Premieres pages de la METAMORPHOSE du rossignol - Page 8 - La métamorphose du Rossignol, polar de Janine Teisson se jeter contre la popeline immaculée qui civilise son viril poitrail, ou le faire de profil, ou mettre une serviette en papier, et j’en oublie infiniment. La bouche rouge et qui doit le rester est une pestiférée. Peut-être est-ce pour cela, plutôt que par déontologie que les prostituées n’embrassent pas ? Ce rougeoiement qui hameçonne les désirs est, pour la femme, un témoin du temps qui passe. Qu’elle oublie de le rallumer et son visage se dépouille de sa belle arrogance, s’altère, devient maladif. Le fard perd sa brillance, l’incarnat vire, le dessin de la bouche devient approximatif, fondant, surtout par temps de canicule. Soumis à la force centrifuge, le vermillon s’incruste dans les fines rides périphériques jusqu’alors invisibles et transforme cet objet de désir en une improbable boutonnière. Vue de près, ou dans ces miroirs grossissants que consultent les alouettes de plus de quarante ans, la bouche prend des allures d’anémone de mer naissante. Passé un âge certain, il pousse sur ses pourtours des pattules nombreuses et bien inquiétantes. Il s’en faudrait de peu que les coulées sanguinolentes, suivant les rigoles déjà creusées, n’envahissent ces vieux paysages et ne les marquent d’une hydrographie de cauchemar. Aussi les belles truqueuses ne se séparent-elles jamais du miroir de poche qui débite leur vie en tranches fines. Toutes les deux heures, parfois 10 avant si elles ont commis une faute, effleurement intempestif, conversation trop animée, celles qui portent estampille pourpre au visage doivent raviver, raccorder, colmater, réparer sans faiblir les ravages que perpètre le temps. Ne jamais oublier de lisser l’enduit qu’il griffe et efface au passage. Sous peine de perdre la face. Comme j’ai eu raison de consacrer un jour plein à m’accoutumer au poids de cette teinture ! Et je suis loin encore du confort que doit procurer l’habitude. Tout mon corps est suspendu à ces lèvres engluées sous leur emplâtre, interdites. C’est fou ce que je ressemble à ma mère. Incroyable ! Malgré ces cheveux blonds et raides, je ressemble à ma mère avec son chignon noir empeloté sur la nuque. Heureusement je n’ai pas besoin de mascara avec mes cils d’autruche. Ah ! là on dirait que le fond de teint fait plaque. Au menton, et sous le nez. Rien d’étonnant. C’est étrange, le fond de teint je n’y pense pas, pourtant tout à l’heure, après m’être passé la main sur la joue, j’en ai tartiné deux pages de De l’inconvénient d’être né. Seul le rouge à lèvres m’obsède et m’entrave. Autour de son impact s’étendent, concentriques, les ondes de la modification. Enfin, brisons. Brisons plutôt mes pantoufles de vair si ce soir je veux rencontrer le prince charmant. Pffuit ! Je suis stupide. 11 J’ai reçu la dernière lettre de L’agence. Je l’ai détruite prestement comme on me l’avait conseillé. (...) Vous nous avez fait confiance. Nous nous engageons à faire preuve de la rigueur et de la discrétion promises pour vous amener à réaliser le projet pour lequel vous avez choisi le lieu, les dates, la formule qui vous conviennent. Pour le mener à bien, vous concevrez que certaines précautions s’imposent. Aussi, à partir du 19 août, jour où débute notre contrat, lorsque vous désirerez prendre contact avec nous, vous n’emprunterez plus la porte principale, mais la petite porte qui se trouve au n° 1 de la rue Auguste Fourme. Vous l’ouvrirez en insérant votre carte magnétique après avoir composé votre code personnel. Veuillez agréer… Oui, j’ai décidé du lieu, de l’heure et de la formule. Moi. Au moment où j’ai inséré ma carte, une colonne de fourmis brésiliennes me remontait du coccyx à la nuque. Lyna, (écrit sur son badge) la douce jeune femme au visage de chèvre, qui avait été si attentive à mes hésitations et qui m’a accordé un jour supplémentaire de réflexion, n’était plus là. Arrêt maladie. Remplacée par un homme. Oh non ! J’ai failli repartir. Il a su me retenir, malgré mon malaise. Je me demande s’il n’y a pas eu 12 quelque chose de l’hypnose dans la façon dont il a guidé mes choix, si loin de ma personnalité. Mais je ne regrette rien. L’aventure n’en est que plus radicale. Eh bien maintenant allons-y ! Aïe ! J’aurais dû m’entraîner à la course d’obstacles avec ces talons. Je vais descendre et remonter trois fois le premier étage. Stop ! J’ai dit trois fois. En route ! En toute aventure, pousser la porte de sortie est toujours le plus difficile, non ? Je comprends pourquoi