des rafales de vent qui secouent les arbres du jardin. – Et ton commerce spécial ? dit-il. – C’est la même chose, c’est pas demain que je vendrai de nouveau aux Saoudiens des menottes en or massif, des muselières et des ceintures de chasteté en platine et rubis. À cause des tours. – Des tours opérator? – Mais non, des tours du 11 septembre, abruti! – Ferme-la ! Je ne veux plus que tu me traites 15 comme ça ! Et démerde-toi pour me payer. Je décolle pas d’ici. Tu sais très bien où trouver l’argent quand c’est urgent. – Je te dis que c’est la merde en ce moment pour moi, tu peux bien attendre non ? – Et toi, tu peux attendre? Je t’apporterai la marchandise dans trois mois, d’accord ? La femme saute de son fauteuil et crie: – Non! Anaïs arrive demain. Elle va tout casser si… Poings serrés, elle reste debout. L’homme observe sa petite tête, les pommettes larges, asiatiques, le cou long, à présent fané, les deux rides qui encadrent sa bouche tombante. Il hausse les épaules, allume une cigarette et s’enfonce dans le canapé. Il rejette sa tête en arrière. La fumée monte. Il fouille dans la poche de sa veste. – Il faut que tu vendes quelque chose. Tu n’auras pas un gramme si tu te démerdes pas pour me verser l’argent demain. Téléphone à ce numéro. C’est un ami. Antiquaire. Il pourra sûrement venir dès demain matin évaluer tous les machins que tu as là. Il est à Bagnols sur Cèze. Il paie comptant. Alors? Tu te remues? La femme se rassied dans son fauteuil, les jambes repliées sous elle. – C’est dommage qu’Anaïs soit pas foutue comme toi quand tu étais jeune, on n’aurait pas tant de mal à trouver du fric. La femme serre les mâchoires. Avale sa salive comme si elle avait la nausée. Elle prend la carte que l’homme lui tend. 16 – Tu crois pas qu’elle a le sida, Anaïs, et qu’elle est en train de le refiler à tous les Arabes de Montpellier? – Ferme-la ! Et mets ta cendre dans le cendrier. La femme se lève, lentement. Entre dans une zone sombre. Saisit le téléphone. La drogue est une vieille compagne. C’est lui qui lui a injecté la première dose. Pour qu’elle tienne. Tenir. Ce qu’elle a pu faire à vingt ans… Quand sa fille, Anaïs, a commencé, elle lui a fourni des seringues jetables, de la marchandise de qualité. Elle a fait tout ce qu’elle a pu pour qu’elle ne l’attrape pas. Pourquoi ? Anaïs est fichue depuis longtemps. Sa mère le sait. Fichue? Alors pourquoi ne supportet-elle pas l’idée qu’elle partage sa seringue ou qu’elle s’injecte des produits frelatés? Elle ne sait pas. Elle ne veut pas le savoir. Au fond de cette opacité noire, elle aurait un sentiment pour sa fille? Non, certainement pas. Non. Mais le sida dans la seringue, non. 18 décembre 2003 L’antiquaire est là. Il a à peine salué la maîtresse de maison. C’est bien un copain de mon frère : affreux, sale et sûrement méchant ! Pense-t-elle. Il prend le petit Bouddha en pierre noire. Il le tourne, le retourne dans sa main. – Ça vaut pas grand-chose mais y’a toujours des amateurs. Je le prends. Elle le suit.
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