certains escargots crèvent dans leur coquille. Se peut-il que certains humains, par désœuvrement, sautent en parachute ? Moi je ne saute sans réfléchir que dans les livres. En tout cas, ma mère, si tu voyais le fruit de tes entrailles équipé de tout ce que tu abhorres : blondeur artificielle, maquillage, talons et minijupe, tu comprendrais peut-être que tu n’as plus aucun conseil à me donner. Je tombe nez à nez avec le troisième et son chien. C’est là que je mesure ma métamorphose. Tandis qu’il attend que son meilleur ami esquiche ses fesses tremblantes et conchie notre trottoir, monsieur lève le menton, plisse son œil vilain et exerce son droit de regard sur la gent féminine. Maître de la moitié de l’humanité, sur le trottoir, en laisse, il soupèse mes atouts. Pauvre loche ! J’aimerais être une de ces monumentales femmes noires qu’ils m’ont montrées à l’agence, de celles 13 qui traversent les rues en courant à petits pas, une bassine de quarante litres d’eau sur la tête, leurs bras d’haltérophiles levés en anses d’amphore. Je te lui en aurais foutu une ! C’est curieux les talons hauts. Hauts de combien ? Cinq centimètres, huit ? Et pourtant j’ai l’impression de dominer le monde. Je croise plein de petits concupiscents qui me reluquent par en dessous, et des grandes tours de Pise qui me frôlent à l’oblique. Il n’y a pratiquement pas de femme seule dans la rue à cette heure, ou bien une souris discrète qui trottine en baskets et disparaît. Mes talons claquent. Je vais au Rico Bar. J’ai lu dans Sortir la Nuit qu’on y croisait une foule cosmopolite, artistico-interlope. C’est ce qu’il me faut. Ils n’ont pas écrit « branchée ». Ce participe passé omniprésent m’évoque des secousses électriques, alors que cosmopolite, ça donne à espérer, ça ouvre un large champ, surtout artistico-interlope. Mais qu’est-ce qu’il a celui-ci à me coller, à me pousser presque contre le mur ? – Monsieur, vous désirez quelque chose ? – Ton cul ! Il veut ton cul, t’as pas compris ? C’est un quinquagénaire dégingandé en short, torse nu, qui me lance ça en filant sur ses rollers. Derrière lui flotte le fumé de sa transpiration tandis que l’autre continue ses manœuvres d’approche. On m’agresse ma parole ! 14 – Attention Barbarella, il a un calibre ! crie l’athlète roulant qui virevolte avant de disparaître au coin de la rue. Ah ça alors ! Qui d’un si noble courage a donc armé mon bras ? Je ne me reconnais pas moimême. Quel coup je lui ai envoyé au collant avec mon sac ! Il n’a pas fait ouf. Ah je n’en reviens pas ! Quels réflexes ! Quelle violence ! C’était beau. Je me félicite. Je m’aime ! Mon bras est invaincu, est-il donc invincible ? Ô Dieu, laissez venir à moi les petits malotrus, vous allez voir comment je vais les recevoir. Il est tombé par terre sur le coup et s’est carapaté sans demander son reste ce sagouin. Il a fait tomber quelque chose. Une canette de bière ? Ah mais ça ressemble à un vrai pistolet ! Avec son allure de clergyman cet obsédé transportait un engin de mort ? Vrai ou faux voilà où je le mets son calibre : à la poubelle ! Et ces jeunes gens, sur le trottoir en face, qu’est ce qu’ils ont à crier « Allez Marilyn ! Allez Marilyn assomme z’en un autre » ? Et ils rient ma foi ! Je ne pensais pas la rue si vivante à cette heure. Vivante mais étrangement mâle il faut avouer. Ce n’est pas très rassurant. J’ai l’impression d’avoir un régiment de légionnaires aux trousses. Je ne me retournerai pas. Plus ils sont nombreux, moins je risque. Ça piétine. C’est le bruit de mes talons qui les entraîne, comme le flûtieux du conte entraînait 15 les enfants. Moi je vais les noyer au Rico Bar. J’ai l’impression que je rentre les genoux en marchant avec ces talons. J’ai les jarrets en capilotade. J’ai mal aux reins, mes fesses partent en arrière. Je fais plus Marilyn que nature, c’est sûr. Une Marilyn hottentote. Eux, derrière, ils ont des mollets d’acier. Au fond de moi est-ce le petit grelot de la peur auquel j’obéissais encore avant-hier au doigt et à l’œil qui se remet à trembler ? Ah non ! Je l’écrase sous mon escarpin rouge. Quelle griserie de naître de l’ombre, et de se trouver soudain, telle Athéna, tout armée dans la lumière du Rico Bar, œil immobile d’un cyclone de regards qui me tournent autour et évaluent, comparent, soupèsent, s’insinuent. Je n’ai jamais fait une telle entrée en scène. Jamais. Ma timidité a fondu. Je fouille en moi pour la retrouver, comme on aimerait récupérer un objet rassurant après un exode ou un tremblement de terre, mais non, volatilisée ! Je n’ai même plus ce paravent. Depuis que j’ai ouvert les yeux entre les cuisses de ma mère, j’ai vécu la peur au ventre. J’en prends conscience à cet instant, trente-neuf ans plus tard, debout dans ce brouhaha inconnu. Je suis comme une éponge longtemps oubliée que vient lécher la flaque d’une inondation. Je me dilate sans oser encore y croire. Le corset de fer qui empêchait mes 16 côtes de se soulever à leur aise vient de tomber en miettes, à mes pieds. Justement, avant je me les serais tordus, les pieds, pris dans un invisible tapis. J’aurais rentré la tête dans les épaules, mes yeux se seraient mis à papilloter, j’aurais eu cette paralysie de lapin cloué dans les phares qui me fait tellement regretter mon terrier. Là non. Telle une corvette j’ai fendu leur minute de silence, seins en avant, tête haute, mèches voltigeantes. Ma voix s’est élevée, tranquille. J’attends près du bar qu’on me trouve une place assise. Sans rougir, en regardant bien tous les cosmopolites dans les yeux. Attentivement, comme au musée Grévin. À Mister rouflaquettes qui m’offre un verre je dis un nonmerci fluet mais ferme. Il n’insiste pas. J’ai toujours eu l’impression que le regard des autres me fouillait, me rapetissait et embrasait tous mes défauts, même les plus secrets. Un projecteur de la brigade antigang. Mais ce soir, je suis impavide sous ma carapace. Mes yeux se posent et jaugent. Celui-ci a des poches sous les yeux et celui-là des points noirs aux ailes du nez, signe de célibat persistant. C’est ce que prétendent mes collègues de travail. « Une femme mariée ne supporterait jamais ça. » Que diable supporte-t-elle donc, une femme mariée ? Je cueille le sourire du petit farceur bariolé qui doit être styliste ou peintre, ou faire semblant. En tout cas je l’amuse. L’homme 17 aux cheveux gris, à la belle gueule de Gaulois qui me détaille, que pense-t-il ? Que décidément il aurait dû aller se coucher ? Plus loin deux moustachus jouent aux dés sans même lever la tête pour attraper leur verre de bière. Le garçon remplace les vides par des pleins, les pose sur la petite cible humide qu’ont laissée les précédents, et les deux mains gauches se tendent. Gestes synchrones, identiques. Ils boivent, ils posent, ils boivent, ils posent, et de la même manière systématique, nerveuse, ils titillent le hasard avec leurs mains droites. Le bar est immense. Zinc ancien sur bois aux reflets de miel. Au bout, quatre jeunes princes, sortis d’un tableau de Piero di Cosimo, ondulent des cheveux autour d’une femme de Bilal, une petite métisse aux lèvres bleues, aux fesses en pommes d’eau. Le Rico offre des tapas aux affamés de la nuit. Comme en Espagne. Je n’ai jamais mis les pieds dans ce pays d’ombre, de lumière et d’œillets rouges, mais mes collègues connaissent la Costa Brava par cœur, alors je recoupe. Ce bar a dû être aménagé dans un ancien garage. C’est tout en longueur. Les murs sont en béton brut ciré, décorés d’une longue file de tableaux qui me plaisent bien. Que des poissons. Des dorés, des bleus, des noirs, des rouges, des longilignes, des bouffis, des lippus, des ahuris, des 18 plats, des réduits à l’état d’arête, des poissons gais, l’œil pétillant. Il y a aussi le poisson chrétien avec son signe. J’aime ce rappel des bases. Au plafond flottent divers squaloïdes et autres chondrostéens en trois dimensions dont les corps sont respectivement : une selle de vélo argentée, deux cuillères à soupe, une semelle de godillot hypertrophiée. Deux passoires soudées font un poisson-lune. Une lame de tronçonneuse et un arrosoir s’unissent pour former un espadon. Un hippocampe, les yeux exorbités, a avalé un ballon de football. Si la musique s’arrêtait, ou si j’introduisais quelques boulettes de mie de pain dans mes conduits auditifs externes, il me serait doux de flotter un moment dans des abysses bathypélagiques illusoires. D’ailleurs je commence à tanguer. Il faut dire que j’ai bu, avant de sortir, le fond de la bouteille de whisky que m’avait offerte, il y a deux ans, quelqu’un qui se disait mon ami et qui en avait assez de ne boire chez moi que de la bière sans alcool en mesurant l’angle plat de mon inclination pour lui. Le whisky ne m’a pas fait incliner d’un seul degré. Je bois très peu d’habitude. Sauf ce soir. – Ça vous plaît ? – Oui, beaucoup. Qui est ce créateur poissonnier ? – C’est une fille. Elle était là tout à l’heure. Tenez, mettez-vous là. Qu’est-ce que vous prenez ? 19
Premieres pages de la METAMORPHOSE du rossignol - Page 8
Premieres pages de la METAMORPHOSE du rossignol - Page 9
viapresse